Abstracts
Résumé
La profession des pompiers du Québec demeure peu étudiée. Par une méthodologie inductive et mixte (qualitative et quantitative), inspirée des assises épistémologiques et méthodologiques de la MTE, nous avons réalisé un portrait de cette profession. Nous montrerons ici comment cette démarche inductive et mixte a été favorable à l’établissement de la relation de confiance et à l’appropriation de nos travaux par les pompiers québécois tout en étant bénéfique pour le développement et la saturation de nos catégories d’analyse. L’article sera divisé en trois parties. Premièrement, nous exposerons les modalités d’appropriation de l’induction et de l’itération dans une démarche de recherche mixte. Deuxièmement, nous montrerons comment les données qualitatives obtenues lors d’observations et d’entrevues ont contribué à l’élaboration d’un questionnaire de recherche. Troisièmement, nous verrons à l’aide d’exemples la pertinence d’une analyse mixte pour l’élaboration et la validation interne et externe de la théorisation.
Mots-clés :
- Méthodologie de la théorisation enracinée,
- qualitatif,
- quantitatif,
- Pompier,
- Québec
Article body
Introduction
Au Québec, 21 800 pompiers[1] exercent un rôle primordial pour notre sécurité collective. Que ce soit par leur force de frappe ou leur force symbolique, ces combattants du feu peuplent notre imaginaire. Par contre, la profession des pompiers demeure peu étudiée par les sciences sociales. Bien que quelques écrits sociologiques et anthropologiques étrangers soient disponibles (Desmond 2006a, 2006b, 2007; Pfefferkorn, 2006; Pudal 2010, 2011a, 2011b; Rétière 1994; Scott & Myers 2002; Thompson & Bono 1993; Weick 1993), les travaux demeurent rares au Québec comme au Canada[2].
Par ailleurs, même s’ils sont habitués de discuter avec les citoyens lors des interventions, des visites de prévention et des activités communautaires, la vaste majorité des pompiers québécois qui ont participé à nos travaux en étaient à leurs premières discussions scientifiques. Il s’agissait d’une première également pour nous, anthropologue néophyte des casernes de pompiers et des interventions en sécurité incendie.
Ainsi, la rareté des recherches sociales sur la sécurité incendie et l’étonnement réciproque lors des premiers contacts furent les principaux défis du projet de recherche intitulé Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec (St-Denis, 2012a, 2013a), dont nous exposerons ici les orientations épistémologiques et les démarches méthodologiques. Ce projet fut réalisé dans le cadre d’un mandat institutionnel[3] qui a exigé une appropriation rapide du terrain et l’obtention de données diversifiées, qualitatives et quantitatives. Sans connaissance préalable du milieu et devant les limites des écrits scientifiques sur le sujet, nous avons choisi une approche inductive et mixte inspirée de la méthodologie de la théorisation enracinée MTE.
Cet article présente les justifications de notre démarche inductive et mixte et de ses principaux apports. Nous montrerons d’abord comment l’induction et l’itération de la MTE ont guidé la réalisation des diverses phases de ce projet de recherche. Par la suite, la pertinence d’une démarche mixte sera illustrée. Nous nous attarderons alors tant à l’apport des données qualitatives pour la construction d’un questionnaire de recherche qu’à l’apport mutuel des données qualitatives et quantitatives pour l’élaboration de catégories d’analyse et l’atteinte de leur saturation.
1. Une appropriation de l’induction et de l’itération dans une recherche mixte
Le projet Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec poursuivait deux objectifs : comprendre la profession des pompiers du Québec et promouvoir la pertinence de l’étude scientifique des services de sécurité incendie (St-Denis, 2012a). En d’autres termes, il nous fallait développer des données inusitées et diversifiées sur la profession des pompiers québécois et développer une culture de recherche en impliquant les pompiers et les services de sécurité incendie du Québec.
Ce projet a été réalisé en trois phases. Les première et deuxième phases furent accomplies sur une période de dix mois, de 2012 à 2013. Lors de la première phase, une analyse de la documentation gouvernementale sur la réforme de la sécurité incendie, marquée par la Loi sur la sécurité incendie (Québec, 2000), a été effectuée. La deuxième phase a consisté en une collecte de données auprès des pompiers. Lors de cette collecte de données, 103 heures d’observation directe (Burgess, 1984/2007; Jaccoud & Mayer, 1997; Laperrière, 2009) des interventions, de la vie quotidienne en caserne de pompiers et des activités de formation ont été réalisées, ainsi que des entrevues semi-dirigées (Burgess, 1984/2007; Poupart, 1997) auprès de 15 pompiers[4]. La troisième et dernière phase fut réalisée par sondage (Blais & Durand, 2009; Gauthier, 2009). Un questionnaire de recherche, incluant des questions fermées et ouvertes, a été diffusé aux services de sécurité incendie québécois et les 109 répondants proviennent de 15 des 17 régions administratives du Québec[5].
L’ensemble de ces démarches méthodologiques a été guidé par l’induction et l’itération. Comme nous l’avons annoncé en introduction, les recherches sociales sur la sécurité incendie sont peu nombreuses au Québec et au Canada. L’induction a donc été une nécessité plus qu’une position épistémologique relevant d’une inclination personnelle, comme cela a été le cas dans nos travaux antérieurs (St-Denis, 2012b, 2012c)[6]. En raison de la rareté de travaux locaux, il nous fallait construire les outils de collecte de données, obtenir des premières données exploratoires sur un petit échantillon et poursuivre la clarification de nos catégories d’analyse en couvrant une plus grande diversité de services de sécurité incendie et de régions du Québec.
Inspirée par l’anthropologie (Evans-Pritchard, 1951; Geertz, 1973/2000, 1974/2002; Malinowski, 1922/2001) et par la sociologie qualitative, dont les travaux de l’École de Chicago (Becker, 1958; Burgess, 1984/2007; Glaser & Strauss, 1967/2010) la collecte de données a été réalisée en accordant la priorité au « point de vue de l’indigène » afin de saisir « ses rapports avec la vie, de comprendre sa vision de son monde » (Malinowski, 1922/2001, p. 81-82, l’auteur souligne). Les catégories d’analyse utilisées lors du codage des documents gouvernementaux, des verbatim d’entrevues[7] et des questions ouvertes du questionnaire ont également été élaborées par induction, c’est-à-dire qu’elles ont émergé des données.
L’itération, aussi qualifiée d’analyse par comparaison continue (Glaser & Strauss, 1967/2010), s’est matérialisée par un codage des données dès leur obtention. Ainsi, toute nouvelle donnée était comparée aux données antérieures et contribuait immédiatement à l’analyse en cours d’élaboration (Glaser & Strauss, 1967/2010; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Paillé, 1994; Strauss & Corbin, 1990). Ce codage continu a permis de construire et de préciser progressivement le processus de codage et, par conséquent, les catégories d’analyse tout au long de la recherche. L’itération a également permis d’améliorer les grilles d’observation et d’entrevue tout au long de la collecte des données. De plus, et comme nous le verrons en détail dans la section suivante, le questionnaire a été élaboré en adaptant la grille d’entrevue.
Lors de nos travaux antérieurs auprès des policiers du Québec, l’induction et l’itération ont favorisé l’établissement d’une relation de confiance et maximisé l’appropriation des démarches de recherche par les participants (St-Denis, 2012b). Auprès des pompiers, l’induction et l’itération se sont de nouveau révélées favorables à l’ouverture des acteurs sur le terrain et à leur appropriation de la recherche. Les pompiers québécois détiennent en majorité une formation générale de niveau professionnel ou secondaire (St-Denis, 2013a). Par conséquent, les devis, méthodes et analyses scientifiques leur sont généralement inconnus. Grâce à l’induction et à l’itération, nos travaux sont demeurés flexibles et adaptables à une diversité de contextes d’observation et d’entrevues. Toutes les démarches de recherche ont été vulgarisées, ont fait l’objet de présentations officielles auprès des directeurs de service et ont été l’objet de discussions informelles en caserne. Les pompiers rencontrés ont ainsi pu s’approprier facilement l’ensemble de la démarche, et ce, dès les débuts du projet.
La relation avec la chercheuse a été comprise et vécue par les pompiers comme une insertion d’un nouveau candidat pompier. Les interventions, les équipements et les activités des services de sécurité incendie ont ainsi fait l’objet de descriptions et de démonstrations similaires à celles offertes lors des premières visites de recrues potentielles. Nous avons ainsi expérimenté l’apprentissage des noms des pièces d’équipements et les visites détaillées des casernes et des lieux d’entrainement. De plus, nous avons assisté à des démonstrations comme le maniement d’outils d’infraction[8] et la réalisation d’un parcours de pratique avec port de la tenue intégrale de combat d’incendie, incluant l’appareil de protection respiratoire.
Une remarque s’impose ici. Le recours à l’induction et à l’itération n’invalide pas la légitimité d’un usage préalable et continu des écrits scientifiques, à condition de ne pas le faire dans une perspective déductive. Nous avons ainsi consulté attentivement les ouvrages rendant compte de recherches sociales sur les pompiers. Parmi les écrits sur le vécu des pompiers, les travaux ethnographiques de Desmond (2006a, 2006b, 2007) et Pudal (2010, 2011a, 2011b) et les travaux sociologiques de Rétière (1994) nous ont permis de nous familiariser avec le vocabulaire et le quotidien de la profession de pompier. Ils ont également servi dans l’enrichissement de nos analyses (St-Denis, 2013b).
2. Un sondage enraciné dans des données qualitatives
Comme nous l’avons évoqué précédemment, la réalisation du Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec (St-Denis, 2012a) nous a menée à réaliser trois phases de recherche : une analyse documentaire, une collecte qualitative par observations et entrevues et, finalement, un sondage. Nous nous attarderons ici plus spécifiquement à l’élaboration du sondage et au traitement des données qui en a découlé. Nous mettons l’accent sur cette troisième phase de recherche parce que l’association de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) aux méthodes qualitatives (Glaser, 2007; Glaser & Holton, 2007) fait ombrage à la pertinence des données quantitatives dans un processus de théorisation. En effet, par cette association, la MTE en vient même, à tort, à être confondue avec les méthodes qualitatives (Glaser, 2007). Pourtant, déjà dans leur ouvrage fondateur, Glaser et Strauss (1967/2010) accordent un chapitre entier à la pertinence des données quantitatives et affirment que :
Dans de nombreuses situations, les deux formes de données sont nécessaires, non pas pour tester des données qualitatives à partir de données quantitatives, mais de façon complémentaire, comme vérification réciproque et, le plus important pour nous, comme formes différentes de données portant sur le même sujet. Lorsqu’on les compare, chacune contribue à produire de la théorie.
Glaser & Strauss, 1967/2010, p. 104, les auteurs soulignent
Glaser réitère cette position à de nombreuses reprises par sa célèbre formule : « all is data » (Glaser, 2007, p. 93; Glaser & Holton, 2007). À partir de cette position de Glaser et Strauss, nous souhaitons ici présenter ce en quoi notre sondage s’inscrit dans une démarche inductive et itérative et les justifications légitimant une collecte de données quantitatives dans une démarche de recherche inspirée de la MTE.
Débutons par une mise en contexte. À la fin des deux premières phases de recherche, soit l’analyse documentaire et la collecte de données qualitatives, nous avions des données partielles obtenues auprès de services de sécurité incendie de quatre régions du Québec, sur 17. Bien que fort pertinentes pour une première élaboration de catégories d’analyse, ces premières données n’étaient pas suffisantes pour permettre une théorisation généralisable à l’ensemble des pompiers québécois, et ce, pour deux raisons. Premièrement, tous les pompiers impliqués dans ces premières phases provenaient de régions situées à moins de 250 km de Montréal. Deuxièmement, en l’absence de données comparatives québécoises ou canadiennes, les validités externe et interne de nos résultats demeuraient faibles. Il fallait donc trouver un moyen d’interpeller les services de sécurité incendie de l’ensemble des régions du Québec[9] et d’augmenter notre échantillon, tant pour hausser la représentativité statistique des résultats[10] que pour maximiser la saturation des catégories d’analyse.
Le sondage a été choisi pour sa possibilité de diffusion rapide et efficace sur l’ensemble du territoire québécois, et ce, à des coûts minimes (Blais & Durand, 2009). Le questionnaire a été bâti à partir de la grille d’entrevue utilisée lors de la deuxième phase de recherche. Un prétest a été effectué afin d’évaluer la réception du questionnaire, la clarté des questions et le temps de réponse (Gauthier, 2009). À la suite de ce prétest, des modifications ont été apportées au questionnaire : certaines questions ont été précisées, voire reformulées, d’autres ont été supprimées, notamment celles portant sur la réforme de la sécurité incendie, et de nouvelles se sont ajoutées, par exemple sur les parcours de formation des pompiers.[11]. Attardons-nous à ces deux principales modifications.
Lors des entrevues, nous avons rapidement perçu que les pompiers discutaient avec aisance des interventions de leurs services de sécurité incendie et de leur parcours professionnel. Par contre, outre les officiers et les directeurs de service, les pompiers discutaient plus difficilement de la réforme de la sécurité incendie et des répercussions de la Loi sur la sécurité incendie (Québec, 2000). Ces orientations et actions politiques leur étaient même parfois méconnues, voire inconnues. Afin qu’un grand nombre de pompiers puissent répondre aisément au questionnaire, nous avons décidé d’exclure les questions sur la réforme de la sécurité incendie[12].
De plus, lors des entrevues, les pompiers nous ont fait part des divers parcours de formation pouvant conduire à l’exercice de leur profession, et ce, sans que notre grille d’entrevue initiale comporte de question à ce sujet. La catégorie Formation est rapidement apparue indispensable à notre processus de codage et des questions sur ce sujet ont été ajoutées aux versions subséquentes de notre grille d’entrevue au questionnaire.
Finalement, afin d’obtenir des données à la fois quantitatives et qualitatives, le questionnaire comportait des questions fermées et des questions ouvertes. Les réponses aux questions ouvertes ont été codées dans la suite des analyses élaborées dans les phases précédentes et de nouveaux thèmes et catégories ont été ajoutés. Les données quantitatives ont été compilées en tableaux de fréquences similaires aux tableaux de fréquences des catégories et des thèmes pour les données qualitatives. Ainsi, nous avons pu entreprendre une analyse mixte des données.
3. Les apports d’une approche mixte pour l’élaboration et la saturation des catégories d’analyse
L’analyse combinée des données qualitatives et quantitatives obtenues au cours des trois phases du projet nous a menée à une saturation des catégories. Les résultats mixtes et les analyses qui en ont découlé ont permis d’obtenir, à la fois, de nouveaux thèmes et catégories et de préciser les fréquences des faits décrits dans ces thèmes et catégories. Afin d’illustrer ces apports, nous examinerons ici la diversification d’une catégorie grâce aux données quantitatives et aux résultats sur les fréquences de thèmes ayant émergés lors de l’analyse des données qualitatives.
Lors des entrevues, nous avions notamment questionné les pompiers sur la perception sociale de leur profession. Plusieurs pompiers ont alors commencé leur narration par une critique de l’image de héros. À titre d’illustration, voici comment un pompier d’un service de sécurité incendie à temps plein (extrait 1) et deux pompiers d’un service à temps partiel (extrait 2) ont décrit la perception des citoyens.
Extrait 1 : [Dans les] films, Backdraft ou eh, Échelle 49, c’est des films qui contribuent à, à l’aspect si on veut, à l’image de héros. Même les événements du 11 septembre, qui sont arrivés pis eh, tout le monde sortent en courant, les pompiers arrivent : « Nous autres on va rentrer pendant qu’eux y sortent » pis, ainsi de suite. Fait que ça contribue à une certaine image […] pompiers, on se voit pas, la plupart du monde qui sont pompiers, nous autres on connaît l’envers de la médaille là, tsé. Ben nous autres on est, on est technicien. On a une job à faire. On connaît les, les risques pis on gère le risque. Dans le fond, on a l’équipement pour faire face à la situation. On a les connaissances. On est les mieux placés pour intervenir, pour intervenir dans ce milieu-là. On se voit plus un peu comme ça. Comme des professionnels si on veut pour faire l’intervention. Pis eh, eh, l’image …, on l’a pas, ben pas, on s’en fait pas avec ça, dans le sens que, on le sait qu’on n’est pas des héros en tant que tels.
St-Denis, 2012a, p. 68
Extrait 2 : P1 : C’est rare mettons qu’on va faire des gros sauvetages de même. Pis rentrer [dans les] maisons de même.
P2 : Pis [ils] ont pas d’appareil[13] pis [ils] sortent avec deux personnes sous le bras.
P1 : Ah oui, sont forts! [rire]
P2 : C’est pas la réalité.
P1 : Non.
P2 : Ben souvent [ils], souvent le monde, [ils] pensent que c’est ça après.
P1 : Pis là on arrive pis : « Qu’est-ce vous faites là? Qu’est-ce vous faites? » [Ils] pensent qu’on va rentrer comme ça, sans se préparer. [Ils] comprennent pas ça là.
St-Denis, 2012a, p. 69
Ces critiques de l’image de héros ont fait ressortir une discordance entre la perception sociale de la profession et les pratiques effectives des pompiers. À l’étape du questionnaire, nous avons souhaité obtenir des précisions à propos de cette perception de la profession en posant la question ouverte suivante : « Selon vous, que faudrait-il expliquer aux citoyens pour mieux faire comprendre la profession des pompiers? » La Figure 1 illustre la diversité des thèmes issus des réponses et leur fréquence obtenues par analyse de contenu thématique. Toutefois, les critiques de l’image de héros obtenues lors des entrevues n’ont pas été mentionnées ici[14]. Les pompiers ont plutôt mis l’accent sur l’objectif de leur implication, soit le service aux citoyens, la diversité de leurs interventions et leur grande disponibilité qui, pour plusieurs pompiers à temps partiel, équivaut à une disponibilité en tout temps puisqu’ils sont sur appel. Ces nouveaux thèmes ont grandement diversifié le contenu initial de la catégorie Perception sociale.
Lors des entrevues, plusieurs pompiers à temps partiel nous ont fait part de leur situation de double emploi et de leurs multiples certifications. Ces deux thèmes sont rapidement apparus être liés puisqu’un pompier à temps partiel doit occuper un autre emploi. Au Québec, 80 % des pompiers sont à temps partiel[15] et vivent donc cette situation de double emploi. Parfois peu rémunératrice, voire bénévole, l’implication comme pompier à temps partiel est davantage décrite en termes de passion qu’en termes de travail rémunérateur :
En 96, quand [je suis] rentré pompier, je savais même pas qu’[il] y avait une paye. À temps partiel, je travaillais à temps partiel, pis quand j’ai eu mon premier chèque, c’était quec’chose, c’était pas dans mon idée de faire ça pour la paye. C’était pour le service, pour l’implication. Pis quand j’ai reçu ma paye, j’étais surpris : « Ah, on est payé pour ça. » [Je suis] resté surpris de ça. [Extrait d’une entrevue de groupe auprès de trois pompiers québécois, service à temps partiel].
St-Denis, 2012a, p. 68
De plus, certains pompiers à temps partiel nous ont fait mention de leur souhait de travailler dans un service à temps plein (St-Denis, 2012a). Afin de mieux évaluer la prédominance de cette préférence professionnelle, nous avons posé la question lors du sondage. La Figure 2 montre que sur l’ensemble des 109 pompiers qui ont répondu au sondage (tous types de service confondus), 71 % d’entre eux (n = 78) aimeraient être à temps plein.
Ce résultat est vraisemblablement à mettre en lien avec l’intérêt des pompiers pour leur profession et leur désir d’en faire leur unique occupation professionnelle. Cela se reflète aussi dans les parcours personnels de formation des pompiers. En effet, il semble que ceux-ci détiennent de multiples certifications afin de se qualifier autant pour les concours de recrutement des services à temps partiel qu’à temps plein.
Par conséquent, la formation devient un thème récurrent dans les discours des pompiers. En plus des diplômes dans un domaine autre qu’en sécurité incendie obtenus par 87 % (n = 93) des pompiers ayant répondu à notre sondage, plusieurs d’entre eux détiennent plusieurs certifications dans le milieu de l’incendie afin de maximiser leurs possibilités de recrutement par les services à temps plein. La Figure 3 montre la diversité des certifications obtenues.
Pour interpréter cette dernière figure, certaines précisions sur la formation en sécurité incendie doivent être apportées ici. Au Québec, les formations et certifications nécessaires à l’exercice de la profession de pompier sont fixées par le Règlement sur les conditions pour exercer au sein d’un service de sécurité incendie municipal (Québec, 2004). Ce règlement distingue les services des municipalités de moins de 200 000 habitants, en forte proportion à temps partiel ou mixtes[16], et ceux des municipalités de 200 000 habitants et plus, à temps plein. Les formations de l’École nationale des pompiers du Québec (ENPQ), dont les formations de base pompier 1 et pompier 2, s’adressent prioritairement aux pompiers des services à temps partiel ou mixtes. Les diplômes professionnels (DEP) et les techniques (DEC) en sécurité incendie s’adressent quant à eux prioritairement aux candidats des services à temps plein. La certification des modules 1 à 9 est une adaptation du diplôme professionnel offerte antérieurement au règlement et les certifications universitaires sont un perfectionnement suivi principalement par les officiers et les directeurs de service.
Des 109 pompiers ayant répondu à notre sondage, 104 (95 %) exerçaient dans des services à temps partiel ou des services mixtes. Une forte prévalence des formations et certifications de l’École nationale des pompiers du Québec aurait donc dû, en fonction du règlement de 2004, se refléter dans la Figure 3. Au contraire, cette figure montre une répartition similaire des certifications nécessaires aux pompiers à temps partiel (Pompier 1 et Pompier 2) et aux pompiers à temps plein (DEP et DEC). Le choix d’occuper un poste à temps plein si la possibilité se présentait peut vraisemblablement contribuer à comprendre ce qui amène les pompiers à suivre de multiples formations. Le contingentement des services à temps plein dont les pompiers nous ont fait part en entrevue et lors du sondage – voir la Figure 1 présentée plus haut – peut également aider à comprendre que certains pompiers non recrutés par les services à temps plein réorientent leur engagement vers les services à temps partiel.
Ces constats sur les parcours de formation n’auraient pas été possibles sans une analyse mixte. Seuls les apports combinés des données qualitatives issues des entrevues de recherche et des données quantitatives issues du questionnaire de recherche ont permis d’émettre ces hypothèses sur la diversification de la catégorie Formation. De plus, comme nous l’avons constaté plus haut, cette combinaison de données qualitatives et quantitatives a également permis d’atteindre une plus grande diversité de thèmes liés à la catégorie Perception sociale centrée, initialement, sur la critique de l’image de héros.
Conclusion : vers une reconnaissance de la pertinence des données quantitatives en méthodologie de la théorisation enracinée
Réalisé grâce à une analyse documentaire, des observations directes, des entrevues et un sondage, le Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec (St-Denis, 2012a) est innovateur tant par ses résultats que par sa méthodologie. En plus de répondre à la rareté des recherches sociales sur les services de sécurité incendie québécois, il offre une méthodologie mixte, qualitative et quantitative, encore peu présente en recherches inductives et en méthodologie de la théorisation enracinée MTE[17], et ce, même si Glaser et Strauss, dans leur ouvrage fondateur publié en 1967, avaient déjà consacré un chapitre à la pertinence des données quantitatives en MTE. De plus, comme nous avons tenté de le montrer ici, cette combinaison de données et d’analyses qualitatives et quantitatives peut respecter l’induction et l’itération chères à la MTE et se révéler fort favorable tant au développement et à la saturation des catégories qu’à l’atteinte d’une validité externe de la théorisation en élaboration. En effet, la collecte et l’analyse de données mixtes ont permis de faire émerger des catégories d’analyse dont la discordance entre la perception sociale de la profession et les pratiques effectives des pompiers. De plus, elles ont permis d’ajouter des thèmes à certaines catégories d’analyse. Par exemples, les thèmes « double emploi » et « certifications multiples » ont été ajoutés à la catégorie « Formation ». Le Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec (St-Denis, 2012a) montre ainsi que l’induction et l’itération constituent des assises épistémologiques et méthodologiques allant au-delà de la nature des données. En d’autres termes, même si l’induction et l’itération sont habituellement associées aux données qualitatives, des données quantitatives peuvent fort bien être bénéfiques lors de l’emploi de ces démarches méthodologiques.
Nous ne pouvons que souhaiter une augmentation de l’utilisation des données et méthodes quantitatives en MTE, et ce, pour deux raisons. Premièrement, une utilisation pertinente des données et méthodes quantitatives est une réponse efficace pour contrer l’association indue de la MTE aux méthodes qualitatives (Glaser, 2007; Glaser & Holton, 2007). Deuxièmement, l’utilisation des assises épistémologiques et méthodologiques de la MTE hors des créneaux habituels de la recherche qualitative contribuerait vraisemblablement à la reconnaissance de sa pertinence en recherche universitaire (Luckerhoff & Guillemette, 2012), tout particulièrement auprès des scientifiques et décideurs partisans des statistiques sociales et de leur validité externe.
Appendices
Notes
-
[1]
Ministère de la Sécurité publique du Québec (2001). Repéré à http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/securite-incendie/securite-incendie-quebec.html.
-
[2]
Au Canada, soulignons la thèse de doctorat sur les pompiers volontaires de Thompson (1997). Au Québec, soulignons les travaux récents sur la santé psychologique des pompiers de Douesnard (2010, 2012) et de Douesnard et Saint-Arnaud (2011).
-
[3]
À la suite de l’obtention d’un doctorat (Ph.D., 2011) sur l’intervention d’urgence, nous avons obtenu un poste de professionnelle de recherche à l’École nationale des pompiers du Québec (2012-2013).
-
[4]
Trois de ces entrevues ont été effectuées auprès d’équipe de trois pompiers. Ces entrevues de groupe ont été réalisées pour respecter la structure de travail d’équipe des pompiers. Elles ont été effectuées en périodes de garde en caserne alors qu’il aurait été difficile, et probablement mal accepté, de diviser une équipe de travail.
-
[5]
Les deux rapports du Portrait sociologique de la profession des pompiers du Québec sont versés à la collection nationale de la BAnQ. Ils peuvent y être consultés sur place ou en format .pdf en ligne via le site Internet de la BAnQ.
-
[6]
Lors de nos précédents travaux sur l’emploi de la force policière, nous disposions d’une abondante littérature scientifique, légale et policière. En fait, cette littérature est si volumineuse que le criminologue québécois Jean-Paul Brodeur en vient même à poser « qu’il n’y a pas de groupe professionnel qui [a] fait l’objet d’autant d’études que les policiers » (Brodeur, 1984, p. 11). Le sociologue français Dominique Monjardet abonde dans le même sens et qualifie les policiers de « gibier de recherche » (Monjardet, 2005. p 13). Par conséquent, l’induction n’était pas une nécessité puisque de nombreuses données et catégories d’analyse étaient préexistantes et auraient pu guider une étude déductive.
-
[7]
Toutes les entrevues ont fait l’objet d’un verbatim intégral.
-
[8]
Les principaux outils d’infraction des pompiers sont la hache et l’outil Hooligan.
-
[9]
L’auteure tient à remercier l’École nationale des pompiers du Québec pour la diffusion du questionnaire de recherche sur son site Internet et ses autres outils de communication.
-
[10]
La marge d’erreur est inférieure à 15 % 19 fois sur 20 pour toutes proportions de 35 % et plus. Elle est égale ou inférieure à 10 % 19 fois sur 20 pour toutes proportions de 70 % et plus.
-
[11]
La version initiale de la grille d’entrevue est disponible dans St-Denis, 2012a et le questionnaire de recherche dans St-Denis, 2013a.
-
[12]
Un deuxième questionnaire spécifique à la réforme de la sécurité incendie était initialement prévu. Ce deuxième questionnaire est à venir.
-
[13]
Appareil de protection respiratoire.
-
[14]
La critique de l’image de héros a par contre été retrouvée dans quelques-uns des questionnaires sous d’autres questions ouvertes.
-
[15]
Ministère de la Sécurité publique du Québec (2001). Repéré à http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/securite-incendie/securite-incendie-quebec.html.
-
[16]
Les services mixtes offrent quelques postes à temps plein. Ces postes sont habituellement détenus par les hauts officiers et les directeurs de service.
-
[17]
Pour d’autres exemples d’une démarche mixte en MTE, voir notamment Christ (2007) et Jorgensen Dahl, Pedersen et Lomborg (2012).
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