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À l’origine de ce dossier de L’Annuaire théâtral, il y a un constat : l’interdisciplinarité artistique consiste avant tout en une praxis qui engage de façon variée la discipline de formation des artistes dans des reconfigurations provisoires au sein d’oeuvres protéiformes. La rencontre interartistique met en jeu l’ancrage disciplinaire de chaque artiste dans l’échange avec les autres, les collaborateurs, mais aussi avec la matière de l’oeuvre en élaboration. Dans ces processus de collaborations, l’interaction entre les pratiques artistiques ne se fait pas contre la discipline de chacun, mais dans une ouverture et un dialogue qui se tisse au sein même de leurs différences. L’interdisciplinarité est avant tout – et particulièrement dans le cas des arts vivants – une question de terrain où cette rencontre interartistique peut se faire. Rendre compte des processus de création et de recherche-création se révèle donc déterminant pour saisir les enjeux moins esthétiques que poïétiques de ces trajets transitoires et en perpétuelle renégociation. Aussi avons-nous souhaité entrer au coeur de l’expérience interdisciplinaire et donner voix à ceux qui la vivent, la pratiquent et l’investiguent dans des recherches résolument axées sur ce qui se passe en amont et dans l’advenir de la scène, de manière à faire entendre quelques échos de la fabrique créatrice.
Afin de mieux saisir la nature éminemment complexe de cette pratique interartistique en arts vivants, laquelle s’avère plurielle, contextuelle et mouvante, nous avons encouragé, dans ce dossier, la cohabitation de récits de pratique, de retours réflexifs sur des expériences de recherche et de recherche-création en studio et d’analyses de paroles de praticiens issus d’horizons divers : danse, théâtre, création sonore et musicale. Les propositions se répondent, se confrontent et se complètent dans une perspective poïétique qui valorise la mise en commun et la rencontre de points de vue variés sur la pratique et à partir de la pratique. Chaque article propose ainsi une réflexion située, ancrée dans des démarches individuelles et collectives, dans des projets de création et de recherche-création particuliers. La mise en commun de chacune de ces expériences ouvre alors le chemin d’une réflexion collective à mener dans une communauté de chercheurs, chercheurs-praticiens et praticiens au sein de laquelle circulent savoirs et savoir-faire.
En ouverture du dossier, Marie-Christine Lesage pose quelques jalons notionnels en effectuant une distinction entre interdisciplinarité théorique et interdisciplinarité artistique, cette dernière relevant des processus de création interartistiques. Le texte de Chantal Provost, pour sa part, traite des pratiques artistiques protéiformes au coeur des projets de chercheurs-créateurs et interroge la manière dont les pratiques de diffusion se repensent au sein de formes de recherches indisciplinées. La réflexion de Jean-Paul Quéinnec permet de fournir un exemple concret de ce type de diffusion repensée : ce chercheur-créateur a exploré la notion de mobilité à travers le transmédiatique, dans le contexte d’une création menée sur le son au théâtre, afin d’investir de nouveaux espaces de présentation. Les textes de Marie Mougeolle et de Johanna Bienaise, tous deux à l’écoute des processus de création, offrent des pistes réflexives sur ces rencontres interartistiques. Mougeolle évoque l’expérience en collectif menée par La 2e Porte à Gauche dans le cadre du projet Perturbations, ce qui l’amène à faire travailler les notions d’inter et d’interstitiel comme lieu d’inventivité interartistique. Johanna Bienaise, de son côté, propose de distinguer l’interdisciplinarité-processus et l’interdisciplinarité-oeuvre en s’appuyant sur la collaboration du metteur en scène Jérémie Niel et de la chorégraphe Catherine Gaudet. Elle propose ainsi de distinguer, dans un processus de création interdisciplinaire, les méthodes de travail en studio, ancrées dans des pratiques disciplinaires, de l’oeuvre achevée, qui se soustrait à tout projet de catégorisation. Par la narration de leur expérience comme interprètes en danse, Manon Levac et Angélique Willkie donnent la mesure de l’engagement personnel de l’artiste qui se prête au jeu des processus de création oeuvrant entre les arts et les matières. Levac livre le récit sensible et éclairant d’une traversée marquée par le métissage entre matière-danse et matière-texte alors que Willkie évoque avec justesse le corps « interdiscipliné » de l’interprète à partir de son travail avec divers chorégraphes. En clôture de ce dossier, le récit de l’artiste sonore Nancy Tobin nous donne accès au processus de création sonore élaboré in situ en interaction avec l’écriture chorégraphique de Danièle Desnoyers. Morena Prats, quant à elle, propose une féconde réflexion sur l’artiste interdisciplinaire « errant-curieux-amateur » à partir d’un texte de l’artiste Michel F. Côté sur la perspective de l’homo artis pluridisciplinus, suivi d’un entretien mené par Fabienne Cabado. Un document visuel, sous la forme d’une bande dessinée concoctée par Catherine Gaudet lors de son projet de collaboration avec Jérémie Niel, vient compléter cette traversée des processus de création interdisciplinaires.
L’ensemble de ce corpus donne à voir des configurations variées de collaborations entre la danse, le théâtre, la musique et les arts visuels (rattachés aussi à l’art de la performance), quatre arts qui se déploient dans l’histoire de leur discipline, mais qui ont su également se développer dans la rencontre avec d’autres pratiques. Ainsi, si ces différents arts sont fondés sur des techniques, des traditions et un savoir-faire qui exigent d’être maîtrisés, les articles proposés invitent à penser que dans la rencontre interartistique, chacun d’eux préserve le socle qui fait sa force identitaire tout en créant des maillages inusités avec d’autres champs de création. S’inventent ainsi d’autres modes de coprésence entre les arts, des formes d’articulations qui valorisent l’espace entre, la distance, la différence. En positionnant ce numéro de L’Annuaire théâtral dans le « comment » de la rencontre interartistique, nous espérons ouvrir un champ de connaissances propices à une meilleure compréhension pratique et théorique des espaces de transgression, de confrontation, d’adaptation, d’hybridation, de déterritorialisation, de reconfiguration des frontières entre les arts ou encore de mobilité propre aux pratiques artistiques interdisciplinaires.
Appendices
Notes biographiques
Johanna Bienaise
Johanna Bienaise travaille comme interprète en danse contemporaine à Montréal depuis 2002. Détentrice d’un doctorat en Études et pratiques des arts, elle est professeure au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) depuis juin 2012 et est responsable du GRIAV (Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants). Ses recherches portent sur le travail de l’interprète en danse contemporaine, sur la formation pré-professionnelle en danse et sur les méthodologies de recherche-création.
Marie-Christine Lesage
Marie-Christine Lesage est professeure à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Son enseignement et ses recherches en théâtre portent sur les processus de création interartistiques dans les arts de la scène et sur les écritures contemporaines. Elle a publié dans plusieurs revues et ouvrages collectifs des réflexions sur ces sujets, avec un intérêt marqué pour les questions touchant aux pratiques interdisciplinaires, à l’intermédialité et à la performativité dans leur rapport critique à l’expérience du commun. Elle a fait paraître un ouvrage consacré au théâtre de Denis Marleau, intitulé Paysages UBU : mises en scène de Denis Marleau, 1994-2014 (Somme toute, 2015). La recherche subventionnée qu’elle mène actuellement porte sur « La scène interartistique contemporaine (1990-2016) : une théâtralité au carrefour des arts visuels et médiatiques » (CRSH, 2016-2018). Dans ce contexte, elle anime le groupe de recherche PRint – Pratiques interartistiques & scènes contemporaines. Elle est aussi membre du GRIAV (Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants) de la Faculté des arts de l’UQÀM.