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Bien que méconnue, l’oeuvre dramatique d’Anne Hébert est importante : cinq pièces ont paru et trois autres sont inédites. En 1951, le poème dramatique en trois actes L’arche de midi, composé entre 1944 et 1946, remportait le deuxième Prix littéraire de la province de Québec (section théâtre). En 1952, le conte radiophonique Les invités au procès a été diffusé sur les ondes de Radio-Canada et, en 1958, le téléthéâtre La mercière assassinée a été présenté à la télévision de Radio-Canada. Sa première pièce pour la scène, Letemps sauvage, est publiée dans les Écrits du Canada français à l’été 1963. Trois ans plus tard, le texte est mis en scène par Albert Millaire au Théâtre du Nouveau Monde. L’auteure travaille alors en étroite collaboration avec le metteur en scène, assistant aux répétitions de même qu’à la première de la pièce, le 8 octobre 1966, au Palais Montcalm de Québec. Plusieurs modifications sont apportées et la pièce remaniée paraît enfin chez HMH, en 1967, avec La mercière assassinée et Les invités au procès. Une dizaine d’années plus tard, L’île de la demoiselle est jouée à la radio française et est publiée avec La cage en 1990, dans une coédition aux éditions du Boréal et du Seuil.

De tous ces écrits dramatiques, Letemps sauvage est le plus connu et le plus étudié. Depuis la toute première publication du texte en revue, une quarantaine de commentaires et d’études ont paru dans des périodiques et des ouvrages[1]. On retrouve par ailleurs une trentaine de critiques sur la mise en scène de ce texte. En 1963, les opinions sont partagées : certains estiment que c’est un succès sans précédent et d’autres, qu’il s’agit d’un échec dramatique. On comparera notamment la pièce aux oeuvres d’écrivains russes tels que Tchékhov et Dostoïevski, pour les thèmes et les paysages, ainsi qu’aux textes de l’Espagnol Frederico García Lorca, en particulier La maison de Bernarda, où les filles de Bernarda sont cloîtrées par leur mère dans la demeure familiale. En 1966, certains font l’éloge de la mise en scène, mais plusieurs en font une critique plus sévère. C’est le caractère poétique du texte qui est le plus souvent mis à mal : celui-ci viendrait diminuer, selon les commentateurs, la construction dramatique de la pièce. Malgré tout, Le temps sauvage est joué dans 19 villes au Québec et à Ottawa, et connaît un succès populaire, dans la mesure où il est vu par près de 15 000 personnes. Aucun article ne paraît avant 1970, année où Laurent Mailhot publie une étude sur le théâtre hébertien.

Anne Hébert retravaille beaucoup, et longtemps, cette pièce, dont la genèse remonte au milieu des années 1950. On trouve plus de huit versions qui changent considérablement au fil des réécritures. L’étude des documents d’archives permet de rendre compte des réécritures. Quelles sont les variantes les plus significatives qui ont contribué à faire de cette pièce une oeuvre phare dans la production dramatique d’Anne Hébert? Telle est la question à laquelle je souhaite répondre dans cet article. Je ferai ressortir les transformations des personnages féminins, qui, dans les premières versions, apparaissent comme des êtres vulnérables, avant de prendre en main leur destinée et de s’opposer à toutes formes d’autorité. Je m’attacherai aussi au traitement du paysage dont la puissance et la sauvagerie caractérisent d’abord le titre de la pièce, qui se recentre ensuite sur l’enfance. Puis, je montrerai le traitement critique, de plus en plus affirmé, entourant la question religieuse et les représentants de l’Église, qui s’inscrit d’ailleurs dans la mouvance de la Révolution tranquille.

Amour et liberté impossibles

Dès 1957, Anne Hébert travaille régulièrement à l’écriture de sa pièce. L’histoire tourne essentiellement autour de l’amour et de l’idée de s’affranchir de l’autorité maternelle. Les filles d’Agnès rêvent de l’homme qui les comblera : Hélène se plaint de ne pas être assez jolie, Marie d’avoir « des manières de garçon et des silences d’enfant puni » (FAH)[2], et Lucie, qui dans la version finale a soif de connaissances, ne porte alors aucun intérêt aux livres et aux études et ne songe qu’à Bertrand, son ami de coeur. Isabelle, leur cousine, étudie en cachette l’anglais et la sténographie. Lucie parle de sa cousine à ses soeurs avec mépris et lui prédit un avenir peu reluisant : « Une fille comme Isabelle ça se débrouille très bien avec un travail de secrétariat et de toutes petites passions pour hommes d’affaires » (FAH). Selon elle, Isabelle est la source des malheurs de sa famille, de la maladie de sa mère à la fuite de son frère, dont la « liberté d’homme se trouvait menacée par cette femme » (FAH). L’envie et le ressentiment corrompent le jugement des jeunes femmes.

Lucie croit qu’Isabelle fréquente Bertrand et ignore que sa cousine s’éclipse en fait pour rencontrer Sébastien qui est revenu pour elle. Un soir, méfiante, elle décide de suivre Isabelle et la voit au loin embrasser un homme. Convaincue qu’il s’agit de Bertrand, elle traverse les rapides sur les rochers, se blesse à la tête en tombant et meurt. Alerté par le cri de Lucie, Sébastien se rend auprès de sa soeur, accuse Isabelle de l’avoir détourné de sa famille et la rejette : « Et toi Isabelle tu es noire comme le fond du coeur là où se nouent les plus terribles complicités. Une chose pourtant est certaine dans ma tête. Je vais employer toutes mes forces à t’oublier. Ce malheur vient à point et me sauve de toi » (FAH). Isabelle en vient même à envier le sort de Lucie : « Et de quoi me défendrai-je devant toi et les autres si ce n’est d’avoir envié l’honneur insoutenable de cette petite fille qui est morte d’un coup comme la vie à la pointe de sa blessure[,] comme l’amour foudroyé dans la lumière » (FAH).

Anne Hébert a envisagé d’autres fins tout aussi tragiques que celle-ci. Dans l’une d’elles, Lucie avoue à ses parents qu’elle fréquente Bertrand. Son père est choqué d’apprendre une telle chose et noie son chagrin dans l’alcool. Ivre et armé, il se rend au moulin pour se mesurer à celui qui lui prend ainsi sa fille et hurle dans la nuit : « Bertrand! Bertrand, viens vite, descend que je massacre à loisir ta face de voleur d’enfant » (FAH). Sébastien et Isabelle l’entendent et espèrent pouvoir le raisonner. Mais Sébastien est abattu par son père qui le prend pour l’amant de sa fille. Aux cris d’Isabelle, François comprend sa terrible méprise : « J’habite le monde que j’ai fait en songe. Je goûte ma grande fête terrible. Ah comme je suis seul ici. Je n’ai voulu qu’abattre un hibou, je vous jure que ce n’était qu’un hibou qui appelait les filles de cette maison avec une voix de miel et de soufre, tout contre mon coeur amer » (FAH). Dans les brouillons des années 1950, l’amour est constamment mis en échec et la mort vient détruire l’unité familiale. Aucun espoir n’est possible et la liberté ne peut être savourée.

Ce n’est que dans une dactylographie, qui date vraisemblablement de 1959, que le caractère des personnages féminins se précise : les jeunes femmes deviennent plus fortes, moins vulnérables. Agnès est « la reine du royaume familial, celle qui gouverne et qui envoûte » (FAH). Bien qu’elle soit dure, la mère est « accablée par cet étrange pouvoir qui la dévore » (FAH). Le rapport conflictuel à la religion n’est pas encore développé. Hélène, sa fille aînée, est « soumise, effacée, ne désire rien d’autre que tout soit en ordre, que rien ne bouge jamais » (FAH). Elle incarne la femme traditionnelle, s’opposant ainsi à Lucie. Cette dernière « se révolte contre les enchantements mauvais de la maison […], est voyante, lucide et pure, très violente » (FAH). Quant à Isabelle, elle « fait miroiter devant ses cousines l’existence mystérieuse des villes et sa propre expérience de la vie » (FAH). Une expérience acquise non sans douleur :

En réalité Isabelle, depuis son enfance, s’est réfugiée comme une innocente au plus profond de son coeur, fuyant le monde atroce des grandes personnes parmi lesquelles elle a vécu. Quelqu’un réussira-t-il à éveiller en Isabelle cette meilleure part d’elle-même qui est cachée et qui appelle la vie?[3]

FAH

Dans cette version de la pièce, les rôles des cousines sont inversés par rapport aux versions précédentes : Isabelle emploie toutes ses énergies à être admirée et aimée, et Lucie, à étudier. Quelques études féministes s’intéresseront à ces personnages de femmes déterminées, qui vont à l’encontre de l’image traditionnelle de la femme. En 1979, Fernande Pepin note ainsi que les personnages de Lucie et d’Isabelle choisissent de se « libérer de la servitude du dedans », de sortir de la maison close de la mère, attirées par le « dehors fascinant » (Pepin, 1979 : 173), où elles sont en contact avec le savoir et l’amour. L’année suivante, Anne Hébert s’entretiendra avec Gloria Escomel sur les personnages féminins de son oeuvre : « En les montrant autrement que comme de petits êtres fragiles [,] j’exprime ma conception de la femme, je fais en quelque sorte un acte de foi en elles » (Escomel, 1980 : 14). Deux décennies plus tard, Lucie Guillemette insistera sur les actions concrètes entreprises par Lucie pour faire bouger les choses et accéder à la parole. Elle mettra en perspective les attitudes contrastées d’Hélène et de Lucie : « À l’encontre de sa soeur Hélène qui adopte une vision fataliste de l’existence, Lucie entend bien devenir l’agente de son destin » (Guillemette, 2005 : 76)[4].

La menace des départs

Le personnage d’Agnès est autoritaire et s’oppose au désir de liberté de ses enfants. Elle voudrait qu’ils restent purs et innocents, alors qu’ils cherchent à quitter le temps sauvage qu’elle leur impose, celui de l’enfance. Dans les versions ultérieures, c’est par la prise de parole et l’écoute de leurs désirs que certains d’entre eux seront en mesure de s’affranchir de ce temps de l’ignorance et du silence. L’amour qu’éprouve Isabelle pour un homme est perçu par Agnès comme une menace. Dans les brouillons et la publication en revue, Agnès traite l’homme qui tente de lui ravir Isabelle de « pilleur d’innocence » (FAH et Hébert, 1963 : 92). Paradoxalement, c’est la perte de l’innocence qui aiderait les enfants à s’affranchir du temps sauvage.

La mère tente de protéger les siens des maux de la société, maux auxquels elle a contribué en abandonnant à son sort sa soeur Nathalie. La fille de cette dernière, Isabelle, est aux yeux d’Agnès aussi mauvaise que Nathalie. Isabelle incite les membres de la famille Joncas à contrer la toute-puissance maternelle, et ce, dès les premières versions du texte. Agnès parle de sa nièce comme d’une « petite sorcière » qui « mène le sabbat chez [elle] » (FAH). Elle la confronte, comme elle le fera plus tard avec l’abbé, cherchant à maintenir son emprise sur les siens : « j’ai mes propres pouvoirs bien en mains et je ne conseille pas à personne de se mesurer avec moi » (FAH). Ailleurs, Isabelle est décrite par Agnès comme un être lumineux, mais d’une lumière dangereuse et aveuglante : « tu ressembles aussi à une pierre brûlante qui a vu le jour au grand soleil. Tu me blesses et tu m’irrites. Mais je veux te garder là sous mes yeux dans l’espoir d’user ta lumière » (FAH). L’énergie et la jeunesse d’Isabelle étaient ici rendues par la lumière, qui colore également les poèmes de Mystère de la parole, où les informations sensorielles dominent. Avant 1960, année de publication de Mystère de la parole, le déchaînement des passions caractéristique des poèmes de ce recueil était beaucoup plus présent, les textes poétiques étant écrits en parallèle avec le texte de la pièce. Lucie y apparaissait comme un être à part, habité par une force que n’avaient pas les autres membres de la famille :

On dirait que Lucie rumine des choses extravagantes. Elle est parmi nous comme une étrangère muette et sourde, attentive en elle-même à je ne sais quelle levée d’oiseaux farouches. Et si parfois elle nous regarde un instant, son visage flambe si fort qu’elle met aussitôt ses deux mains dessus pour le cacher comme lorsqu’on pleure

FAH

Agnès reprochait à Lucie son tempérament fougueux, mais, à la mort de celle-ci, chérissait plus que tout l’enfant perdue, désormais associée au paysage : « Lorsque Lucie meurt. La mère se fixe à tout jamais sur cette terre où repose son enfant[,] son enfant mêlée aux pins[,] à l’eau[,] au sable. L’enfant la plus accomplie[,] la plus chère maintenant que devenue terre et eau » (FAH). Devant le refus d’Agnès de voir ses enfants grandir, ceux-ci n’ont d’autre choix que de la confronter. Elle refuse de les voir devenir adultes et la quitter. À son fils qui se dit « homme », elle déclare : « Mon pauvre petit! tu ne seras sans doute jamais un homme. Qui est jamais tout à fait un homme ou une femme dans ce pays d’avant la création du monde? » (Hébert, 1992 : 49-50), tâchant de se rassurer elle-même. Malgré l’isolement imposé, Agnès ne peut confiner ses enfants dans l’enfance.

Paysage-personnage

Dans le poème dramatique Les invités au procès, composé en 1951, les lieux se transformaient au rythme des actions des personnages. Le tracé étrange du jardin bougeait constamment, empêchant le chevalier Renaud de rejoindre la femme convoitée. Ce lieu apparaissait comme un personnage à part entière, lié au corps de Saule qui reposait au fond de l’étang.

Dans les premières ébauches du Temps sauvage, le paysage et la demeure des Joncas étaient également animés : « Le grand pin étend ses racines jusque sous la maison[,] le perron en est tout soulevé – la maison penchera comme un vaisseau travaillé par la mer » (FAH). La nature très puissante malmenait la maison, tel que décrit par Lucie :

Parfois, la nuit, quand je m’endors, la maison est comme un grand bateau à l’amarre entre les pins. Le vent attrape la maison et la bat, la roule[,] la fait gémir. Je suis sûre qu’il rêve de la briser. Et moi aussi je rêve que la maison se brise, éclate comme une noix. Et nous sommes tous lancés à travers le monde comme des amandes toutes nues!

FAH

S’adressant à sa soeur Hélène, Lucie assignait à sa mère la responsabilité du navire : « (indiquant la chambre d’Agnès) Vois la cabine de contrôle est vide. Maman n’est plus là dans sa chambre sans porte ni rideau qui regarde, observe et juge. Ah quels yeux, quelles oreilles[,] quels sens à vif pour épier toute une enfance farouche » (FAH). Par là, on reconnaissait aisément le caractère d’Agnès, à l’affût de tout ce qui se passe sous son toit. Plus loin, Isabelle critiquait sévèrement la maison de celle qui l’avait traînée de force dans la campagne isolée :

Jolie maison pourrie par la mousse et les arbres. Nulle forme précise[,] la demeure d’Agnès se perd en forêt [:] un étage par-ci[,] deux par-là, un corridor de fou grimpe comme un sentier, une chambre close se trouve au bout. Il faut traverser la fougère pour atteindre la cuisine d’été. La forêt reprendra bientôt tout cela et on n’en parlera plus

FAH

Un tel travail sur l’environnement contribuait à rendre l’imaginaire du temps sauvage en tant qu’univers indompté. Les personnages semblaient alors en confrontation avec cet univers hostile, qui menaçait à tout moment de les engloutir.

L’auteure choisira de mettre de côté cet aspect afin de recentrer le temps sauvage autour du motif de l’enfance. Il en restera tout de même quelques traces, par exemple lorsque les enfants sont comparés à des végétaux ou à des animaux, eux qui, depuis les premières ébauches, « communiquent d’égal à égal avec la terre sauvage » (FAH). Dans l’acte 1, les enfants sont « grands comme des arbres », telle une « forêt d’arbres malfaisants » (Hébert, 1992 : 48). Lucie sera comparée à une « bête captive », pareille à un renard prisonnier, « pas contente d’être en cage » (Hébert, 1992 : 53) et de ne pouvoir mener sa vie comme elle l’entend. À l’acte 3, les enfants sont décrits par François « comme des mauvaises herbes, des espèces de fougères folles » (Hébert, 1992  : 116), à l’instar du paysage sauvage. Dans la version finale, l’auteure conservera d’autres images de la force de la nature et de son habitat. Le cri des engoulevents, qui vient déchirer la nuit, trouble Agnès. François rapproche ce cri « à la voix du désir dans la nuit » (Hébert, 1992 : 144), un désir semblable à celui qu’éprouvent leurs enfants. C’était par un soir « lourd et malfaisant » (Hébert, 1992 : 145), plein du cri de ces oiseaux, qu’Agnès avait surpris son fiancé avec sa soeur Nathalie. Ce son strident lui rappelle les événements d’autrefois qui se superposent à ceux du présent. Cette nature trop forte pour être contenue, que l’on retrouve dans Les fous de Bassan (1982) par le cri des oiseaux et le souffle du vent, exprime bien le trouble et l’angoisse des personnages.

Nouveau souffle

En 1959, une tierce personne[5] lit et commente les deux premières parties du Temps sauvage –jusqu’en 1960, le texte était divisé en trois parties plutôt qu’en quatre actes. Anne Hébert réécrira sa pièce à partir de ces commentaires. Ce chantier débute en mars 1960. L’auteure choisit alors d’ouvrir sa pièce avec le personnage d’Agnès, suivant les conseils de son lecteur : « Le tout est raconté plutôt que vécu. La pièce pourrait peut-être commencer au départ de la mère; là nous serions en face d’une situation (tactile) – visuelle –[,] la narration, ici, s’apparente davantage au roman qu’au théâtre » et « Qui est cette famille – ses antécédents? Pourquoi ont-ils abouti là? » (FAH, annexe 1). Dans les versions précédentes, la mère n’entrait en scène que plus tard, dans la première partie, au retour des funérailles de sa soeur, et en compagnie d’Isabelle. Le texte s’ouvre désormais sur la préparation du voyage d’Agnès. L’interaction entre la mère et les autres membres de la famille Joncas permet au lecteur-spectateur de mieux saisir la personnalité de chacun des personnages : leurs volontés, leurs doutes et leurs peurs.

La dynamique de la pièce change aussi par l’ajout d’un nouveau personnage : celui du curé. Lors de sa première visite chez les Joncas, il est confronté par Agnès, qui marque ainsi sa toute-puissance maternelle. Plus forte que son mari, relégué au grenier, elle s’impose comme la figure d’autorité dans la maison. Dans les années 1950, Agnès imposait aussi sa volonté à François, mais ce personnage était alors plus déterminé.

Au début de l’acte 2, quand Lucie va à la rencontre du curé, elle fait preuve d’agentivité, comme le souligne Lucie Guillemette en 2005, réclamant son droit à la parole et à la connaissance. L’auteure avait d’abord envisagé cette rencontre au début de l’acte suivant, plusieurs semaines après l’arrivée d’Isabelle et le départ de Sébastien. Auprès de ce curé, Lucie s’épanchait sur la maladie de sa mère, « clouée sur place comme une morte » (FAH) depuis le départ de son fils. La jeune femme n’affirmait pas encore son besoin d’apprendre, mais confiait son désir de prendre parole et d’être écoutée : « J’avais un tel besoin de rencontrer quelqu’un qui ne fut ni mon père[,] ni ma mère[,] ni mon frère[,] ni mes soeurs[,] ni ma cousine. La famille c’est une prison qui vous sépare du monde. Et moi j’ai envie d’être au monde » (FAH). Dans la version finale, Lucie ne souhaite pas parler de sa famille, elle est là « pour [s]on propre compte » (Hébert, 1992 : 68), et insiste pour qu’on lui réponde et que l’on encadre son apprentissage.

Au dernier acte, dans les versions qui précèdent la publication en livre, Agnès faisait une seconde confession au curé, où elle parlait de la culpabilité et de « l’injustice première dont on [l]’a[vait] chargée » dès son plus jeune âge, de ce poids que l’Église a toujours fait porter aux femmes. La mère était même prête, dans certains états textuels, à se rallier à l’avis du curé et à respecter les dogmes de l’Église s’il le lui demandait sans détour et lui prouvait sa foi. Ainsi s’exclamait-elle dans deux brouillons des années 1960 :

Il s’agit de me forcer la main[,] ne l’oubliez pas. Ni ma propre fille, ni vous M. l’abbé, ni ces pauvres gens qui n’ont pas d’eau ne font le poids. Agissez sur mon coeur dur de vieille baptisée et vous serez exaucé. Sommez-moi de me rendre au nom du Christ, et je me rends

FAH

Par la suite, Agnès continue d’exiger que le curé fasse ses demandes « au nom du Christ » (Hébert, 1992 : 153), mais ne lui promet rien en retour. Il ne sera pas en mesure de répondre à sa requête, ce qui en dit long sur le peu de conviction religieuse qui anime désormais ce personnage. En 1966, l’auteure change la fin, éliminant toute forme de soumission de la mère devant ce représentant de l’autorité religieuse.

Le personnage d’Agnès sera aussi l’objet d’études féministes. En 1987, Monique Genuist souligne que, bien que ce personnage rejette l’autorité masculine, la mère « accepte aussi l’ignorance et le silence qui ont été longtemps le lot de la femme. Non seulement elle les accepte […], mais elle s’y réfugie et y entraîne les siens » (Genuist, 1987 : 54-55). Quant à Lucie, elle n’apparaît pas non plus comme l’alliée des femmes. Au contraire, « [e]lle cherche la connaissance auprès des hommes qui ont eu la chance d’étudier […]. Les femmes n’ont rien à lui offrir », d’autant plus que sa mère « s’est retirée dans la nuit de l’ignorance des êtres et des choses » (Genuist, 1987 : 55). Dans un article qui porte cette fois sur les relations mère-fille, Jane Moss montre que Lucie semble comprendre ou apprécier la révolte de sa mère[6] (Moss, 1989 : 178), mais que l’ordre imposé par Agnès devient aussi oppressant que ce contre quoi elle lutte.

L’ajout, au printemps 1960, d’un personnage de curé a complètement changé la dynamique. La mère est encore plus autoritaire : elle critique le mutisme dans lequel l’Église l’a contrainte, mais fait preuve de la même intransigeance envers les siens.

Enfermement maternel et religieux

Plusieurs comparaisons et métaphores religieuses figurent dans la pièce. Au premier acte, les vêtements que porte Agnès pour se rendre à l’enterrement de Nathalie sont comparés à « un uniforme lourd et religieux » (Hébert, 1992 : 32). Et elle s’adresse à ses enfants rassemblés autour d’elle comme un prêtre durant la messe : « Ne vous ai-je pas tous faits et mis au monde, petits et misérables, à ma ressemblance et à celle de Dieu le Père qui est au ciel? Amen » (Hébert, 1992 : 50). Sébastien la présente d’ailleurs à l’abbé comme la « robe noire de [leur] royaume », qui incarne à la fois « [l]e prêtre et le démon », « le pain et le vin » (Hébert, 1992 : 61). Agnès est ainsi comparée à un Christ au sein de la cellule familiale. Elle craint tout de même « l’influence magique des cloches et des messes, des cierges et de l’encens » (Hébert, 1992 : 60), qui pourrait lui faire perdre son emprise sur les siens. La religion comme la ville sont les rivales de cette femme par l’attrait du mystère auquel elles invitent. Elle a choisi de se mesurer à la prétendue « infaillibilité de certains prêtres », qui lui « attachai[ent] la culpabilité au cou » par son statut de femme, porteuse de la faute ancestrale. Malgré tout, elle croit au Christ et continue de souffrir à l’idée qu’elle « accumule les péchés sur [s]a tête et sur celle de [s]es enfants » (Hébert, 1992 : 62). Elle se raccroche au seul prestige jamais accordé à la femme par l’Église : « la maternité », par laquelle « le culte de la mère fait pendant au culte du prêtre » (Hébert, 1992 : 62). Pour François, Agnès est à l’opposé de Dieu. S’il fait la paix avec Dieu, il a l’impression que pèsera sur lui la « terrible réprobation d’Agnès », persuadé qu’il est de ne pouvoir « contenter l’un sans mécontenter l’autre » (Hébert, 1992 : 115).

Les deux premiers actes se déroulent en hiver. Cette saison est métaphoriquement associée par Agnès à l’ignorance, et donc au temps sauvage : « je voudrais que règnent à jamais l’hiver, la maison fermée et mon coeur seul en guise de feu » (Hébert, 1992 : 143). Au début de la pièce, Lucie se met en colère contre sa mère qui refuse de répondre à ses questions : « Je veux tout savoir. Il y a trop de silence dans cette maison. On étouffe » (Hébert, 1992 : 34). La jeune femme rêve de tout comprendre, de découvrir « la vie, la mort, le monde » (Hébert, 1992 : 38). Agnès considère, au contraire, que la vie est plus simple si on ne cherche pas à tout savoir et si certaines choses restent tues : « S’il y a des choses cachées dans mon coeur, cela ne me regarde pas, ni toi, ni personne » (Hébert, 1992 : 35). En s’exilant à la campagne, la mère s’est réfugiée au coeur d’un « désert » (Hébert, 1992 : 84) silencieux afin d’y emmurer son chagrin. Du haut de sa tribune et en dépit de son éloquence, l’abbé n’est pas celui par qui la parole pourrait éclater puisqu’il s’exprime « en paraboles » (Hébert, 1992 : 67) – dans les autres états du texte il parle « en latin » (FAH et Hébert, 1963 : 39) –, ce qui rend son message difficile à comprendre. Les discours maternel et religieux se dérobent ainsi au véritable dialogue. Au printemps (acte 3), saison où la nature se libère et où les « digues » (Hébert, 1992 : 96) s’ouvrent, la parole commence à prendre forme. Lucie refuse alors de se taire, elle veut « parler et crier » afin d’être entendue de sa mère, tandis que celle-ci rêve de « retrouver la nuit et le silence » (Hébert, 1992 : 102) d’avant la visite du curé. Mais ce n’est qu’à l’été (acte 4) que le silence sera véritablement brisé : « FRANÇOIS  /Les choses ont commencé de se faire et de se dire, hors de toi [Agnès]. Et une fois que cela a commencé, ça n’en finit plus » (Hébert, 1992 : 141). Désemparée, la mère exprime sa rage et son désarroi : « Que maudit soit celui qui le premier a osé rompre le silence de cette maison! » (Hébert, 1992 : 141) La parole appelle la parole. Agnès ne peut plus cacher à François la vérité qu’il réclame et par laquelle il acquerra de l’importance : « "Un jour, c’est vrai, toi, François mon mari, tu m’as sauvée du désespoir et de la mort." […] François, je n’en puis plus d’être seule avec cette petite phrase empoisonnée sur le coeur » (Hébert, 1992 : 150).

Le rapport conflictuel à la religion et le désir de liberté ont amené plusieurs critiques à faire une lecture communautaire du Temps sauvage, publié dans la foulée des bouleversements de la Révolution tranquille, où les Québécois ont choisi de se détacher de l’Église et de ses règles rigides. Gilles Marcotte y voit une « image de la société canadienne-française […] ou du moins [de] ce qu’elle était hier encore », par le personnage de la mère « protectrice et tyrannique » (Marcotte, 1963 : 8) et ceux de Sébastien et de Lucie, qui ont soif de liberté. Dans le même sens, Jean Éthier-Blais encourage la lecture du Temps sauvage : « Je souhaite qu’on lise cette pièce, ne serait-ce que parce que chacun y retrouvera un climat, le sien, ou l’une de ses parcelles » (Éthier-Blais, 1963 : 11)[7]. Lors de la parution de la pièce en livre, Gilles Rioux écrira que « des liens invisibles unissent secrètement Anne Hébert à la collectivité québécoise » (Rioux, 1967 : 47) de par sa capacité à traduire le Québec des années 1960. Deux ans plus tard, Pierre de Grandpré saluera l’originalité de l’auteure dans le traitement qu’elle propose de la question religieuse, et considérera en ce sens que Le temps sauvage « amorce une analyse […] de l’âme canadienne-française » (Grandpré, 1969 : 232). En 1970, Laurent Mailhot observera que la confession d’Agnès au curé est « moins personnelle que collective » (Mailhot, 1981[1970] : 141) : le personnage de la mère ne dénonce pas seulement les injustices commises à son endroit, mais celles touchant l’ensemble des femmes. Pierre-Hervé Lemieux se penchera sur le rôle de la parole dans le théâtre hébertien des années 1940 à 1960. « Les forces obscures du songe », présentes dans les pièces antérieures, n’ont plus cours, et le lecteur-spectateur entre « dans l’âge de la parole » (Lemieux, 1976 : 571). Cette parole n’entraîne pas de violence physique, pas plus qu’elle n’attire la colère de Dieu, et les « passions ne s[ont] pas moins fortes » (Lemieux, 1976 : 572) que dans les trois pièces précédentes.

Le temps sauvage clôt ainsi le premier cycle dramatique d’Anne Hébert. En regard de L’arche de midi, des Invités au procès ou de La mercière assassinée, la parole est maintenant libérée. Un parallèle semblable pourrait être établi entre les recueils de poèmes Le tombeau des rois et Mystère de la parole. D’ailleurs, Anne Hébert n’a-t-elle pas toujours agi en poète, contribuant ainsi à une libération par la parole? « Je crois que les poètes du Québec ont vraiment pris leurs frères muets en charge, et les ont exprimés en s’exprimant eux-mêmes. Ç’a été très important dans la libération du Québec » (Hébert, cité dans Smith, 1980-1981 : 68), confiait-elle en entrevue. Ces paroles me paraissaient tout à fait convenir au Temps sauvage.

Les nombreuses réécritures du Temps sauvage montrent toute l’importance qu’Anne Hébert accorde à cette pièce dans les années 1950-1960. On peut ainsi affirmer qu’elle rompt avec les textes dramatiques précédents en brisant l’enfermement dans lequel restaient confinés les personnages. J’ai fait ressortir qu’elle délaisse les fins tragiques et les amours malheureuses qui mènent irrémédiablement à l’échec de la liberté, et choisit plutôt de mettre en scène des femmes fortes qui ne se laissent plus diriger par personne. Elle n’élimine pas la passion amoureuse, mais oriente autrement son drame, dans lequel les enfants décident de quitter le temps sauvage afin de suivre leur propre voie. Les femmes s’affirment : elles subissent moins et agissent davantage.

J’ai montré le peu de poids qu’exerce, à la fin, l’autorité maternelle ou religieuse sur les personnages adultes, ce que plusieurs commentateurs ont rapproché des mouvements de contestation des années 1960 au Québec. La figure de Dieu ne représente plus le pouvoir absolu, comme dans les pièces qui précèdent Le temps sauvage : Agnès se perçoit comme l’égale de Dieu, le supplante même auprès des siens, en adoptant des principes de vie tout aussi sévères que ceux de l’Église. Mais cette première opposition franche à la toute-puissance divine, qui sera allégorisée une décennie plus tard dans Les enfants du sabbat, marque un tournant dans la production dramatique d’Anne Hébert. De même, dans L’île de la demoiselle et dans La cage, la magie et la fantaisie supplanteront l’autorité divine et permettront aux héroïnes de s’affranchir du joug de l’autre, pour vivre enfin selon leur volonté.