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À la mémoire de Joseph Le Brech (1944-2000), fondateur du Syndicat des chargés de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières

Introduction

L’archiviste est traditionnellement considéré comme un serviteur de la science. Il est, selon les mots d’Ernest Renan (1860/2011, p. 38[1]), un « humble artisan [dont le rôle est] d’extraire de la carrière les matériaux [permettant de] reconstruire l’édifice du passé ». Quand sa mission ne se limite pas à la gestion des documents d’activité de son organisme, son travail d’évaluation et de description des archives a pour objectif final leur mise à disposition pour la recherche. Moins traditionnelle est la posture de l’archiviste oeuvrant dans un milieu de production des archives de la recherche : laboratoire, centre de recherche, université ou grand établissement de recherche. Dans ces lieux d’archives du savoir, où se produit et s’enseigne la recherche, l’archiviste est un artisan de la science en tant que pourvoyeur de traces de la recherche : les documents et les données.

Inspiré par l’expérience d’archivistes d’institutions de recherche francophones européens (France, Belgique, Suisse), cet article tâchera de montrer l’apport réflexif de cette catégorie de praticiens des archives à l’archivistique contemporaine. Acteurs de la production du savoir dans le lieu même où se produit la recherche – l’atelier de la recherche – ces archivistes participent avec les producteurs des archives, individus et institutions, à une démarche qui dépasse le simple transfert matériel d’un patrimoine scientifique. La prise en charge des archives de la recherche implique en effet une démarche réflexive sur les conditions de production du savoir. Nous verrons que cette démarche, en intégrant des conceptions qui interrogent ses grands principes, permet d’affirmer la scientificité de la discipline archivistique.

1. La réflexivité en sociologie et la question des archives, Pierre Bourdieu (1930-2002)

La notion de réflexivité est au départ une notion philosophique, issue du XIXe siècle, qui a vu naître un courant de philosophie réflexive dont les principaux représentants sont Jules Lagneau (1851-1894) et Jules Lachelier (1832-1918). Ces philosophes ont proposé une méthode réflexive qu’ils ont appliquée à des questions métaphysiques. L’un de leurs disciples, le philosophe Paul Ricoeur (1913-2005), a ainsi posé la question de la méthode réflexive appliquée au problème de Dieu (sujet de son mémoire de fin d’études). La notion de réflexivité est de nos jours très utilisée par les chercheurs en sciences humaines et sociales en tant que concept permettant une réflexion épistémologique et critique sur la constitution de leurs connaissances (Citot, 2017).

Dans un cours du Collège de France donné en 2000-2001, intitulé Science de la science et réflexivité, Pierre Bourdieu (2001) posait la question de la réflexivité dans les sciences, en particulier dans les sciences sociales, et plus spécialement en sociologie. La réflexion de Bourdieu a pour support les « science studies » ou « études de laboratoire » (Pestre, 2006), alors en vogue, et dont l’ouvrage de Bruno Latour et Steve Wooglar (1988), La vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, est alors l’ouvrage de référence. Ces études sur la science en train de se faire se distinguent de l’histoire des sciences et des analyses des résultats et découvertes scientifiques. Il s’agit, dans le cas de Latour et Wooglar, de l’exposition d’une enquête ethnographique sur un laboratoire de recherche spécialisé en études biologiques au Salk Institute de San Diego, en Californie.

Bourdieu compare les études de laboratoire aux études ethnographiques sur les villages, et dans les deux cas, tâche de montrer les limites réflexives de ces travaux. Pour Bourdieu, le défaut de ces études est de considérer le village ou le laboratoire comme des mondes clos, circonscrits. Or, selon Bourdieu, travailler sur le fonctionnement de la recherche en train de se faire implique de réfléchir plus globalement à l’ensemble au sein duquel se réalise cette recherche : une institution de recherche, un champ disciplinaire ou une politique de la science. Bourdieu relève ainsi l’enchâssement de structures les unes dans les autres, et l’importance de respecter cet enchâssement pour le chercheur qui se donne pour mission d’étudier ces objets sociaux :

On voit d’emblée que le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. Ignorer cette série d’emboîtements structuraux, ignorer cette position (relationnelle) et les effets de position corrélatifs, c’est s’exposer, comme dans le cas de la monographie de village, à chercher dans le laboratoire des principes explicatifs qui sont à l’extérieur, dans la structure de l’espace à l’intérieur duquel celui-ci est inséré. Seule une théorie générale de l’espace scientifique, comme espace structuré selon des logiques à la fois génériques et spécifiques, permet de comprendre vraiment tel ou tel point de cet espace, laboratoire ou chercheur singulier.

Bourdieu, 2001, p. 68

Bourdieu relève la dimension fortement organique de la science, sa structuration en couches et sous-couches hiérarchiques institutionnelles et disciplinaires. Pour nommer cette structuration hiérarchique, il utilise l’expression de « série d’emboîtements structuraux » (Bourdieu, 2001, p. 68). Bourdieu souligne ainsi la nécessité, pour un chercheur travaillant sur un laboratoire, de ne pas dissocier le laboratoire et ses chercheurs de l’ensemble plus vaste que sont une discipline et une institution scientifiques (Mazon, 2013). Qu’il s’agisse d’un village ou d’un laboratoire, le chercheur qui s’intéresse à ces objets sociaux ne peut faire l’économie d’une étude les situant dans un contexte social, économique et institutionnel global. De la même manière de ce qui est fait pour l’étude du monde rural par les ethnologues effectuant des monographies de villages, les sociologues qui étudient les laboratoires sont invités par Bourdieu à se saisir de toutes les informations qui se tiennent à leur disposition. Cela passe dans les deux cas par l’étude des archives produites par ces entités (cadastre et recensement de population pour les monographies de villages, cahiers de laboratoire pour les études de laboratoire), mais aussi par une prise en compte d’archives d’autres institutions et producteurs en lien avec ces sujets. Pour l’étude d’un laboratoire, par exemple en France, il serait utile de faire des recherches au sein de son établissement scientifique de rattachement, au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et aux Archives Nationales.

2. De la réflexivité en sociologie à la collecte des archives de la recherche

Ces réflexions de Pierre Bourdieu trouvent leur corollaire sur le plan archivistique à la même période de la fin des années 1990, époque à laquelle a émergé en Europe francophone la question des archives de la recherche. Didier Devriese (1995), le directeur des archives de l’Université libre de Bruxelles, dans un article de Janus, la revue de l’International Council on Archives (ICA), aborde ainsi la question de la collecte des archives de la recherche en milieu académique. Dans ce court article aux accents programmatiques, Devriese distingue deux principales voies ou filières pour les archivistes souhaitant engager au sein de leurs institutions une collecte des archives de la recherche : la filière organique (voie institutionnelle) et la filière de représentation (voie sociale).

La filière organique est la filière que l’on peut dire administrative de la collecte des archives de la recherche. Il s’agit de la collecte par voie institutionnelle, qui mène principalement aux archives de gestion des unités de recherche : archives des finances, des locaux, du matériel ou du personnel. Didier Devriese distingue cette filière institutionnelle d’une autre filière dite de représentation, qui mène aux archives des laboratoires et groupements de chercheurs (associations et autres) : archives des activités de recherche, d’enseignement, de séminaires, etc. Cette seconde filière est plus complexe à suivre, car elle se fait par réseau, en lien avec des groupements de chercheurs, à côté de la voie administrative institutionnelle. Si ces deux voies convergent pour la collecte des archives de la recherche, cette dernière, pour être exhaustive, nécessite en outre de sensibiliser les chercheurs eux-mêmes, individuellement, ce qui jusqu’alors ne se faisait pas par les services d’archives institutionnels. Devriese (1995, p. 22) évoque alors les difficultés, de nos jours bien identifiées, inhérentes à la collecte des archives des chercheurs, en particulier « la focalisation [des chercheurs] sur le produit fini (livre, article, rapport de recherche) au détriment des autres documents »[2].

Par ailleurs, Didier Devriese pose la question de la politique archivistique de l’établissement eu égard aux limites physiques de conservation inhérentes à tout service d’archives d’établissement d’enseignement supérieur et de recherche. À l’instar d’un service d’archives municipal, départemental ou privé, celui d’un établissement de recherche dispose rarement d’une capacité illimitée de conservation. Dans la perspective d’une collecte des archives de la recherche, Devriese distingue deux stratégies envisageables pour remédier à ce manque d’espace. La première stratégie consiste en une collecte raisonnée de fonds d’archives en fonction de thèmes de recherche et/ou de disciplines. Ce type de collecte a pour inconvénient de laisser de côté des documents d’archives portant sur d’autres thèmes et disciplines de recherche, selon des critères de sélection difficiles à justifier du seul point de vue de l’archiviste. L’autre stratégie consiste en une collecte beaucoup plus large, tendant à une certaine forme d’exhaustivité dans l’éventail des thématiques conservées, mais impliquant de facto une sélection tenant compte des contraintes de conservation et donc un choix entre les fonds d’archives entrants.

Cette alternative de constitution des archives de la recherche peut être étayée par deux exemples contemporains de grandes écoles françaises : l’École normale supérieure de Paris (ENS) et son Centre d’archives en philosophie, histoire et édition des sciences (CAPHÉS), et la Fondation nationale des sciences politiques (Sciences Po) et sa Mission Archives pour laquelle nous avons travaillé d’octobre 2012 à août 2018. Le CAPHÉS (s.d.) est un centre de conservation et de mise à disposition de fonds d’archives de la recherche qui regroupe des fonds de chercheurs et quelques fonds institutionnels. Initialement constitué autour du fonds du philosophe Georges Canguilhem (1904-1995), ce centre a pour périmètre la collecte raisonnée de fonds d’archives et de bibliothèques de scientifiques, de philosophes et d’historiens des sciences. Cette collecte ne concerne pas l’intégralité des activités scientifiques de l’ENS et se limite aux disciplines intéressant le CAPHÉS uniquement. À Sciences Po, la collecte d’archives de chercheurs, dévolue à sa Mission Archives (Bibliothèque), est extensive quant aux disciplines de recherche de l’établissement (la science politique, la sociologie, l’histoire contemporaine, le droit et l’économie), mais elle est très sélective quant au nombre d’entrées de fonds (deux ou trois entrées par an). Un chercheur, pour bénéficier du droit d’entrer dans le fonds, doit obtenir l’assentiment des membres d’un comité de sélection composé de représentants de la Fondation exerçant des fonctions de gouvernance, d’enseignement et de gestion de la documentation.

Partant de cette alternative, Devriese, dans son article de 1995, propose une troisième voie, cette fois médiane, de collecte empruntant aux deux stratégies :

[…] faire cohabiter les deux démarches est la seule attitude qui puisse se justifier. Elle rencontre en effet bien des objectifs essentiels : pénétrer au sein du laboratoire et comprendre les matériaux documentaires actuels ; rencontrer le point de vue des sociologues, philosophes et historiens des sciences en leur livrant un éventail multiple de documents.

Devriese, 1995, p. 26

Afin de mettre en oeuvre ce principe de collecte et de sélection à la fois raisonné et extensif des archives de la recherche, Didier Devriese (1998) a imaginé une approche méthodologique qu’il a nommée le « métaprotocole ». Cette approche est inspirée par la pratique des chercheurs en sciences de la nature, formalisant leurs expériences dans des « protocoles d’expérience ». L’objectif de Devriese est d’obtenir des informations précises sur le contexte de production des archives de la recherche, en travaillant avec les chercheurs eux-mêmes. Dans cet objectif, le métaprotocole consiste à décrire l’enchaînement des activités du laboratoire, le lien des expériences entre elles et le lien avec des opérations administratives des membres du laboratoire, puis à y associer à chaque niveau de description le type d’archives produites. L’approche méthodologique prônée par Devriese consiste à étudier en amont de la collecte des archives le contexte de production desdites archives afin de résoudre des difficultés techniques ; comment mieux décrire et sélectionner les archives, et des difficultés épistémiques, par une justification de la sélection des archives. Cette approche nécessite de travailler au plus près des chercheurs qui sont les seules personnes à même de documenter correctement leur production au sein du laboratoire.

L’exercice qui consiste à prendre connaissance du contexte de production des documents d’un fonds d’archives avant de le traiter est certes un exercice traditionnel en archivistique, mais dans le domaine des archives de la recherche il s’agit d’un enjeu majeur, tant ce domaine est en perpétuelle mutation et difficile d’accès pour les non-spécialistes des disciplines étudiées[3]. Qui plus est, la notion de producteur d’archives, aisément identifiable dans le domaine des archives traditionnelles administratives, est beaucoup plus complexe dans le domaine des archives de la recherche, compte tenu de l’imbrication des structures les unes dans les autres et des rattachements des individus à ces structures. La pratique contemporaine de la recherche sur un projet induit par ailleurs un nouveau niveau de complexité supplémentaire par son caractère multiorganisationnel et sa dimension internationale (Trouche et Courbières, 2014). Une équipe de chercheurs peut en effet être constituée de chercheurs d’organismes distincts, travaillant simultanément dans plusieurs pays.

3. La construction des archives de la recherche contemporaine et le modèle C.R.C.A

Dans le contexte contemporain de l’avènement du numérique et de la gestion des données de la recherche, la question d’une approche méthodologique dédiée à la prise en charge des archives de la recherche est d’une grande actualité. Il devient important, sinon indispensable, d’intégrer au sein de l’espace relationnel de la science, tel que le décrit Bourdieu, une méthodologie archivistique qui soit à même de la refléter dans sa complexité.

Dans ce contexte contemporain, un modèle d’appréhension des archives de la recherche a particulièrement retenu notre attention. Ce modèle, nommé C.R.C.A pour « comportement de recherche – comportement archivistique », a été inventé par Marc James Ratcliff (2015), chercheur en psychologie, épistémologie et histoire des sciences, dans le cadre du Fonds National Suisse. Ce modèle a été conçu parallèlement à une expérience de traitement du fonds d’archives du psychologue Jean Piaget (1896-1980), conservé par la Fondation Archives Jean Piaget (une fondation privée créée en 1974 qui se trouve à Genève en Suisse). Ce modèle, inspiré par l’épistémologie de Piaget, part d’un constat de Ratcliff, selon lequel un certain nombre de concepts et de pratiques archivistiques – la notion d’archives, de producteur d’archives, de cycle de vie – seraient inopérants dans le domaine de la recherche contemporaine. Il pense utile de reconsidérer ces concepts archivistiques à partir de l’émergence de la problématique des archives de la recherche.

Selon Ratcliff, pour l’archivistique traditionnelle, le problème consiste à définir l’unité de base du travail et de la réflexion de l’archiviste ; à savoir l’objet archive. Dans une perspective fonctionnaliste, il propose plutôt de réfléchir en termes d’usages, ou, pour reprendre son vocabulaire, en termes de comportements (non pas au sens psychologique, mais au sens fonctionnel) :

Pour toute une tradition archivistique, le problème fondamental consiste à définir les archives. Face à cette position épistémologique implicite, je propose d’explorer une hypothèse complémentaire : le problème fondamental, dont l’existence même des archives dépend, est de l’ordre du comportement archivistique.

Ratcliff, 2015, p. 18

Ratcliff distingue deux types de comportements relativement aux archives de la recherche : le comportement de recherche (C.R.) et le comportement archivistique (C.A.). Il ne présente pas ces comportements comme étant en opposition ou antithétiques, mais comme étant possiblement complémentaires. Il s’agit selon Ratcliff (2015, p. 17) de « concepts fonctionnels permettant de comprendre le rapport du chercheur à ses pratiques de recherche et d’archivage en les reliant l’une à l’autre ».

Le comportement de recherche (C.R.) désigne le travail de collecte et de traitement d’informations scientifiques par un chercheur. Ratcliff insiste sur le fait que l’unique objectif d’un chercheur dans son travail est ce qu’il nomme le rendu public de ses recherches, autrement dit, la divulgation des résultats de ses travaux, dans des articles ou des livres. Ce travail se fait à partir de matériaux collectés et sélectionnés par le chercheur : « [le chercheur] travaille avec des “données pour soi” qui participent d’un projet de recherche fonctionnant par segmentation, c’est-à-dire par découpage de l’environnement de recherche en unités signifiantes » (Ratcliff, 2015, p. 20).

Ratcliff (2015, p. 20), dans le vocabulaire de Piaget, parle de segments pour désigner les « unités syntagmatiques et sémantiques mobiles : mots, phrases, paragraphe, formule, document, conversation, tableau, relation, base de données, écrits, données, objet, instrument, graphique… ». Ces segments, qui sont en quelque sorte ce que l’on appelle usuellement les données brutes de recherche, peuvent soit être actualisés, c’est-à-dire utilisés au sein de la publication des résultats de la recherche, soit rester potentiellement utilisables par le chercheur, et alors conservés par ses soins dans son bureau, chez lui, sur son ordinateur personnel ou professionnel ou sur un serveur.

Le comportement archivistique (C.A.) concerne tout ce qui est fait des segments non utilisés, en dehors du comportement de recherche (C.R.), par le chercheur, par un archiviste ou par une tierce personne. Les segments sont ouverts tant qu’ils sont utilisés dans le comportement de recherche (C.R.). Ils sont fermés dans le comportement archivistique (C.A.). Ratcliff (2015, p. 21) utilise l’expression « déproduction » pour qualifier les segments non utilisés, non pas parce que les informations qu’ils contiennent ne sont pas intéressantes, mais parce qu’elles n’entrent pas dans un objectif de rendu public des résultats de la recherche. Un segment déproduit peut être conservé par le chercheur pour un éventuel usage scientifique ultérieur ou bien être pris en charge par un archiviste ou une tierce personne et entrer de ce fait dans un comportement archivistique (C.A.).

Schéma 1

Passage du comportement de recherche (C.R.) au comportement archivistique (C.A.) (Modèle C.R.C.A.)

Passage du comportement de recherche (C.R.) au comportement archivistique (C.A.) (Modèle C.R.C.A.)

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Ratcliff relève plusieurs conséquences du modèle C.R.C.A. sur l’archivistique traditionnelle, nous en relevons trois en particulier.

  1. Sur la notion d’archives : dans le monde de la recherche, les archives n’existent pas a priori. « Il y a un processus de production de traces, documents, savoirs, artefacts et surtout de segments, mais pas d’archives » (Ratcliff, 2015, p. 19) ;

  2. Sur la notion de producteur d’archives : par voie de conséquence, il n’y a pas de producteur d’archives. « On se débarrasse ainsi d’un mythe soutenu par une idée contradictoire : l’existence du créateur ou producteur d’archives » (Ratcliff, 2015, p. 25) ;

  3. Sur le concept de cycle de vie : c’est une notion non pertinente pour Ratcliff.

Une précision doit être faite concernant le point 3 sur le cycle de vie. Le schéma conceptuel utilisé par les institutions en charge de projets de gestion des données de la recherche implique bien un cycle de vie des données. Ce schéma englobe les questions de description (métadonnées) et d’archivage, mais il ne s’agit pas du cycle de vie des archives, au sens traditionnel archivistique. Il n’est pas question de documents nés archives qui passeraient de stades en stades, en vertu d’usages primaires ou secondaires et de durée d’utilité administrative, de documents courants (actifs) à intermédiaires (semi-actifs) puis définitifs ou historiques (inactifs). Le cycle de vie des données de la recherche, qui exclut la notion de durée d’utilité administrative (DUA), est de fait caduc dans le domaine de la recherche scientifique.

Schéma 2

Le cycle de vie des données de la recherche

Le cycle de vie des données de la recherche
Source : Institut de l’information scientifique et technique – Centre national de la recherche scientifique

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4. L’application pratique du modèle C.R.C.A et la nécessité d’un questionnement sur les pratiques archivistiques des chercheurs

Marc Ratcliff a dû prendre en charge les archives de Piaget avec l’aide d’une équipe des Archives Jean Piaget (AJP) en 2011, au moment de la donation du fonds d’archives par la famille Piaget. Cette expérience est décrite dans un article publié dans le même volume que l’article sur le modèle théorique C.R.C.A et se présente comme une mise en pratique de ce modèle (Ratcliff et Burman, 2015). Nous verrons que si le modèle C.R.C.A. a la vertu de poser des questions quant au mode de fonctionnement de la recherche et à son impact sur les concepts archivistiques traditionnels, l’exemple des archives de Piaget tend à le relativiser dans les faits.

La convention de don des archives de Piaget stipulait que tout l’héritage intellectuel du chercheur (ses manuscrits, sa correspondance, sa bibliothèque et ses objets) était donné aux AJP pour l’inventorier, le conserver et le mettre en valeur. Une première visite en 2011, minutieusement décrite par Ratcliff, expose la découverte par ce dernier d’un éclatement du fonds d’archives en strates dans les divers lieux de la maison où a vécu Piaget en Suisse (Pinchat). Cette découverte est un état de fait classique pour les archivistes habitués à prendre en charge des archives de chercheurs. Ratcliff semble s’étonner par ailleurs de la présence de fonds d’archives d’autres personnes que Piaget dans sa maison : archives de sa femme Valentine Piaget, de membres de la famille et de tiers.

Soucieux de respecter l’ordre des documents dans leur stratification originaire, Ratcliff et l’équipe des AJP tentent de documenter l’état stratigraphique des archives, soit par une annotation des documents, soit par des prises de photographies. Ce travail est très vite rendu impossible par des contraintes matérielles :

La documentation par photographie des différentes strates aurait rendu ce travail encore plus difficile en en multipliant le temps par trois ou quatre, comprenant dépoussiérage, tri, pré-expertise, emballage et annotations, sans parler du temps de triage et d’indexation des photos elles-mêmes.

Ratcliff et Burman, 2015, p. 136

Cette tentative d’approche stratigraphique est alors remplacée par une approche dite proxémique : une prise de photographie des lieux de conservation des documents avant extraction, et l’inscription de la provenance des documents sur les cartons lors de leur mise en boîte. À partir de ce travail de documentation des lieux de conservation des archives, Ratcliff émet des hypothèses sur le comportement archivistique de Piaget. Ce dernier aurait sciemment décidé de regrouper des documents en ensembles structurés dans des lieux précis. Mais Ratcliff reste prudent sur ces hypothèses, car il découvre que le fils de Jean Piaget a lui-même ajouté des documents lui appartenant, dans cette maison dans laquelle il a lui aussi vécu, et sans doute a-t-il déplacé des documents de son père (Ratcliff et Burman, 2015, p. 135-137).

En l’absence du producteur des documents, les assertions de Ratcliff ne peuvent se limiter qu’à des suppositions. En effet, si Piaget avait été encore vivant, il aurait été intéressant de lui poser des questions sur son rapport à sa documentation et à sa conception des archives, pour tenter de connaître sa façon de procéder. Par exemple, à la question « Avez-vous des archives ? », il aurait pu répondre tout simplement « Oui, et je pose mes documents là où j’ai de la place, sans trop me soucier de leur ordre » ou « Non, ce que vous voyez posé sur mon bureau, par terre et dans les rayonnages de ma bibliothèque ne sont pas des archives, mais des unités syntagmatiques et sémantiques mobiles ».

Cette façon d’imaginer le chercheur répondant à des questions sur ses archives sert à illustrer l’idée selon laquelle le comportement archivistique d’un chercheur ne semble pas strictement déductible de l’état de son bureau ou de sa bibliothèque, mais bien plutôt de ce qu’il en dit lui-même à l’oral ou dans ses écrits. Car un chercheur se fait toujours une idée plus ou moins précise de la notion d’archive(s) – au pluriel ou au singulier – et de sa propre production archivistique. Dans cet ordre d’idées, deux archivistes françaises, Margot Georges et Magalie Moysan préparent actuellement des thèses de doctorat en archivistique sur les archives de la recherche, sous la direction de Patrice Marcilloux et Bénédicte Grailles à l’Université d’Angers. Ces thèses portent sur des domaines de recherche en sciences de la nature et sur les représentations que se font les chercheurs des archives qu’ils produisent :

  1. Les chercheurs en laboratoire et leurs archives : étude des représentations dans les sciences du végétal, de Margot Georges ;

  2. La place des archives dans la recherche médicale entre 1968 et 2006, de Magalie Moysan.

Ayant eu l’occasion de questionner des chercheurs sur la représentation qu’ils ont de leurs archives, qu’il s’agisse de sciences de la nature ou de sciences de l’homme (Le Brech, 2009 ; 2011 ; 2014), nous donnerons ici deux exemples en provenance d’expériences personnelles à l’Université Paris Diderot et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Le premier cas est celui d’un chercheur émérite en biologie moléculaire, démarché dans la perspective de la collecte des archives de l’Institut Jacques Monod à Paris, en 2005. Ce chercheur, dénommé Ennio Lucio Benedetti (décédé en 2009), avait à sa disposition une salle des sous-sols de l’Université Paris-Diderot, alors installée sur le Campus de Jussieu à Paris. Le jour de la rencontre, à laquelle assistait aussi le responsable du service des archives Olivier Azzola, le rendez-vous était fixé dans cette salle au sous-sol. Nous avons eu la surprise de découvrir une vaste pièce dont les murs étaient tapissés d’archives. Mais à la question « Avez-vous des archives ? », il nous a répondu, à notre grand étonnement : « Non, très peu, seulement quelques dossiers ».

Le deuxième exemple est celui d’un sociologue français : Raymond Boudon (1934-2013). En janvier et février 2012, Boudon a accordé un entretien à la responsable du service des archives de l’EHESS, Brigitte Mazon (Groupe d’Étude des Méthodes de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne, 2012). Il venait de faire don de ses archives à l’EHESS dans la perspective de constitution des Archives des sciences sociales du Campus Condorcet. À la question « Que trouve-t-on dans vos archives ? », il a répondu que ses archives contiennent « le quotidien d’un chercheur et directeur de centre de recherche » : rapports de thèses, évaluation de candidature, lettres de recommandation, demandes de crédits, etc. Boudon avait pleinement conscience de la constitution de son fonds et de l’intérêt de conserver un ensemble structuré d’archives reflétant ses activités de chercheur, à côté des documents du rendu public (ses publications). Le fait d’interroger un chercheur sur sa représentation des archives et de sa propre production archivistique nous semble plus qu’un simple objet de curiosité ; cela permet de favoriser une collecte argumentée, en profondeur. Il s’agit en effet de mettre en pratique ce que Christian Hottin (2009, p. 44), inspiré par les méthodes d’enquête ethnographiques, appelle « la collecte d’archives comme enquête ».

Comme on peut le constater, pour les archives de la recherche, la collecte d’un fonds de chercheur est en effet beaucoup plus qu’un simple transfert de documents, mais le fruit d’un long processus de concertation et d’établissement d’un lien de confiance entre le chercheur et l’archiviste. Dans le cas de chercheurs décédés, il semble intéressant de questionner ses collaborateurs et disciples et, si possible, d’étendre le questionnement à ses parents proches. Mais cela ne remplace jamais le témoignage direct ou la lecture de textes plus ou moins autobiographiques contenant la question du rapport à la production documentaire.

Conclusion : plaidoyer pour une théorie de la pratique archivistique

Les archives de la recherche constituent indubitablement un des nouveaux champs de la recherche en archivistique, thème du présent colloque. On constate d’une part, du côté du monde académique et de la recherche en sciences humaines et sociales, une multiplication de journées d’études, de séminaires, d’articles et numéros de revues sur la question des archives depuis les années 2000 : archives de l’ethnologie et de la philosophie d’abord et, depuis peu, un intérêt grandissant pour les archives de la sociologie et de la science politique. Du côté des archivistes et de la recherche en archivistique, nous avons tâché de montrer par quelques exemples comment des archivistes se sont saisis de la question des archives de la recherche. Il s’agit soit d’une démarche réflexive en lien avec une politique de gestion des archives de la recherche au sein de leur établissement, soit de recherches, plus transversales et moins institutionnelles, d’archivistes qui se lancent dans la réalisation de thèses sur les archives de la recherche.

Nous ne sommes qu’au début d’un mouvement qui prendra de l’ampleur dans les décennies à venir, en ce qui concerne la France, pour plusieurs raisons. D’une part, après une période de traitement de masses d’archives administratives, les archivistes recrutés depuis les années 2000 dans les établissements de recherche s’attèlent dorénavant à la gestion des archives de la recherche. D’autre part, peu de chercheurs français étaient familiarisés à la démarche de type anglo-saxonne qui consiste à léguer leurs archives à leur établissement. La question de la gestion des données de la recherche et les contraintes juridiques qu’elle suscite oblige désormais les chercheurs à verser leurs matériaux de recherche. Enfin, la création de nouvelles structures dédiées à la collecte des archives et des données de la recherche va contribuer à pérenniser ce mouvement. Nous pensons notamment à la création du Grand équipement documentaire du Campus Condorcet qui est ouvert depuis le début de 2020 au nord de Paris, et qui a pour vocation de collecter et de conserver les archives de onze établissements de recherche en sciences humaines et sociales[4].

Pour finir, il importe de revenir sur les archivistes officiant dans l’atelier de la recherche : on peut dire d’eux qu’ils sont des oblats de la science. Comme les laïcs qui travaillaient jadis dans des monastères et qui aidaient les moines, les archivistes de la recherche ne contribuent pas directement à la production des savoirs, mais ils y participent en transmettant leur savoir pratique. Un savoir pratique qui tâche de respecter la diversité des comportements de recherche qui les entourent. En reprenant le vocabulaire de Pierre Bourdieu (1972), on peut dire que les archivistes qui travaillent avec les chercheurs contribuent à faire émerger l’archivistique en tant qu’une « théorie de la pratique ». Ils contribuent à faire reconnaître l’archivistique non comme une simple discipline annexe des sciences humaines et sociales, mais bien comme une pratique heuristique et réflexive à part entière.