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L’Annuaire théâtral a toujours donné la parole aux créateurs mais aujourd’hui, la spécificité et la pluralité de la recherche création en théâtre appellent la construction d’un espace plus visible afin surtout de rendre plus lisible ses travaux. Car il est temps de sortir la recherche création de sa marginalité[1].

Au-delà de mon enthousiasme quant à la prise en charge de cet espace, je souhaite mobiliser l’ensemble des chercheurs et des créateurs à profiter de cette ouverture, qui se produira tous les deux numéros. Aussi, je voudrais exposer certains arguments sur lesquels il me semble possible de fonder cette place de façon pérenne dans notre revue scientifique.

Profiter des différences

Si le théâtre a toujours été affaire de recherche, ce n’est que tout récemment que le tabou des méthodologies a été levé et que l’on peut aborder le rôle des approches propices à la création. La recherche-création se caractérise principalement par une pratique à travers une réflexion critique, elle-même introduite dans le processus créatif. Au contraire des études théâtrales qui s’intéressent à la représentation comme objet achevé, l’oeuvre en recherche-création, considérée au-delà de son autonomie, permet de s’intéresser davantage au processus et au discours sur ce processus (D. Boutet, 2010 : 2). Si de ce cheminement émerge une oeuvre, elle ne peut se considérer comme résultat − sauf si on considère qu’il n’y a pas de différence entre résultat et processus – mais bien comme critique, comme oeuvre critique, c’est-à-dire dont le résultat fait surgir du soupçon. Une position réflexive sur la pratique artistique qui s’inspire de ce que Didi-Huberman, (2008)[2], dans sa nécessité d’historien de se laisser saisir ou de s’inquiéter par l’oeuvre d’art, relève devant une forme qui atteint sa dimension critique parce que toujours en formation, et donc ouverte.

Pour Danielle Boutet, les récits d’artistes sont une voie pour comprendre et « envisager les significations liées au faire, liées à une poïétique » (D. Boutet, 2010 : 2) qui le souvent n’est pas offerte au public. Les résultats et les processus de recherche y sont documentés, et les matières et les méthodes liées à l’expérimentation et à l’herméneutique[3] y sont explicitées. Des récits de créations dont les données sont précieuses (d’où le caractère indispensable de l’archivage) pour l’étude théâtrale en général car ils concernent la fabrication d’une écriture dramatique, les temps d’atelier, de laboratoire souvent implicites et encore peu accessibles. Ils contribuent au développement de la connaissance à travers une théorisation de la pratique « en insistant sur la nécessité de substituer des approches multiples, hybrides, non légitimées, remettant en question la véracité des approches scientifiques » (J. Féral, 2011: 30). D’autant que le fait de viser une oeuvre ne ferme pas à une investigation théorique, expérimenter une intuition ne compromet pas la dimension heuristique (notamment celle qui mène vers de nouvelles démarches d’apprentissage), construire un objet artistique n’exclut pas une distance critique qui appelle à l’analyse d’autres références artistiques, faire cas d’un récit de création n’empêche pas un déploiement vers un ancrage historique. Aussi à cette question du savoir faire, le chercheur créateur est capable de dégager des structures, des concepts, des problématiques théoriques. Il articule à ses expérimentations et à ses stratégies une autre compréhension du champ théâtral. C’est donc une double position, celle à distance nécessaire à la théorisation, et celle à proximité, en dedans (voire incarnée) nécessaire à la création qui se développe à partir d’une recherche-création. Alors si les différences méthodologiques persistent entre recherche et recherche création elles se destinent à la même ambition, celle de renouveler des connaissances et de les transmettre, de transférer une pensée individuelle vers une pensée collective (S. Fortin, 2012).

Car on peut dire que fondamentalement, sa méthodologie repose sur un va-et-vient entre l’action et la réflexion. La recherche création peut se voir comme une pensée en action ou théorisation-en-action (P. Gosselin, 2006, Masciotra, 1998) qui consiste à comprendre la dynamique de création et sa portée épistémologique. Adaptée pour la création en art, cette démarche met en valeur le double mouvement de l’expérientiel et du conceptuel. À les considérer conjointement, on obtient un mouvement d’interprétation à travers lequel l’un nourrit l’autre. En s’intéressant spécifiquement au processus de création, le chercheur créateur dégage un espace où les différences entre théorie et pratique se confrontent sans produire nécessairement des clivages mais bien plutôt des dialogues et des associations. Dans cette perspective, il faut que la méthodologie se comprenne non plus comme outillage mais bien comme champ d’investigation qui concourt à la découverte.

Valoriser une recherche innovante

Mais alors que la recherche création en théâtre ne cesse de croître au sein des universités, les innovations – artistiques, scientifiques, pédagogiques – auxquelles elle participe restent dans l’ombre et ne semblent pas atteindre les canaux de diffusion savante qui prévalent actuellement[4]. Malgré l’évidence de la dimension réflexive de ses démarches, la part de l’expérience, ce récit de création, est souvent décriée et donc effectivement peu ou prou accessible. Pourtant, il est l’occasion de mettre à découvert en recherche, en création et autant en éducation (enseignement des arts), certains processus de travail comme différentes formes discursives sur ces processus qu’il devient urgent d’éclairer. La raison de cette résistance provient sûrement du caractère subjectif, personnel ou expressif de ces connaissances. D’aucuns pourraient y voir une forme de légitimation d’une démarche artistique ou encore un impact difficilement mesurable[5]. Pourtant, les effets de la recherche création (subventionnée ou non) sont réels. Au-delà de faire avancer concepts, outils et formes, cette démarche est l’occasion de se confronter à « des zones moins souvent fréquentées, aux confins de nos systèmes et de nos méthodologies » (J. Féral, 2011: 47).

Et pour résumer une Journée de remue-méninges sur la recherche création à laquelle je fus convié par le FRQSC[6] en novembre 2011, on peut dire que cette zone trouble est entretenue par le syntagme lui-même de la recherche création, qui ne signifie pas qu’il y ait consensus dans le milieu universitaire et professionnel quant à la manière de caractériser les activités qu’elle désigne. Pour les uns, l’écart persiste entre la recherche et la création, car il ne saurait être question de faire correspondre à un modèle scientifique dominant dans les universités, une activité aussi fondamentale que la création : celle-ci doit être démarquée et reconnue comme telle. Pour d’autres, il ne serait pas nécessaire de les distinguer car il n’y aurait pas de création sans recherche ou de véritable recherche sans création. Enfin pour certains, la tension entre les deux termes crée une possibilité de continuité et d’ambivalence entre un processus intellectuel et une création qui permet d’innover notre approche théorique (voir politique) sur la vision dominante de la recherche.

Cette divergence est aussi le lieu de la diversité des thématiques et des démarches de recherche associées à la création ou l’interprétation d’oeuvres scéniques et littéraires. Que ce soit par l’oeuvre réalisée, la démarche suivie, la forme d’expression exercée, la technologie ou le matériau utilisé, le mode de présentation de l’oeuvre ou encore le style de présentation, l’activité de recherche création en théâtre est marquée au sceau de l’originalité et de la diversité. Pour atteindre cette double qualité, depuis plus d’un siècle, le théâtre interroge ses limites derrière lesquelles il se constitue. Aujourd’hui, les zones troubles, poreuses de ses frontières provoquent volontiers leur dépassement préférant un métissage des genres, des cultures, des styles. Selon Edouard Glissant (1997), le métissage est la mise en contact de zones différentes et hétérogènes les unes par rapport aux autres, une « identité relation » dont la résultante est une donnée nouvelle, totalement imprévisible.

Le métissage au théâtre aura créé des collaborations inédites ; celles interartistiques (traditionnellement avec la danse, la littérature, la musique, l’architecture, les arts plastiques, le design et plus récemment avec la performance, les arts numériques ou l’art communautaire) et aussi, celles véritablement interdisciplinaires (avec l’informatique[7], l’ingénierie, la science des matériaux, les mathématiques, les sciences de l’information et des communications, etc) qui poussent les chercheurs-créateurs vers des initiatives innovantes, des débordements critiques et de nouveaux défis. Du théâtre dramatique aux arts de la scène jusqu’aux spectacles vivants, cette alliance de la recherche et de la création déploie des pensées et des sensations, de nouvelles expérimentations, conceptions et esthétiques, de nouveaux outils (archives, documents), qui induisent d’autres formes de réflexion, de reformulation de questions, d’autres contextes (ou terrains), des méthodes d’apprentissage différentes, globalement, d’autres problématiques. Une hétérogénéité de voix et de langages qui pousse la divergence des points de vue vers un dialogisme (H. Guay, 2008, F. Baillet, 2005) dynamique (au sein des acteurs, des secteurs[8], des pratiques, des méthodes, des approches, des outils, des cultures). Si cet élargissement du champ théâtral nourrit la démarche de recherche-création en théâtre elle complexifie plus encore le sujet et donc la posture du chercheur et de l’artiste.

Pour défendre cette évolution de connaissances et peut-être la conduire plus loin, L’Annuaire théâtral en assurera sa diffusion et ainsi, sa mise en commun approfondie. En créant des appels auprès de professeurs, de chercheurs-créateurs, d’étudiants d’ici et d’ailleurs, l’espace recherche création de la revue contribuera à un changement des mentalités en allant peu à peu réduire la tension entre les praticiens et les théoriciens, et en suscitant des collaborations pour développer de nouveaux savoirs et des expériences atypiques. À cet égard, il y a au Québec un potentiel important pour une telle interaction mais il existe peu d’espace pour le promouvoir.

Enfin, profiter des différences de la recherche création pourrait être l’occasion de mettre en place d’autres supports de diffusion. La forme processuelle de la recherche création demande une attention particulière à l’archivage. Pour restituer ces résultats, le chercheur créateur préservera la spécificité de sa démarche si, pour appuyer ses écrits, il peut exposer des extraits audio et/ou visuels. En ce sens, favoriser cette ouverture à la recherche création devient alors une possibilité pour la revue d’étendre son territoire en consolidant et développant son extension électronique. Cet accès à des données documentaires audiovisuelles ne manquera pas d’attirer, je le souhaite, d’autres lecteurs.

Cependant, si L’Annuaire théâtral comble cette case vide c’est bien à la condition d’appliquer les normes d’exigence liées à une démarche scientifique qui fait appel – étant donné le sujet pointu et complexe que la recherche création représente – à un haut niveau de spécialisation de la part des auteurs. Une telle rigueur ne sera pas vue comme restrictive mais bien comme une possibilité de donner à l’originalité et à la pluralité de la recherche-création toute son envergure au sein d’une revue scientifique.