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Cet ouvrage collectif est le produit d’un colloque intitulé Processus de création et archives du spectacle vivant : manque de traces ou risque d’inflation mémorielle ?, organisé par le laboratoire théâtre de l’unité de recherche Arts : pratiques et poétiques de l’université Rennes 2. Le livre rend compte d’une collaboration entre plusieurs institutions : l’unité de recherche Arts : pratiques et poétiques, le projet Analyse des processus de création (APC), le Centre d’étude des arts contemporains, l’université de Lille, le Conseil régional Hauts-de-France et la Région Bretagne. Il s’inscrit dans la série Arts de la scène de la collection Le Spectaculaire qui propose d’étudier « [l’]histoire et [l’]esthétique des spectacles modernes et contemporains » sous la direction d’Isabelle Moindrot (université Paris 8) et de Marion Denizot (université Rennes 2). Cette même collection a fait paraître Mémoires, traces et archives en création dans les arts de la scène (Lucet et Proust, 2017), qui entame les réflexions poursuivies dans l’ouvrage qui nous concerne.

Le collectif d’écriture est composé de 35 auteurs, notamment des universitaires (études théâtrales, arts de la scène, cinéma, philosophie de l’art), des artistes (cinéma, théâtre, danse contemporaine), et des archivistes. Le grand nombre d’interventions – 36 au total – nous invite à brosser un portrait plutôt large des sujets abordés. Le postulat de départ, esquissé dans l’avant-propos Traces de la création contemporaine : quelles mémoires pour quelles vérités ? Du manque de traces au risque d’inflation mémorielle, est que « [g]arder trace de la création contemporaine, de ses spectacles comme des processus qui menèrent à l’oeuvre […] est l’injonction qui semble gagner artistes et chercheurs dans le domaine des arts de la scène » (p. 7). La réflexion est « tout entière tendue entre le désir de capter des traces de la création et la conscience aiguë des risques adjacents d’une telle entreprise » (p. 9). Les textes proposés s’articulent autour de la relation entre artistes, chercheurs, archivistes et spectateurs, qui sont tous « engagés dans un processus incessant de transformation par le mouvement de leur rencontre » (p. 15). Une question centrale anime donc les auteurs de l’ouvrage : « Comment garder vivante la mémoire du vivant ? » (p. 11).

Afin d’approfondir ces questionnements, le livre est divisé en trois grandes sections. La première section, Natures et usages des archives du spectacle, questionne la définition, la nature et les usages des archives du spectacle vivant. Elle est divisée en trois sous-sections. La première d’entre elles, Les enjeux contemporains de la conservation des archives du spectacle, contient notamment des textes du directeur départemental des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France et du directeur des archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Y sont révélées certaines contraintes liées à la collecte et à la conservation d’archives du spectacle qui sont souvent consignées sur des supports multiples et exemptes de producteur clairement identifiable. On présente ensuite une étude de cas sur le traitement du fonds du comédien François Le Gallou, ainsi qu’une esquisse d’une installation-performance créée à partir de documents issus de ce fonds.

La deuxième sous-section, Nouvelles sources, nouvelles archives ?, traite de nouveaux usages spécifiques aux archives du spectacle vivant. Elle montre, en premier lieu, comment l’intérêt des chercheurs pour l’étude génétique du théâtre oriente et conditionne la « fabrication » d’archives. Ce phénomène est subséquemment vérifié par une étude de cas réalisée à partir des écrits d’Odette Aslan sur la pièce Les Paravents de Jean Genet. Le texte suivant nous renseigne, à partir d’archives du théâtre prolétarien de l’entre-deux-guerres, sur des enjeux de légitimité orientant les choix de conservation et de destruction de certaines archives. S’ensuit un inventaire de documents liés à des aspects scéniques du théâtre grenoblois entre le XIXe et le XXIe siècle. Finalement, nous sommes conviés à une réflexion sur l’inflation mémorielle par l’entremise d’une analyse de contenu de blogues, considérés comme espaces d’autoarchivage en temps réel des processus créatifs.

La troisième et dernière sous-section, Perspectives intermédiales sur l’archive et le processus d’archivage, est préparée par quatre chercheurs de l’Université de Montréal. On y énonce certaines caractéristiques saillantes des recherches sur l’intermédialité pour penser l’archive – au singulier – et le processus d’archivage. Les recherches accomplies dans le cadre du projet Archiver à l’époque du numérique sont centrées sur la numérisation du fonds Dora Wasserman, comédienne qui fonda en 1956 une troupe de théâtre yiddishophone à Montréal. Le concept d’intermédialité, théorie générale des supports documentaires dans le contexte des arts performatifs, est formulé dans un premier texte. Nous lisons ensuite le retour d’expérience du traitement, de la numérisation, de la mise en ligne et de la documentation en parallèle du processus d’archivage d’une partie du fonds de la troupe Dora Wasserman. La documentation du processus d’archivage permet de relever le caractère construit de l’archivistique et de l’archive. Suit finalement l’examen des caractéristiques spécifiques aux archives audiovisuelles du fonds Wasserman en recourant aux notions de métadonnées, de dispositif et d’intermédialité.

La seconde grande section, Expériences de la création (artistes et spectateurs), interroge le geste créateur des artistes, la perspective de différents collaborateurs du spectacle vivant, ainsi que l’expérience du spectateur et son témoignage comme « indices de l’événement vécu » (p. 181). Elle débute par une première sous-section, Témoignages d’acteurs : histoire orale et mémoire collective, qui considère l’histoire orale comme un outil prépondérant pour la consignation de souvenirs de créateurs et de spectateurs. Vient d’abord un texte présentant les choix méthodologiques mis en oeuvre lors du Training project, collecte d’archives orales débutée en 2009 pour alimenter le fonds de l’Odin Teatret Archives. Plus largement, on s’intéresse à la création d’archives orales en arts performatifs au-delà du moment de la représentation. Ensuite, l’analyse des journaux de répétitions et un entretien avec Dominique Reymond nous démontrent l’intérêt d’examiner les paroles et écrits des comédiens sur leur propre travail d’interprétation. Finalement, un texte avec une perspective bioanthropologique énumère dix-huit critères pour aborder le concept de mémoire partagée, en passant par l’exploration préliminaire des concepts de protomémoire, « mémoire de bas niveau […] qui agit le sujet à son insu » (p. 230), de mémoire proprement dite, « celle de rappel ou de reconnaissance » (p. 230), et de métamémoire, soit « la mise en récit d’une mémoire partagée » (p. 224).

Une deuxième et dernière sous-section, Souvenirs et expérience des spectateurs, soulève la valeur de la mémoire du spectateur en tant que matériau artistique. Cet intérêt est d’abord analysé à travers la description du processus de création du spectacle histoire(s). On nous y dévoile la possibilité d’une expérience esthétique à partir de l’histoire orale des spectateurs via l’intégration de leurs souvenirs à l’intérieur d’une création contemporaine. Nous voyons ensuite certaines réflexions suscitées par des entretiens avec des spectateurs lors du travail de préparation de la pièce Cour d’honneur. Cette ethnographie suit une perspective relationnelle où l’oeuvre d’art se situe au centre de la rencontre entre l’objet-création et l’expérience subjective de la réception. Est ensuite exposée une histoire de l’expérience du spectateur d’opéra français au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. La sous-section se termine par un texte autant historique que théorique sur les conditions d’apparition et de réalisation de la figure et de l’éthique du spectateur.

La troisième et dernière grande section, Théorie et pratique, à l’école de la création, examine la question de la consignation et de la conservation de la mémoire du vivant. Une première sous-section, Observer les processus de création, étudie principalement la prise de notes comme moyen de préservation des processus de création. Un premier texte nous informe sur les différences conceptuelles et opératoires entre étude génétique du théâtre et étude des processus de création. Ensuite, Gay McAuley, contributeur majeur dans l’élaboration d’outils méthodologiques dans les performance studies et les rehearsal studies, nous entretient sur son itinéraire intellectuel. S’ensuit une étude sur l’usage de la prise de notes en répétitions, entraînant la création de documents endogènes (équipes de production) et exogènes (observateurs et chercheurs). Le dernier texte nous convie à une réflexion sur l’histoire philosophique des concepts d’oeuvre d’art, de chef-d’oeuvre, de créateur et de création, à partir notamment de Hegel, Nietzsche et Kant.

Une deuxième sous-section, Filmer les processus de création, nous transporte vers la captation audiovisuelle des processus de création. Nous lisons premièrement un entretien avec Éric Darmon, réalisateur, caméraman et ethnologue de formation, à propos de la genèse d’un documentaire sur les répétitions du Tartuffe de Molière mis en scène par Ariane Mnouchkine. Suit un autre entretien, avec le réalisateur et cinéaste Stéphane Metge, qui accompagna durant plusieurs années l’artiste Patrice Chéreau. Finalement, on nous propose un retour d’expérience sur la production de six documentaires réalisés dans le cadre d’une recherche-création par des membres de la communauté universitaire de l’UQAM et portant sur des figures emblématiques du théâtre québécois.

Une troisième et dernière sous-section, Nouveaux dispositifs d’archivage, nous présente de nouveaux outils numériques d’archivage, de captation et d’annotation de matériel audiovisuel. Dans un premier temps, le logiciel libre d’annotation et d’analyse de captations filmiques, Rekall, ainsi que son pendant Web, MemoRekall, sont présentés. Ces deux outils technologiques facilitent particulièrement la reprise éventuelle d’oeuvres. Un retour d’expérience sur le processus d’archivage collectif fait dans le cadre du programme Spectacle en ligne(s), axé sur les archives audiovisuelles des répétitions d’une pièce de théâtre et d’un opéra, est ensuite proposé. Le portail numérique La Fabrique du Spectacle, voué à la captation des processus de création de metteurs en scène, est ensuite décrit, à l’instar du retour d’expérience sur traitement d’un fonds dans le cadre du projet ARCH – Archival Research and Cultural Heritage: The Theatre Archive of Socìetas Raffaello Sanzio. La diversité des supports qu’il contient est notamment mise de l’avant. On fait, en dernier lieu, le récit du cycle d’installation-performance Pourquoi moi, travail de remédiatisation documentaire à partir d’un dialogue entre le fonds d’archives d’un organisme libanais témoignant de la guerre du Liban (1975-1990) et la gypsothèque du fonds de la Haute Antiquité classique conservé au musée du Vatican. L’ouvrage se termine avec une riche bibliographie divisée par thèmes, un résumé des textes présents dans le livre, ainsi qu’une biographie de chacun des auteurs.

Dans l’ensemble, la singularité et l’originalité de l’ouvrage se placent dans le dialogue disciplinaire qu’il propose. La réunion entre étude des pratiques documentaires et étude des arts vivants bénéficie autant aux artistes qui cherchent à appréhender, conserver ou exploiter l’objet « archive », qu’aux observateurs s’intéressant aux processus créatifs à partir des traces documentaires, présentes ou passées. Cette volonté bilatérale enrichit d’ailleurs le propos tout au long du livre. La division du livre en trois grandes sections permet aisément au lecteur d’identifier les chantiers réflexifs offerts par les auteurs. Certaines sous-sections jouissent d’une cohérence thématique très forte, alors que d’autres ne pourraient prétendre à l’atteinte de ce résultat. La diversité des types de textes proposés (réflexions théoriques, rapports d’expériences, essais, entretiens, textes autobiographiques, propositions conceptuelles) contribue à cette dernière impression. L’ouvrage bénéficierait vraisemblablement d’une conclusion réunissant dans un discours unitaire la diversité des approches et des thématiques abordées. Par ailleurs, plusieurs images en noir et blanc de spectacles, performances et documents d’archives, accompagnent le texte, ce qui suscite l’intérêt du lecteur.

Les études théâtrales occupent une place prépondérante dans le choix des sujets traités, ce qui saura plaire aux spécialistes de cette discipline. Cependant, le lecteur non avisé s’attendrait à une plus grande diversité de pratiques artistiques réunies sous l’appellation « spectacle vivant », comme l’art de performance ou les pratiques musicales actuelles. L’archiviste trouvera assurément plusieurs outils pratiques, autant que des pistes réflexives, pour appréhender et traiter les documents de l’éphémère. Pour ce faire, il lui faudra cibler les textes visant à saisir concrètement la réalité documentaire des archives du spectacle vivant ainsi que les possibilités d’exploitation subséquentes. Constatant que l’art théâtral est le point focal de l’ouvrage, l’archiviste saura transposer les connaissances aux arts performatifs en général, ainsi qu’aux pratiques filmiques. Du reste, on remarque qu’on cite majoritairement des historiens pour se pencher sur des réalités étudiées dans le discours archivistique.

La rencontre entre analyse de pratiques artistiques performatives et pratiques documentaires est riche en perspectives, autant conceptuelles que pratiques. L’ouvrage de Sophie Lucet, Bénédicte Boisson et Marion Denizot constitue un apport considérable dans l’approfondissement de ces disciplines liées par la notion d’éphémère. Avec cette dernière parution, en plus de Mémoires, traces et archives en création dans les arts de la scène (Lucet et Proust, 2017), l’équipe de l’université Rennes 2 se positionne à l’avant-plan de l’étude des archives de la création au sein du milieu universitaire francophone.