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Introduction

Le propos de cet article repose sur un questionnement relatif à la pratique réflexive au sein de la formation en travail social en France.

La problématique retenue s’inscrit dans un questionnement qui interroge en quoi l’introduction de la réflexivité au sein de la formation initiale est considérée comme une nécessité pour la construction d’un praticien réflexif dans le champ des professions sociales.

Ce questionnement se pose avec acuité s’agissant des métiers du social dont les missions sont orientées vers le traitement de situations singulières où se jouent des questions de vie et de mort dans un milieu où sont imbriquées questions sociales et sanitaires (Brodiez-Dolino, Von Bueltzingsloewen, Eyraud, Laval, & Ravon, 2014). Il s’agit, en d’autres termes, de faire face à des situations de vulnérabilité qui obligent à des délibérations complexes et qui engagent le praticien dans des pratiques prudentielles (Champy, 2011) pour lesquelles la posture réflexive s’impose alors à lui comme une nécessité dans sa pratique, au-delà des techniques et des méthodes d’intervention. La socialisation professionnelle, lors de la formation initiale, passe alors par la construction d’une posture réflexive comme une garantie de professionnalisme pour l’intervention sociale.

La contribution prend appui sur un matériau empirique analysé à partir de deux études dans le champ de la formation en travail social en région parisienne en France.

Ce matériau empirique porte plus précisément sur deux dispositifs de formation qui sont étudiés comme analyseurs d’une double réflexivité dans la construction d’une posture réflexive du formé dans le champ du travail social. Le premier concerne un outil apparu en 2004 au sein des référentiels de certification de la formation d’assistant de service social : l’autoévaluation du parcours de professionnalisation. Le deuxième, plus ancien dans la formation en travail social, concerne la réalisation d’un mémoire d’initiation à la recherche de fin d’études.

Cette contribution met au jour la manière dont ces deux outils distincts participent de l’acquisition d’une posture réflexive professionnelle en construction au sein d’une même formation.

L’autoévaluation du parcours de professionnalisation place l’étudiant en situation d’introspection, de réflexivité biographique (Delory-Momberger, 2009), par rapport à sa propre progression dans sa professionnalité et le situe de ce fait comme coévaluateur de ses acquisitions dans une posture formative.

Le mémoire d’initiation à la recherche qui nécessite une distanciation par rapport au sens commun (Paugam, 2010) interroge quant à lui les objets de l’intervention sociale et le sens qui lui est donné par le futur professionnel en formation.

En somme, tout se passe comme si ces deux dispositifs de formation accompagnaient l’étudiant en formation sur ce double volet de la posture réflexive : l’une centrée sur soi et l’autre centrée sur la vision du monde qui entoure le professionnel en devenir. La relation d’accompagnement, de conseil ou de guidance en formation intervient alors avec l’objectif de « l’avènement d’un sujet réflexif » (Paul, 2009).

L’article est présenté en deux temps. Le premier pose le cadre théorique de la sociologie des professions afin d’appréhender les enjeux de ce double mouvement de la pratique réflexive pour l’acquisition de la professionnalité. Le deuxième présente le matériau empirique mobilisé à travers l’exposition de la méthode et les résultats des deux études portant sur chacun des dispositifs de formation, les resituant dans leur contexte, leurs outils, leurs modalités d’application, leurs caractéristiques et enfin leurs enjeux pour la construction d’une posture professionnelle réflexive.

1. La réflexivité dans la sociologie des professions

1.1 Une pratique professionnelle réflexive au sein d’une organisation réflexive

La question de la réflexivité est un thème peu abordé en sociologie des professions (Champy 2009). Pour autant, les courants théoriques qui se sont penchés sur la notion de professionnalisation ne font pas l’impasse sur les différents types de savoirs nécessaires à l’acquisition de la professionnalité, qu’il s’agisse de savoirs théoriques référencés à des disciplines scientifiques ou des savoirs issus de l’expérience professionnelle. Certains travaux comme ceux de Donald Schön (1983/1994) dans le champ de la formation des adultes se sont intéressés à la réflexivité pour le cas de certaines professions. Le « praticien réflexif » apparaît comme la figure idéale typique du professionnel s’agissant de la pratique réflexive en milieu de travail.

En sociologie des professions, le questionnement relatif à la pratique réflexive peut être analysé sous l’angle de la tension entre « incertitude » et « savoirs experts » des professionnels (Champy, 2009). Les professions amenées à travailler avec l’humain, comme toutes les professions de la relation (Demailly, 2008), prennent le risque du traitement de situations complexes et singulières. Malgré les savoirs scientifiques, l’incertitude, qui marque le caractère conjecturel de la pratique professionnelle, nécessite des ajustements permanents, une gestion des aléas. L’intervention réclame une délibération. Pour le champ du travail social, cette dernière se joue à partir d’histoires qui touchent la subjectivité des professionnels traversant des positions individuelles ou collectives au sein des organisations de travail. Les vulnérabilités rencontrées peuvent toucher l’intervenant social y compris dans sa vie personnelle. Il en est ainsi des questions de la mort, de la maladie, du handicap, de l’éducation par exemple. Ce prolongement possible entre vie personnelle et vie professionnelle se rencontre plus particulièrement pour les activités du care qui mobilise un travail émotionnel des intervenants sociaux et médico-sociaux (Hochschild, 2003; Molinier, 2006). Aussi, la pratique professionnelle des travailleurs sociaux se situe-t-elle dans un espace social qui génère de l’incertitude malgré la formation initiale ou continue, malgré le diplôme garant d’une « licence » au sens donné par Hughes (1996), au-delà des savoirs théoriques et techniques avec lesquels l’intervenant social a construit sa professionnalité. Il n’en reste pas moins que la dimension humaine, porteuse de complexité et de singularité sur laquelle repose l’activité de travail, ne confère pas la maîtrise de l’intervention professionnelle. Ces situations de travail avec autrui sont complexes et réclament plus que des gestes et des savoirs techniques.

La pratique réflexive se pose alors comme une nécessité afin d’assurer une fonction de régulation de cette incertitude et des risques encourus dans la pratique professionnelle. Cette pratique de la gestion des risques en situation professionnelle est caractérisée comme une « pratique prudentielle » (Champy, 2011).

Si la pratique réflexive semble aller de soi s’agissant des praticiens engagés dans un processus de délibération, elle interroge cependant les modalités de sa mise en oeuvre. Parler de « praticien réflexif » renvoie également à la dimension individuelle de la responsabilité de l’acte professionnel. À ce stade, la pratique réflexive peut s’entendre au moins à deux niveaux possibles : celui du professionnel lié à ses positions individuelles elles-mêmes marquées par ses valeurs personnelles, et celui d’un collectif de travail où sont engagés des débats, des points de vue différenciés, des valeurs divergentes.

Ainsi, la réflexivité n’implique pas le seul praticien dans son acte professionnel, mais elle implique également une organisation de travail telle qu’elle est pensée, négociée dans des « mondes sociaux » (Bucher & Strauss, 1961) où se jouent des interactions elles-mêmes réflexives. D’une autre manière, il s’agit d’une organisation réflexive.

La pratique réflexive au sein des organisations de travail aborde un enjeu majeur. Il s’agit de la régulation des dilemmes moraux qui se posent aux professionnels. Véronique Guienne (2010) en donne une illustration saisissante s’agissant des médecins et des personnels soignants en milieu hospitalier à partir d’une enquête ethnographique. Les possibilités rencontrées se heurtent à des intérêts multiples qui peuvent se présenter de façon divergente selon les valeurs des différents protagonistes de l’intervention, mais aussi les conceptions que chacun a de son rôle, de son objet d’intervention, de sa profession, de son institution d’appartenance, de son « client ». Ces représentations individuelles ne sont pas toujours réfléchies, parlées, échangées au sein des organisations, tout du moins pas toujours de façon formelle. Pour autant, ce sont elles qui donnent du sens aux activités de travail. Si l’organisation ne favorise pas ces pratiques réflexives au sein d’espaces collectifs, elle prend alors le risque d’un éclatement des activités et du sens donné à ses missions par les différents protagonistes. L’autre risque consiste, par voie de conséquence, à ne pas donner sens à l’intervention pour les publics dont les professionnels s’occupent.

Un autre enjeu de la réflexivité, proche des préoccupations de la sociologie des groupes professionnels, est articulé à la question de l’autonomie. De nombreux travaux de la sociologie des professions (Bercot, Divay, & Gadéa, 2012; Demazière & Gadéa, 2009) ont démontré les tensions traversées par les groupes pour gagner la reconnaissance de leur expertise et donc leur autonomie. Dans les processus de professionnalisation, l’acquisition de savoirs d’experts confère toute légitimité au groupe reconnu dans son expertise. Celle-ci est garante de son autonomie. Elle lui accorde du pouvoir à l’égard des régulations de contrôle, des employeurs, des clients.

Savoirs d’experts et réflexivité sont alors étroitement imbriqués afin que les professionnels puissent s’adapter aux situations contingentes sans pour autant être remis en cause dans leur légitimité.

1.2 La réflexivité dans la construction professionnelle en travail social

Les enjeux de la pratique réflexive au sein des organisations de travail, dont la mission première est celle du traitement de situations humaines, sont importants à la fois pour le praticien, pour l’organisation et a fortiori pour le client, usager des services. Elle est garante du professionnalisme des intervenants, et donc de leur légitimité, et elle est porteuse d’une culture commune au sein de l’organisation dans ses missions auprès des publics. Elle articule à la fois la dimension individuelle portée par les valeurs et les références propres au praticien et la dimension collective de ce monde social où se jouent des négociations entre les acteurs.

La réflexivité peut s’entendre comme un processus qui conduit les individus à adopter une posture réflexive en situation professionnelle. C’est l’un des rôles assignés à la formation initiale pour accéder à un diplôme et donc à un savoir expert reconnu et légitime (Boussard, Demazière, & Milburn, 2010).

La formation initiale est l’un des vecteurs de la socialisation professionnelle. Celle-ci est entendue comme l’acquisition de savoirs en tant qu’expertise, mais aussi comme la transmission d’un certain nombre de codes, de valeurs, de croyances professionnelles (Dubar, 2010a). Il s’agit comme l’explique Hughes (1956) dans The making of a physician de se représenter ce qu’est la maladie, ce qu’est le soin, et de se rapprocher des préoccupations du malade. En d’autres termes, il s’agit de transformer ses représentations profanes pour les convertir en représentations professionnelles. La socialisation professionnelle, en tant que processus, passe par une conversion identitaire (Dubar, 2010b) amenant le futur professionnel à une réflexion sur sa propre identité ex ante formation et comment celle-ci se transforme dans un nouvel environnement. C’est le passage d’une conception du sens commun profane à celle de l’expert professionnel.

Les lieux de socialisation professionnelle sont déterminants afin de construire cette posture. L’alternance en formation initiale est l’une des conditions de son acquisition (Kaddouri, 2008). Elle permet alors au formé d’articuler les différents savoirs théoriques dispensés par l’établissement de formation et les savoirs pratiques des situations rencontrées sur les terrains de stage. Vanhule, Baslev et Buysse (2012) identifient quatre types de savoirs acquis en formation à partir desquels les intervenants peuvent construire et formaliser des savoirs professionnels, c’est-à-dire des savoirs que le groupe professionnel identifie comme spécifiques à l’activité. Le premier type correspond aux savoirs académiques qui constituent des références scientifiques pour comprendre et concevoir la profession. Le second type est relatif aux savoirs institutionnels qui permettent d’orienter l’action en fonction des attentes de la société et des employeurs. Le troisième concerne les savoirs de la pratique issus des apprentissages sur le terrain en contact avec les professionnels. Le quatrième type fait référence aux savoirs associés aux expériences propres dont chacun est porteur par son histoire personnelle, familiale, ses croyances et ses valeurs personnelles, ses expériences professionnelles antérieures, etc.

Dans la formation en travail social en France, la formation initiale des travailleurs sociaux se déroule dans des écoles professionnelles spécialisées. L’alternance est une longue tradition depuis les débuts historiques de la professionnalisation du secteur (Molina, 2014). Aujourd’hui, les textes confirment le poids donné à l’alternance dans les formations :

L’alternance est un principe majeur de la formation préparant au diplôme d’État d’assistant de service social. Ce principe est fondateur du socle d’acquisition des compétences nécessaires à la qualification professionnelle de l’assistant de service social. L’alternance est un mode dynamique d’intégration de connaissance et de compétences […] L’alternance représente donc un enjeu fondamental de réussite du parcours de formation

Ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, 2008, p. 208

Le diplôme d’État d’assistant de service social[2] se prépare en trois ans et le temps de la formation se déroule par moitié en stages et par moitié au sein des établissements de formation spécialisés. Les stages sont organisés selon une durée de 12 mois pour l’ensemble des trois ans de formation. Le stage de première année de 6 semaines a pour visée que l’étudiant confirme son choix d’orientation professionnelle par la découverte du milieu. Puis, les stages de deuxième et troisième années se déroulent pendant environ 5 à 6 mois chacun de façon continue avec des périodes de regroupement à l’École de travail social. Cette organisation existe depuis de nombreuses années et malgré les réformes successives qu’a connues le diplôme d’État d’assistant de service social, la volonté des instances de tutelle est de conserver ce modèle de professionnalisation par l’alternance.

Ces temps articulés entre terrain professionnel et établissement de formation sont pensés et organisés de façon à susciter une posture réflexive et par la suite une pratique professionnelle réflexive.

Deux niveaux de réflexivité sont mis en oeuvre : une démarche individuelle de l’étudiant engagé dans un travail personnel et une démarche collective, notamment par une organisation pédagogique basée sur le travail de groupe au sein de l’établissement. Ce travail réflexif est suscité à différents moments de la formation. Qu’il s’agisse de cours magistraux dispensés sur des thématiques larges (phénomène de pauvreté, d’exclusion ou d’inclusion sociales, par exemple) ou des ateliers plus ciblés relatifs à la méthodologie d’intervention visant l’apprentissage des savoir-faire (conduire un entretien dans la relation d’aide par exemple), le matériau mobilisé par les intervenants formateurs avec les étudiants articule les apports théoriques des sciences humaines et sociales, et les situations rencontrées sur les terrains de stage. Cette dialectique est fondamentale dans l’accompagnement des étudiants à l’acquisition d’une posture réflexive. Celle-ci est possible si elle est autorisée à la fois en établissement de formation et sur les terrains de stage. En revanche, elle prend parfois le risque de la contestation et de la remise en cause des croyances de certains des différents acteurs intervenant sur la scène de la formation : des professionnels déjà en poste, des formateurs, des pairs étudiants. En ce sens et à l’instar des organisations de travail, il s’agit de mondes sociaux dans lesquels les interactions réflexives font l’objet de négociations entre les différents protagonistes. Ces négociations passent aussi par des conflits qu’il convient de réguler afin de permettre l’acquisition de la posture réflexive. La question de la régulation et des conditions de sa mise en oeuvre est majeure car elle interroge, en arrière-plan, qui est en mesure d’assurer cette régulation, qui en a le pouvoir.

Au-delà d’une socialisation professionnelle à travers laquelle est recherchée une visée réflexive pour les futurs praticiens, une autre préoccupation vient interroger la formation en travail social. Elle concerne l’introduction des référentiels professionnels (Carignan & Fourdrignier, 2013). En France, les référentiels professionnels ont vu le jour depuis la décennie des années 2000 pour l’ensemble des diplômes du travail social. Si les référentiels n’évoquent pas en soi la posture réflexive du futur professionnel, ils mettent l’accent sur les savoirs et les savoir-faire en termes de compétences à acquérir.

S’agissant de la conduite de l’intervention sociale d’aide à la personne pour le diplôme d’assistant de service social, par exemple, un certain nombre de savoirs sont déclinés : savoir recueillir des données nécessaires à la compréhension d’une situation, savoir clarifier les difficultés et les aspirations d’une personne, savoir identifier les potentialités d’une personne, savoir mesurer et gérer son implication personnelle. Si ces types de savoirs apparaissent comme un listing des compétences à acquérir afin de devenir un « bon professionnel » de l’intervention sociale, il n’empêche qu’ils ne se réduisent pas à un ensemble de techniques. Ils mobilisent des connaissances variées issues des disciplines en sciences humaines et sociales et des savoir-faire acquis sur le terrain de stage. Qu’il s’agisse des connaissances disciplinaires ou des connaissances expérientielles, la réflexivité, si elle n’est pas mentionnée en tant que telle dans les référentiels, est au coeur de la compréhension des mécanismes en jeu dans ces apprentissages. Pour autant, le risque est de réduire les référentiels à une seule liste d’activités à mettre en oeuvre, sans en analyser la portée et le sens pour le praticien lui-même et pour les personnes à qui il s’adresse.

2. Construire une posture réflexive professionnelle : analyse de deux dispositifs de formation

Au-delà des modalités pédagogiques de la formation en travail social fondée en France sur le principe de l’alternance, deux dispositifs participant de l’acquisition de la posture réflexive sont retenus pour cet article.

Le choix d’étudier ces deux dispositifs s’explique par deux raisons principales. En premier lieu, ils s’inscrivent tous deux dans des épreuves de certification pour lesquelles est attendue une posture réflexive préprofessionnelle de la part des étudiants en formation. Cette posture aborde en filigrane la part de subjectivité qui traverse la réflexivité au risque de la confronter à la neutralité attendue du futur professionnel. En second lieu, la raison qui motive l’étude de ces deux dispositifs réside en ce qu’ils sont analysés comme des marqueurs de l’acquisition de la posture réflexive dans les formations sociales.

Ils se présentent, néanmoins, selon deux supports dont la visée pédagogique est différenciée. Le premier concerne l’autoévaluation du parcours de profession-nalisation portant sur une introspection propre à la progressivité de l’étudiant en formation. Le second mobilise le mémoire d’initiation à la recherche qui prétend ouvrir le praticien en construction à son futur environnement professionnel dans une perspective d’expertise sociale.

Chacun de ces dispositifs est présenté afin de contextualiser le propos dans le cadre de la formation en travail social en France, puis est explicitée la méthodologie retenue pour mener ces deux études et enfin sont exposés les principaux résultats.

2.1 L’autoévaluation du parcours de professionnalisation

2.1.1 Contexte et enjeux

L’autoévaluation du parcours de professionnalisation est un document rédigé par l’étudiant préparant le diplôme d’assistant de service social. Il constitue l’une des pièces du dossier de pratiques professionnelles qui vient certifier l’un des quatre domaines de compétences à valider pour accéder au diplôme d’État. Ce domaine de compétences est assez central par la place qu’il occupe dans l’ensemble de la certification, car il s’agit de l’intervention professionnelle en service social[3]. Dans le dossier présenté par le candidat figurent d’autres documents issus de l’analyse de situations rencontrées sur les terrains de stage articulée à la méthodologie d’intervention professionnelle. Outre le caractère technique et méthodologique du dossier, la dimension réflexive prend toute sa place par l’analyse que doit conduire l’étudiant à propos des situations rencontrées, mais aussi de sa propre implication en pratique préprofessionnelle. Si les objectifs de cette épreuve mettent l’accent sur la maîtrise de la méthodologie, il est rappelé en substance qu’elle « permet de s’assurer de la capacité du candidat à analyser ses stratégies et son positionnement professionnels » ainsi que de vérifier sa capacité « à penser et agir une action sociale » (Ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, 2008, p. 214). Ainsi, l’épreuve se présente non seulement comme un espace d’expression d’une posture réflexive élaborée en cours de formation, mais aussi comme un espace d’évaluation de cette même posture. Son acquisition est donc sanctionnée positivement ou négativement pour l’octroi de la certification pour ce qui concerne ce domaine de compétences. Les membres de jury sont eux-mêmes des professionnels et des formateurs issus du sérail du travail social (Verron, 2013). Ils appartiennent à une même communauté dont l’habitus entretient cette exigence de la réflexivité au coeur de l’intervention professionnelle.

L’autoévaluation du parcours de professionnalisation présente quelques caractéristiques. Ce document est assez vague quant à ses attendus, contrairement aux autres documents qui se référent à une méthodologie professionnelle pour laquelle il s’agit de mettre en place des grilles d’analyse type fondées sur différentes méthodes de l’intervention sociale. Le texte qui régit l’épreuve stipule uniquement : « Une autoévaluation par l’étudiant de son parcours de professionnalisation, de la progressivité de ses acquis » (Ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, 2008, p. 213). Cette brève présentation du document sur laquelle nulle autre précision n’est apportée s’apparente à un vaste programme dans lequel les frontières restent floues. S’agit-il d’étendre la question de la professionnalisation au parcours professionnel et estudiantin avant la formation? S’agit-il de révéler ses acquis, mais aussi ses écarts, ses doutes, ses inquiétudes tout au long de son parcours? En d’autres termes, l’étudiant est amené à s’approprier un espace d’élaboration individuelle et personnelle par une posture réflexive sur lui-même relevant de l’ordre de l’introspection. Celle-ci demande à être lue, entendue et évaluée en termes d’acquisition d’une professionnalité (dossier écrit et soutenu devant un jury). Cette posture réflexive nécessite que l’étudiant accepte de se livrer à un travail sur soi et qu’il accepte aussi de le rendre visible et de communiquer sur son contenu. Ainsi, contrairement aux autres documents qui sont placés à une certaine distance par l’approche méthodologique et technique, agissant comme un tiers, l’autoévaluation du parcours de formation place les candidats en situation de « nudité » et de subjectivité par rapport à leur propre réflexivité.

2.1.2 Méthodologie de l’étude 1

Le matériau empirique a été réuni et analysé à partir d’un corpus de travaux d’étudiants préparant le diplôme d’assistant de service social en début de première année de formation. Il concerne 40 documents analysés pour un même établissement de formation et une même cohorte d’étudiants en décembre 2008. Chacun des documents a été écrit par les étudiants après trois mois d’entrée en formation. L’exploitation repose sur des écrits anonymes, non lus et non annotés par les formateurs. L’analyse des documents a été conduite selon une grille de lecture portant sur deux indicateurs : les représentations portées sur la profession et les motivations pour l’orientation professionnelle choisie.

2.1.3 Principaux résultats de l’étude 1

Le matériau recueilli sur cette pratique réflexive préprofessionnelle au sein d’un établissement de formation permet d’en présenter quelques résultats majeurs.

L’analyse du corpus de documents met en lumière sept caractéristiques idéales typiques marquant à la fois les représentations et les motivations pour se diriger vers la profession d’assistant de service social : 1) une représentation sociale idéalisée de la profession : lutter contre l’injustice sociale; 2) des valeurs spécifiques transmises par le milieu familial : des valeurs humanistes; 3) la nécessité d’un bon équilibre psychologique pour exercer; 4) une profession d’engagement : sentiment d’utilité sociale; 5) une profession qui permet de rompre avec la routine : diversité des lieux et des publics; 6) une profession difficile : au plan psychologique, manque de moyens; 7) une représentation de la profession plutôt conforme à la définition des textes référentiels : le partenariat, la relation d’aide, le lien avec les politiques sociales.

2.2 Le mémoire d’initiation à la recherche

2.2.1 Contexte et enjeux

La tradition de la recherche n’est pas nouvelle dans le champ du travail social en France (Jaeger, 2012). Pour les premières formations d’assistant de service social au début du XXe siècle, les étudiants devaient produire un mémoire de recherche sur une question sociale de l’époque (Guerrand & Rupp, 1978). Pour ce qui concerne le secteur de l’enfance en difficulté, les premières écoles d’éducateurs spécialisés, qui apparaissent pendant la Seconde Guerre mondiale, se sont adjoint des centres de recherche adossés le plus souvent à l’université (Chauvière, 1980).

S’agissant de la formation d’assistant de service social, les textes actuellement en vigueur précisent les attendus du mémoire d’initiation à la recherche[4]. Outre son caractère méthodologique propre à la démarche de recherche scientifique, il est attendu du candidat qu’il soit « capable de prendre de la distance vis-à-vis de la réalité sociale, déconstruire ses représentations et les reconstruire par rapport à des références théoriques et la réalité de terrain » (Ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, 2008, p. 215). « Se distancier suppose donc tout un travail d’énonciation, d’interrogation et de remise en cause du regard posé sur le monde et de conditions sociales de production de données produites dans l’acte de recherche » (Buscatto, 2010, p. 27).

Cette mise à distance par l’initiation à la recherche en formation initiale participe d’une posture réflexive non seulement appliquée à la démarche rigoureuse scientifique, mais également à son objet imbriqué dans une relation professionnelle en construction du futur travailleur social.

L’enjeu consiste à former un professionnel doté d’une expertise dans son champ d’intervention, bien que le choix du sujet de mémoire est loin de se présenter comme un pur produit d’objectivité pour l’étudiant. La part de subjectivité est très présente, soit parce que le sujet est en rapport direct avec son histoire biographique (par exemple : rupture conjugale, monoparentalité, maltraitance sur les enfants, interculturalité, chômage, surendettement), soit parce qu’il veut approfondir un sujet relatif à un secteur d’intervention professionnelle où il souhaiterait exercer à l’issue du diplôme et tel qu’il se représente le métier idéalisé (par exemple : le service social à l’hôpital, en milieu scolaire, en gérontologie, en entreprise). En d’autres termes, le choix du sujet est empreint de subjectivité qui nécessite pour l’étudiant de passer par une posture réflexive à un double niveau : sur le sujet et sur lui-même dans son rapport à son objet de recherche. S’agissant de la recherche, « le choix initial est souvent guidé par des sensibilités ou des orientations qui n’ont rien de scientifique et dont il faut s’affranchir progressivement » (Paugam, 2010, p. 7).

L’acquisition d’une expertise professionnelle à travers l’initiation à la recherche implique donc cette distanciation nécessaire entre l’étudiant et son sujet pour construire un objet en dehors du sens commun. Cette mise à distance passe par une réflexivité sur lui-même dans un travail de clarification et de compréhension de ses choix, de ses représentations portées sur le sujet et un regard critique sur les méthodes mises en oeuvre.

L’expertise passe ainsi par cette pratique réflexive comme garantie de rigueur professionnelle afin d’éviter les biais de l’inévitable implication subjective du futur praticien expert pour la formation au travail social.

2.2.2 Méthodologie de l’étude 2

Aux fins de l’étude, 23 mémoires d’initiation à la recherche ont été retenus de façon aléatoire lors de l’épreuve visant l’expertise sociale du diplôme d’État d’assistant de service social en région parisienne en juin 2014 pour 14 établissements de formation de la région et pour environ 600 étudiants présentés (soit près de 4 %)[5].

Ces mémoires ont été exploités de façon anonyme avec l’objectif d’extraire, à partir des écrits des étudiants, leur propre implication quant au sujet de recherche retenu.

L’analyse de ce corpus a été conduite selon les indicateurs suivants : 1) le sujet du mémoire; 2) l’origine du questionnement; 3) les représentations initiales sur le sujet choisi; 4) le lien du sujet avec la pratique professionnelle future; 5) les apports de la formation pris en compte pour la construction de l’objet de recherche; 6) le lien entre le choix du sujet et le projet professionnel futur.

2.2.3 Principaux résultats de l’étude 2

L’exploitation de ce corpus de mémoires révèle un certain nombre de constats qui mettent en lumière les caractéristiques du rapport entretenu entre l’étudiant et son sujet (voir Tableau 1).

Tableau 1

Caractéristiques du rapport entretenu entre l’étudiant et son sujet de mémoire

Caractéristiques du rapport entretenu entre l’étudiant et son sujet de mémoire

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L’étude révèle que le questionnement initial est le plus souvent référencé à une observation ou interpellation issue d’une activité préprofessionnelle en cours de stage. De même, la référence à la future pratique professionnelle est faite pour 16 cas sur 23 en termes d’acquisition formative en fin d’écriture du mémoire.

Un autre résultat se rapproche des deux précédents. Il concerne la mobilisation des supports de la formation pour l’aide à la construction du mémoire. Les stages sont nommés 16 fois comme source de matériau empirique mobilisé (observation participante, entretiens, etc.). Pour autant, un projet professionnel en lien étroit avec le sujet de recherche n’est mentionné que pour 4 étudiants sur les 23.

2.3 Une pratique réflexive en formation entre introspection et distanciation

Les deux dispositifs analysés à travers le matériau empirique mobilisé nous renseignent sur la construction d’une posture réflexive en formation initiale pour le secteur social.

L’exemple de l’autoévaluation du parcours de professionnalisation situe la pratique réflexive dans le champ de la formation au niveau de l’introspection la plus personnelle du parcours biographique et de sa mise en visibilité jusqu’à sa sanction.L’étudiant se livre sur les raisons qui l’ont conduit à l’orientation professionnelle choisie. Ce processus fait courir un risque au professionnel en construction, celui de se livrer d’une façon si subjective sur sa trajectoire biographique et son parcours de formation fait d’avancées, mais aussi de ruptures, qu’il ne corresponde pas aux attentes de la communauté professionnelle. Comme le démontrent les travaux de la sociologie des professions, celle-ci est garante de la reproduction de la culture du groupe par l’évaluation-contrôle qu’elle opère (Larson, 1977). La question des limites de la posture réflexive, dans le cadre de la formation, est posée dès lors qu’elle est porteuse d’une évaluation de type sanction faisant rentrer en tension la subjectivité du futur praticien aux valeurs de référence d’une communauté de pairs professionnels.

Pour ce qui concerne le dispositif de formation articulé à la démarche d’initiation à la recherche, visant une fonction d’expertise du futur praticien, l’un des constats majeurs consiste à observer la place prépondérante accordée par l’étudiant au milieu professionnel.

Les étudiants puisent leur questionnement initial, mais aussi leur réflexion, pour construire un objet de recherche, en milieu professionnel lors de leur formation pratique sur les terrains de stage, au-delà du terrain d’enquête qui représente lui-même un terrain professionnel.

Ainsi, la posture réflexive est encouragée dans le cadre de la formation initiale en alternance au travers de la démarche de recherche. Elle se construit à travers une imbrication mêlant à la fois les apports méthodologiques proposés par l’établissement de formation et les lieux d’observation et d’exercice de la future pratique professionnelle.

Cette pratique réflexive en construction situe le futur praticien dans une reconnaissance de son expertise à aborder des situations rencontrées pour les transformer en objets questionnés, transformés au-delà du sens commun. Il s’agit là du passage de la culture du profane à la culture du professionnel.

Conclusion

La socialisation professionnelle est le fruit d’un parcours dense et complexe marqué par des bifurcations, elles-mêmes composées de transitions et de ruptures (Bessin, Bidart, & Grossetti, 2009; Denave, 2015). Des temporalités composites marquent les différentes phases de la socialisation de l’individu : héritage familial, socialisation scolaire de l’enfance et l’adolescence, socialisation professionnelle par la formation initiale et, par la suite, les formations continues et les expériences professionnelles diverses. En somme, dans cette trajectoire s’imbriquent des connaissances et des savoirs cumulés qui constituent de réels viviers d’expériences. Aussi, la pratique réflexive du futur praticien passe-t-elle par une posture réflexive sur lui-même : ses valeurs, sa conception du monde, ses croyances, etc. Cette posture apparaît comme nécessaire alors même que les professions s’occupant de l’humain sont touchées par la propre subjectivité de leurs intervenants. Réguler les risques que fait encourir cette subjectivité pour les publics conduit le praticien à réfléchir sur sa pratique, aussi bordée soit-elle par les techniques et les méthodes rigoureuses dont le diplôme est posé comme garant. Cette réflexivité n’est possible que si elle est travaillée lors de la formation initiale, si elle se poursuit en formation continue et enfin si les organisations de travail où exercent les professionnels permettent et favorisent les conditions de son expression.

La pratique réflexive, qu’elle soit portée par l’individu à partir de sa posture ou qu’elle soit favorisée par l’organisation dans sa dimension collective, participe de la démarche inductive. Le professionnel, en prenant en compte son propre vécu du quotidien de travail, en partant des situations vécues par les publics telles qu’elles sont relatées par eux-mêmes, en posant un regard sur sa compréhension de la société, ajuste son intervention aux savoirs d’experts qu’il aura acquis au cours de sa formation initiale.