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Souvent invisibilisée, la figure du white trash est néanmoins prégnante et signifiante en Amérique du Nord. Lorsqu’elle est abordée de front, elle est souvent ridiculisée, comme pour la mettre à distance. Je pense notamment à la télésérie canadienne Trailer Park Boys, appartenant au registre du comique, qui met en scène les résidents grotesques du parc à roulottes fictif de Sunnyvale à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse. C’est sans oublier une autre série télévisée canadienne, Schitt’s Creek, également de l’ordre du comique, dont les personnages principaux, les Rose, sont forcés d’habiter la petite ville de Schitt’s Creek, peuplée de white trash, qu’ils avaient achetée quelques années auparavant pour faire une blague. Dans le contexte plus spécifiquement québécois, il y a la comédie Les Bougons. C’est aussi ça la vie !. Les Bougon sont des « décrocheurs du système », des « vautours qui s’accaparent de tout ce que la société produit en trop. Ils sont sales, vulgaires, malhonnêtes, râleurs, incultes » (Radio-Canada : en ligne). Je ne tente pas d’insinuer ici qu’il est impossible de faire sens de ces séries surtout destinées à faire rire, mais force est de constater que le traitement humoristique est surreprésenté lorsqu’il s’agit de la figure du white trash, ce qui est en soi symptomatique. Cela rejoint le constat de l’historienne Nancy Isenberg, spécialiste du white trash aux États-Unis[1] : « Parody was one way Americans safely digested their class politics » (2017 : 4). Tout indique qu’il y a une difficulté à aborder sérieusement la place du white trash dans la société et le discours politique. Les différentes disciplines du savoir tardent à produire un discours sur cette figure qui appartient pourtant à nos sociétés et qui est source de honte depuis l’époque coloniale, comme nous le verrons.

Or la figure du white trash peut être d’une grande utilité pour appréhender une frange du discours nationaliste québécois, et ce dans un registre qui n’est pas celui de la parodie. Dans son article « “Mère, je vous hais !” : Quebec Nationalism and the Legacy of the Family Paradigm in Pierre Vallières’ N***** blancs d’Amérique[2] », Katherine Roberts avance que la rhétorique anti-coloniale des années 1960 est essentiellement « a narrative of male mastery that excludes women » (2007 : 291). Plus encore, la rhétorique politique des années 1960 au Québec serait caractérisée par la quête d’une plénitude masculine et dans la configuration d’une citoyenneté qui lui est associée, où la « participation » des femmes est limitée à leur rôle biologique et social de reproduire la nation (Roberts 2007 : 292). À mon sens, le white trash, tel qu’il est utilisé dans certains textes littéraires québécois à teneur nationaliste de la fin des années 1960 et du début des années 1970, relève de la rhétorique anti-coloniale dont parle Roberts. On le verra, le white trash est essentiellement une figure masculine pauvre et dépossédée, mais néanmoins dotée d’un potentiel révolutionnaire. Non seulement les femmes sont exclues de cette révolte, mais elles sont aussi perçues comme des traîtresses, complices de l’ordre social que les hommes tentent de dépasser. Mon hypothèse est que plusieurs oeuvres ont recours à la figure du white trash, sans la nommer mais en empruntant ses traits, comme forme d’appropriation du discours racial afin d’exacerber le statut de colonisé du peuple québécois, condition à dépasser pour s’inscrire dans l’Histoire. En ce sens, mon analyse se situe dans le sillage des travaux de Corrie Scott, qui s’est intéressée à la sémantique raciale utilisée dans la foulée de la décolonisation (2014). Après avoir présenté comment s’applique la figure du white trash au contexte québécois, j’aborderai son traitement littéraire à partir de ses principaux traits, de la question de la femme comme complice des systèmes d’oppression et, enfin, du dépassement du stade de « race dégénérée » pour accéder à l’Histoire dans l’essai N***** blancs d’Amérique de Pierre Vallières et dans les romans Un rêve québécois et La Grande Tribu de Victor-Lévy Beaulieu, textes qui m’apparaissent emblématiques du nationalisme québécois des années 1960 et 1970.

1. Le white trash : des États-Unis au Canada

D’ordinaire, le white trash est associé au sud des États-Unis. Comme l’indique Isenberg,

Their history starts in the 1500s, not the 1900s. It derives from British colonial policies dedicated to resettling the poor, decisions that conditioned American notions of class and left a permanent imprint. First known as “waste people,” and later “white trash,” marginalized Americans were stigmatized for their inability to be productive, to own property, or to produce healthy and upwardly mobile children—the sense of uplift on which the American dream is predicated.

2017 : xxvi

Cette perception selon laquelle « America was a dumping ground for lesser humans » (Isenberg 2017 : 82) s’applique tout autant au Canada. La classe dirigeante anglaise voyait l’Amérique du Nord comme « a place into which they could export their own marginalized people » (Isenberg 2017 : 3). Il n’en va pas autrement pour la France, comme l’indique Pierre Vallières dans son essai N***** blancs d’Amérique, quand il décrit les « parias » expédiés vers la colonie (25-26) :

Ne sont-ils pas, depuis l’établissement de la Nouvelle-France, au xviie siècle, les valets des impérialistes, les « n***** blancs d’Amérique » ? N’ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d’oeuvre à bon marché dans le Nouveau Monde ? Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d’origine. Après trois siècles, leur condition est demeurée la même. Ils constituent toujours un réservoir de main-d’oeuvre à bon marché.

Prologue

Le white trash tire ses origines du colonialisme de peuplement : il est le « déchet humain », indésirable et superflu, dont les empires se débarrassent en le déplaçant vers les colonies : « In grand fashion, promoters imagined America not as an Eden of opportunity but as a giant rubbish heap that could be transformed into production terrain » (Isenberg 2017 : 2).

La catégorie white trash se comprend également comme une classe sociale qui est construite comme une race : « the intersection of race and class remains an undeniable part of the overall story » (Isenberg 2017 : xxviii). Isenberg précise :

poor rural whites were categorized as somehow less than white, their yellowish skin and diseased and decrepit children marking them as a strange breed apart. […] poverty has been naturalized, often seen as something beyond human control. By this measure, poor whites had to be classified as a distinct breed. In other words, breeding was not about the cultivation of social manners or skills, but something far more sinister: an imposed inheritance.

Isenberg 2017 : xxvii-xxviii

Appartenant à une « race maladive » et comparé à du bétail, le white trash serait reconnu par ses déformations, ses blessures, ses dents manquantes et son trouble du langage. Toujours selon Isenberg, ses autres traits notoires seraient la paresse, une dépendance à l’alcool et à la saleté, lui qui appartient à une « degenerate class, prone to crime, immorality, and ignorance » (2017 : 137). Ces « esprits inertes » porteraient la marque indélébile de la stagnation intellectuelle (Isenberg 2017 : 180). La figure du white trash est aussi hautement genrée ; la femme white trash partage ces traits, mais la dégénérescence associée à ceux-ci se trouve amplifiée par le genre : la laideur, le manque de raffinement, le fait de parler une langue vulgaire et la promiscuité sexuelle sont en contradiction avec le script, très « propre », du genre féminin. C’est également la femme white trash qui porte l’essentiel du blâme de l’incapacité à engendrer une descendance saine, productive et mobile (Isenberg 2017 : xxvi). Parmi les stigmates qui affligent le white trash, le fait d’être sans terre (sans propriété) et l’impossibilité de la mobilité sociale sont les plus prégnants.

Du côté des États-Unis, l’expression white trash a connu une forme d’appropriation positive au courant des années 1980 :

Eventually, self-identified “white trash” who had come up in the world began defending their depressed class background as a distinct (and perversely noble) heritage. Before the end of the 1980s, “white trash” was rebranded as an ethnic identity, with its own readily identifiable cultural forms: food, speech patterns, tastes, and, for some, nostalgic memories. […] [“White trash”] was no longer to be categorized as an inferior “breed” (with undesirable genetic traits) so much as a product of cultural breeding that could easily be shed and later recovered—a tradition, or identity, that one did not have to shy away from in order to gain acceptance in mainstream society.

Isenberg 2017 : 270

Cette nouvelle conception du white trash, sans annuler l’autre, met en valeur une virilité brute, que l’on a notamment associée à certains hommes politiques aux origines humbles, comme le Président Clinton. L’identité white trash peut être utilisée comme stratégie électorale, en présentant un candidat comme étant « proche du peuple ». Cette fierté white trash, intrinsèquement liée à la masculinité, ne profite pas aux femmes, qui continuent à porter le fardeau et la responsabilité de cette « race dégénérée » : « women cannot wear “white trash” […] as a badge of honor » (Isenberg 2017 : 292).

Dans le contexte québécois, on peut définitivement parler d’une identité white trash, de l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Précisons toutefois que le white trash ne correspond pas exactement au « colon » tel qu’il est présenté par Alain Deneault dans Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe. Pour le philosophe, les « colons » sont « les petites mains de l’exploitation coloniale », ils ne sont « pas souverain[s] » et ils peuvent être considérés comme « une ressource humaine dans un pays où on fait “ressources” de tout » (Deneault 2020 : 13). Jusqu’ici, il y a concordance entre le white trash et le colon. Le mot « colon », transformé en une insulte au Québec, peut suggérer un manque de raffinement et d’éducation, ce qui rapproche aussi les deux figures. Toutefois, là s’arrête la comparaison, car le colon de Deneault est assimilable à la classe moyenne, l’auteur précisant que « l’histoire des colons […] accouche » de la « classe moyenne » (Deneault 2020 : 13). Pour le chercheur,

[l]e colon, c’est l’Albertain qui ne touche pratiquement rien du pétrole qu’exploitent des sociétés étrangères au détriment de sa sécurité ou de sa santé, en saccageant complètement l’habitat naturel du peuple cri du lac Lubicon, et qui se console d’y trouver un emploi instable mais payant. C’est l’Abitibien qui, dans ses forêts et ses mines, l’imite en cela.

Deneault 2020 : 14-15

Or, le white trash ne saurait être rapproché de la classe moyenne, puisque la pauvreté serait dans son ADN et constituerait l’une de ses tares indélébiles : les deux figures ne coïncident donc pas parfaitement.

La figure du white trash m’apparaît particulièrement prégnante à la fin des années 1960 et au début des années 1970, en raison de la prédominance de la rhétorique anti-coloniale qui a cours dans le Québec d’alors. Scott soulève que les signes afro-étatsuniens et franco-québécois y sont entremêlés et qu’on emprunte la dépossession noire pour montrer que les Québécoises et les Québécois francophones subissent une prolétarisation systémique (Scott 2014), montrée comme naturelle, depuis plusieurs décennies. La révolte gronde, comme en font foi les actions du Front de libération du Québec (FLQ), qui ont culminé avec la Crise d’Octobre 1970. Pour ma part, j’aimerais attirer l’attention sur les signes du white trash : même si les auteurs à l’étude ne se réclament pas explicitement de cette figure, elle est néanmoins à l’oeuvre dans la rhétorique anti-coloniale déployée dans l’écriture. Le white trash du Québec se distingue de celui de ses voisins du sud par l’impossibilité de sa valorisation : cette identité, qui demande à être dépassée, n’est appropriée que pour exacerber le statut de colonisé du peuple québécois, dans la foulée d’un discours « anticolonialiste ». Les années 1960 et 1970 forment un terreau fertile à l’analyse du white trash dans la culture québécoise et, pour cette raison, je me focaliserai en grande partie sur deux oeuvres issues de cette période de profonds bouleversements sur fond de misère franco-héréditaire.

2. Le white trash chez Pierre Vallières et Victor-Lévy Beaulieu

L’essai de Vallières, rédigé en prison et publié en février 1968, est rapidement devenu un incontournable du discours révolutionnaire québécois. Vallières s’applique à exposer le système à l’origine de l’oppression et du statut de subalterne des Québécois[3] francophones et blancs, tout en invitant ces derniers à la révolte. Pour ce faire, l’essayiste emploie et cherche à déconstruire la figure du white trash, mais sans la nommer. L’expression white trash, interchangeable avec le mot en « n » dans le propos de Vallières, aurait été un choix plus heureux et plus exact. Fait intéressant, le syntagme « white n****** » est également utilisé dans le contexte étatsunien, et donc anglophone, car Isenberg le liste parmi les synonymes de white trash (2017 : 320). Selon moi, la formulation « n***** blancs », par son appropriation de la lutte[4] et des larmes[5] des personnes noires, ne saurait être l’équivalent de white trash. Vallières aurait très bien pu opter pour cette dernière expression, car il exprime une forme de conscience de l’imaginaire du white trash et revendique même une filiation avec celui-ci. À propos de son troisième roman, l’auteur écrit :

Comme les personnages de Faulkner (Absalon ! Absalon ! et Le bruit et la fureur) […] mes héros, prisonniers de la grande noirceur, se débattaient dans une violence verbale à la fois terrifiante et terrifiée […] Et tout cela dans le paysage inchangé de Ville Jacques-Cartier : des taudis noircis, des rues poussiéreuses, des enfants nus et crottés, des hommes qui se saoulaient, des femmes qui blasphémaient.

Vallières, N***** blancs : 169

Bien que l’essayiste puise une partie de son inspiration dans le genre white trash[6] (Isenberg 2017 : 292) dont Faulkner est le chef de file, il s’en éloigne néanmoins d’un point de vue terminologique. Peut-être souhaitait-il absolument se distinguer des États-Unis – on sent bien chez l’auteur le désir de présenter ce pays comme étant en tous points différent du Québec –, ou peut-être que l’image n’était tout simplement pas assez forte. Deneault relève d’ailleurs qu’au Québec, « l’écrivain Jacques Ferron comptera parmi les rares à manifester […] un malaise » (2020 : 70) face à cet amalgame entre les conditions noire et autochtone et celle des Québécoises et des Québécois de langue française. Aux yeux de Ferron, « [n]ous ne nous sommes jamais trouvés dans une situation révolutionnaire et le portrait du colonisé de monsieur Memmi ne correspondait pas au nôtre » (Nadeau 2020 a : en ligne). Deneault renchérit : « Comment oser dire de ces Blancs arrivés de France en terre amérindienne pour y faire du commerce au moins d’égal à égal avec les peuples d’origine et, en certains cas, procéder à d’aliénantes frondes cléricales qu’ils sont “colonisés” ? » (2020 : 70).

Chez Vallières, l’un des ténors de ce discours « anticolonialiste », les white trash sont :

les crottés, les porteurs d’eau, les scieurs de bois, les cireurs de bottes, les manoeuvres, les gratte-papier anonymes et mal payés, les serveuses de restaurant, les mineurs, les « cheap workers » du textile, de la chaussure, des conserveries, des industries, des vêtements, des grands magasins, des compagnies de chemin de fer, des ports du Saint-Laurent, des terres de roche du Québec et des coopératives étranglées par les trusts.

Vallières, N***** blancs : 288

S’il expose les traits du white trash québécois, c’est pour mieux en montrer l’origine systémique. « [L]a grande majorité de la population, comme on dit familièrement “végète” et passe le temps à survivre » (Vallières, N***** blancs : 51) et le Québec compte des « millions de “non instruits”, d’affamés, d’analphabètes, de mendiants, de paysans, de chômeurs, de petits commis, de petits vendeurs et de salariés » (Vallières, N***** blancs : 68) en raison du capitalisme. Les Québécois francophones blancs de Ville Jacques-Cartier, qualifiée de « bidonville de Montréal » (Nadeau 2018 : en ligne) par l’historien et journaliste Jean-François Nadeau et aujourd’hui annexée à Longueuil, sont « dégénérés » (Vallières, N***** blancs : 107), « ne sont pas des hommes », sont « sales » et représentent « la “scrap” humaine du plus vaste territoire de la région métropolitaine » (Vallières, N***** blancs : 115), dans la mesure où leurs tares, non pas biologiques, sont celles de la société capitaliste, qui les régurgite après avoir consommé leur force de travail. Cette logique selon laquelle les « déchets humains » seraient responsables de leur(s) exclusion(s) a été théorisée par la chercheuse Cecily F. Brown, à qui l’on doit le concept de « garbagization ». Plus particulièrement, ce terme cherche à définir une dynamique sociale et sa rhétorique, qui utilise les déchets et les détritus comme métaphores pour désigner certains individus, ainsi définis comme des êtres jetables. Pour Brown, il s’agit d’un véritable système qui sert à renforcer et à réitérer les hiérarchies, notamment de classe. La « garbagization » est mise à mal dans les lignes de Vallières :

Et puis, n’est-il pas dans « l’Ordre » qu’il y ait des gens plus intelligents que d’autres, plus « travaillants », plus économes, moins ivrognes, moins paresseux, et qui réussissent plus facilement parce qu’ils sont plus « capables », plus sobres, plus instruits… plus riches aussi […] C’est impossible que tous nous autres, de l’est de la ville, de Saint-Henri et de la Pointe Saint-Charles, on ne soit qu’une bande d’« arriérés ». Et que tous ces maudits riches de Westmount, d’Outremont, et de Ville Mont-Royal soient plus intelligents que nous autres.

Vallières, N***** blancs : 63-64

C’est véritablement la figure du white trash qui est mobilisée par Vallières, pour montrer que la pauvreté qui afflige les Québécois francophones blancs est faussement naturalisée. L’auteur produit un autre exemple, plus implicite cette fois, de cette dynamique quand il mentionne « “les pauvres” [qui sont] devenus tout à coup des “ivrognes” pour l’épicier » (Vallières, N***** blancs : 104). Tel le négatif d’une photographie, le white trash permet d’exposer le système qui attribue la valeur et qui dévalue.

La critique beaulieusienne a pour sa part identifié le grotesque comme l’esthétique privilégiée par l’écrivain à travers toute son oeuvre (Vien 2014 : ii). Même s’il est tout à fait juste d’associer le grotesque à l’écriture de Beaulieu, il importe également de souligner la présence obsédante du white trash dans ses textes. D’ailleurs, cette figure est très certainement liée à la question du grotesque, ne serait-ce que dans sa parenté avec le corps grotesque, composé de « saillies, [d’]excroissances, [de] bourgeons et [d’]orifices » (Bakhtine 1982 : 316). Pour les besoins de cet article, je me concentrerai plus particulièrement sur le roman Un rêve québécois (1972), dont la rédaction a été réalisée avant, pendant et après Octobre 1970. Malgré son contexte d’écriture, la Crise est quelque peu mise à distance. Elle se profile néanmoins tout au long du récit, telle une menace. L’oeuvre se lit comme le long délire de Joseph-David-Barthélémy Dupuis, véritable incarnation du white trash, qui procède au meurtre ritualisé de sa femme, symbolique ou réel, nécessaire à la fin d’un état léthargique : le sien et celui, par extension, du peuple québécois. Karine Rosso et Alexis Lussier classifient Un rêve québécois parmi « [l]es textes les plus fous de Beaulieu […, qui] ne se détournent jamais complètement, chez lui, de la question la plus profonde qui est celle de l’Assomption du Québec à son propre destin politique, historique et symbolique » (2013 : 13). J’aurai également recours, mais dans une moindre mesure, au roman La Grande Tribu, oeuvre-synthèse de Beaulieu amorcée au début des années 1980, dans laquelle la figure du white trash est elle aussi représentée. Cet ouvrage se veut une saga historique qui retrace l’implantation des premiers colons français en terre autochtone, implantation qui se trouve à l’origine même de l’idée de white trash.

Dans les textes de l’écrivain, il est largement question de l’aliénation linguistique et culturelle des Québécois[7] francophones blancs. Selon Myriam Vien, l’inconscient collectif, « quelque chose de la mentalité québécoise et de notre incapacité en tant que nation à entrer dans l’histoire » (Vien 2014 : 36), passe par le grotesque. La figure du white trash vaut également pour aborder ces questions. Beaulieu imagine dans La Grande Tribu les origines du peuple québécois à partir d’une galerie de personnages mi-animaux, mi-humains qui présentent les traits du white trash : « Ces êtres symbolisent les fondements contre-nature de la nation canadienne-française et la tare génétique, imputable à cette race hybride, qui cause la dégénérescence du peuple québécois » (Vien 2014 : 4). Vien ajoute que « [l]es êtres éclopés et dépossédés qui habitent ces romans servent d’illustrations à la débandade de la société ressentie par l’écrivain, figurant comme les archétypes d’un peuple aliéné dans sa langue et dans sa culture » (2014 : 28-29). La figure du white trash est ainsi mobilisée pour expliquer l’immobilisme de la société québécoise : « tous les personnages, de par leur bagage génétique commun avec le cochon, sont plutôt condamnés à se mouvoir sur une ligne horizontale, incapables d’aspirer à l’élévation, à une meilleure condition » (Vien 2014 : 97).

L’impossibilité de l’ascension sociale des Québécois est la mieux incarnée par le personnage de Barthélémy que l’on trouve dans le roman Un rêve québécois. Le leitmotiv du « grand lit de ses vieux parents » (Beaulieu, Un rêve : 20 et passim) peut être compris comme le symbole du poids de l’héritage, de la transmission de la tare, de l’hérédité de la pauvreté, autant de facteurs qui empêchent de véritablement se mettre en mouvement. Comme le souligne Frédéric Rondeau, la société québécoise est « une communauté du manque, de l’impuissance, sans histoire et sans lieu, sans propriété et dépossédée d’elle-même » (2013 : 52-53). Décrit comme « lâche », « paresseux » et « soûlon » (Beaulieu, Un rêve : 12), Lémy est atteint de gangrène – son « pansement se gonfl[e] de sang et de pus et de douleurs » (Beaulieu, Un rêve : 25) – et il est « à moitié pourri » (Beaulieu, Un rêve : 42). Signe de la plus grande déchéance, le personnage se dégrade progressivement, car « la gangrène lui monterait dans les jambes, briserait la fermeté des muscles, noircirait la peau ; alors on l’amputerait, il ne resterait plus que des moignons » (Beaulieu, Un rêve : 104-105). Il est un grotesque personnage : « il se vit tel qu’il était, plissé et ridé, plein de points noirs sur le nez, la peau vineuse, les dents jaunes » (Beaulieu, Un rêve : 78) et il « p[ète] avec bruit » (Beaulieu, Un rêve : 40). « Il n’avait pas d’ouvrage, ça c’était entendu » (Beaulieu, Un rêve : 12), et sa parole est souvent rapprochée de bruits d’animaux, comme des « glapissements », des « croassements » (Beaulieu, Un rêve : 35) ou bien des hurlements de cochon (Beaulieu, Un rêve : 43). Ce personnage est l’illustration de l’inconscient collectif du peuple québécois, qui s’auto-sabote dans sa tentative de s’inscrire dans l’Histoire.

3. L’exclusion des femmes

Et le rôle des femmes, dans tout ça ? L’essai de Vallières confirme le côté genré du white trash. Si les femmes sont elles aussi les victimes du système, elles en sont également les complices selon l’auteur : « ma mère voulait me forcer à rentrer dans la passivité, la docilité, la résignation, l’humiliation, dont justement je voulais me délivrer une fois pour toutes » (Vallières, N***** blancs : 136). Selon la logique de l’essayiste, le plus grand opprimé au Québec serait l’homme blanc francophone, asservi par la femme, « patronne » des familles obsédée par son « devoir d’État » (Vallières, N***** blancs : 84) : les hommes seraient « vaincus par leur femme » (Vallières, N***** blancs : 86). Plus encore, Vallières « seems to be insisting that it is she [his mother], and not his father, who should answer for all the injustices that have been visited upon the French-Canadian people » (Roberts 2007 : 298). La femme appartient bien à la catégorie white trash en raison de l’oppression et de la misère qu’elle subit – elle est présentée comme une « esclave solitaire » (Vallières, N***** blancs : 80) –, mais elle ne saurait s’approprier cette identité, car elle serait, en quelque sorte, « une traîtresse à sa race » : elle en incarne la face dégénérée et irrécupérable, tandis que l’homme peut s’approprier la catégorie white trash et, une fois déconstruite, s’en servir comme d’un tremplin vers la révolution.

Non seulement la femme est perçue comme complice de l’Ordre qui opprime, mais elle est également présentée comme un être aux préoccupations futiles dépourvu de volonté de changer sa condition : « Ma mère se plaignait de ses maux de tête, de la platitude des émissions de radio, de la malpropreté de telle voisine… pendant que, m’efforçant de ne rien entendre autour de moi, j’écoutais ma révolte qui montait et réchauffait mon sang » (Vallières, N***** blancs : 72-73). Selon Roberts, « [t]he young Vallières’ increasing hostility towards his mother stems […] from her inability to transcend her own situation and to conceive of interests other than those of the family unit » (2007 : 297). Plutôt que d’expliquer le comportement de sa mère par son aliénation, ce qui aurait été en accord avec l’objectif de son essai, Vallières l’exploite comme un contre-exemple afin de mettre sa propre révolte en relief. Il se montre incapable, comme le remarque Roberts, « to conceive of women as partners in the revolutionary struggle » (2007 : 289).

Lorsqu’il ne les présente pas comme des traîtresses ou des personnes sans profondeur, l’essayiste met en scène des femmes pour les réduire à des objets sexuels dans des digressions sans rapport aucun avec son propos principal. Au sujet d’une amante, il dit : « j’éjaculais ma virilité dans une catin de soie précieuse. J’aurais pu aussi bien me masturber avec un mouchoir de luxe » (Vallières, N***** blancs : 171). Tout indique ici que la femme, issue d’un milieu plus aisé que Vallières, devient la cible d’une vengeance de classe par la manifestation d’une masculinité toxique : « J’eus envie de la gifler, de lui briser un disque sur la tête, de la noyer dans son bain » (Vallières, N***** blancs : 171-172). La représentation des femmes chez l’auteur, pourtant célébré pour sa solidarité tous azimuts, est particulièrement problématique. Jean-François Nadeau affirme que « Vallières était solidaire avec “l’immense classe des opprimés” » (2 020 b : en ligne), mais force est de constater que cette déclaration ne concerne pas les femmes, ni les personnes racisées, car l’universalité avancée par l’essayiste est profondément blanche et masculine (Scott 2014).

Chez Beaulieu, la femme est aussi porteuse d’une force contre-révolutionnaire. Dans Un rêve québécois, Jeanne-D’Arc, conjointe de Lémy, a tous les traits du white trash qui sont reprochés avec encore plus de violence aux femmes : elle est décrite comme étant paresseuse, vulgaire et facile :

Il pensa que la Jeanne-D’Arc était nue devant la télévision, à regarder le film niaiseux, les deux mains sur ses tétons lourds et bruns. […] La Jeanne-D’Arc est plutôt portée sus l’cul pis p’t’ête qu’a s’dit qu’une autre queue, ça décrasse. […] Baptême que ma p’tite femme est donc vulgaire ! C’t’à force de r’garder la TV, toutes ces programmes qui parlent rien que du cul !

Beaulieu, Un rêve : 12-13

On notera la ressemblance avec la description de la mère de Vallières, car ici aussi, la vacuité des femmes est associée à la consommation des médias, qu’il s’agisse de la radio, de la télévision ou du cinéma. Ainsi dépeintes, les femmes semblent plus susceptibles d’être corrompues par le discours ambiant, contribuant de ce fait à la force d’inertie nationale. Plus encore, « paresseuse pour faire des p’tits Mongols » (Beaulieu, Un rêve : 96-97), elle semble être la première responsable de l’immobilisme de la nation :

le bébé, coincé entre les jambes de la Jeanne-D’Arc, serait […] une tête d’eau dont la naissance symboliserait tout ce qu’il y avait de hasardeux, voire même d’impossible dans la survie souhaitée du monde […] La mort était sortie d’entre ses cuisses tandis qu’elle hurlait, la mort avait pissé d’elle, dans la honte et la peur. Détruire […] Et pleurer parce que rien n’avait jamais eu lieu et qu’à cause du bébé sans jambes et sans bras tout se bloquait pour l’avenir.

Beaulieu, Un rêve : 31 et 60

En plus de son incapacité à engendrer une descendance saine et mobile, la femme est infantilisante (elle dit à son conjoint : « [Viens-t’en, mon beau Lémy. Viens voir moman. A va donner du bon lailait à son Lémy] » [Beaulieu, Un rêve : 34]) et est complice du système en faisant les choses « selon les traditions » (Beaulieu, Un rêve : 53) et en accomplissant « tous les gestes recommandés » (Beaulieu, Un rêve : 67). Comme chez Vallières, la femme collabore avec l’Ordre : Jeanne-D’Arc entretient une relation intime avec Freddy, un policier, qui cherche à faire enfermer Barthélémy, à le contenir de façon permanente dans la marge.

Comme chez Vallières, la femme est le réceptacle de la vengeance du white trash : « Il l’avait rayée de sa vie, il en avait fait une chienne qu’il battrait à mort et sur le dos de laquelle il se vengerait de trop d’humiliation et de honte. (Moi, j’ai jamais rien eu de ma vie, câline, rien m’a appartenu, on m’a toujours tout enlevé, ben toi tu vas payer pour toute c’t’engeance) » (Beaulieu, Un rêve : 93). Pour le grand dépossédé qu’est le white trash, la femme serait sa seule et unique propriété, dont il peut disposer à sa guise afin de se soulager, du moins temporairement, de son positionnement (qui serait) tout au bas de l’échelle sociale. Selon une logique perverse, le mauvais traitement réservé aux femmes semble confirmer la « virilité », véritable pierre angulaire de la fierté white trash. Cette violence, sous la forme du viol, est également dirigée contre une infirmière qui prend soin de Barthélémy au centre « Dorémi » (Domrémy) : « Il aurait voulu mettre ses doigts entre les fesses de l’infirmière, la vider de son intimité, se venger sur elle des affronts qui lui étaient faits » (Beaulieu, Un rêve : 26). Dans les oeuvres de Vallières et de Beaulieu, la femme – le singulier est voulu ici, puisque les femmes sont indifférenciées dans les lignes des deux auteurs – est une traîtresse, elle est vide et elle a pour seule utilité de servir de défouloir à l’homme. La femme, la mère de Vallières et la Jeanne-D’Arc de Beaulieu, n’est porteuse que de la honte du white trash, et non pas de l’aspect révolutionnaire du renversement potentiel de sa condition.

4. Une condition à dépasser pour s’inscrire dans l’Histoire

Le stade du white trash est effectivement un état à dépasser pour accéder à l’Histoire, mais cette inscription dans l’Histoire implique d’effacer les groupes qui sont encore plus marginalisés et opprimés. Exit les peuples autochtones ainsi que les personnes noires et racisées, Vallières s’appropriant leur(s) dépossession(s) tout en les évacuant rapidement de sa réflexion. Il n’aborde pas de front la question autochtone au Canada, mais il se plaint d’avoir été évangélisé par les religieuses qui ont fait son éducation et se compare explicitement à une personne des Premiers Peuples[8] en utilisant le mot en « s » :

Elles se comportaient envers nous comme des missionnaires. Nous étions les s*******[9] du Pérou que les Blancs de la grande ville venaient instruire. […] Leur condescendance nous sous-développait, nous humiliait, nous portait à « retenir » constamment notre spontanéité… car nous avions peur d’avoir l’air trop s*******. Ah ! Maudite école qui nous constipait et nous paralysait ! Prison qui, jour après jour, nous assommait de leur écoeurante et maternelle bêtise !

Vallières, N***** blancs : 106, en italique dans le texte

L’essayiste se distancie de façon évidente de la question coloniale québécoise en évoquant les Autochtones du Pérou, et non pas celleux du Québec. Signalons au passage que l’extrait précédent traduit également un relent de misogynie, dans la mesure où c’est « l’écoeurante et maternelle bêtise » qui humilie et freine le potentiel des jeunes gens tandis que les soeurs incarnent l’Institution débilitante qu’est l’École. De surcroît, l’auteur dit rapidement que le racisme anti-noir ne concerne pas le Québec :

Au Québec, les Canadiens français ne connaissent pas ce racisme irrationnel qui a causé tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des États-Unis. Ils n’ont aucun mérite à cela, puisqu’il n’y a pas, au Québec, de « problème noir ». La lutte de libération entreprise par les Noirs américains n’en suscite pas moins un intérêt croissant parmi la population canadienne-française, car les travailleurs du Québec ont conscience de leur condition de n*****, d’exploités, de citoyens de seconde classe.

Vallières, N***** blancs : prologue

Pour les besoins de son argumentaire, l’essayiste ne saurait parler du privilège du white trash, car il cherche à montrer que celui-ci se situe tout au bas de l’échelle sociale, qu’« [é]tant déjà les plus écrasés, les pauvres ne peuvent dominer qu’eux-mêmes » (Vallières, N***** blancs : 61). C’est le white trash qui serait « l[e] plus dépourv[u] (matériellement, intellectuellement, techniquement) de moyens de conquérir le pouvoir et de le conserver » (Vallières, N***** blancs : 63). Mais comme le montre Gina Crosley-Corcoran dans « Explaining White Privilege to a Broke White Person », une personne qui est blanche et pauvre ne perd pas son privilège blanc, puisqu’elle ne vivra jamais de discrimination basée sur la couleur de sa peau (2014). La thèse de Vallières repose sur la négation de ce privilège, et la catégorie white trash sert particulièrement bien son propos, puisqu’elle est conçue à l’intersection de la classe et de la race.

Dans son essai, Vallières invite les Québécois à vaincre les catégories auxquelles on les assigne. S’il pense au mot en « n », je pense au white trash :

une action pratique, révolutionnaire et collective […] loin de tuer les nationalités et les individus leur donne, au contraire, l’occasion, s’ils réussissent à vaincre certaines « fixations » individuelles et collectives à des « catégories » périmées, de se mettre réellement en valeur (peut-être pour la première fois dans leur histoire).

Vallières, N***** blancs : 15

Cette mise en valeur nécessite un renversement de la catégorie du white trash, qui incarne une dévaluation absolue. Le militant précise qu’« [u]ne telle révolution, donc, signifie l’organisation d’une guerre anticapitaliste, anti-impérialiste et anticolonialiste » (Vallières, N***** blancs : 248). On comprend qu’il est question ici du statut de colonisé des Québécois francophones, car le white trash, que l’on imagine comme le plus grand des dépossédés, ne saurait être colonisateur à son tour. Cette guerre permettrait aux travailleurs du Québec de dépasser « l’insécurité ouvrière » en prenant le contrôle de la « politique économique et sociale » (Vallières, N***** blancs : 19) : c’est la mobilité qui manque si cruellement au white trash. Pour Vallières, le statu quo est intenable et si les Québécois francophones ne se mettent pas en branle, « ils demeureront encore, pendant des générations, “les n***** blancs d’Amérique”, la main-d’oeuvre à bon marché qu’affectionnent les rapaces de l’industrie, du commerce et de la haute finance, comme des loups affectionnent les moutons » (Vallières, N***** blancs : 19).

Pour que le peuple québécois parvienne à dépasser le stade de « race dégénérée », il doit se mettre en mouvement pour contrer l’immobilisme, la stagnation et la paresse associés au white trash, et cela passe par l’action potentiellement violente, seule capable de véritablement dé-ranger l’Ordre, car elle vient briser l’image de la tare héréditaire qui garde le white trash en place. Chez Beaulieu, il y a aussi une volonté de faire l’Histoire et de se sortir de la léthargie collective. C’est bien le désir de Lémy dans Un rêve québécois, qui « allait commencer quelque chose de noble, il ne savait pas quoi encore mais il était sûr qu’il passerait à l’Histoire » (Beaulieu, Un rêve : 13). Le désir de mouvement du personnage est un leitmotiv puissant dans le récit, démontrant ce à quoi aspire le protagoniste : « Les ressorts (il savait qu’il ne s’agissait pas de ressorts mais il aimait s’entendre dire ce mot-là qui était sonore, qui déclenchait en lui l’idée du mouvement, quelque chose comme une course folle de deux créatures épouvantées dévalant dans la rue des Récollets) » (Beaulieu, Un rêve : 21). La sortie de l’immobilisme passe non pas par la prise de conscience et l’action militante comme chez Vallières, mais par une certaine forme de virilité toxique et la violence faite à l’endroit des femmes : Lémy « était un membre qui avait été tenu trop longtemps bandé » (Beaulieu, Un rêve : 36). Tout le roman se lit comme un délire où le même scénario se répète, scénario dans lequel Lémy bat violemment Jeanne-D’Arc et tente de la tuer pour que quelque chose advienne :

Quand j’vas en avoir fini avec toi, tu s’ras pus qu’un p’tit tas d’guénille sus l’tapis. Pis moi j’vas pouvoir m’occuper d’ma vie. Il se leva, écarta les jambes, bomba la poitrine. Il était tout nu, le vent soufflait dehors, il avait la queue raide comme une barre de fer, l’eau du tonneau débordait sous le perron, et quelque chose trop longtemps attendue allait enfin arriver.

Beaulieu, Un rêve : 93

Tuer la femme permet non seulement de battre l’immobilisme, mais aussi de déconstruire le monde comme source d’aliénation : « Il la jeta par terre. Le bruit du coude frappant le chanteau de la chaise. Les éclairs rouges trouant l’espace, abolissant la vie, défaisant le monde comme un paquet de cartes lancé à bout de bras » (Beaulieu, Un rêve : 75). La libération du white trash passe par le meurtre de la femme, qui « était coupable de tout, qu’elle seule était le mensonge et la ruse » (Beaulieu, Un rêve : 73). Alexis Lussier souligne lui aussi « l’attentat fait au corps féminin [et qui] porte la violence à un point d’intensité sans précédent. […] on assassine, on viole, on déchire, on démembre, et c’est un véritable carnage, un extraordinaire débordement de cruauté et de vulgarité » (2013 : 20). Ainsi, seule une violence extrême, par ses éclatements et ses débordements, semble pouvoir venir à bout de l’inertie nationale. Cela semble correspondre à l’exploration « des cauchemars » qui « pourr[ait] éventuellement permettre d’échapper à “la condition québécoise” » (Lussier 2013 : 51) dont parle Rondeau, mais force est de constater que cette entreprise se fait aux dépens des femmes.

***

Il est manifeste que la figure du white trash permet de comprendre une certaine frange du discours nationaliste québécois et sa rhétorique anti-coloniale ainsi que le déni du colonialisme qu’il perpétue. Le white trash peut être vu comme une catégorie imaginaire qui trouve toutefois son origine dans des faits historiques, comme le statut de colonisé·e – Alain Deneault dirait « colon » – des Québécoises et des Québécois francophones, qui a laissé de profonds sillages dans l’imaginaire collectif, et leur situation de pauvreté endémique et systématique qui a longtemps prévalu. Mais le white trash est le résultat d’une exacerbation et d’une extrapolation de ces traits, utilisés pour servir différentes idéologies : à une certaine époque, la société anglo-dominante s’en est emparée pour naturaliser la pauvreté des francophones, et des nationalistes québécois s’en sont servis pour prouver qu’ils se trouvaient tout au bas de la hiérarchie et que white trash serait un synonyme du mot en « n », démontrant ainsi que nous vivons dans une société à race unique, celle des pauvres. Dans cette veine, le white trash québécois est sans pays et sans possibilité d’améliorer sa condition au sein du Canada. Approcher la société québécoise et sa littérature à travers le prisme du white trash permet non seulement d’aborder l’appropriation du discours racial, mais aussi le racisme et le sexisme qui traversent le récit national québécois, sans toutefois nier que les Québécoises et les Québécois ont elleux-mêmes été minorisé·e·s par le colonialisme dans le passé. Il est à parier que le white trash refait surface dans des moments de crise, alors que l’identité québécoise francophone blanche est particulièrement fragilisée. Le white trash est un sujet émergent et très prometteur en études québécoises, tant en histoire, en sociologie ou en sciences politiques qu’en études littéraires, car il s’agit là d’un pan de notre histoire littéraire qui n’a pas encore été exploré.