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Journaliste spécialiste de l’Asie centrale, diplômée de l’École pratique des hautes études (EPHE) en anthropologie sociale, Sylvie Lasserre publie, en 2020, une réédition d’un ouvrage paru en 2010 aux éditions Cartouche, sous le titre Voyage au pays des Ouïghours (Turkestan chinois, début du XXIe siècle). Celui-ci était basé sur plusieurs entretiens réalisés avec de jeunes femmes et hommes ouïghours à Paris, Genève et Munich, entre 2006 et 2009, ainsi qu’une enquête journalistique clandestine effectuée en 2007, dans la Région autonome ouïghoure de la Nouvelle frontière (xinjiang weiwu’er zizhiqu), ci-après Région ouïghoure. La nouvelle édition conserve ce récit, en le prolongeant d’une seconde partie qui traite de l’évolution de la situation politique en Région ouïghoure de 2010 à 2020, à partir de sources de seconde main et de témoignages recueillis par l’autrice, en France et en Turquie, entre 2016 et 2020.

Après une courte note sur l’anonymisation des personnes mentionnées dans la première partie de l’ouvrage, le récit débute par un préambule à la nouvelle édition proposant une synthèse critique des politiques mises en place par les autorités chinoises en Région ouïghoure, à partir de 2016. Cette synthèse décrit de manière non exhaustive plusieurs des dispositifs répressifs installés sur ordre de Chen Quanguo, Premier secrétaire du Parti communiste chinois de Région ouïghoure, en poste de 2016 à 2021. Est notamment mentionnée la construction, à partir de 2016, de « cinq cent à un millier » de « camps de rétention secrets » dans lesquels seraient enfermés « trois millions de civils innocents » en 2019 (p. 9).

Les principales sources citées pour appuyer ce propos sont des articles de presse, des témoignages recueillis par l’autrice, ainsi qu’un rapport publié en septembre 2018 par l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) sous le titre Eradicating Ideological Viruses : China’s Campaign of Repression Against Xinjiang’s Muslims, et deux ensembles de documents confidentiels du Parti communiste chinois divulgués par le New York Times et l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), les 17 et 24 novembre 2019. Ce préambule s’achève sur un court paragraphe donnant à voir le parti pris de Sylvie Lasserre vis-à-vis des évènements décrits dans le reste de l’ouvrage : « Aujourd’hui, réjouissons-nous : le monde a enfin entendu parler de la détresse du peuple ouïghour. […] Les fuites internes au PCC décideront peut-être les pays occidentaux à prendre des mesures. » (p. 15).

Directement après ce préambule s’ouvre la première partie du livre, qui s’intitule « La persécution invisible (2006-2010) » et débute par une courte introduction visant à situer le peuple ouïghour en tant que peuple colonisé d’Asie centrale. Il est ainsi présenté comme : « un peuple turcophone et musulman » vivant dans une région baptisée « Nouvelle frontière » en 1884 par les autorités de la dynastie impériale des Qing, ayant connu « deux vaines tentatives de création d’États ouïghours indépendants : la République islamique du Turkestan oriental (RITO) (1933-1934), puis la République du Turkestan oriental (RTO) (1945-1949). [sic] » (p. 18). Sont ensuite mentionnées succinctement la fin de la République du Turkestan oriental en 1949, les colonisations russe et chinoise de l’Asie centrale, et des données démographiques datant de 2010 sur les populations ouïghoures en Asie centrale et dans le reste du monde. Cela permet à l’autrice de situer la Région ouïghoure dans le contexte historique régional, en mentionnant les processus de colonisation ayant conduit, à partir de la seconde moitié du 19e siècle, à la division de l’Asie centrale en un Turkestan russe et un Turkestan chinois, dit Turkestan oriental. Cette rapide synthèse situe donc les rapports entre les autorités chinoises et le peuple ouïghour dans l’histoire coloniale de l’Asie centrale, avant de s’achever sur la mention des « évènements de juillet 2009 à Urumqi [sic] » comme un point de bascule dans l’histoire récente de la région.

Le reste de la première partie est articulé en sous-parties, chacune axée sur une étape de l’enquête conduite par Sylvie Lasserre, entre 2006 et 2020. La première retrace le déroulement des manifestations survenues à Ürümchi le 5 juillet 2009, leur répression par les autorités locales, et les expéditions punitives lancées par les colons chinois dans les quartiers ouïghours au cours des jours suivants. L’autrice reconstitue ces évènements à partir de témoignages recueillis à l’époque auprès de la diaspora ouïghoure en France et d’articles de presse dont elle fait mention sans toutefois les citer. Vient ensuite un descriptif de la manifestation et du rassemblement organisés les 8 et 18 juillet 2009 à Paris, évènements auxquels l’autrice a participé de manière active aux côtés de ses amis ouïghours. La sous-partie suivante fait le récit de ses différentes rencontres avec Rebiya Kadeer à Paris, Genève et Munich, entre 2006 et 2007. Elle restitue une partie de la vie de cette femme politique ouïghoure, ancienne membre de la Conférence politique consultative du peuple chinois, exilée après avoir été emprisonnée en Chine entre 1999 et 2005, puis devenue présidente du Congrès mondial ouïghour. Cette sous-partie s’ouvre ensuite sur le récit du voyage que l’autrice a effectué en Région ouïghoure en 2007.

Ce voyage commence par l’arrivée de Sylvie Lasserre à l’aéroport d’Almaty, ville du Kazakhstan par laquelle elle transite pour rejoindre la Région ouïghoure en voiture, via un trajet de plus de 300 kilomètres. À la description du passage de la frontière sino-kazakhe succède la rencontre avec Bahtiyar, le premier interprète ouïghour de l’autrice avec lequel elle atteint la ville de Ghulja. Après quelques jours sur place, elle se rend avec lui à Ürümchi, capitale de la Région ouïghoure. Elle y rencontre Dilraba, jeune femme ouïghoure qui lui servira d’interprète pour la suite de son voyage qu’elle poursuit en train vers Kachgar. À partir de là, elle effectue trois courtes visites à l’extérieur de la ville, l’une auprès d’un « chaman » (baxshi) de la région de Kachgar, l’autre au mausolée d’Âfâq Khwâja, et la dernière dans celui de Satuq Bughra Khan, dans les environs d’Atush, avant de repasser par Ürümchi pour finalement rentrer en France en faisant à nouveau étape au Kazakhstan.

Le récit est mêlé de digressions historiques généralement liées à une visite ou à une rencontre, des pierres balbal aperçues dans la steppe sur la route de Ghulja, au mausolée de Satûq Bughrâ Khân, en passant par le musée de la Nouvelle frontière à Ürümchi. Ces digressions sont réalisées à partir d’explications données à l’autrice par ses différents interprètes, et complétées à l’aide d’une bibliographie incluant plusieurs travaux de référence publiés avant 2010. À plusieurs reprises, l’autrice tente d’interroger les personnes qu’elle rencontre au sujet de la situation politique dans la région. Bien que leurs réactions soient le plus souvent méfiantes et évasives, certaines s’ouvrent à elle et critiquent explicitement la colonisation chinoise.

La deuxième partie du livre, intitulée « Les camps (2010-…) », est beaucoup plus courte, et prend la forme d’un récit succinct de la répression politique exercée sur les populations ouïghoures, en Chine comme à l’étranger. Elle commence par le massacre de Yarkand en juillet 2014, puis décrit l’internement de masse à partir de 2016, et s’arrête aux révélations de mars 2020 évoquant le chiffre de 80 000 femmes et hommes ouïghours transférés de force vers des usines de Chine intérieure. Cette partie est rédigée à partir de sources de seconde main, le plus souvent non citées, et de témoignages recueillis par l’autrice à Paris et à Istanbul, où elle s’est rendue au cours de l’hiver 2019-2020. L’ouvrage se termine par une série d’annexes incluant deux témoignages recueillis par l’autrice, l’un sur la répression des manifestations de Ghulja en 1997, et l’autre sur celle des manifestations d’Ürümchi de juillet 2009. Les autres annexes incluent un article publié par Sylvie Lasserre dans le journal Le Temps le 30 juillet 2008 ; la lettre publiée par la famille de Rebiya Kadeer le 24 juillet 2009 ; un tableau de correspondance entre les noms ouïghours et chinois donnés aux villes de Région ouïghoure ; ainsi qu’un lexique précédé d’une courte synthèse des trois principales réformes de l’alphabet ouïghour mises en place entre 1956 et 1982.

La valeur de ce travail réside principalement dans la richesse des descriptions et des témoignages recueillis par l’autrice. Les récits de vie et les scènes de la vie quotidienne, de par leur diversité, donnent un aperçu intéressant de la vie des populations ouïghoures au XXIe siècle. Pour autant, les erreurs factuelles et les fautes dans la transcription des termes et des noms en langue ouïghoure, alliées à la récurrence de jugements de valeur concernant les interprètes engagés par l’autrice, nuancent la portée historique et ethnographique de ce récit journalistique. Néanmoins, force est de constater qu’il s’agit de l’un des rares ouvrages en français basés sur une enquête de terrain à mettre en avant de manière explicite et multiple l’aspect colonial des relations entretenues par la République populaire de Chine et la Région ouïghoure.