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Marie-José Nadal, anthropologue spécialiste du Mexique propose dans cet ouvrage une analyse détaillée de l’engagement des femmes autochtones dans les sphères politiques et économiques mexicaines, sur près de 25 ans (1986-2010). La période choisie permet de suivre l’émergence par les institutions internationales et dans les politiques étatiques de la catégorie de « femmes indigènes » ou « femmes rurales » et ses conséquences à travers le temps, au niveau communautaire et nationales.

Ce travail complet combine une enquête socio-anthropologique dans deux zones de l’État du Yucatán et des observations dans l’État de Puebla à l’analyse du fonctionnement d’organisations autochtones dans l’État du Chiapas et au niveau national. Ces analyses sont mises en perspective avec des politiques internationales de développement et, en particulier, l’approche « genre et développement » adoptée par les Nations Unies lors de la conférence de Beijing, en 1995 (ONU Femmes 2015). Les interactions entre les différentes échelles (intra/communautaire, nationale, internationale) sont étudiées tout au long de l’ouvrage. Les sources mobilisées sont diverses tant par leur temporalité (des premières enquêtes de l’autrice dans les années 1980 à des études plus récentes) que par leur format : publications d’organisations de la société civile mexicaine, rapports d’organisations internationales, recherches menées par des auteurs et autrices de la scène mexicaine et internationale.

Pour Nadal, l’espace public relève d’une « construction sociale hiérarchisée, lieu d’interactions sociales, de confrontation et de débat public où se concrétisent les rapports de pouvoir et de domination entre acteurs différents » (p. 2). Elle se focalise, en particulier, sur la place des femmes autochtones mexicaines dans deux espaces. La première partie du livre est consacrée à « l’espace économique » et aux conséquences des politiques nationales multiculturelles et de la perspective internationale « genre et développement » sur le quotidien des femmes autochtones. Les données présentées dans ces chapitres et dans une étude de cas portent sur les unités de production de brodeuses du Yucatan : l’une, dans la zone de production de maïs ; et l’autre, dans la zone de production du sisal (henequén). Une deuxième étude de cas analyse la mise en oeuvre aux niveaux national et local de la politique « d’empowerment » portée par l’approche genre et développement. À travers les six chapitres (numérotés 1 à 6), Nadal met en avant les tensions qui existent entre la vision institutionnelle de ce que doit être l’autonomisation des femmes autochtones et les rapports de pouvoir à l’oeuvre entre institutions étatiques, coopératives et au sein des villages, qui ont pour conséquence une domination des sociétaires des unités de production. Cette domination n’est pas sans riposte : le chapitre 6, en particulier, met en avant la redéfinition des normes autour des « femmes indigènes » menée par les brodeuses.

La seconde partie du livre porte sur la place des femmes autochtones dans « l’espace politique ». Les six chapitres qui la composent (numérotés 7 à 12) concernent tant la manière dont la catégorie de « femmes indigènes » est façonnée par les institutions internationales (onusiennes en particulier) que la lutte pour l’autonomie de ces femmes au niveau communautaire et nationale, en particulier celle menée par les femmes du mouvement zapatiste (mouvement issu des populations autochtones du Chiapas, depuis 1994). Deux chapitres et une étude de cas sont consacrés au réseau national CONAMI[1] de défense des droits des femmes autochtones, ainsi que ses limites et les tensions créées par l’institutionnalisation de luttes militantes. Une dernière étude de cas porte sur le municipe de Chenalhó au Chiapas, au coeur de nombreuses tensions politiques et de violence militaires.

L’organisation de l’ouvrage laisse une part importante à la parole des actrices, à travers des extraits d’entretiens et de récits de vie recueillis au Yucatán (brodeuses, responsables d’unités de production) et la retranscription de discours de militantes zapatistes. Cette parole est mise en perspective avec les notes de terrain de Nadal et son travail de documentation minutieux autour de la chronologie des projets d’unités de production et des politiques nationales et internationales. Ces allers-retours entre différentes échelles au fil des chapitres permettent une fine analyse des jeux de pouvoir à l’oeuvre entre les différentes parties prenantes, les conséquences des stéréotypes autour des « femmes rurales » et la réponse de ces dernières par le biais de l’organisation collective, et ce dans les sphères politiques et économiques. En ressortent les difficultés auxquelles les femmes autochtones sont confrontées pour s’investir dans les deux espaces, économiques et politiques, à la fois au sein de leur communauté, face aux institutions et aux mouvements féministes mexicains et dans les sphères onusiennes où leur message politique est édulcoré. Ainsi, les aides des programmes étatiques qui ciblent spécifiquement les « femmes rurales » bousculent les normes de genre et les rapports de pouvoir en les poussant à se servir des moyens de production jusque-là réservés aux hommes, générant des conflits. Quant aux femmes engagées dans le réseau national CONAMI, la professionnalisation passe par des sacrifices et la confrontation au machisme et au racisme à toutes les échelles.

Le stéréotype de la « femme indigène » perdure au Mexique, malgré, comme le montre cet ouvrage, une présence depuis plusieurs décennies des femmes autochtones dans l’espace public. Ni l’État, qui a construit ce stéréotype, ni les institutions internationales, qui l’ont ancré par la perspective « genre et développement », ne semblent prêts à le remettre en question. Comme l’autrice du présent compte-rendu a pu l’observer dans le Chiapas dans le cadre de recherches menées auprès des sage-femmes traditionnelles, ce stéréotype perdure également dans le domaine de la santé, et de la santé maternelle en particulier (El Kotni 2019). Les sage-femmes traditionnelles doivent continuellement performer l’indigénéité face au personnel de santé étatique et aux ONG, afin de pouvoir continuer à exercer. Tout comme l’atelier « d’empowerment » auquel a assisté Nadal, les ateliers destinés aux sage-femmes traditionnelles témoignent d’une déconnexion totale de leurs préoccupations quotidiennes.

Les analyses présentées dans cet ouvrage seront utiles pour des recherches menées dans d’autres zones du pays ; l’autrice appelle d’ailleurs à compléter son travail par l’étude d’expériences similaires. Par exemple, les mobilisations des populations triqui de Oaxaca sont rapidement mentionnées, mais le rôle des femmes, pourtant important (voir Stephen 2013), n’est pas approfondi. Les clefs d’analyse fournies par l’ouvrage pourraient y être appliquées.

Du fait de la diversité des échelles abordées et de l’attention méticuleuse apportée à chaque chapitre, l’ouvrage se prête aisément à sa circulation auprès d’institutions internationales et dans les domaines universitaires. Certains chapitres et des études de cas pourraient tout à fait être utilisés comme support d’enseignement dans différents cursus : anthropologie, relations internationales, études de genre et études autochtones, entre autres. Ce travail représente une contribution importante à la recherche dans tous ces champs. Il l’est d’autant plus que depuis quelques années, les zapatistes regagnent en visibilité dans l’espace public international, à travers l’organisation, depuis 2018, de « Rencontres Internationales des Femmes qui Luttent », organisées par les femmes zapatistes au Chiapas et auxquelles ont participé des femmes du monde entier, et que des solidarités se créent entre le Congrès National Indigènes et des mouvements politiques dans tout le pays.