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Introduction

Le titre de cet article annonce le point de vue et l’analyse inhérents à l’examen qui sera fait dans ce texte des rapports entre les approches inductives et les approches critiques en recherche sociale. L’opposition de ces deux catégories, fil rouge de l’appel de textes et de certaines représentations de la littérature scientifique, impose une dichotomie et force une économie de nuances qui trahissent l’histoire et l’évolution de la recherche qualitative depuis son émergence au début du 20e siècle dans le monde occidental. Bien que cette histoire ait été ponctuée de tensions et de conflits relativement aux critères de scientificité devant déterminer les normes d’agencement des matériaux empiriques et des appareillages conceptuels et théoriques, il serait plutôt hasardeux de décréter le monopole des approches inductives sur le « terrain » et celui des approches critiques sur la théorie et l’abstraction (voir Brinkmann, Jacobsen, & Kristiansen, 2014). Seules l’ignorance de ces débats et la déhistorisation de la recherche qualitative en tant que paradigme scientifique permettent d’annoncer une réconciliation imminente entre ces deux entités grâce aux efforts délibérés de chercheurs qui auraient récemment entrepris d’accorder « une importance conjointe au terrain et à la théorie » (Luckerhoff, George, & Kane, 2016, p. 1).

La critique des modèles scientifiques dominants a été à l’avant-plan du développement et de l’affirmation des approches inductives et des approches critiques en sciences sociales tout au long du dernier siècle dans les écrits sur la recherche qualitative en général (voir Anadón & Guillemette, 2007; Brinkmann et al., 2014; Platt, 2003), et plus particulièrement dans le courant critique de la recherche qualitative (Crotty, 1998; Denzin, 2015; Kincheloe & MacLaren, 2005). Il en fut de même avec les questions méthodologiques, qui demeurent, de part et d’autre, au centre de questionnements, de débats, de conflits paradigmatiques, de réinterprétations, de reconfigurations, et de renouveau méthodologique (Denzin & Lincoln, 2018; Hesse-Biber & Leavy, 2010; Kuntz, 2015). Certains débats qui ont fait l’histoire de la recherche qualitative ont été vigoureux, parfois virulents. Mais c’étaient moins des distinctions fondamentales entre les approches inductives et les approches critiques qui étaient en jeu que des conceptions philosophiques divergentes, sinon diamétralement opposées (voir Brinkmann et al., 2014). D’ailleurs, au plan sémantique, le contraire d’une approche inductive est une approche déductive; le contraire d’une approche critique est une approche acritique. Le récit centré sur la conflictualité des approches inductives et critiques a donc de quoi intriguer. Cette représentation est-elle véritablement fondée?

Cet article défend l’idée qu’il n’existe aucune antinomie fondamentale entre les approches inductives et les approches critique en sciences sociales, mais que la problématisation de leurs rapports présente cependant un intérêt indéniable, celui d’ouvrir un espace de discussion où explorer de manière plus imaginative et moins conformiste le potentiel de la recherche qualitative pour améliorer le sort de l’humanité. Nous allons voir que certaines caractéristiques des approches inductives et des approches critiques peuvent être agencées de manière à formuler un problème de recherche crucial pour la recherche qualitative, qui concerne les ramifications philosophiques, éthiques et politiques du processus de recherche et des finalités de toute quête de savoir. Ce problème, qui a des manifestations matérielles, mérite des analyses et des débats le tirant de la marge vers le centre. Plusieurs chercheurs constatent, en effet, que lors de soutenances de thèse et dans l’évaluation d’articles et de demandes de subventions, les questions de méthodologie sont souvent traitées comme de simples problèmes techniques et procéduraux, ce qui traduit une vision instrumentale de la recherche qualitative (Kuntz, 2015; Swaminathan & Mulvihill, 2017). Le professeur américain Kuntz (2015) propose de substituer à ce purisme méthodologique une attitude éthique et solidaire qui admet le caractère politique de toute quête de savoir et qui veut exploiter le potentiel émancipateur de la recherche qualitative :

Toute quête de connaissances est forcément politique. […] Changer notre façon de concevoir et de mener des recherches implique nécessairement de changer notre interprétation du monde et nos manières d’agir; c’est là que réside le potentiel de la recherche qualitative pour contribuer au changement social[1] [traduction libre]

Kuntz, 2015, p. 12

Problématiser les rapports entre les approches inductives et les approches critiques est un travail de construction en plusieurs étapes qui ne peut être achevé dans un seul article; il y a dans ce projet la nécessité d’un travail collectif. La contribution visée par cet article est de surmonter certaines difficultés qui ont un caractère essentiel du fait qu’elles s’imposent avant même d’entreprendre la discussion. D’abord, les notions d’approches inductives et d’approches critiques ne sont au coeur d’aucune problématique distincte dans les écrits de la recherche qualitative, sinon que de manière incidente, par le truchement d’autres thématiques et débats. À quoi renvoient ces termes au juste? Comment les définir? Qu’est-ce qui justifie de les retenir?

Cet article comporte deux parties. La première partie va se pencher sur la difficulté terminologique, qui pose un risque sérieux de confusion et d’égarements inutiles. Il sera montré que des usages et des acceptions variables invitent à la prudence dans l’appréciation des rapprochements possibles entre approches inductives et approches critiques. On sera à même de constater qu’en précisant la signification de ces termes, l’ambiguïté ressort comme une ressource qui favorise l’élargissement du cadre habituel des discussions méthodologiques en sciences sociales.

La seconde difficulté qui se pose à l’effort de problématisation des approches inductives et critiques concerne leur rapprochement dans un rapport d’opposition : cette antinomie est-elle utile à la discussion? Nous verrons, dans la seconde partie du texte, que les approches inductives et les approches critiques forment des ensembles de nature différente et que leur opposition crée un faux parallélisme : les approches inductives concernent la dimension méthodologique de la recherche (approches, méthodes, techniques), tandis que les approches critiques se rapportent à la posture épistémologique et aux orientations théoriques. Il sera soutenu que l’opposition des approches inductives et des approches critiques est une source de confusion et de malentendus qui nuisent à la compréhension des unes comme des autres.

Au fil de l’argumentation, le courant critique de la recherche qualitative sera mis en relief en tant que carrefour où sont déjà engagées des réflexions stimulantes à propos des fondements philosophiques, éthiques et politiques de la recherche en sciences sociales. Élargissant le cadre habituel des discussions entourant la méthodologie, la problématisation des approches inductives et critiques proposée dans cet article va insister sur les fondements philosophiques qui procurent sa cohérence au processus de recherche. Une telle problématisation souligne la possibilité d’adopter une posture critique et engagée qui interroge les modes courants de validation des savoirs tout en refusant de réduire la méthodologie à une simple question d’intégrité des procédures formelles et techniques en recherche.

1. Une terminologie variable

Pour problématiser les rapports entre les approches inductives et les approches critiques, il convient d’abord de préciser le sens que revêtent ces expressions dans la littérature savante. La variabilité des usages et des acceptions complique toutefois la réalisation de cette tâche.

1.1 Trois acceptions courantes de l’expression approches inductives

Une approche inductive se rapporte à une démarche de compréhension de la réalité sociale qui combine deux mouvements de la pensée : le particulier vers le général, et le concret vers l’abstrait. Dans les écrits des sciences humaines et sociales, la notion d’approche inductive est toutefois utilisée au singulier et au pluriel pour désigner trois objets distincts. Un premier usage qualifie la logique d’investigation ayant présidé à la conception et à la réalisation d’une recherche (Chevrier, 2009). Une seconde acception désigne plutôt l’induction analytique en tant que méthode d’analyse de données ayant permis de générer les résultats. Un troisième usage courant situe la stratégie méthodologique conçue pour répondre à une question de recherche au sein d’une classe particulière de méthodes ou d’approches de la recherche qualitative ayant pour caractéristique de permettre la formulation de généralisations à partir de constats empiriques. De telles généralisations peuvent prendre diverses formes, incluant des théorisations ancrées, la révision de théories ou de concepts établis, et la formulation de nouvelles hypothèses ou pistes de recherche au sujet d’un phénomène social, d’un objet de recherche ou d’un champ d’études.

Comme logique d’investigation, l’approche inductive procède à l’inverse de la démarche hypothético-déductive (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Dans un texte de méthodologie de la recherche en sciences sociales, Chevrier (2009) explique que la conception d’un canevas de recherche procède, soit par l’identification de lacunes documentaires, conceptuelles, théoriques ou méthodologiques au sujet d’un phénomène social ou d’un domaine d’étude, suivie par la planification d’une stratégie de collecte et d’analyse de données, soit, à l’inverse, par la constatation et l’analyse systématique d’une situation pour la comprendre à travers une interprétation émergente. Il précise :

La première démarche, qui part de connaissances théoriques déjà établies pour les valider auprès de données empiriques, est déductive et vérificatoire [sic], la seconde, qui part de données empiriques pour construire des catégories conceptuelles et des relations, est inductive et générative. Dans la première, la théorie est en quête de données concrètes, dans la seconde, la réalité est en quête d’une théorie

Chevrier, 2009, p. 57, mise en forme originale

Comme méthode d’analyse, l’induction analytique est souvent décrite comme une démarche systématique de réduction, de condensation et de présentation des données qui vise à donner du sens aux données brutes ayant été recueillies (Miles & Huberman, 2003; Paillé & Mucchielli, 2008). Son emploi n’est cependant pas réservé à une démarche de recherche inductive ni au traitement de données qualitatives (Paillé, 2009a). La littérature savante fait état d’usages variés qui s’expriment sous forme de « généralisation empirique directe » (Blais & Martineau, 2006, p. 4), de révision des connaissances et des théories existantes, et parfois même, d’inférences statistiques. Ce constat rappelle l’importance de ne pas confondre l’analyse qualitative de données et l’analyse de données qualitatives (Paillé, 2009b), mais il montre également que cette confusion est malgré tout omniprésente dans les écrits de la recherche qualitative (Packer, 2011).

Ce qui ne simplifie pas les choses, c’est que l’approche inductive se concrétise aujourd’hui dans des formes variées en plus de s’affirmer de plus en comme une classe distincte de méthodes et d’approches de la recherche qualitative. Des textes qui ont examiné l’origine et l’évolution de cette méthode depuis les années 1930 montrent le caractère instable, ambivalent, et parfois polémique de la définition qu’ont donnée les chercheurs de l’induction analytique et des règles de mise en oeuvre qu’ils ont formulées (Brinkmann et al., 2014; Deslauriers, 2001; Paillé, 2009a; Platt, 2003). Le fait que ses principes et que son mode générique de fonctionnement (du particulier au général et du concret vers l’abstrait) soient maintenant constitutifs de nombre de méthodes et d’approches en usage dans les sciences sociales donne à penser que l’induction analytique, cet effort de construction de sens à partir de données brutes suivant diverses perspectives théoriques, est un aspect vital de la recherche qualitative et du paradigme interprétatif (Denzin & Lincoln, 2018; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Hesse-Biber & Leavy, 2010; Packer, 2011). En effet, l’ouvrage de référence conçu par Paillé et Mucchielli (2008), qui présente diverses méthodes pour l’analyse qualitative de données qualitatives, fait largement appel aux fondements épistémologiques et théoriques des méthodes inductives, dans un vocabulaire varié qui rend compte, de l’autonomisation de certaines méthodes et approches ayant été popularisées depuis les années 1980 dans les sciences sociales. Au rang de cette classe, on peut citer brièvement, en ce qui concerne les méthodes, l’analyse thématique et l’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2008), l’analyse qualitative de contenu (L’Écuyer, 1988) et les techniques d’enquête de terrain, telles que l’observation directe et les entretiens individuels (Cefaï, 2003). En ce qui concerne les méthodologies, on peut inclure la méthodologie de la théorisation enracinée (Guillemette & Luckerhoff, 2009), l’ethnographie (Bhavnani, Chua, & Collins, 2014; Cefaï, 2003), la méthode biographique (Mulvihill & Swaminathan, 2017; Peneff, 1990) et les diverses déclinaisons de la recherche-action et des approches créatives (Bradbury, 2015; de Lange, Mitchell, & Stuart, 2007; Packer, 2011).

Même si la notion d’approche inductive n’a pas un sens fixe et unitaire, il existe un consensus sur le fait que la recherche qualitative se définit comme un mode d’investigation du social qui est typiquement inductif. Anadón et Guillemette (2007) soulignent que la recherche qualitative se caractérise par « la construction progressive de l’objet d’étude », par l’ajustement progressif « à la complexité des phénomènes humains et sociaux », par la mise « en valeur de la subjectivité des chercheurs et des participants », par la combinaison de « plusieurs techniques de collecte et d’analyse des données » et, finalement, par le fait que « c’est généralement en partant d’une description du vécu quotidien que les interactions socio-culturelles sont étudiées, cette description étant conçue comme le premier degré de l’interprétation » (p. 30). Toutefois, puisque ces différentes composantes peuvent être intégrées en tout ou en partie selon des agencements variables, il serait plus prudent de résister à la tentation de tenir pour acquis que les approches inductives et la recherche qualitative s’équivalent.

Bien des recherches qui se définissent comme qualitatives sont entreprises et menées suivant une logique déductive d’investigation (Kuntz, 2015). Aussi, le recours à des données qualitatives n’est pas garant d’une analyse qualitative (Paillé, 2009b). Des spécialistes se demandent à quel point le développement de logiciels d’analyse de données qualitatives depuis les années 1990, qui automatisent le traitement des données et augmentent considérablement le volume pouvant être traité, a transformé, voire compromis, la signification traditionnelle de la recherche qualitative et la pratique foncièrement interprétative qui est censée la sous-tendre (Brinkmann et al., 2014). Selon certains, la notion même de recherche qualitative est devenue si polysémique et associée à une telle hétérogénéité de pratiques et d’approches qu’il est devenu difficile de la définir clairement (Denzin & Lincoln, 2018). Le professeur Packer (2011) va même plus loin en affirmant que plusieurs étudiants et chercheurs universitaires ne sont pas en mesure d’exploiter le plein potentiel de la recherche qualitative faute d’une maîtrise suffisante de ses fondements épistémologiques :

La recherche qualitative est, à mon avis, souvent mal comprise. Elle est souvent assimilée à tout type d’enquête qui n’utilise pas des chiffres [...]. Elle est souvent définie comme l’étude objective de l’expérience personnelle [ou] comme l’étude ethnographique de la culture et de l’intersubjectivité[2] [traduction libre]

Packer, 2011, pp. 2-3

Il est délicat d’utiliser le concept d’approches inductives comme catégorie générique en raison de son manque de manque de clarté conceptuelle et de cohérence interne. La section suivante va montrer que le concept d’approches critiques pose le même problème, ce qui accroît la difficulté de formuler une problématique de recherche à partir de ces deux catégories de référence.

1.2 Deux manières courantes de cerner les approches critiques : la Théorie critique et la théorie sociale critique

Les chercheurs qui ont tenté de définir la théorie critique ont souligné la polysémie du terme et le manque d’unité des usages et des acceptions parmi la communauté universitaire (Bhavnani et al., 2014; Crotty, 1998; Fuchs, 2016; Kincheloe & MacLaren, 2005; Kuntz, 2015; Swaminathan & Mulvihill, 2017). Les perspectives critiques en sciences sociales ont des assises épistémologiques variées, elles adoptent des orientations théoriques plurielles, elles sont développées dans plusieurs champs disciplinaires et interdisciplinaires, et les phénomènes qu’elles investiguent sont d’une grande diversité, se situant autant à l’échelle macrosociologique que méso ou microsociale (Charmaz, 2005). En revanche, les approches critiques présentent une certaine unité dans les fondements philosophiques qui les appuient, dans les orientations sociales et politiques qui les animent, et dans l’attention soutenue qu’elles portent aux rapports de domination, aux inégalités sociales et à la dignité humaine (Denzin, 2015; Denzin & Lincoln, 2018). Crotty (1998) souligne, en effet, que les approches critiques accordent une attention soutenue « aux relations de pouvoir qui organisent la société, afin d’exposer les formes existantes d’hégémonie et d’injustice »[3] [traduction libre] (p. 157), structurant les rapports sociaux et les conditions de vie des humains. C’est pourquoi les connaissances produites par les approches critiques sont souvent qualifiées de savoirs de rechange qui jouent une fonction de résistance envers les savoirs établis et les idées reçues. La production de ces savoirs différents est donc envisagée comme un engagement intellectuel qui s’incarne dans des formes concrètes d’action et d’intervention sur le monde. Denzin et Lincoln (2005) en résument bien l’esprit en affirmant :

Nous voulons bâtir des sciences sociales socialement engagées et à l’avant-plan des enjeux concernant la justice sociale, l’équité, la non-violence, la paix et le respect des droits de la personne à l’échelle planétaire. Nous ne voulons pas de sciences sociales qui prétendent pouvoir aborder ces enjeux seulement si elles le désirent. Nous sommes d’avis que cela n’est pas une option[4] [traduction libre]

p. 13

Il est impossible de dresser dans les limites d’un article une cartographie compréhensive des approches critiques. Pour la clarté du propos, il est cependant utile de discerner trois filières auxquelles se rapportent couramment les travaux menés dans une perspective critique : 1) en référence à la tradition de recherche développée sur la base de la pensée philosophique, sociologique et économique de Karl Marx (Fuchs, 2016); 2) en référence à un ensemble de perspectives théoriques qui fondent et nourrissent un mouvement engagé de la critique littéraire (Tyson, 2006); 3) en référence à un courant critique de la sociologie développé depuis les années 1960, aux frontières de la philosophie sociale et de la pensée politique et économique, centrées sur les enjeux d’égalité, de justice, de liberté, de démocratie et d’éducation transformatoire (Bhavnani et al., 2014; Denzin, 2015; Kuntz, 2015). Bien qu’elles ne soient pas mutuellement exclusives, ces filières posent quelques bornes sur un territoire qui ne se laisse pas cerner aisément. Elles permettent notamment de distinguer deux acceptions courantes de la théorie sociale critique : la Théorie critique (Critical Theory), nom propre et singulier, et la théorie critique, nom commun singulier ou pluriel (critical theory, critical social theory, ou critical theories selon les auteurs) (Fuchs, 2016).

1.2.1 La Théorie critique et l’École de Francfort

La Théorie critique est associée à ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’École de Francfort. Depuis la fin des années 1960, l’appellation désigne communément ce courant de pensée critique développé à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, sous l’égide de l’Institut de recherches sociales, dont la création fut financée en 1924 par le philanthrope Felix Veil qui souhaitait « offrir un cadre institutionnel propice aux échanges autour des idées marxistes »[5] [traduction libre] (Crotty, 1998, p. 125; Höhn, 2017). En 1933, quelques semaines après l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’Institut dirigé par Max Horkheimer (1895-1973) fut perquisitionné et fermé par la police allemande pour cause d’hostilité envers l’État (Crotty, 1998). Le nazisme, l’antisémitisme et la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) forcèrent ensuite à l’exil les chercheurs qui étaient formellement ou officieusement liés à l’Institut, dont Theodor W. Adorno (1903-1969), Erich Fromm (1900-1980), Walter Benjamin (1892-1940)[6], Georg Lukàcs (1885-1971) et Herbet Marcuse (1898-1979). Sous la direction de Max Horkheimer, l’Institut a toutefois réussi à poursuivre ses activités, grâce à l’appui de l’Université Columbia, à New York, qui a accueilli les membres parvenus à immigrer aux États-Unis. Après des années américaines turbulentes et une fois la guerre terminée, l’Institut fut remis sur pied à Franfort-sur-le-Main, officiellement en 1951 (Crotty, 1998; Jay, 1977/1989). Même si seuls quelques membres d’origine y retournèrent, de nouveaux s’y joignirent au cours des années suivantes, dont le jeune Jürgen Habermas (1929 -), appelé à devenir une figure emblématique de la Théorie critique à compter de la fin des années 1960 (Bronner, 2011; Höhn, 2017). Aujourd’hui, l’Institut est dirigé par le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth (1949 -)[7].

Alors que la notion d’école en sciences sociales suggère une homogénéité, il importe de noter que l’École de Francfort n’a jamais été caractérisée par quelque unité épistémologique, théorique et méthodologique que ce soit (Bronner, 2011; Crotty, 1998), mais que les travaux réalisés sous son égide expriment un projet social et politique d’émancipation, d’égalité, de paix et de justice « fondé sur la raison et la liberté » (Höhn, 2017). Ce projet passe par l’élaboration d’une théorie critique de la société à l’encontre de la pensée scientifique classique qui miroite la réalité plutôt que s’efforcer de la changer (Horkheimer, 1937/1974). Le projet de l’Institut de recherches sociales consiste donc à développer un marxisme scientifique en mesure d’analyser et de remettre en question l’ordre social bourgeois qui, dans la société capitaliste, laisse le patronat exploiter le prolétariat à ses propres fins, privant ce dernier de sa liberté et de sa dignité (Jay, 1977/1989; Paolucci, 2011).

Plusieurs ont souligné que les chercheurs d’hier et d’aujourd’hui qui inscrivent leurs travaux dans la tradition de pensée initiée par l’École de Francfort continuent de voir la Théorie critique comme un outil pour diagnostiquer les injustices du présent et envisager des voies concrètes de changement social, politique et économique (Bhavnani et al., 2014; Bronner, 2011; Crotty, 1998; Denzin, 2015; Fuchs, 2016; Kincheloe & MacLaren, 2005; Kuntz, 2015; Vincent, 1976). Même si des stratégies méthodologiques diverses et parfois même divergentes peuvent être empruntées pour accomplir ce projet, et malgré certains égarements dans un langage parfois élitiste ou un jargon peu accessible, la préoccupation envers les problèmes du présent et l’émancipation des groupes sociaux subordonnés ont été et demeurent au centre des préoccupations des chercheurs (Bronner, 2011; Höhn, 2017; Vincent, 1976). L’absence de consensus, les divergences de perspectives analytiques, le pluralisme méthodologique et les ancrages épistémologiques variés que révèle l’éclectisme de cette pensée incarnent l’esprit même de la critique. La Théorie critique critique la société, mais elle critique aussi la Théorie critique (Bronner, 2011; Crotty, 1998; Jay, 1977/1989; Vincent, 1976).

1.2.2 La théorie critique comme champ non unitaire en constante évolution

Selon Crotty (1998), l’effet du monopole de l’École de Francfort sur le terme critique a éclipsé pendant longtemps la richesse et la diversité des pensées critiques et de leurs modes engagés d’investigation savante dans plusieurs disciplines, champs de recherche et espaces géolinguistiques. La notion de théorie critique, avec des lettres minuscules, corrige ce manque de reconnaissance en conférant à l’épithète critique un caractère généraliste et inclusif.

C’est l’approche retenue par la professeure américaine Tyson (2006) dans un ouvrage synthèse qui s’efforce de présenter une cartographie synthétique de la théorie critique contemporaine. Le marxisme, la critique socialiste et les auteurs couramment associés à l’École de Francfort y sont replacés au sein de configurations où se rencontrent diverses influences théoriques. La cartographie dressée par l’auteure comprend, entre autres, le structuralisme critique, le courant critique de la psychanalyse, le déconstructivisme, la nouvelle critique littéraire, les études culturelles, le féminisme, les études postcoloniales, les études africaines et les études sur la sexualité, également qualifiées d’études gaies, lesbiennes et queer. Aucune cartographie n’étant parfaite, et peut-être parce que l’ouvrage a pour champ d’application les études littéraires américaines, l’inventaire fait peu de place à un auteur qui a pourtant exercé une influence remarquable sur les sciences sociales depuis les années 1960, le pédagogue brésilien Paolo Freire, pour qui il ne peut exister de recherche critique sans pensée critique émergeant de l’action-réflexion (Crotty, 1998). Cette vision d’une théorie-pratique (appelée praxis), qui est tout à fait dans l’esprit de la Théorie critique (Freire est un marxiste), n’est pas étrangère avec le fait qu’aujourd’hui encore, les approches de recherche critiques « mettent en cause les idéologies dominantes et entreprennent des actions en faveur de la justice sociale »[8] [traduction libre] (Crotty, 1998, p. 157). Ce constat souligne que les approches critiques n’incarnent aucune volonté d’abstraction pure; bien au contraire, elles sont fermement ancrées dans la réalité du monde vécu, qu’elles tentent de comprendre et d’analyser à travers diverses stratégies analytiques d’où ne sont exclus ni les données empiriques ni le travail de théorisation.

Les expressions Social Justice Studies et Critical Social Sciences sont de plus en plus utilisées pour désigner les approches et les perspectives de recherche critiques. En tant que paradigme critique de la recherche qualitative au sein du courant interprétatif (Crotty, 1998; Denzin & Lincoln, 2018), les approches critiques partagent certains points communs qui les distinguent d’autres courants de la recherche qualitative; ces différences se situent surtout aux plans épistémologique et théorique.

La posture épistémologique des approches critiques est généralement antipositiviste. Le marxisme, le féminisme, la pensée postcoloniale et la théorie queer sont des perspectives théoriques couramment associées au paradigme critique (Bhavnani et al., 2014; Denzin, Lincoln, & Guba, 2011; Strega & Brown, 2015). Même si elles sont privées d’unité méthodologique, les approches critiques ont produit une abondante littérature méthodologique qui offre des réflexions approfondies sur l’importance d’établir une cohérence entre cette posture engagée de la recherche et la mise en oeuvre de l’investigation dans des procédures méthodologiques. La recherche critique a recours à toutes les techniques classiques de cueillette de données utilisées en recherche qualitative, comme les entretiens, l’observation, l’analyse de documents, les groupes de discussion et les récits de vie. Mais elle a aussi adapté certaines approches méthodologiques pour mieux servir ses objectifs et inventé, de plus, ses propres stratégies, comme les méthodes créatives et participatives et certaines déclinaisons de la recherche-action (Bhavnani et al., 2014; Bradbury, 2015; Charmaz, 2005; de Lange et al., 2007; Strega & Brown, 2015).

C’est que les approches critiques adoptent une conception politisée des processus de production des savoirs et elles exigent, de plus, une attitude réflexive et éthique qui dépasse une vision strictement légaliste de l’éthique et procédurale de la méthodologie. La recherche critique rejette la traditionnelle dichotomie sujet/objet, tout comme elle rejette la prétention à l’objectivité des savoirs et à la neutralité des chercheurs. Toute connaissance est le produit d’un contexte sociohistorique; de là découlent la possibilité de créer des savoirs de rechange aux savoirs dominants qui oppriment, comme le savoir colonial et le savoir androcentrique, et d’actualiser, ainsi, le potentiel émancipateur de la recherche qualitative. Le chercheur qui croit occuper une position neutre et objective, ou qui croit devoir se situer en retrait de la société pour réaliser un bon travail de recherche, se prive de son humanité dans sa quête de savoir; il en va de même pour les participants, qui sont alors traités comme de simples informateurs, comme « un terrain » où pratiquer des extractions de données. Une approche critique interroge le rôle du chercheur dans le déroulement et sur les résultats de la recherche. Les chercheuses canadiennes Strega et Brown (2015) croient que cette approche a pour particularité de s’exprimer dans une pratique de recherche anti-oppressive, décolonisante et émancipatrice. Ces auteures soulignent :

Toutes les décisions méthodologiques […], du choix du sujet à la sélection du terrain, en passant par les aspects les plus subtils de la relation avec les participants, ainsi que la sélection des moyens de diffusion des résultats, ont une portée sociale et politique et déterminent la capacité de nos travaux à contribuer à la justice sociale[9] [traduction libre]

Strega & Brown, 2015, p. 7

Cette conception rejoint la position de Kincheloe et MacLaren (2005), qui ont proposé les termes de critical researcher, criticalist et critical inquiry pour souligner que c’est la personne animée d’un esprit critique et de convictions morales et politiques qui met en oeuvre la recherche critique. Leur suggestion de parler de théorie critique au singulier, avec des lettres minuscules, permet de désigner ce domaine diversifié et non consensuel que forment les théories critiques comme une forme de pensée, d’action et d’intervention sur le monde qui n’est pas dépareillée malgré son éclectisme. Selon Kincheloe et MacLaren (2005), la théorie critique ne peut et ne pourra jamais être cernée et contenue une fois pour toutes, sinon qu’en faisant de son caractère évolutif, pluriel et non unitaire les aspects cruciaux de sa définition.

La notion d’approches critiques présente l’intérêt de donner des contours et une certaine cohérence à une production savante qui est foncièrement hétérogène, changeante, et privée d’unité méthodologique. En revanche, cette dénomination comporte des risques de confusion, car en plus d’effacer l’hétérogénéité et le caractère fuyant du domaine qu’il cherche à contenir, le terme approches critiques établit un faux parallélisme avec la notion d’approches inductives, qui renvoie exclusivement, pour sa part, à la dimension méthodologique du processus de recherche. Il devient alors difficile de cerner de façon univoque le territoire où pourrait prendre forme une problématisation des rapports entre les approches inductives et les approches critiques. S’il va de soi que les approches critiques sont plus naturellement inductives que déductives, le raisonnement déductif et les modèles théoriques spéculatifs n’en sont pas forcément exclus.

2. Une opposition source de malentendus

La confusion que peut semer la mise en rapport des termes approches inductives et des approches critiques n’est pas seulement attribuable aux significations et aux usages instables que l’on trouve dans les écrits en sciences sociales. Les deux termes renvoient aussi à des dimensions distinctes du processus de recherche qui se situent à des niveaux ne permettant pas leur comparaison. Leur mise en opposition crée une fausse dichotomie, mais aussi, un faux parallélisme. Le schéma qu’a proposé Crotty (1998) pour représenter le processus de recherche en sciences sociales, reproduit ci-après dans la Figure 1, permet d’expliciter ce constat.

Les boîtes imbriquées dans la Figure 1 illustrent que dans un projet de recherche, la cohérence de l’investigation s’accomplit par la congruence de quatre dimensions du processus de recherche qui sont intimement liées : l’épistémologie, la perspective théorique, la méthodologie et les méthodes (Crotty, 1998). Les méthodes correspondent aux techniques de collecte de données et de traitement de celles-ci, tandis que la méthodologie renvoie à la stratégie générale de recherche qui se concrétise notamment par le choix d’une approche particulière, jugée adéquate pour répondre aux buts de la recherche. Pour leur part, la perspective théorique et l’épistémologie forment les fondements philosophiques et théoriques qui justifient les choix méthodologiques, en termes de logique d’investigation (inductive ou déductive), d’approche méthodologique générale, de sélection de méthodes et de réalisation concrète de la recherche. De nombreux agencements sont possibles, mais la cohérence entre les fondements philosophiques de la recherche et la démarche d’investigation mise en oeuvre pour répondre aux besoins de la recherche doit faire l’objet d’une vigilance particulière (Crotty, 1998).

Figure 1

Les quatre éléments fondamentaux d’une recherche en sciences sociales selon Crotty (1998, p. 4). Traduction : en commençant par le haut : épistémologie, perspective théorique, méthodologie, méthodes.

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En sciences sociales, les théories qui permettent d’appréhender des phénomènes sociaux ou des thématiques disciplinaires ou interdisciplinaires sont innombrables : théories de l’action collective, théories économiques, théories de la démocratie, théorie des rôles sociaux, théories de la déviance, théorie des champs sociaux, et la liste continue. Mais une théorie n’a de cohérence et de crédibilité que dans sa référence à un cadre épistémologique. La décision de recourir à une théorie ou à une perspective théorique particulière pour étudier un problème de recherche trouve sa cohérence et sa justification dans la posture épistémologique endossée par le chercheur, même si celle-ci n’est pas toujours manifeste. L’épistémologie, en effet, est une théorie de la connaissance qui précise ce qui peut être connu à propos du monde dans lequel nous vivons et comment cette connaissance peut être produite et validée : cette posture détermine le genre de questions pouvant être posées, mais également les conditions de cohérence interne de la recherche puisque les critères de scientificité varient selon l’épistémologie (Denzin & Lincoln, 2018). C’est sur ce plan que peuvent être introduits des questionnements permettant de tisser des liens fructueux entre les approches inductives et les approches critiques.

2.1 Ce sont des fondements philosophiques qui confèrent un caractère critique à une recherche

Une recherche ne peut être désignée critique au seul motif que les écrits et un champ de recherche ont été analysés rigoureusement pour en identifier les manques et lacunes : cela est le passage obligé de toute démarche d’enquête. Ce qui donne un caractère critique à une recherche est la pensée sociale critique qui l’anime, son recours à des théories et à une épistémologie critiques. Sur ce point, il est possible de dissiper certains malentendus courants dans les écrits de la recherche qualitative en faisant appel aux distinctions fort utiles que propose Crotty (1998) entre les épistémologies objectiviste, constructiviste[10] et subjectiviste[11].

L’objectivisme est une conception de la connaissance qui postule l’existence d’une réalité indépendante de la conscience humaine. Le constructivisme offre une vision opposée à cette conception : aucune réalité ne peut exister en dehors de la conscience et de l’activité humaines. C’est à travers leurs interactions continues avec leur environnement que les êtres humains construisent des interprétations particulières et socialement partagées de la réalité.

Crotty distingue un constructivisme qui insiste sur la construction individuelle du sens à l’échelle quotidienne, et un constructivisme social, qui situe la construction individuelle de significations sociales dans un cadre sociétal collectif, culturel et historisé. Cette dernière conception voit dans la construction sociale de la réalité un processus social marqué par des rapports sociaux, des forces historiques et l’empreinte durable de la culture. Cette vision offre un degré élevé de cohérence avec l’univers des théories critiques, car elle conçoit que la construction sociale de la réalité n’est ni neutre, ni aléatoire, ni entièrement autonome dans ses manifestations individuelles; elle est plutôt façonnée par des schémas de pensée hérités qui ont été historiquement portés par des intérêts particuliers, souvent alignés sur ceux des dominants.

Quant au subjectivisme, Crotty l’associe au courant postmoderne, qui rejette le postulat d’une réalité fixe et unitaire dont l’intelligibilité reposerait sur des référents sociaux et culturels communs. Au sein de l’épistémologie subjectiviste, la réalité est le fruit de la créativité et de la subjectivité humaines : la réalité est une convention arbitraire, fictive et fluctuante, à laquelle le langage permet à la conscience humaine d’accéder. Lorsque mise en oeuvre au sein de perspectives théoriques telles que le structuralisme et le poststructuralisme, cette épistémologie peut prendre une connotation critique. C’est le cas de travaux menés par des auteurs, tels Judith Butler, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Michel Foucault, pour n’en nommer que quelques-uns. Dans une épistémologie subjectiviste, la vérité est un phénomène variable, instable et incertain; elle ne peut pas être connue de manière définitive et univoque. Le constat montre que les approches critiques ne se situent pas seulement dans l’épistémologie du constructivisme social et que ce dernier est une variante critique d’un paradigme interprétatif. En effet, un large pan de la recherche qualitative se réfère au courant interprétatif dans une acception qui intègre une vision compréhensive des finalités de la recherche : cette approche vise la description de la réalité sociale, souvent à partir du point de vue des acteurs (Anadón & Guillemette, 2007), sans finalité critique ni horizon de changement social. Il importe donc de distinguer le courant critique en recherche qualitative en tant que l’une des déclinaisons théoriques du courant interprétatif en sciences sociales (Denzin & Lincoln, 2018) ou en tant que paradigme de la recherche qualitative (Denzin et al., 2011)[12].

Si l’on revient à la Figure 1 qui illustre les quatre dimensions du processus de recherche, on voit mieux apparaître les raisons pour lesquelles les approches inductives et les approches critiques ne peuvent être comparées ni opposées. La Figure 2 révisée, présentée ci-après, montre en effet que les deux approches concernent des dimensions différentes du processus de recherche. Les approches inductives font référence aux méthodes et à la méthodologie, tandis que les approches critiques se rapportent à la perspective théorique et à la posture épistémologique.

Figure 2

Les niveaux distincts auxquels correspondent les approches inductives et les approches critiques dans le processus de recherche. (Figure 1 modifiée, basée sur Crotty, 1998, p. 4). Traduction : en commençant par le haut : épistémologie, perspective théorique, méthodologie, méthodes.

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Ce qui détermine qu’une approche est inductive concerne sa logique générale d’investigation et son mode de traitement des données; cette investigation sera qualifiée de critique si son ancrage théorique et épistémologique est aligné sur la pensée critique. Inversement, ce qui qualifie de critique une approche de recherche relève de sa posture épistémologique et théorique. Si cet ancrage aboutit à des décisions méthodologiques se rapportant aux approches inductives, on peut parler de conjonction entre approches inductives et critiques. Même si la chose est fréquente, elle n’est pas obligatoire ni automatique. La recherche qualitative critique se veut toutefois un territoire particulièrement propice à la problématisation des rapports entre approches inductives et critiques, car elle combine les deux assez fréquemment.

2.2 Dissoudre certains malentendus

La sélection d’une approche méthodologique inductive peut découler d’une logique d’investigation déductive, c’est-à-dire pour répondre à un problème de recherche construit à partir des lacunes existantes dans la littérature savante, et s’inscrire dans une épistémologie objectiviste. Une recherche menée dans une perspective critique peut porter sur un problème de recherche formulé de manière inductive ou déductive, et peut faire appel à une démarche inductive ou déductive selon ce qui est le mieux approprié aux buts de la recherche. Il n’existe pas d’antinomie a priori entre les approches inductives et les approches critiques. La perception du contraire met probablement en jeu une méconnaissance imputable aux fausses dichotomies, souvent colportées par les manuels de méthodologie des sciences sociales, entre recherche qualitative et recherche quantitative, entre recherche théorique et recherche empirique, également entre théorie et pratique.

Selon Crotty (1998), il pose problème que l’épistémologie constructiviste en soit venue à incarner l’esprit même de la recherche qualitative, car nombre de chercheurs qualitatifs s’en réclament désormais sans fournir d’explication sur le sens et la portée de cette posture dans le contexte de leur recherche (voir Packer, 2011). En effet, contrairement à la recherche critique, la recherche qualitative n’est pas anti-objectiviste, et de fait, nombre de recherches qualitatives sont menées dans une perspective objectiviste, parfois en se réclamant pourtant du constructivisme (Crotty, 1998). C’est la critique qu’a formulée Charmaz (2005), par exemple, à l’endroit d’un usage assez courant de la méthodologie de la théorie enracinée (MTE), où une épistémologie objectiviste, d’influence positiviste ou postpositiviste, sert souvent de fondement à une démarche qualifiée de constructiviste. Selon elle, il importe de mettre à profit cette méthodologie de recherche au service d’une quête de savoir critique et de justice sociale qui problématise son héritage positiviste et qui offre des interprétations critiques de la réalité sociale (Charmaz, 2005). Le haut degré de sophistication qu’a atteint cette approche méthodologique semble effectivement en porter plusieurs à accorder une attention considérable au respect des procédures et des aspects techniques de celle-ci, justement élaborés pour établir la scientificité de la méthode (Brinkmann et al., 2014; Platt, 2003), et ce, aux dépens d’une interprétation sociologique. Charmaz (2005) invite à résister à la croyance en la transparence des données et des concepts et d’ancrer le processus de recherche dans une vision constructiviste et critique qui dirige l’attention vers les ramifications sociales et politiques des constats empiriques, de même qu’en sélectionnant des sujets d’étude se rapportant aux structures sociales et aux rapports de domination.

La perception d’une antinomie constitutive entre approches inductives et approches critiques a peut-être une explication historique qui met en jeu une confusion entre la critique de l’empirisme comme courant théorique en recherche sociale, et le travail de recherche basé sur des matériaux empiriques ou s’y référant pour appuyer ses constructions théoriques. Or la critique de l’empirisme est une critique du paradigme objectiviste, non une critique des approches inductives, ni même un rejet des matériaux empiriques en recherche. Horkheimer, qui a été un vigoureux critique de l’empirisme (notamment sous la forme du pragmatisme américain et de l’empirisme logique), a lui-même étayé ses travaux sur des données empiriques et fait valoir l’importance d’une théorie qui n’est pas détachée de la réalité concrète (Horkheimer, 1937/1974; Jay, 1977/1989; Vincent, 1976). La critique de l’empirisme n’est pas une remise en question du recours aux données empiriques en sociologie, elle est une critique du mode de raisonnement particulier que privilégient les diverses déclinaisons de l’épistémologie objectiviste. L’Institut de recherches sociales, qui avait dès sa fondation pour objectif de développer une théorie critique de la société capable d’articuler théorie et action, en a critiqué la fausse prétention à la neutralité de même que le caractère purement descriptif, qui fait obstacle à la problématisation du statu quo. Avec éloquence, Horkheimer (1937/1974) a fait valoir que la recherche sociale ne peut se contenter d’avaliser les arrangements sociaux; ces arrangements sont le produit de conjonctures historiques et la recherche critique a pour tâche de les remettre en question pour proposer de nouvelles interprétations du réel qui permettent d’envisager une société et un avenir différents.

Les motifs des interprétations erronées ont aussi des explications sociales, historiques et politiques qu’il n’est pas possible ici d’explorer dans le menu détail. Mentionnons seulement que les membres de l’École de Francfort ont travaillé dans l’adversité, en Allemagne comme aux États-Unis. Leurs collègues américains, qui s’efforçaient de réformer les sciences sociales alors dominées par le courant objectiviste, étaient également en butte aux normes et aux conventions de la recherche scientifique modelées sur les sciences naturelles (Brinkmann et al., 2014). Ils innovaient dans leurs propres facultés et départements universitaires en tentant d’élaborer et d’affirmer une vision de la recherche sociale ancrée dans la réalité urbaine et mise au service de la discussion publique; leur posture était critique à maints égards, mais dans un sens différent. Bref, la position marginale des uns et des autres dans l’espace scientifique américain a peut-être exacerbé le sentiment de devoir se situer dans un rapport de conflictuel avec les positions des uns et des autres.

Assimiler l’approche matérialiste de la culture et le dialectisme historique de l’École de Francfort à de l’abstraction philosophique est réducteur. De même, le développement de la sociologie urbaine aux États-Unis, qui est historiquement associé à l’émergence d’approches méthodologiques inductives, n’était pas aussi anti-théorique que certains l’ont suggéré. On aurait également tort de conclure que la Théorie critique, parce qu’elle n’affirme pas la préséance des données empiriques sur le cadre théorique et l’appareillage conceptuel, aurait été ou serait une forme de connaissance anti-empirique. La Théorie critique est fortement préoccupée par la réalité concrète, cependant elle ne réduit pas celle-ci à des données empiriques. Des fondements philosophiques distincts procurent des bases différentes pour légitimer la production de connaissances et orienter l’interprétation des données dans des directions particulières (Charmaz, 2005; Crotty, 1998). Pour plusieurs chercheurs qualitatifs du courant critique, cette diversité produit un multiperspectivisme qui enrichit la compréhension que l’on peut développer de l’expérience humaine, celle-ci ne pouvant jamais être cernée une fois pour toutes, sans filtre, dans toute sa richesse, sa pluralité et ses contradictions (Denzin & Lincoln, 2018).

Conclusion : Une approche critique du processus de recherche

Cet article a montré qu’une base de discussion viable au sujet des approches inductives et des approches critiques en recherche sociale passe par une problématisation de ces deux entités, mais que cet effort nécessite un détour pour préciser les sens multiples que recouvrent ces termes en recherche sociale, de même que pour débusquer le faux parallélisme issu de leur opposition. Les généralisations au sujet de l’une comme de l’autre sacrifient trop de nuances; leur opposition est, de plus, source de confusion et de malentendus. L’analyse proposée introduit quelques repères utiles pour réaliser un rapprochement propice à des discussions animées au sujet de la méthodologie en recherche sociale. Rapprocher les approches inductives et les approches critiques peut faciliter le déplacement des questionnements méthodologiques courants, qui sont trop souvent dominés par un souci de pureté méthodologique, vers des discussions approfondies qui interrogent le sens même de l’activité scientifique. De telles interrogations soulèvent aussi une remise en cause de la hiérarchisation des savoirs, elles suscitent un examen approfondi des fondements sur lesquels diverses épistémologies réclament leur prétention à la vérité, et elles ébranlent la croyance selon laquelle ignorer les rapports de pouvoir inhérents à la société et à la production de connaissances constitue une position de neutralité et d’objectivité.

Progressivement s’est construite l’idée que le courant critique de la recherche qualitative est le point de rencontre où la synergie des approches inductives et critiques est optimisée dans les écrits méthodologiques. Comme paradigme au sein du courant interprétatif, la recherche critique est un espace où sont engagées des réflexions qui résistent au réflexe courant qui circonscrit la méthodologie à un ensemble de procédures d’extraction et d’analyse de données suivant une conception objectiviste de la connaissance. Une approche critique souligne que la cohérence d’une investigation ne se situe pas dans le degré de conformité atteint dans l’application des règles et des procédures techniques associées à une méthode ou à une approche méthodologique, mais dans l’inscription de la méthodologie dans des fondements philosophiques qui lui donnent un sens, une cohérence et une légitimité. La rencontre des approches inductives et du courant critique de la recherche qualitative crée un élargissement du cadre courant des discussions méthodologiques et suggère de répondre de ses choix sur une base éthique et politique plutôt qu’à partir d’arguments liés à la technicité des méthodes et leur logique vérificative. C’est dans cet esprit que Kuntz (2015) propose d’introduire la notion de méthodologie responsable. Selon lui, la logique d’extraction qui domine le cadre néolibéral de la recherche universitaire réduit le potentiel de la recherche qualitative :

La logique d’extraction [des données en recherche sociale] aboutit souvent à la fermeture inutile des possibilités provocatrices de l’investigation critique. L’investigation critique mise au service de la justice sociale perd ainsi son potentiel de transformation. Nous échangeons la possibilité d’un changement social progressif par des altérations procédurales assez bénignes qui ne font que remanier le statu quo[13] [traduction libre]

Kuntz, 2015, p. 19

Les clarifications qu’a tenté d’apporter cet article ont pour but de susciter des questionnements approfondis et audacieux quant aux présupposés philosophiques, éthiques et politiques qui animent toute quête humaine de savoir. Dans le milieu plutôt conformiste qu’est le milieu universitaire, une pratique de recherche conséquente avec cette posture critique peut toutefois faire figure de transgression et susciter des appréhensions. Dans quelle mesure cette situation restreint-elle la capacité des chercheurs des sciences sociales à imaginer une société et un avenir différents? Jusqu’à quel point les pratiques d’encadrement de la recherche et d’évaluation par les pairs sont-elles ouvertes ou réfractaires aux possibilités émancipatrices de la recherche qualitative critique? Quelles inspirations, ou quelles inhibitions, sont communiquées aux doctorants durant leur formation à la recherche à cet égard? La formation universitaire aux cycles supérieurs enseigne-t-elle à générer des savoirs non hégémoniques ou à reproduire un certain conformisme méthodologique? Voilà quelques questionnements audacieux et stimulants qu’est en mesure de générer une rencontre fructueuse entre les approches inductives et les approches critiques.