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Le constat à la base d’Amateur Filmmaking: The Home Movie, the Archive, the Web est que les films amateurs et les films de famille sont des objets riches et hétéroclites qui « hold key, albeit often hidden, places not only in the history of cinema, but also in the history of art, culture, and society » (p. 2). Faisant appel à des chercheurs en histoire, en communication et en études cinématographiques, qui sont néanmoins tous concernés par les problématiques archivistiques, le recueil met alors en lumière les qualités informationnelles et sensibles de ce type de films, fournit divers cadres d’analyse permettant de mieux comprendre leurs contextes et modalités d’utilisation, et propose quelques solutions pour les rendre plus facilement intelligibles et accessibles.
Dans le résumé introductif, les directeurs du recueil suggèrent que les développements socioculturels, technologiques et scientifiques des années 1990 ont permis au film amateur d’acquérir une certaine légitimation documentaire, plus précisément d’être reconnu en tant que source d’information pertinente à propos de l’histoire et de la culture des peuples. Ils identifient trois développements clés : 1) la montée des cultural studies et des approches microhistoriques qui, dans l’intention de faire (re)connaître les visions alternatives et minoritaires de la société, mettent l’accent sur la singularité des individus, la marginalité, le quotidien et le privé ; 2) l’apparition des outils numériques qui facilitent les pratiques personnelles d’expression et de mémoire ainsi que leur partage ; 3) la relance des questionnements autour du concept d’« archive » initiée par Derrida avec son livre Mal d’archive en 1995.
Ces trois éléments, à savoir la représentation des minorités et des hommes ordinaires, les technologies de représentation du soi et du nous et la nature éclatée de l’archive, s’imbriquent diversement dans les réflexions des vingt-trois auteurs du recueil qui interrogent chacun à leur manière, soit sur une base ontologique et épistémologique, soit à l’aide d’une étude de cas précis, la portée documentaire des films amateurs. Le principal intérêt archivistique d’Amateur Filmmaking est donc de fournir des assises théoriques et critiques permettant de penser les valeurs, les usages et les fonctions de ces objets en tant que documents d’archives, ce qui est un préalable essentiel à leur traitement.
Les textes sont regroupés en cinq sections selon la perspective d’interrogation ou la modalité d’analyse choisie, et l’ensemble est complété d’une médiagraphie exhaustive des nombreux travaux et oeuvres cités (p. 329-357) ainsi que d’un index (p. 359-375). Bien qu’ils soient quelquefois assez homogènes, les textes d’une même section s’avèrent souvent disparates, révélant ainsi un léger problème d’organisation interne, mais aussi la complexité de l’objet étudié. Étant donné l’ampleur de l’ouvrage, nous ne présentons ici que les propositions susceptibles d’intéresser, dans une sphère assez vaste, ceux qui travaillent avec les archives audiovisuelles, amateurs, familiales ou personnelles.
La première section, « Reframing the Home Movie », rassemble quatre articles soutenant chacun une approche théorique du cinéma amateur et de famille. Celui d’Odin opère d’abord comme une sorte de deuxième préambule au recueil. Suivant l’approche sémio-pragmatique, il emploie le concept d’« espace de communication », c’est-à-dire d’espace imposant des contraintes énonciatives (postures, manières de dire ou de voir, modes de pensée et modes de transmission), afin d’analyser l’évolution des contextes de réalisation et de réception des films de famille. Il suggère ainsi qu’entre 1945 et 1975, leur production s’inscrivait dans l’espace traditionaliste de la bourgeoisie patriarcale où le mode de vision du père régulait de façon idéalisée la mémoire commune. Il ajoute qu’à cette époque, le fait de se rassembler pour visionner et échanger autour des moments captés se révélait souvent plus important que ce qui était montré. Autrement dit, l’objet-film servait de prétexte au renforcement des rituels familiaux. Cet aspect presque sacré s’efface à partir de 1975, alors que les fabrications normalisées et normalisatrices de la famille furent remplacées par des témoignages égocentriques sur la famille (espace de l’ego). Désormais, l’individu filme ses proches dans l’intention de s’interroger sur son identité personnelle et sa place dans l’environnement communautaire et sociopolitique.
Odin émet ensuite quelques observations, qui seront reprises et développées par les autres intervenants, au sujet de la valeur attribuée aux films de famille lorsqu’on les migre vers de nouveaux espaces de communication. Lorsqu’ils sont mis en relation avec d’autres contenus historiques au sein d’expositions de centres d’archives ou de musées régionaux, ils permettraient d’ajouter une touche intimiste et émouvante à l’ensemble documentaire, donc ils permettraient de soutenir la formation de « lieux de mémoire ». À l’opposé, lorsqu’ils sont intégrés sans balises contextuelles à un reportage télévisuel, ils ne serviraient qu’à donner une fausse authenticité au discours émis, comme si leur aspect non professionnel (familier) était un gage de confiance. Odin nous met en garde contre ce détournement trompeur qui entrave la conscience critique. À ce propos, les textes de la troisième section du recueil, intitulée « Nonfictional Recontextualizations », analysent quelques judicieuses stratégies de positionnement éthique déployées par des documentaristes, mais pouvant également être utilisées lors d’expositions, à travers lesquelles le spectateur est invité à mettre en doute l’identité et la fiabilité de l’agencement images-textes qui lui est montré.
Dans le second chapitre de la première section, Czach propose des repères permettant de distinguer avec nuance les films amateurs et les films de famille, avant de démontrer la pertinence de les inclure dans les cinématographies nationales, en général composées exclusivement de films professionnels ayant été distribués. Elle maintient que bon nombre de films réalisés par des hommes ordinaires possèdent une réelle signification culturelle, historique ou esthétique (critères de sélection de la Library of Congress) et, par conséquent, devraient être acquis et valorisés par les institutions de mémoire. Soutenant cette vision, les auteurs de la deuxième section, « Private Reels, Historiographical Concerns », présentent cinq cas où les productions amateurs sont venues s’ajouter, voire carrément suppléer au manque de productions professionnelles ou officielles dans le processus de connaissance historique et anthropologique. Leur intérêt en tant qu’objets d’étude se situe aussi bien sur le plan de leur contenu (catastrophes captées sur le vif, vie quotidienne sous l’influence du clergé ou de l’oppression coloniale) que sur celui de leur allure formelle (imitation de l’esthétique des films populaires, reproduction « idéologique » du voyeurisme ethnographique).
Il reste que l’ensemble des intervenants du recueil sont conscients des difficultés d’identification, de classification et de description posées par les films amateurs qui se révèlent souvent fragmentaires, isolés et porteurs de peu d’informations concernant leur contexte de création et leur contenu exact (lieux, personnes, situation et intention). Plusieurs, notamment aux chapitres 3 et 4 (section 1) et 7 et 8 (section 2), rappellent alors l’importance de consulter des sources secondaires, tels les journaux intimes, les correspondances et les membres de la famille, de même que des sources concomitantes ayant possiblement influencé le créateur, par exemple le guide d’utilisateur de la caméra ou des revues spécialisées en photographie amateur. Même si ces sources s’avèrent indisponibles ou lacunaires, ou simplement si les moyens financiers et humains pour les rechercher sont insuffisants, l’archiviste devrait tout faire pour rendre les films accessibles, puisque d’autres pourraient être en mesure de les « faire parler », à savoir les artistes et le public.
Les textes de la quatrième section, « Amateur Auteur », examinent en ce sens le travail de création et de réappropriation critique de films amateurs effectués par trois cinéastes d’importance : Péter Forgàcs, Joseph Morder et Jonathan Caouette. Les articles de Kilborn et Balint expliquent entre autres les procédés esthético-archéologiques mis en oeuvre par Forgàcs afin d’« aller sous la surface » des archives amateurs qu’il récupère et recycle. En plus de se fonder sur un rigoureux travail d’enquête visant à établir l’identité des contenus, ses films posent certaines questions cruciales quant au rapport des archives amateurs à la mémoire :
Do they help us understand what “really” happened in the past? What is the “past”? What is my memory? And what is collective memory? Or tribal memory? And do all these forms of memory correlate with one another? What is private and what is public memory? Which are the official and the non-official dimensions of history?
Forgàcs, p. 184-185
Ces questionnements sont abordés selon la perspective technologique et sociale dans les trois autres textes de la quatrième section ainsi que dans ceux de la vaste cinquième section, « New Directions: The Digital Age ». Un peu dans le désordre, les auteurs demandent : en quoi l’évolution technologique, notamment la miniaturisation des caméras, entraîne-t-elle une évolution de la représentation et de l’inscription du soi dans l’espace public ? En quoi ce partage du fait personnel (intime) via les réseaux, plateformes Web et outils 2.0 écarte-t-il et enrichit-il la mémoire collective et même la réalité politique ? À l’opposé, la prolifération indifférenciée des images de l’homme ordinaire mine-t-elle leur intérêt ? Comment peut-on envisager les droits de propriété, de diffusion et de réutilisation des archives amateurs sur le Web ?
Très optimistes, Aasman et Zimmermann perçoivent la mise en ligne des films amateurs et les multiples réappropriations qui en découlent comme l’exemple idéal de ce que seront les archives du futur, soit des espaces virtuels ouverts, pluriels et démocratiques où les objets pourront constamment être transformés et dotés de nouvelles significations, sans qu’aucune subjectivité ne puisse imposer un ordre définitif à la mémoire. Pour défendre cette conception, Aasman expose rapidement la vision postmoderniste et le paradigme de la communauté théorisés entre autres par Terry Cook, alors que Zimmermann présente quatre installations multimédias où des films de famille côtoient de manière dynamique des performances d’artistes live (en direct et vivantes). À leurs yeux, ce qui importe par-dessus tout n’est pas la recherche de l’identité originaire des archives, mais l’expérimentation infinie de leur potentiel sensible.
La force du recueil consiste à mettre de l’avant cette conception du film amateur, et plus largement du document d’archives, comme source intarissable de sens et de sensations à exploiter par tous les moyens possibles. Considéré seul, un film amateur, autant dans son contenu que sa matérialité, ne s’exprime souvent que d’une manière fragmentaire et n’a donc qu’une pertinence documentaire limitée. Pour révéler sa richesse, il doit être soumis à un travail soutenu de lecture savante et personnelle, de recherche, de comparaison, d’édition, de recontextualisation critique et de reprise créative. Le recueil offre justement une série d’analyses rigoureuses et diversifiées, mobilisant pour la plupart des approches interdisciplinaires originales, qui font prendre conscience que les films amateurs, même les plus anodins, constituent des mines d’informations incroyables permettant de mieux saisir la variété des modes de vie, l’évolution de la culture visuelle domestique, les infimes détails du déroulement de la vie quotidienne, ou encore l’intelligence créatrice des gens ordinaires. En bref, l’archiviste constatera ici le bien-fondé d’archiver les films amateurs et la nécessité de travailler avec les chercheurs de différentes disciplines, les artistes et le public afin de faire surgir leurs qualités informationnelles et sensibles : le rôle de l’archiviste est avant tout d’être un passeur.
Ce « avec » s’avère primordial et le principal défaut du recueil, à l’instar de la majorité des ouvrages abordant les archives de films amateurs, est de ne pas reconnaître comme une erreur le fait de s’en remettre entièrement à ceux qui consultent et exploitent les films pour accomplir certaines tâches de traitement documentaire. En effet, les rôles de conservateur et de contrôleur de l’archiviste semblent négligés par la plupart des intervenants parmi lesquels, très fâcheusement, nous n’en retrouvons aucun. Ils ont beau être conscients de la fragilité des films et des risques de détournements idéologiques pouvant survenir si aucun suivi autoritaire n’est exercé, ils se rabattent presque tous sur la solution facile et illusoire qui consiste à diffuser les films tels quels en espérant, d’une part, qu’ils persisteront grâce à leur propagation et, d’autre part, que les membres de la « foule intelligente » effectueront de façon systématique et adéquate le travail d’identification, de description et de vérification des contenus. Il est certes avantageux, surtout si nous ne disposons que de peu de moyens, de chercher l’aide d’individus intéressés par les films de nos collections en impulsant les lectures, les annotations et les réutilisations. Cependant, cette méthode n’assure ni la préservation des versions originales et authentiques à travers le temps, ni le développement d’un apparat critique fiable autour des films, ce qui ruine leur valeur en tant que documents d’archives.
Au final, Amateur Filmmaking, à travers la grande diversité de ses textes et références, nous aide à mieux comprendre la nature du film amateur de même que ses innombrables contextes de création, de diffusion et d’utilisation, sans toutefois proposer de stratégies de sauvegarde réelles permettant de garantir l’intégrité et la pertinence des contenus. Il s’agit tout de même d’un ouvrage qui vaut la peine d’être survolé, ne serait-ce que pour ouvrir ses horizons de recherche et sa vision des archives amateurs.