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Publié par les Presses de l’Université Laval, l’ouvrage d’Anne Klein, professeure dans cet établissement, constitue sans aucun doute une contribution à la fois très originale et majeure à l’archivistique théorique contemporaine. Sous l’appellation d’archivistique critique, l’auteure a l’ambition de proposer des éléments, voire les fondements d’une nouvelle approche de l’archivistique destinée à résoudre ou dépasser les impasses et insuffisances des deux principaux courants de pensée qui ont structuré la discipline depuis le XIXe siècle : d’une part l’archivistique traditionnelle ou classique, puis l’archivistique postmoderne.
Une introduction, claire et percutante, enracine le propos dans les questions du statut disciplinaire de l’archivistique, de la diffusion terminologique du mot archives, y compris au singulier, et de la multiplication des usages des archives, notamment artistiques, qu’il importe de mieux comprendre pour renouveler la réflexion. Après d’autres, Anne Klein constate la dimension souvent « extradisciplinaire » de la littérature sur l’archive, plaide pour un renforcement des travaux de nature archivistique, tout en revendiquant l’importance d’apports extérieurs, comme la philosophie de l’histoire et de la mémoire de Walter Benjamin qui joue un rôle particulier dans sa démarche et dans sa volonté de considérer les archives non comme un objet stable et hors du temps, mais comme produit d’un moment historique qui les définit. L’ouvrage est ensuite fortement scandé en trois temps : à un bilan de l’archivistique « depuis de Wailly jusqu’à Derrida », succède une proposition de réarmement conceptuel à base de pensée benjaminienne et d’usages artistiques des archives, lequel autorise, en forme de couronnement, une proposition de refondation de l’archivistique autour de la notion d’exploitation des archives.
La première partie s’ouvre par une synthèse de ce qui a fait une certaine archivistique traditionnelle structurée autour de trois notions : la nature des archives (caractère organique, fonds), leur temporalité (trois âges, cycles de vie) et leurs fonctions (preuve, histoire, patrimoine). Le tout converge vers une conception des archives comme reflets fidèles du passé. L’auteure est ici forcément dépendante de la bibliographie disponible qui, on le sait, reste en termes d’archivistique historique à la fois partielle et à renouveler sur le plan historiographique. Ce qui est dit sur l’histoire des archives, sur leur institutionnalisation, sur leur centralisation étatique, sur leur lien exclusif à une histoire se voulant objective, sur la variabilité définitionnelle des archives, et même sur l’histoire comme cadre de référence privilégié des discours sur la valeur des archives et sur la finalisation de la conservation des archives ne peut donc dépasser une sorte de stade provisoire. Quand et comment naît une archivistique théorique partiellement autonomisée ? L’utilisation de l’analogie biologique et de la métaphore du corps, notamment par Léon de Laborde, faisant du fonds un organisme vivant qu’on ne saurait démembrer, doivent-elles être regardées comme faisant « sens dans le contexte du scientisme et de l’historisme du 19e siècle » (p. 38) ? Ou dérive-t-elle de l’apologue des membres et de l’estomac rapporté par Tite-Live à propos d’une sécession de la plèbe sur l’Aventin, ce qui ne surprendrait guère chez des auteurs pétris de culture latine ? En quoi et comment l’École des Annales a-t-elle contribué à une évolution de la pensée archivistique ? Si l’on voit bien le rôle qu’a pu jouer cette nouvelle conception de l’histoire, par quels canaux l’archivistique, pratique et théorique, s’en est-elle trouvée influencée ? Comment passe-t-on d’une incontestable mutation du statut des documents d’archives dans le travail de l’historien à un changement de nature presque paradigmatique de l’archivistique ? L’auteure reconnaît d’ailleurs que « si les évolutions historiographiques ne sont pas la référence principale des archivistes postmodernes, elles ont pourtant impliqué un changement dans l’utilisation des archives définitives » (p. 78). L’idée de deux appariements successifs, un couple « nouvelle histoire/archivistique postmoderne » succédant à un attelage « histoire méthodique/archivistique traditionnelle », n’en demeure pas moins tout à fait stimulante.
Les pages consacrées ensuite à l’archivistique postmoderne, à son origine, à ses principaux concepts et aux travaux de quelques-uns de ses promoteurs les plus importants (Terry Cook, Brien Brothman, Eric Ketelaar) sont tout entières bien venues. Elles fournissent une synthèse rare en langue française et dont la lecture sera conseillée aux étudiants en archivistique avec beaucoup de profits. Le propos y est régulièrement ramassé en des formulations à la fois heureuses et efficaces : « Finalement les archives sont moins des traces du passé que des portes ouvertes sur l’avenir » (p. 80) ; « un objet abstrait socialement déterminé, dont les potentialités signifiantes sont infinies et liées aux diverses subjectivités qui les travaillent » (p. 80). Au passage, A. Klein rappelle les travaux de plusieurs philosophes et intellectuels, notamment dans le champ des rapports entre histoire, mémoire et archives, à commencer par Paul Ricoeur et Jacques Derrida. Foucault est, on le notera, peu cité. Si la lecture qui est proposée de ces travaux est assurément très informée, personnelle et utile au développement d’une pensée archivistique, il nous semble que la question de leur réception devrait conserver une place plus affirmée dans le dispositif d’analyse. On sait par exemple combien le concept derridien de déconstruction a connu une diffusion autonome et finalement très éloignée de l’instabilité du sens qu’elle signalait initialement. S’agissant de la réception de Derrida en Afrique du Sud par des archivistes comme Verne Harris, Marie-Aude Fouéré a bien montré combien il s’agissait d’un processus de « transfert et de réélaboration » supposant « toute une chaîne de liaisons, avec ses supports de diffusion et ses passeurs et traducteurs » (Fouéré, 2019). C’est finalement à un autre concept typiquement derridien qu’Anne Klein recourt pour désigner les limites, voire l’impasse dans laquelle les archivistiques traditionnelle et postmoderne nous enferment, celui d’aporie : « les archives dans leur conception classique sont donc une aporie » (p. 84) ; « La réflexion des archivistes postmodernes nous laisse au seuil de la compréhension. Qu’ils abolissent ou perpétuent la relation entre archives et mémoire, ils ne permettent jamais d’en comprendre le mécanisme » (p. 111). Archivistique postmoderne et Records continuum, faute d’attention au moment de l’exploitation des archives, nous laissent au seuil de la compréhension complète : « Les deux modèles semblent s’arrêter là où l’archive commence » (p. 111).
C’est là qu’intervient la philosophie de Walter Benjamin dont A. Klein est devenue une lectrice attentive et experte depuis sa thèse de doctorat et dont on sait le regain d’intérêt chez les historiens (travaux de Patrick Boucheron par exemple). L’historien d’art Georges Didi-Huberman et le philosophe Giorgio Agamben sont également mobilisés. L’objectif étant ici de tester et de juger de la « pertinence de ses propositions pour l’archivistique » (p. 116). Parmi les concepts benjaminiens utilisés, notons, outre bien sûr le matérialisme historique et l’image dialectique, ceux d’aura et de constellation (« apparition d’un lointain », « mise en tension entre Autrefois et Maintenant », p. 130), ainsi que la figure du conteur (der Erzähler, médiateur dans la transmission du passé). Au passage, on se réjouit de voir Anne Klein faire un sort définitif à l’emploi erratique d’archive au singulier, en rappelant combien il importe de distinguer les archives comme « matériel documentaire » et l’archive, concept qui « recouvre tout ce à quoi renvoie potentiellement le mot “archives” » (p. 115). L’enjeu est donc bien de « proposer une délimitation archivistique à l’archive » (p. 116).
À l’issue de cet exposé, dense et philosophique, pertinemment illustré, voire éclairé par l’analyse de quelques oeuvres d’art et démarches de création particulièrement signifiantes, une conclusion partielle nous ramène sur le terrain de l’archivistique et propose d’y appliquer, d’y transférer la pensée benjaminienne :
Du point de vue archivistique, on peut conclure que si les archives permettent une forme de transmission du passé, c’est dans le geste de l’exploitation compris comme une mise en récit qu’elles sont susceptibles de le faire. La figure du conteur benjaminien se retrouve potentiellement dans chaque utilisateur des archives puisque le récit est une reconfiguration de ce que portent les documents dans une constellation mémorielle qui est le lieu de rencontre entre Autrefois comme savoir non-encore-conscient du passé et Maintenant comme fulgurance de la réminiscence.
p. 149-150
C’est à ce point de la démonstration, ou du cheminement, que les oeuvres d’art interviennent en tant que telles. Se situant dans la lignée des travaux pionniers d’Yvon Lemay et dans la continuité de plusieurs de ses propres publications, Anne Klein déploie ici avec aisance sa large connaissance de ce qu’on a pu appeler l’art de l’archive. Une structuration du propos en fonction des modalités d’exploitation des archives par les artistes ainsi qu’une liste en annexe des artistes et oeuvres cités (Christian Boltanski, Bertrand Carrière, Tacita Dean, Zoe Leonard, Catherine Poncin, Éric Rondepierre, etc.) fournissent un panorama maîtrisé et signifiant d’un courant pourtant multiforme de l’art contemporain. Il ne fait aucun doute que tous ces artistes, comme les écrits relatifs à leurs oeuvres, permettent de faire la « lumière sur de nombreux aspects qui sont en général largement ignorés de l’archivistique » (p. 160) et que « les différentes thématiques abordées par les oeuvres permettent de décaler le point de vue que l’on porte sur les archives et d’en comprendre différemment certaines caractéristiques, certaines fonctions et certains modes de fonctionnement » (p. 171). Nulle réticence ni réserve d’aucune sorte de ma part sur ce point contrairement à ce qui est indiqué page 153. Il reste que la manière dont on les considère et le statut, notamment heuristique, qu’on leur attribue dans la démonstration méritent d’être interrogés : simple moyen de « mieux comprendre » ? théorie du reflet ? témoignage ? place faite aux discours tenus autour des oeuvres qui, dans l’art contemporain, font partie intégrante de leur intelligibilité (Heinich, 2014) ?
La dernière partie, intitulée Des archives à l’archive : matérialisme historique et exploitation artistique, se propose d’« articuler ces visions contradictoires et de penser les archives de manière englobante en s’appuyant sur le matérialisme historique de Benjamin » (p. 200), « au regard de l’art de l’archive étudié au prisme de la pensée de l’histoire de Benjamin » (p. 218). Cette trentaine de pages est d’une grande richesse et contient beaucoup d’idées neuves et fécondes. L’accent est en premier lieu mis sur l’exploitation, définie comme correspondant aux « modalités d’existence des archives hors de la pratique archivistique elle-même » et présentée comme un « angle mort » des deux grandes traditions archivistiques (p. 203). Contrairement à la diffusion, cette exploitation n’est pas une fonction archivistique, ni même une mission, mais un élément constitutif de l’archivistique en tant que discipline. Elle renvoie à « l’existence des documents une fois les différents gestes archivistiques posés » (p. 203). Prise comme point de départ, elle autorise et signifie un renversement de perspective : l’archiviste, qu’il soit perçu comme gardien objectif ou comme agent actif de la constitution d’une mémoire, cesse d’être au centre de la pensée archivistique. La mise en archives n’est plus le point culminant des trajectoires documentaires, elle devient « la prise en charge de la mémoire volontaire », l’exploitation étant « le geste de mise au jour de la mémoire involontaire » (p. 218). Pour Anne Klein donc « la question des archives n’est pas celle d’un héritage à constituer, mais celle d’une tradition à porter dans le temps » (p. 220). Il importe d’ajouter que, dans une perspective benjaminienne, cette tradition n’est pas une conservation, mais un maintien du caractère vivant, « la sédimentation des expériences, des gestes et des images autour d’un objet qui lui confère un caractère auratique, c’est-à-dire “le pouvoir de lever les yeux” » (p. 220). Après avoir logiquement suggéré l’ajout d’une dimension d’exploitation au modèle du Records continuum qui « s’arrête là où, en quelque sorte, les archives commencent » (p. 227), Anne Klein achève le parcours qu’elle nous a proposé par deux phrases qui sonnent comme un programme : « seul un recentrage sur l’exploitation permet de considérer l’ensemble des conditions d’existence des archives d’en comprendre toutes les implications » (p. 231) ; et une proclamation : « À partir de l’exploitation entendue comme rencontre, comme condensation des temps, l’archivistique se présente comme une possibilité de penser le rapport qu’une société entretient au passé et à la mémoire dans sa double nature, volontaire et involontaire » (p. 231). Si cette dernière proposition d’extension du périmètre disciplinaire de l’archivistique paraîtra à certains trop ambitieuse, il demeure que les idées avancées par Anne Klein dans ce livre ne manqueront pas d’alimenter enseignement et recherche en archivistique durant les prochaines années.
Appendices
Bibliographie
- FOUÉRÉ, M.-A. (2019). L’effet Derrida en Afrique du Sud. Jacques Derrida, Verne Harris et la notion d’archive(s) dans l’horizon post-apartheid. Annales, Histoire, Sciences sociales, 3-4, 745-778.
- HEINICH, N. (2014). Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique. Paris : Gallimard.