Article body

Autrefois, nous n’avions aucun intérêt pour notre culture, notre patrimoine ; ce n’est qu’à présent que nos anciens sont morts que nous prenons conscience de ce que nous avons perdu, et nous regrettons de ne pas y avoir accordé davantage d’attention auparavant.

Ossi Manti, directrice d’« atelier culturel », Ruteng

À la recherche de la culture

Lors d’un tour en autocar vers Labuan Bajo, sur la côte occidentale de l’île de Flores (Indonésie), j’étais en train de donner à quelques touristes des explications sur un spectacle auquel nous venions d’assister. J’entendis alors le responsable du tour dire au guide qui nous accompagnait : « Hé, Tarsi, assure-toi que tous les autres touristes puissent lui parler aussi ». Et se tournant vers moi : « Dans un groupe comme le nôtre on doit faire attention, ils risquent de se vexer s’ils pensent que d’autres reçoivent plus d’informations ; ils considèrent qu’ils ont droit à toutes les informations. Après tout, il ont payé pour ça ». J’étais sidérée par ce discret reproche de ne diffuser l’information (ce qu’il considérait peut-être comme sa prérogative) qu’à un cercle restreint d’individus.

En cet « âge de l’information », où l’information équivaut au pouvoir et au contrôle, il est peut-être approprié d’élargir la définition que MacCannell donne du touriste — « the best definition we have available for modern [person] in general » (1976 : 1) — en proposant de caractériser la « personne moderne » comme étant en quête d’information. Je considère que la « culture » dans le monde moderne est devenue un élément d’information que le citoyen global cherche en tant que touriste. Plus les touristes connaissent de « cultures », et plus s’accroît leur statut de personne informée. La quête de « culture » est une composante importante de la quête d’« information ». Je suis d’avis que cette quête d’information exerce une influence décisive sur la manière dont les peuples placés sous « observation » considèrent leur propre culture comme quelque chose qu’il s’agit pour eux de « comprendre », comme un objet plein de symboles et de signification. Comme l’a montré Picard, le processus de formation de l’identité balinaise ne peut être compris en dehors de la « touristification » de Bali : la culture balinaise est en soi un « artefact culturel » (Picard 1997 : 185). Quand bien même le tourisme n’est pas l’unique responsable de cette conscience réflexive de la culture (voir Acciaioli 1985 ; Picard et Wood 1997), il est devenu un facteur de plus en plus important de la diffusion d’information et de la conception de la « culture » dans le département de Manggarai, à Flores, en Indonésie orientale.

L’influence de la pénétration croissante de touristes en quête de cultures pures, primitives, authentiques (MacCannell 1976), sur les notions mêmes de « culture » et d’« identité », ne saurait être dissociée de la volonté des États postcoloniaux d’édifier des cultures nationales et régionales, et de forger des définitions tranchées de l’identité liées aux « communautés imaginées », dans leur effort pour former des citoyens modernes (Anderson 1983 ; Gellner 1983 ; Benjamin 1988). L’ironie est que ces processus sont en train de créer des idées réifiées et cristallisées de la culture à l’usage des populations locales, au moment même où les sciences sociales soumettent à la critique les définitions de la culture mettant l’accent sur la continuité, la clôture et l’homogénéité. Comaroff (1996) et Tambiah (1996) estiment que les idées d’« ethno-nationalisme » ont influencé la formation des États postcoloniaux modernes, mais aussi que les peuples situés à l’intérieur des frontières de ces nouveaux États se sont formé une notion de leur identité qui contraste avec une identité nationale conçue comme circonscrite et close. Ils affirment qu’à l’inverse de ce que suppose le sens commun, qui fait des identités « ethniques » et « culturelles » des forces primordiales, opprimées par le colonialisme et le nationalisme, ce sont ces processus mêmes qui ont créé les identités ethniques, ou « ethno-nationalismes ». De sorte que le rôle du tourisme dans la formation d’une idée de la culture comme quelque chose à découvrir et à exposer, comme un objet distinct et clos, doit être compris comme étant partie prenante d’un certain nombre de processus de globalisation qui ont affecté l’idée que les peuples se font de leur « identité », de ce qu’ils sont, et donc de leur « culture » (Handler 1994 ; Lowenthal 1994).

Une femme de Manggarai, Ossi Manti, m’avait déclaré : « Autrefois, nous n’avions aucun intérêt pour notre culture ». Que pouvait-elle bien vouloir dire ? Pratiquement tout le monde à Manggarai m’affirmait au contraire que de nos jours la « culture » était en train de disparaître, alors que jadis les gens connaissaient vraiment leur « culture » et la vivaient pleinement. Pourtant, par cette déclaration elle exprimait une idée reprise depuis peu par certains anthropologues, à savoir qu’autrefois la « culture » faisait partie intégrante de l’expérience vécue, qu’elle était inconsciente, comme allant de soi, relevant de la « doxa » (Acciaioli 1985 : 152, s’inspirant de Bourdieu 1972). Elle était en quelque sorte la « manière naturelle d’agir ». Mais avec les processus d’enculturation, de construction nationale et de promotion touristique, la culture a été détachée du village. Elle est devenue un « objet » (voir Handler 1988). En tant qu’« objet », la culture peut être vendue, mais elle peut aussi être pensée, présentée et exposée comme « patrimoine », comme une continuation délibérée du passé. Comme « patrimoine », la culture devient paradoxalement détachée du vécu, un signe d’identité, tout en revêtant une charge émotionnelle inédite. Une fois détachée de soi et considérée à distance, elle devient une chose dont on peut parler et que l’on peut questionner. Bref, la culture devient un élément d’information que l’on peut fournir à autrui.

Dans cet article, je vais exposer le rôle joué par le tourisme dans cet intérêt nouvellement manifesté pour la « culture » et, pour ce faire, j’appréhenderai le tourisme dans le contexte des autres processus historiques qui ont rendu les Manggarai conscients de leur culture. Je vais envisager la façon dont la culture est passée de l’expérience vécue à un statut d’objet, de patrimoine et d’élément d’information, en examinant le jeu qui est devenu le marqueur par excellence de l’identité de Manggarai, le combat au fouet nommé caci. À partir de cet exemple, je montrerai comment le tourisme a exercé sur les idées de culture à Manggarai une influence qui se situe dans la continuité d’autres processus de création de la culture, tout en mettant en évidence ses implications spécifiques, telles qu’elles sont attestées par les Manggarai qui pratiquent le caci à l’intention des touristes. J’irai plus loin, en suggérant que la quête d’« information » et de « culture » par les touristes a porté le processus de « conscience culturelle de soi » des Manggarai à un point d’aboutissement différent de celui qu’ont atteint d’autres processus de globalisation et de modernisation. Cela n’empêche nullement que l’on doive concevoir le tourisme dans le contexte des autres processus historiques qui ont affecté les idées d’identité et de culture à Manggarai.

La culture vivante : les tambours à l’intérieur, les champs à l’extérieur

Manggarai, le plus grand département de l’île de Flores, dans la province de Nusa Tenggara Timur, n’a acquis ses délimitations actuelles que durant la période néerlandaise, au début du XXe siècle. Ses habitants, au nombre d’environ 600 000, diffèrent d’un point de vue linguistique et culturel. Les populations considérées aujourd’hui comme des Manggarai descendent de celles qui vivaient à l’origine dans les régions montagneuses de l’intérieur. Elles parlent des langues et des dialectes apparentés. Plusieurs siècles de relations commerciales, ainsi que les tentatives de domination par les sultanats de Sumbawa et de Sulawesi, ont résulté dans l’établissement sur la côte de populations de pêcheurs musulmans originaires de ces îles. Les missionnaires catholiques se sont implantés avec l’administration coloniale, et aujourd’hui la majorité de la population (plus de 85 %) est baptisée (Kantor Statistik 1996). Jadis, les populations des régions montagneuses se nourrissaient de maïs, de riz et de tubercules, cultivés sur brûlis. Diverses politiques gouvernementales ont considérablement restreint ce mode de subsistance, mais il continue de jouer un rôle important dans nombre de villages.

Ce moyen de subsistance traditionnel a laissé une marque indélébile sur la philosophie de la vie et de la société des Manggarai. En dépit des nombreux changements intervenus au fil des siècles dans leur organisation économique, politique et sociale, certains principes culturels fondamentaux exercent toujours leur emprise. Ce qui autrefois faisait naturellement partie de la vie des Manggarai est la relation entre les humains, la terre qu’ils travaillent et les esprits avec lesquels ils sont en contact. Cette relation est communément résumée par le mot adat, un terme indonésien renvoyant aux coutumes et aux pratiques, à la « culture traditionnelle ». Le terme Manggarai ceki a un sens plus restreint, qui se réfère aux esprits des ancêtres et aux règles de comportement associées à l’ascendance. Le ceki est une composante physique de la personne ; les êtres humains naissent avec un ceki qui les affecte et gouverne leur destinée.

Le ceki avec lequel on naît est lié au statut et aux règles de comportement incarnés dans la parenté et l’alliance, qui ont une importance cruciale pour la vie en société. Un individu peut accroître son statut par des rites unifiant les humains et les esprits des ancêtres, qui sanctifient le changement statutaire. Quiconque irait à l’encontre des règles d’étiquette rituelle et de statut s’exposerait à des dangers surnaturels. Dérivée de la conception du statut et de son élévation rituelle, la connaissance s’avère de nature cumulative : la connaissance de l’exécution correcte des rites, de la source de leur efficacité, et de leur signification ; à Manggarai, l’accumulation de connaissance et de rites équivaut à une accumulation de pouvoir.

L’expression gendang one, lingko pea’ng — « les tambours à l’intérieur, les champs à l’extérieur » — résume ce que les Manggarai considèrent comme la relation traditionnelle entre la terre, les villageois et les esprits. Les « tambours » sont conservés dans la « maison des tambours », qui représente la communauté des vivants et des morts et où vit le chef du village. Les tambours permettent d’évoquer le monde des esprits. La maison où on les conserve était traditionnellement de forme arrondie, comme les champs, et cette expression signifiait l’unité indissociable entre la maison et les champs, et plus largement l’unité de la communauté dans son entier. Cette unité s’exprime également au centre du village, des champs et des maisons par des poteaux phalliques et des cercles en forme de matrice, qui représentent « la mère en dessous et le père au-dessus », la conception originelle de la divinité créatrice à Manggarai.

Un autre principe important de la vie sociale et religieuse des Manggarai est la nécessité du sacrifice pour qu’une action produise son résultat escompté. Les rites requièrent le sacrifice d’animaux, auquel les esprits sont invités à assister ; les mythes racontent que les plantes nourricières sont issues de la chair disséminée du premier enfant, sacrifié par ses parents ; et les familles sacrifient en donnant leurs filles à d’autres familles, à des fins de reproduction. Cet accent mis sur le sacrifice se retrouve dans les combats au fouet appelés caci.

Le caci peut être joué lors des rites de nouvel an, des principaux rites agraires, et à la fin des rites de mariage ; il fait toujours partie d’un évènement rituel plus large où l’on frappe les tambours et les gongs et où l’on sacrifie des animaux. Les instruments destinés à jouer le caci doivent être « lavés » dans le sang de ces animaux avant de pouvoir servir. Le caci doit se produire à proximité d’un centre rituel où ont lieu les sacrifices, que ce soit dans le village ou dans les champs. Ces combats au fouet constituent une distraction de choix pour la plupart des hommes de Manggarai, même s’ils n’y participent pas. Ils sont considérés comme un moyen de démontrer son agilité et son courage, de faire étalage de sa virilité et de son pouvoir de séduction sur les femmes. Deux hommes combattent l’un contre l’autre, tenant à tour de rôle un bouclier rond en peau de buffle pour se protéger des coups de fouet à lanière de cuir de l’adversaire. Chaque combattant attaque et se défend successivement à quatre reprises, après quoi une autre paire entre en lice. Un coup porté au visage ou une blessure grave sont souvent interprétés comme la réponse à un comportement inapproprié. Mais le seul fait d’être frappé n’équivaut pas à perdre, et nombre de combattants sont effectivement frappés au cours d’un jeu ; c’est l’endroit où l’on est frappé qui détermine si l’on est « vainqueur » ou « vaincu ». Certains affirment qu’être frappé dans le dos est de bon augure ; que c’est un signe de moisson abondante pour l’année à venir. Le jeu du caci indique clairement que le sacrifice sanglant, qui sous-tend les idées religieuses des Manggarai, est aussi le sacrifice du sang humain. Le caci souligne donc l’idéologie manggarai du sacrifice qui doit être exécuté pour assurer la fertilité et la prospérité.

La culture comme art et comme patrimoine : les tambours sortent du village

Compte tenu du rôle important du caci dans la vie rituelle des villages manggarai, j’ai voulu comprendre comment il pouvait être joué pour les touristes, en dehors de son contexte rituel ; comment ce qui est censé être exécuté en un lieu approprié et au moment propice peut-il être donné dans des circonstances inappropriées et culturellement hors de propos ? Je devais élucider les processus par lesquels le « tambour », le symbole du pouvoir traditionnel, des ancêtres et de l’intégration de la vie à tous les niveaux, pouvait être, au sens figuré et peut-être même littéral, « sorti » du village. Cela impliquait de reconstituer l’histoire de la désacralisation du tambour lui-même, ainsi que celle de la dissociation entre la communauté villageoise et la terre qu’elle travaille. Ce processus pouvait être résumé par l’éclatement de ce qui était jusqu’alors partie intégrante de la vie manggarai : la coutume, l’étiquette, les règles de comportement et la religion, exprimées par le terme adat. Comprendre la désacralisation du tambour revenait à élucider le découpage de l’adat. Une partie relevait de la « religion » (agama), et devait en conséquence être remodelée en conformité à une religion universelle, tandis que le reste revenait à la « culture » (kebudayaan), et pouvait être développé comme « art » (kesenian). C’est ce résidu, la « culture-comme-art », qui peut être présenté comme « patrimoine » (warisan), et devenir une marchandise, un objet à vendre, aussi bien qu’une information et un savoir à expliquer, à exhiber et à discuter.

Un ami, Ardie Agus, à la fois activiste, intellectuel et guide touristique, m’a aidée à trouver des gens susceptibles de commenter ce processus historique, ce mouvement de « sujet » à « objet », de la « culture » comme partie intégrante de la personne, résumée dans le terme manggarai ceki (les tabous et les règles avec lesquels on est né), à la « culture » détachée de la personne, résumée dans le terme indonésien kebudayaan (une notion abstraite de la culture comme « art » et « patrimoine »). La première personne qu’Ardie me proposa de rencontrer était un maître d’école à la retraite, qui avait travaillé avec l’Église à recueillir des chansons traditionnelles dans un but d’enculturation. En écoutant le récit de Pak[2] Jan Pengko, il était clair qu’une part importante de ce mouvement de « sujet » à « objet », analogue à celui que décrit Volkman pour les Toraja de Sulawesi (1990), avait été initiée par l’Église catholique. Aux yeux des premiers missionnaires, le rite comme « culture » ou adat était acceptable, tandis que le « culte des ancêtres », le rite comme « religion », était irrecevable. De sorte qu’un découpage explicite fut opéré lorsqu’ils interdirent certaines pratiques rituelles, telles que l’usage d’animaux comme médiateurs du sacrifice, tout en acceptant le reste des activités rituelles en tant qu’action de grâce, expiation ou requête.

Cependant, l’attitude des missions catholiques à l’égard des rites Manggarai n’a jamais été tranchée ; et à ce jour, même si tous les Manggarai opèrent un découpage conceptuel entre ce qui revient à la religion et ce qui relève de la culture, entre agama et adat, leur attitude en la matière et leur compréhension de la distinction entre ces deux champs ne sont pas uniformes. Pak Jan nous parla de prêtres qui témoignèrent un grand intérêt pour la culture manggarai et qui s’efforcèrent de l’intégrer à la liturgie catholique. L’un d’eux était Monseigneur Wilhelm van Bekkum, qui introduisit dans les années 1940 la « messe du buffle », une forme controversée d’enculturation professant une fusion totale entre le sacrifice d’un buffle, exécuté lors des rituels manggarai importants, et la célébration de l’Eucharistie au cours de la messe catholique. Dans ce contexte inédit, le sacrifice sanglant de l’adat, traditionnellement offert aux ancêtres en expiation des fautes commises par les villageois et afin d’assurer la prospérité pour l’année à venir, était présenté dans un contexte spirituel différent. Même si le cadre de la communauté villageoise (le centre du village traditionnel et nombre de chants et danses habituels) demeurait présent, le rite était altéré pour permettre de l’intégrer à la messe catholique. Au lieu d’un sacrifice « païen », offert aux ancêtres par le joueur de tambour du village, il s’agissait désormais d’un sacrifice présenté par un prêtre au cours d’une messe. Et en dépit de cette volonté de fusion, il s’agissait bien pourtant d’une séparation entre adat et agama, puisque la communauté villageoise n’était plus dirigée par le joueur de tambour et que le rite traditionnel n’était plus intégré à la terre et à son travail. Le tambour avait été dissocié de son contexte, et donc du pouvoir des ancêtres, pour être mis au service d’un autre pouvoir. C’est ce qui marquait aux yeux d’Ardie le début de la séparation entre le rite traditionnel et la « maison des tambours », et son arrachement à l’autorité et au contexte d’une communauté villageoise autonome.

Il est probable que cette dissociation conceptuelle a facilité l’acceptation par les villageois de la promotion de la culture nationale par le gouvernement indonésien. La personne suivante que me fit rencontrer Ardie était un homme qui avait été directement impliqué dans la création et la préservation de la « culture manggarai ». Pak Donatus Taat avait travaillé au ministère de l’Éducation et de la Culture sous la direction du premier préfet Manggarai de l’Ordre Nouveau (1967-1978), Pak Fransiskus Sales Lega. Débutant comme professeur d’éducation physique dans les années 1960, il avait eu l’idée d’utiliser des danses et chants manggarai au lieu de danses folkloriques européennes pour accompagner les exercices d’éducation physique. Ce qui constituait une innovation radicale, puisque les danses manggarai étaient toujours accompagnées par le battement des tambours, et donc par des sacrifices sanglants et l’évocation des ancêtres. Toujours est-il que Pak Lega ratifia cette initiative en introduisant les danses manggarai dans le programme d’éducation physique des écoles. Selon le compte rendu que m’en fit Pak Don, on peut considérer que cette décision marqua le début de la conception de la culture manggarai comme « art folklorique ».

Pak Don expliqua que le gouvernement national avait pris diverses initiatives pour créer et préserver l’art indonésien. Le Badan Koordinasi Kesenian Nasional Indonesia (Comité de Coordination de l’Art National Indonésien) avait pour objectif de modifier les cultures locales afin de pouvoir les « exporter », d’abord en tant que partie d’une « culture régionale » puis comme composante de la « culture nationale ». Dans cette perspective, il n’était d’aucun intérêt de présenter la culture vivante à des spectateurs ; il était nécessaire de la modifier pour en faire de l’art. Un prêtre qui vivait à Manggarai à l’époque, et qui se souvenait des représentations et compétitions culturelles organisées sous l’administration de Pak Lega à Ruteng (préfecture de Manggarai) à l’occasion de la fête nationale, nous expliqua comment cela s’était passé. Les gens venaient pour présenter leurs chants et danses rituels en dehors du contexte traditionnel de leur village. Ce prêtre se rappelait un groupe de vieilles villageoises qui frappaient des souches de bambou et chantaient des chants destinés à faire venir la pluie. Elles se comportaient comme elles l’auraient fait dans leur village, où il n’y avait pas de spectateurs, seulement des participants, et où il ne s’agissait pas de représentation artistique mais de pratique rituelle. Il avait trouvé leur prestation passablement ennuyeuse. En revanche, les élèves du collège catéchiste de Ruteng avaient représenté la culture manggarai comme de l’art. À la différence de l’expérience vécue des villageoises, ces élèves avaient été entraînés durant leur scolarité à être simultanément acteurs et spectateurs, et ils concevaient leur culture comme un spectacle à présenter. Il n’est guère surprenant dans ces conditions qu’ils aient remporté bien des fois les compétitions culturelles lors de la fête nationale. L’adat était devenu de l’art.

Ces festivals et compétitions destinés à présenter, préserver et créer l’art et la culture indonésiens avaient un objectif supplémentaire : assurer l’unité indonésienne. La création d’une « culture nationale » devait être achevée par la création de « cultures régionales ». Ce qui, à Manggarai dans les années 1970, signifiait créer une « culture manggarai » (kebudayaan Manggarai). À l’époque, seules quelques personnes disposaient de l’outillage intellectuel nécessaire pour concevoir cette culture manggarai. En faisant venir les villageois à Ruteng, Pak Lega joua un rôle décisif dans la diffusion de l’idée d’une culture manggarai. Les concurrents étaient évalués sur une épreuve commune, une danse ou un chant choisi par Pak Lega et le ministère de l’Éducation et de la Culture comme étant représentatif de Manggarai dans son ensemble, et sur une représentation tirée du répertoire propre à chaque village en compétition. De cette manière, certaines représentations culturelles furent considérées comme typiques de Manggarai tandis que d’autres furent reconnues comme particulières à tel ou tel village. C’est à cette époque et par le biais de ces compétitions que le caci fut promu au rang de symbole de l’identité manggarai, et que l’on commença à standardiser son exécution. En 1976, des artistes originaires des 17 districts de Manggarai furent invités pour deux semaines à Ruteng par le ministère de l’Éducation et de la Culture afin d’aboutir à un accord sur la façon d’exécuter les divers mouvements du caci, dans le but de les uniformiser dans tout le département. Cela suscita au départ une certaine résistance, sachant que jusqu’alors le caci s’effectuait différemment selon les villages. Tant les instruments utilisés que les costumes des combattants étaient différents. Pak Don affirma que Pak Lega, lui-même et les membres du « comité artistique » étaient néanmoins parvenus à standardiser l’exécution du caci. Mais il reconnut que de nos jours les gens avaient à nouveau tendance à modifier la façon dont ils exécutent le caci.

L’institution des « ateliers culturels » (sanggar kebudayaan) est issue d’une autre initiative du gouvernement national pour standardiser, préserver, modifier et créer de l’art à partir de l’adat. Il s’agit d’organisations promues au niveau national et agréées au niveau provincial, tout en étant censées émaner d’initiatives de préservation culturelle à l’échelle locale. Ces sanggar sont de temps à autre subventionnés par le gouvernement national, mais ils peuvent également gagner des prix en espèces lors de compétitions, et ils peuvent louer leurs services pour donner des « représentations culturelles » à diverses occasions. Pak Don laissa entendre que dans les années 1980 et 1990 les compétitions culturelles sont devenues le domaine quasi exclusif des sanggar kebudayaan. Les « festivals de folklore » n’étaient plus des compétitions entre villages ou régions de Manggarai, mais mettaient désormais aux prises des groupes spécialisés dans la représentation de la culture manggarai. Avec le sentiment que la « culture » était en voie de disparition et avec l’institutionnalisation de groupes spécialisés dans sa préservation, il devint possible de considérer certaines personnes comme des « professionnels » de l’art et de la culture. Divers informateurs m’ont confié qu’à leur avis seuls les sanggar officiellement agréés devraient être autorisés à représenter la culture manggarai en public. Les sanggar kebudayaan sont ainsi considérés comme des citadelles du patrimoine. Ils détiennent et donnent en spectacle ce qui devient de moins en moins pertinent pour l’expérience vécue des Manggarai, mais qui est devenu « objectivé » comme symbole de la culture manggarai.

Sur les recommandations de Pak Don, je suis allée avec Ardie visiter à Ruteng un sanggar qui avait remporté nombre de compétitions, le sanggar Lawe Lenggong. Dirigé par Bapak Josep Ngedut et son épouse, Ibu Ossi Manti, ce sanggar a débuté en 1990, après qu’un « groupe artistique » qui avait fait grosse impression au festival folklorique de 1989 leur eut demandé de constituer un sanggar agréé par le ministère de l’Éducation et de la Culture. Ils optèrent pour le nom lawe lenggong, qui désigne une plante parasite originaire des marais et utilisée dans la magie de séduction amoureuse. Pak Josep et Ibu Ossi ont repris ce nom dans l’idée de bénéficier du pouvoir de séduction et de sympathie que la plante confère à son possesseur. Et le fait est qu’ils n’ont eu aucune difficulté à recruter les membres de leur groupe, pas plus qu’à se faire engager dans les compétitions et à y remporter de nombreux prix. Il était clair qu’ils se délectaient du récit qu’ils nous faisaient de leurs succès. Instruits et intelligents, ils manifestaient un certain enthousiasme à nous révéler les significations symboliques de pratiques traditionnelles manggarai. Bref, ils étaient éminemment intéressés à la culture manggarai comme « patrimoine ».

Ibu Ossi regrettait que tant d’anciens aient aujourd’hui disparu, eux qui connaissaient et étaient capables d’expliquer la culture de Manggarai. Elle parla avec émotion du décès de son père, qui avait été l’ami de Pak Jan Pengko et avait contribué à recueillir des chants traditionnels dans un but d’enculturation. Il avait écrit juste avant de mourir : « Aujourd’hui vous cueillez les fruits de notre patrimoine culturel. Mettez-vous en quête des branches, découvrez-en les racines ». Elle se sentait donc fortement motivée pour préserver la culture manggarai en mémoire de son père. Mais elle regrettait qu’autrefois les gens n’aient pas pris conscience de ce qu’ils possédaient. Elle est l’exemple même de cette conscience que les Manggarai ont récemment acquise de leur propre « culture » : « Ce n’est qu’à présent que nos anciens sont morts que nous prenons conscience de ce que nous avons perdu, et nous regrettons de ne pas y avoir accordé davantage d’attention auparavant ».

De tous les sanggar que nous avons visités, Ardie et moi, le Lawe Lenggong est le plus compétent et le mieux organisé. Un certain nombre de sanggar ont cessé toute activité. D’autres, qui étaient actifs dans les environs de Labuan Bajo, semblent avoir été conçus, selon les mots d’un observateur, uniquement pour « faire de l’argent ». Ibu Ossi et Pak Josep se montraient très critiques à l’égard de ce genre de sanggar. Un groupe de Labuan Bajo était connu pour encaisser de fortes sommes d’argent en donnant des représentations de caci où les combattants se contentaient de distribuer quelques coups de fouet. Ibu Ossi critiquait non seulement les participants, mais également les touristes qui acceptaient ces représentations abâtardies. Il est une sorte de touristes qui ne recherchent que ce qui est étrange et exotique, disait-elle, ce sont eux qui encouragent les sanggar à donner ce genre de spectacles. Ces touristes ne considèrent les Manggarai que comme des objets : « Ils se satisfont d’un coup de fouet donné dans un jeu de caci. Ils ne sont en quête que de curiosités », conclut-elle.

La culture comme objet consommable

Le gouvernement a enterré notre culture lorsqu’il nous a forcés à nous installer au bord de la route et à abandonner notre lingko [forme traditionnelle d’agriculture]. Ce que nous donnons à voir aux touristes n’est qu’un symbole de notre culture, juste une ombre du passé. Nous ne faisons que nous remémorer nos traditions [nipu ceki].

Jacobus Jala, chef du village de Melo

La plupart des sanggar kebudayaan sont disposés à monter des spectacles pour les touristes si on leur en fait la demande. Ceux de Ruteng sont généralement dirigés par des enseignants et autres intellectuels, tels que Josep Ngedut et Ossi Manti. Mais dans les environs de Labuan Bajo, les villageois ont ouvert des sanggar en réponse à l’intérêt des touristes, dans le seul but de faire de l’argent. À la différence de ceux de Ruteng, ces groupes n’avaient pas idée que les sanggar étaient censés préserver la culture manggarai. L’opinion prévalant parmi leurs dirigeants était que la culture traditionnelle avait d’ores et déjà disparu et qu’il était par conséquent admissible de la représenter contre rétribution. Je me suis rendu compte que dans tous les villages qui présentaient des spectacles aux touristes, il y avait eu une rupture dans les principes mêmes de la vie manggarai. Soit ils ne possédaient pas de maison des tambours, car ils avaient migré d’un autre village et ne l’avaient pas encore construite, soit elle était tombée en désuétude après la division des terres communales devenues ensuite individuelles. Toujours est-il que ces villages ne répondaient plus à l’adage « les tambours à l’intérieur, les champs à l’extérieur ». L’unité de la communauté avait été anéantie et la sacralité du rite avait disparu avec elle. C’était particulièrement frappant à Melo, où il existait deux sanggar rivalisant pour s’approprier l’argent des touristes. C’est bien ce qu’exprimait le chef du village, Pak Jacobus Jala, dans la citation ci-dessus, qui déplorait la mort de la culture à Melo. À ses yeux, c’était le gouvernement qui avait « enterré » la culture manggarai, en modifiant la tenure foncière et en déplaçant la population.

Nombreux sont ceux qui critiquent la manière dont les spectacles organisés pour les touristes présentent le caci. Un guide de mes amis, Agus Jehadut, déplorait l’absence d’« esprit » de la part des participants, ce qu’il attribuait au fait qu’ils n’étaient pas suffisamment nombreux. Le caci requiert traditionnellement deux équipes de combattants et deux autres équipes de supporters. Les équipes doivent provenir de villages différents, pour que le sentiment de rivalité qui les oppose soit soutenu. Mais lorsque le caci est joué pour les touristes à Melo, tous les participants sont originaires du même village. Les combattants appartiennent au même clan ou au même lignage, et leurs supporters encouragent les deux camps. Ce qui sape totalement l’esprit du caci, si bien qu’il n’est pas surprenant que les spectacles touristiques manquent d’ardeur et d’âme.

Dans le village de Lancang, aux environs de Labuan Bajo, les résidents considèrent de façon ambivalente les spectacles de caci présentés aux touristes. Ils n’ont pas de sanggar officiel censé « préserver » la culture, mais ils fondent leur droit à jouer le caci et à frapper les tambours et les gongs sur la présence d’un autel dans leur village. Ils affirment être le seul village de la région à disposer d’un autel traditionnel, et par conséquent le seul à avoir le droit de jouer le caci pour les touristes. Mais leur village n’a plus de lingko, ces champs circulaires traditionnels ; leur maison des tambours s’est écroulée et n’a pas été remplacée ; et les fouets et boucliers, ainsi que les tambours et les gongs, sont entreposés sans aucun soin sous un lit dans la maison d’un des anciens du village.

En dépit de l’assurance affichée par certains villageois qui déclaraient n’y voir aucun problème, Michael, la personne chargée du contact avec les organisateurs de tours, ne cachait pas son inquiétude. Il me faisait remarquer que par le passé, lorsqu’ils avaient encore leur maison des tambours et leur lingko, les villageois prenaient soin de leur caci (au sens où ils faisaient des sacrifices sanguins pour leurs ustensiles et qu’ils n’utilisaient pas ces derniers hors de propos). Mais à présent, disait-il, tout cela n’avait plus d’importance. Il avait une opinion arrêtée concernant le caci présenté aux touristes ; à ses yeux, ce n’était plus un authentique caci. Le « vrai » caci nécessite une journée entière pour être effectué correctement. Avec tous les rites associés à la réception des invités, y compris le délai requis pour que chaque combattant participe et chante à tour de rôle, le caci demande du temps. Si bien que lorsque des touristes viennent pour voir le caci pendant une heure, le temps manque pour le jouer correctement. Les villageois sont donc réduits à montrer quelques coups et rien de plus. S’ils ne jouaient pas, ils perdraient 100 000 rupiah, ce qui serait dommage. Mais ils ne jouent que pour l’argent, de sorte que pour eux le caci est devenu un commerce. Michael était conscient des conséquences fâcheuses de cette situation. Comment les jeunes pouvaient-ils savoir ce qu’est vraiment le caci ? Ils n’en connaissent qu’une version appauvrie, qui n’a que l’apparence du vrai caci. Ils ne se rendent pas compte de tout ce qui est anormal dans la façon dont le caci est joué pour les touristes. Par exemple, le caci est donné à l’extérieur du village, ce qui est interdit. Mais les touristes sont difficiles et n’aiment pas voir les ordures qui jonchent les rues du village, pas plus qu’ils ne veulent prendre des photos avec des toits en tôle en arrière-plan. Si bien que les villageois leur présentent le caci dans un champ en dehors du village.

Dans ces conditions il était évident qu’en dépit de l’opportunité de faire de l’argent avec la « culture », nombreux étaient les Manggarai à s’inquiéter pour l’avenir. Les attentes des touristes, et leur capacité à payer pour les voir se réaliser, étaient perçues comme lourdes de menaces. En revanche, Ibu Ossi et Pak Josep ne cachaient pas leur sympathie pour un certain type de touristes, les véritables connaisseurs culturels, qui exerçaient à leurs yeux une influence positive sur la culture manggarai. C’est avec eux qu’Ibu Ossi et Pak Josep pouvaient partager les résultats de leurs recherches, le « patrimoine » de leurs ancêtres. Et quoique leur sanggar se produise surtout pour des spectateurs locaux, il semble curieusement qu’à leurs propres yeux leurs efforts soient en fait consacrés par le public international. En tant qu’intellectuels urbains et amateurs de culture, ils puisent leur inspiration dans une communauté cosmopolite de voyageurs culturels. De cette manière, leur « patrimoine » est devenu, tant pour eux que pour leurs visiteurs, une source d’« informations » à partager.

La culture comme information

Nipu ceki avait été interprété par un membre de sanggar comme le « souvenir de la tradition ». Cette interprétation m’avait surprise, car je n’avais jamais pensé que ceki, les règles et les tabous associés aux origines et aux esprits des ancêtres, pouvait être glosé en termes de « tradition », dans un sens général et abstrait. De fait, le caci n’aurait jamais pu être qualifié de ceki, terme associé à des groupes de descendance particuliers et non à la communauté dans son ensemble. Selon les usages habituels de ce terme (et la traduction donnée par le dictionnaire, voir Verheijen 1967) j’avais effectivement raison ; mais j’avais tort pourtant, en ce sens que certaines personnes avaient commencé à effectuer ce saut conceptuel. Les concepts originaires d’une vision du monde étrangère ont commencé à pénétrer dans l’esprit des villageois manggarai. Ce qu’ils se remémorent est un fragment de leur passé, des expériences vécues, et particulièrement le combat du caci et la réception des invités, et ils partagent ces expériences en tant qu’« information » avec les touristes.

En septembre 2000, le village de Tuke, dans les environs de Ruteng, organisa un rite de penti, traditionnellement exécuté pour marquer la fin d’un cycle agraire et célébrer le début du suivant. Ce rite fut organisé au moment approprié, même si pour ces villageois l’année agricole est devenue continue depuis qu’ils pratiquent l’agriculture irriguée (sawah) et n’ont plus de champs (ladang) comme par le passé. À la différence des villageois de Melo et de Lancang, ceux de Tuke persistent à rendre hommage au centre de leurs champs circulaires traditionnels, alors même qu’ils se trouvent à présent dans les sawah, divisés en parcelles rectangulaires. Ils exécutent les rites de la nouvelle année avec enthousiasme, tout en débattant de ce qu’il convient de faire pour les adapter aux circonstances inédites de la vie moderne. Les gens qui travaillent dans un bureau doivent retourner à leur poste ; les ustensiles sont fréquemment empruntés et doivent être rapportés ; toutes choses qui doivent être prises en considération au moment de décider de sa participation à un rite, de son organisation, etc. De sorte que même si les choses ont changé à Tuke, comme elles ont changé ailleurs à Manggarai, les villageois ont tenté de maintenir leurs rites traditionnels en les modulant selon les circonstances de leur nouvelle vie. Ce qui m’a frappée dans le rite de penti à Tuke était le fait que les villageois ont passé un temps considérable à débattre de ce qu’il convenait de faire. Ils examinaient et analysaient leurs actes, en réfléchissant très consciemment aux exigences du rite et à ce qui devait et pouvait être fait. C’est là un aspect de la « culture » considérée comme un élément d’information que je vois émerger à Manggarai, comme une manière « moderne » de considérer les traditions culturelles et de les préserver.

Le rite de penti incluait deux jours de combats de caci. Dès le moment où j’arrivai pour voir l’équipe invitée entrer dans le village, les principaux organisateurs de l’évènement rituel me fournirent des informations, témoignant d’une façon d’aborder leur culture que je n’avais jamais rencontrée lorsque j’ai commencé mes recherches à Manggarai dans les années 1980. J’étais littéralement bombardée d’informations sur le caci, comme si mes informateurs avaient mémorisé des phrases toutes faites et des explications destinées à des étrangers. Si cette tendance m’avait déjà frappée dans les sanggar, ces derniers n’étaient donc plus les seuls lieux où des explications culturelles étaient adaptées pour les touristes. Ce mode explicatif était très marqué à Tuke, village de la périphérie urbaine certes, et visité à l’occasion par des touristes, mais qui n’organisait pas de représentations conçues spécialement à leur intention. Je me sentais comme la touriste à qui les gens avaient longtemps voulu expliquer leur culture, sans en avoir encore eu l’opportunité. Un participant au rite de Tuke, presque sans reprendre son souffle, débita à toute allure pour ma gouverne un chapelet d’explications sur le caci :

Ca signifie un, ci signifie mettre à l’épreuve. Dieu met les combattants à l’épreuve, l’un contre l’autre, pour déterminer s’ils sont ou non sur le droit chemin. Le fouet représente un éclair, le jugement de Dieu. Le caci est le symbole de Dieu, l’unité de la terre mère et du ciel père. Le bouclier tenu dans la main droite symbolise la matrice, la terre. Les bâtons tressés tenus dans la main gauche (pour protéger le défenseur) symbolisent le ciel. Le fouet relie le tout, comme un éclair.

J’étais surprise par cette exégèse du caci, et je devais pourtant me rendre compte qu’un grand nombre de gens exprimaient des idées analogues. Les explications concernant le caci sont devenues pléthoriques : sa signification, son symbolisme, l’importance de son rôle pour la culture manggarai. Le jour de la fête nationale, lors des deux journées de combats de caci organisées à titre d’évènement commémoratif annuel, les combattants eurent droit à un long discours sur sa signification, sur le fait qu’il représente la solidarité, la fraternité, l’équité, la justice. Le jour de mon départ de Ruteng, à l’issue de mon dernier séjour de recherche, le préfet de Manggarai m’exposa ses idées. Je lui avais fait part de mon opinion, en lui déclarant que ceux qui osaient montrer le caci aux touristes, en dehors de son contexte rituel, étaient ceux qui n’avaient plus de lingko ni de maisons des tambours. Il me fit comprendre que je me trompais :

Le caci n’est pas donné qu’à l’occasion des rites agraires. Ne vous y trompez pas. Le caci est l’expression d’une grande joie, le clou de tout évènement festif d’importance. Le caci peut être joué lors de rites de mariage, pour la fête nationale, pour accueillir des invités d’honneur. Le caci est unique à Manggarai, nulle part ailleurs dans le monde vous ne trouverez le caci. Les gens vont venir ici à Manggarai pour voir nos hommes jouer le caci, et nous jouerons, nous leur montrerons notre grand jeu qui représente la fraternité et l’unité. Le caci est l’une des choses que les touristes doivent venir voir. C’est une grande attraction.

Le caci est ainsi devenu la face que les Manggarai présentent au monde extérieur, qu’il s’agisse des autres Indonésiens ou des étrangers. Tant et si bien que les Manggarai ont appris à en parler et à le considérer comme une chose dont il faut informer le reste du monde.

Conclusion

L’ombre de l’adat hante les jeunes parce qu’ils ne le comprennent pas. Ils pensent qu’ils connaissent les règles, mais ce n’est pas le cas. Ils ne vivent plus l’adat, et c’est pourquoi ils sont hantés par sa connaissance.

Agus Jehadut, guide et fermier, Labuan Bajo

Nombreux sont les Manggarai qui déplorent la perte de la « culture », adat et kebudayaan. Ils se plaignent que les jeunes ne la comprennent plus, et affirment que les problèmes de Manggarai, les conflits fonciers, la corruption et les jeux d’argent résultent tous de cette perte de la culture et de la désintégration sociale qui l’accompagne. Et pourtant Ibu Ossi suggérait que ce n’est qu’à présent que les gens commencent à s’intéresser à cette « culture » qu’ils ont perdue. Mais la « culture » qu’ils ont retrouvée n’est plus celle qu’ils ont perdue. Celle qui hante les jeunes comme une ombre était tissée des expériences vécues d’un monde traditionnel intégré. Il s’agissait d’un univers social fait d’interdépendances, qui n’était pas nécessairement harmonieux mais où chacun savait clairement ce qu’il avait à faire. Il n’était pas question d’« identité », pas plus que de « culture », car ces questions n’étaient pas formulables. En revanche, ce sont les questions qui se posent aujourd’hui ; elles sont posées par l’Église, par l’État et par les étrangers. Et les Manggarai, les jeunes y compris, cherchent confusément les réponses.

Pak Don était fermement convaincu que si les villages impliqués dans des conflits fonciers ces dernières années s’étaient affrontés au caci, il n’y aurait pas eu de perte en vie humaine ni de destruction de propriété. Le caci est vu comme le coeur de tout ce qui est bon dans la culture manggarai. Le ralliement derrière le caci a fourni aux Manggarai une façade à exposer au monde extérieur et un sujet de fierté pour eux-mêmes. C’est ainsi que le caci est devenu pour les Manggarai une manière de répondre à la question de l’identité ; il est devenu une manière de concevoir et de présenter leur culture aux autres. Il est l’expression consciente de la conception moderne de la culture manggarai.

Cette idée réflexive de la culture est le produit d’une histoire complexe, dont le tourisme est le facteur le plus récent. Les touristes culturels regardent les peuples et les « cultures » qu’ils visitent comme un témoignage de la préservation d’un patrimoine culturel en voie de disparition, comme des objets à admirer et à acheter le cas échéant, et comme un ensemble d’informations à acquérir. J’ai avancé que ces idées concernant la culture sont devenues courantes de nos jours, simultanément formées qu’elles sont par les processus de construction nationale, par la touristification des sociétés et autres développements de la « modernité ». Au fil de ces processus, le caci s’est trouvé promu au rang de marqueur identitaire, auquel les Manggarai ont recours pour définir leur culture sur la scène nationale, et de surcroît pour se présenter sur une scène de plus en plus internationale, édifiée par le tourisme.

Article original en anglais traduit par Michel Picard