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Parmi les vecteurs de notre réflexion touchant les objets scéniques non traditionnels figurent les notions d’hétéromorphie, de polyphonie et de dialogisme. Les trois termes expriment un refus de concevoir le théâtre comme parole unitaire et dénotent également une intention de rompre avec le drame et les dialogues comme épine dorsale de la représentation. Mais que recouvrent ces termes que ne recouvrait pas le vocabulaire en usage précédemment ?

Dans la définition qu’elle offre de l’événement théâtral contemporain, l’hétéromorphie est à rapprocher de l’hétérogénéité, de l’hybridité, de l’interartialité, de la transgression des genres et du refus de certaines avant-gardes de séparer l’art de la vie. Au plan esthétique, il est clair que l’hétéromorphie ne doit pas être comprise comme elle l’est en zoologie où ce mot désigne « le fait de comporter des spécimens de forme assez différente dans une espèce ». L’adjectif « hétéromorphe » est formé d’un préfixe dérivé du mot grec « hétéros » qui signifie « autre » et du suffixe « morphe », aussi d’origine grecque, qui veut dire « forme ». Par conséquent, un événement théâtral hétéromorphe est censé être au moins partiellement composé d’autres formes que celles employés dans une pièce de type traditionnel et, j’ai envie de dire, même par le théâtre tout court. Puisque ces formes sont autres, elles n’appartiennent pas forcément toutes au domaine des arts, auquel cas, le concept d’intertialité[1] suffirait à décrire ce genre d’esthétique. En ce sens, le terme « hybridité[2] » ne me semble pas assez fort pour définir ces productions, puisqu’il insiste sur le mélange des genres et des styles, lesquels appartiennent le plus souvent à une même espèce, à un même médium ou si l’on préfère à un même continuum (paradigme). De même, l’hybridité n’est-elle pas nécessairement porteuse de la multisensorialité qui caractérise le plus souvent l’expérience hétéromorphe. C’est pourquoi le terme « hybridité » cher à la postmodernité s’applique si bien à la littérature ou aux combinaisons stylistiques employées dans certains écrits qui n’empruntent pas forcément à des formes artistiques différentes, mais moins aux arts de la scène, travaillant avec le vivant et des matériaux composites, ce qui risque davantage de produire une oeuvre hétéromorphe. La même ambiguïté recouvre la notion de transgression des genres. En outre, l’hétéromorphie convient à un ensemble d’oeuvres qui, de diverses manières, tentent de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, entre l’art et la vie, ce qui n’a certes pas la même portée sur la scène que dans un écrit. Le dernier aspect de l’adjectif hétéromorphe qu’il m’apparaît utile de souligner a trait à la possibilité qu’il offre d’admettre l’altérité dans la fabrication d’un discours collectif, ce qui ne suppose pas forcément la convergence de tous ceux qui y participent ni que leur parole soit subsumée dans un tout plus grand qu’eux. Autrement dit, l’hétéromorphie n’interdit pas la divergence, elle la suppose, on pourrait même dire qu’elle l’appelle. Nous y reviendrons plus loin.

Le lien est donc très fort entre hétéromorphie et polyphonie, concept auquel Bakhtine a donné ses lettres de noblesse notamment dans La poétique de Dostoïevski. Polyphonie que l’auteur définit comme un principe de composition grâce auquel la matière littéraire est organisée en vue de représenter « non pas un point de vue unique, mais plusieurs points de vue entiers et autonomes » (Bakhtine, 1998 : 48). Cette « pluralité des centres » dans une même oeuvre, rappelons que Bakhtine la dénie généralement au théâtre qu’il considère comme un genre littéraire plutôt « monologique » dans la mesure où il repose « sur une mise en évidence du protagoniste comme centre d’intérêt, entouré d’autres personnages reflétant simplement ses soucis[3] » (cité par Carlson, 2004-2005 : 110). Le théâtre, tant dans son écriture que dans sa pratique, a cependant beaucoup changé depuis le temps où Bakhtine se prononçait sur sa poétique. Au point où il est possible d’affirmer avec Jean-Pierre Sarrazac (1999) que le texte dramatique est devenu plus rhapsodique et de constater avec Jean-Pierre Ryngaert (2005) que certains auteurs contemporains explorent avidement de « Nouveaux territoires du dialogue », pour reprendre le titre de l’ouvrage récent qu’il a dirigé. Réaction en quelque sorte de certains auteurs dramatiques à la crise que le drame traverse depuis maintenant près d’un siècle au dire de Peter Szondi (2006 : 19-76), alors que le théâtre commence, entre autres, à se romaniser[4]. Là où cette polyphonie éclate cependant avec encore plus de force, c’est dans le travail scénique lui-même. Bernard Dort (1988 : 14) observe ainsi que les diverses composantes du spectacle sont amenées à dialoguer, voire à s’affronter, phénomène qu’il qualifie de « représentation émancipée » aussi tôt qu’en 1988. Le critique français relève que, dans ces spectacles, « la place du destinataire importe au moins autant que celles des destinateurs, des émetteurs » (Dort, 1998 : 14). Dans un contexte d’hétéromorphie, la polyphonie passe donc aussi bien par la mise en place d’une situation d’énonciation particulière aux émetteurs que dans la pluralité des discours et des langages dans lesquels ces discours s’énoncent. L’autonomie de chaque voix permet en effet à chaque artiste d’opter pour le langage, le mode d’adresse et le support de son choix. Chacun peut alors créer des conditions de réception variables au sein d’une même représentation, ce qui oblige le spectateur à opérer de constants ajustements perceptifs. On est donc loin de l’attitude du spectateur assistant à une pièce décrite dans Théorie du drame moderne :

Si la réplique dramatique n’est pas un énoncé de l’auteur, elle n’est pas non plus une adresse au spectateur. Celui-ci assiste au contraire à l’énoncé dramatique : en silence, les mains liées, paralysé par l’impression d’être dans un univers second. Mais – c’est là-dessus que repose l’univers dramatique – sa passivité totale doit se muer en une activité irrationnelle : le spectateur a été, sera emporté dans le jeu dramatique, il se mettra lui-même à parler (par la bouche de tous les personnages). Le rapport du spectateur au drame ne connaît que la totale séparation et la totale identité, mais non l’entrée du spectateur dans le drame ni son interpellation par le drame.

Szondi, 2006 : 15

Hétéromorphie et polyphonie tendent ainsi à déplacer le centre d’intérêt du spectacle : d’une part, de l’émission à la réception, mais aussi, d’autre part, de la fiction à sa fabrication. Ceci permet souvent un contact plus direct entre l’interprète et le public : le premier se présente de plus en plus à visage découvert, sans ressentir le besoin de se cacher tout à fait sous l’identité du personnage ; pendant ce temps, le second, fort du traitement spécial dont il est l’objet[5], devient de la sorte plus volontiers complice de la création en train de se faire ou tout au moins y prend une part plus active, chargé qu’il est de démêler le réel du fictif, le vrai du faux, le quotidien de l’onirique. Le dialogisme propre à de tels spectacles est dorénavant moins axé sur les relations intrapersonnages et explore davantage la relation émetteur/récepteur. En d’autres mots, aux dialogues traditionnels propres à un théâtre de plus en plus univoque et coupé du public répond un nouveau dialogisme soucieux de redonner une place au spectateur tout en permettant aux créateurs de faire entendre leur propre voix et de se présenter sous un nouveau jour au public. Ce dialogisme assorti d’une pluralité de discours au sein de la représentation prend aujourd’hui diverses formes. Quelles que soient les stratégies esthétiques qu’il privilégie pour s’énoncer, il contribue à la réinvention du théâtre par les créateurs contemporains, lesquels ne cessent de proposer de nouvelles façons d’interagir avec le spectateur et de lui faire entendre une multiplicité de points de vue. Les paragraphes suivants nous permettront de distinguer quelques-unes des voies empruntées par des artistes du Québec qui formulent leurs propres réponses à « la crise du drame ». Ces stratégies ont en commun d’aller vers ce que nous percevons comme une esthétique de la divergence, c’est-à-dire que ces productions suscitent la divergence, le fractionnement, la fragmentation, l’ouverture à des interprétations multiples[6] dans le processus de la communication artistique tant chez les destinateurs que chez les destinataires[7].

Les transformations esthétiques que nous observons touchent toutes les dimensions de l’événement spectaculaire. Elles se manifestent tantôt par rapport au texte, à l’espace, au jeu, tantôt dans l’interaction avec le public qu’instaure ce dialogisme scénique. Le lecteur s’en doute : je traiterai plus longuement de l’interaction entre destinateur et destinataire – considéré surtout d’un point de vue pragmatique[8] –, puisque l’hétéromorphie, la polyphonie et le nouveau dialogisme qui gouvernent ces spectacles vont dans le sens d’une prise en compte accrue du récepteur[9]. De plus, la majorité des artistes concernés cherchent à s’adresser autrement au spectateur, c’est-à-dire différemment que ne continuent à le faire ceux qui s’inscrivent dans la continuation, même améliorée, de la poétique du drame.

L’énonciation du discours spectaculaire

La modification de la communication artistique au point d’émission constitue le premier des deux pôles étudiés. Ce qui nous intéresse tant dans l’émission que dans la réception, c’est la capacité de produire de la divergence au sein du discours spectaculaire. Nous verrons brièvement dans quelle mesure les diverses stratégies employées par les collectifs de création leur offrent des moyens concrets d’opérer des fractures dans l’esthétique du drame en contestant celle-ci de l’intérieur ou de l’extérieur tout en mettant à mal la notion de dialogue. En cela, cette quête d’un nouveau dialogisme se situe selon nous dans le prolongement des avant-gardes. D’ailleurs, la liste des remises en question que l’on peut en dresser ressemble étrangement au programme de certaines d’entre elles. Adieu ! la conception du spectacle comme objet fini, le dogme de l’homogénéité esthétique, la séparation entre l’art et la vie, le personnage comme entité stable[10], etc. En s’attaquant aux règles de la tradition dramatique, certains créateurs produisent, dans l’énonciation de la fiction, des échancrures par lesquelles la subjectivité des interprètes peut s’immiscer et, ce faisant, les sources d’émission du propos sont multipliées[11]. Le travail artistique peut également consister à semer le doute chez le spectateur en ébranlant des dimensions cruciales de l’intrigue, comme sa vraisemblance, la crédibilité du personnage ou son appartenance à une réalité seconde. Nous avons repéré cinq stratégies couramment employées dans la pratique théâtrale actuelle[12] auxquelles seront associés des spectacles où se manifestent les possibilités dialogiques propres à chacune de ces tendances[13]. Il va de soi qu’ancrés dans la postmodernité, bien des créateurs font appel à deux ou trois stratégies à l’intérieur d’une même création, ce qui, bien entendu, n’empêche aucunement l’observateur averti de voir en quoi les moyens choisis infléchissent à la fois l’énonciation et la réception d’une production donnée. On peut même émettre l’hypothèse que c’est la conjugaison de l’ensemble de ces influences qui a donné naissance à ce nouveau dialogisme scénique et à la divergence des points de vue qu’il entraîne.

L’improvisation

Cruciale dans la remise en cause du texte mais aussi du spectacle comme objet fini, l’improvisation constitue un mode d’adresse fréquemment utilisé dans la production artistique actuelle. L’improvisation génère des spectacles plus interactifs, car le jeu de l’acteur et la relation avec le spectateur s’y déploient au présent. Le public y est conscient de la part prise par l’interprète dans l’exercice aux plans performatif et textuel. En outre, la participation des spectateurs et ses réactions font partie du jeu. Par ailleurs, cette méthode de travail est de plus en plus employée afin d’obtenir une écriture inscrite dans l’espace scénique, ce qui influence la prestation des acteurs dans la mesure où ils travaillent dorénavant avec un matériau dramatique en bonne partie directement issu de leur imaginaire. Ont fait appel à ce modèle en matière de jeu et d’écriture scénique des metteurs en scène comme Robert Lepage et Éric Jean. Le premier participe régulièrement à la mise en forme du texte dramatique, tandis que le second délègue le plus souvent l’essentiel du travail d’écriture à un auteur qui suit l’ensemble des répétitions et propose de multiples réécritures avant d’en arriver à la version représentée. Chez les deux créateurs, la fable est imprégnée de la subjectivité des acteurs, mais celle-ci cohabite chez Éric Jean avec la voix du metteur en scène et celle de l’auteur qui l’accompagne dans le processus de création. Il n’est plus possible de parler d’auteur unique dans cette conception où le spectacle s’affirme avant tout discours collectif. En effet, ni l’auteur ni le metteur en scène ne peuvent clamer entièrement la paternité du spectacle. À Montréal, le Nouveau Théâtre Expérimental est sans doute la compagnie qui s’est illustrée le plus dans la production de spectacles partiellement ou entièrement improvisés[14]. À situer également dans ce sillage la tradition du théâtre documentaire poursuivie par le groupe Porte-Parole où le texte est le produit d’entrevues réalisées avec des gens ayant vécu l’événement, puis reconstitué dans une forme théâtrale qui laisse voir tant sa fabrication que la réalité dont elle tire sa substance.

La performance

S’il présente des similarités avec l’improvisation sur le plan des modes d’écriture et si l’improvisation y est souvent présente, le modèle de la performance traduit surtout le refus de l’homogénéité esthétique, des frontières entre les arts ainsi que de la séparation entre l’art et la vie. Le performeur s’adresse directement au spectateur sans prétendre élaborer une fiction, du moins, une fiction suivie. Le performeur n’endosse qu’occasionnellement un personnage qu’il délaisse souvent tout aussi vite. Au sein d’une même performance, les performeurs sont habituellement issus de champs artistiques variés. D’autres y apparaissent pour témoigner ponctuellement d’un état d’être ou d’une expérience de vie particulière. À Montréal, le groupe PME privilégie ce modèle depuis plusieurs années et s’est fait notamment connaître avec En anglais comme en français, it’s easy to criticize en 1999. Dans ce spectacle comme dans plusieurs de leurs créations, la divergence se manifeste notamment par la dimension interculturelle, comme le fait bien comprendre le titre de cette production, de même que dans le propos des performeurs touchant la question de la traduction et de la critique d’art. L’importance du corps dans la performance fait aussi en sorte qu’on y retrouve fréquemment de la danse, également présente dans le travail de compagnies montréalaises comme Pigeons International ou Carbone 14 qui se situe dans la mouvance de la danse-théâtre.

Le monologue intérieur

Le monologue n’est pas un procédé nouveau au théâtre[15]. Ce qui l’est davantage, c’est l’étendue qu’il a fini par prendre dans le texte dramatique, le composant parfois de bout en bout[16]. Ce faisant, ce mode d’adresse en est venu à renouveler le monologue théâtral classique – ou à rompre avec lui, dépendamment du point de vue. Chose certaine, le monologue se décline d’une manière plus complexe aujourd’hui et transforme le dialogisme scénique, ne serait-ce que parce qu’il élimine ou, tout au moins, réduit la possibilité d’un réel dialogue entre personnages. Premièrement, confier le texte dramatique à un seul individu entraîne un « recul de l’axe intra-scénique au profit de l’axe-theatron » (Lehmann, 2002 : 205). L’effet sur le regard est crucial, mais la « monologie », pour reprendre le mot de Lehmann, change de manière toute aussi décisive l’écoute, puisque le spectateur en devient clairement le destinataire privilégié. Deuxièmement, le « désordre émotionnel ou cognitif » (Pavis, 1996 : 217) qui caractérise le monologue intérieur différencie celui-ci du monologue classique. En effet, ce dernier présentait une conscience momentanément divisée réussissant habituellement à se réunifier au terme du monologue. Tel n’est plus le cas, dans les pratiques actuelles, où l’être humain n’est généralement plus présenté comme doté d’une conscience unifiée au départ, mais paraît plutôt pourvu d’un moi clivé entre des instances irréconciliables. D’ailleurs, la scène offre des moyens verbaux, non-verbaux, sonores et technologiques pour représenter cette dissociation intime, outre ce dont dispose l’écriture. À quoi s’ajoutent les accents biographiques que tend à prendre le monologue sur scène dès lors que celui ou celle qui l’a composé l’interprète... et même quand ce n’est pas lui ou elle ! Aussi la tentation de l’autofiction n’est-elle jamais bien loin, qu’elle soit assumée ou non. La multiplicité des voix qui se font entendre à l’intérieur d’une même conscience, voire la concentration de tous les fils de la narration entre les mains d’un seul personnage, échappe au logocentrisme, rendant le destinataire du texte dramatique dépositaire du sens à donner à ce « dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur » » (Pavis, 1996 : 216). Au Québec, Robert Lepage et Marie Brassard se sont servis du monologue intérieur et en ont exploité les possibilités avec bonheur. Son emploi à la scène contribue à récuser le personnage en tant qu’entité stable ou comme devant être identifié à un seul interprète et contribue au brouillage entre l’art et la vie, tout particulièrement lorsqu’il s’accompagne d’une part d’autofiction. La noirceur de Marie Brassard relève de cette tendance comme je l’ai fait valoir récemment[17]. De plus, la situation d’énonciation attachée au monologue rend encore plus claire le fait que l’acteur s’adresse avant tout au public, là où le dialogue prétend encore faire illusion. Chez Lepage, d’ailleurs, le va-et-vient entre monologue et dialogue au sein même du faux monologue apparaît dans des spectacles comme La face cachée de la lune (2000) et Le projet Andersen (2005). Ceux-ci participent en outre d’une subtile transgression des frontières des genres, dans le sens littéraire et dans celui que lui donnent les « gender studies ». Le jeu sur l’identité sexuelle est plus marqué encore chez son ancienne actrice dans la tétralogie qu’elle a amorcée avec Jimmy, créature de rêve. Le caractère onirique de ce dernier spectacle en assure le caractère discontinu, couramment mis à contribution dans ce modèle. Du reste, l’abandon de la linéarité chère à la poétique du drame peut être cultivé au sein d’un même monologue ou encore par leur juxtaposition. Dans un esprit légèrement différent, la performeuse Nathalie Derome fait du monologue un art du fragment, de la miniature et de la digression, ainsi qu’il est utilisé dans les variétés. Aussi ne dédaigne-t-elle pas d’y intégrer, au besoin, la chanson et le stand up comique.

L’autoreprésentation

L’autoreprésentation est un procédé qui fut largement utilisé dans l’écriture dramatique à l’âge baroque comme l’a démontré Georges Forestier (1996). La métathéâtralité fut par la suite réinterprétée par des écrivains du XXe siècle aussi dissemblables que Pirandello et Genet. Au Québec, le théâtre dans le théâtre a été remis au goût du jour par des auteurs postmodernes comme Normand Chaurette et Jean-François Caron tout en étant adopté par des collectifs de création comme le Nouveau Théâtre Expérimental[18]. Les nouvelles technologies en ont aussi permis le foisonnement notamment en démultipliant les possibilités de dédoublement. Outre qu’elle court-circuite l’illusion théâtrale, la réflexivité active le clivage entre personne, acteur et personnage dans le cours de l’énonciation. L’autoreprésentation peut même avoir plus d’impact sur le spectateur quand un collectif de création a fréquemment recours au procédé. Le brouillage entre les trois niveaux d’énonciation est encore plus nettement favorisé, ne serait-ce que parce que le membre de la troupe ayant inspiré le personnage s’avère le plus souvent l’interprète qui joue ce rôle. La frontière devient ainsi bien mince entre la personne, l’acteur et le personnage, sans compter que la fable racontée devient dès lors tantôt celle du spectacle et de sa fabrication – incluant la part qu’y ont pris ceux et celles qui y ont participé –, tantôt celle d’une fiction en tant que telle, que ce soit l’histoire du roi boiteux ou de l’initiation d’Eugénie aux « plus secrets mystères de Vénus » dans La Philosophie dans le boudoir[19]. Ce qui caractérise l’autoreprésentation comme mode d’adresse, c’est surtout qu’il joue ouvertement sur la conscience qu’a le public de la double énonciation propre au théâtre[20]. L’attention du spectateur est ainsi scindée en deux : d’une part, il suit les relations intrapersonnages propres à la fiction ; d’autre part, il discerne les clins d’oeil qui lui sont adressés relativement à l’élaboration de celle-ci. Cette oscillation force le destinataire à s’intéresser tant aux conventions qui mènent à la construction de la fable qu’aux signes qui participent, le cas échéant, à sa déconstruction. Les ruptures de la progression dramatique et les fréquentes transitions de la pièce-cadre à la pièce enchâssée, voire aux nombreuses pièces enchâssées, achèvent de miner la linéarité de la fable et de déréaliser la fiction. L’autoreprésentation offre ainsi un entre-deux énonciatif qui se substitue aux dialogues traditionnels de façon d’autant plus paradoxale qu’elle ne cesse d’y recourir. Toutefois, le centre de ce dialogisme est déplacé, puisque ce va-et-vient est d’abord tourné vers le spectateur, plutôt que de se vouer à l’ébauche d’une fiction reposant avant tout sur des dialogues. Cette stratégie permet en outre de jouer sur plusieurs tableaux, l’intertextualité y prenant souvent une très grande part. Or, au théâtre, le mécanisme peut s’étendre à toutes les composantes de la représentation, comme le souligne judicieusement Luis Cura[21] (1991). La problématique identitaire aidant, la dramaturgie québécoise a exploité à fond la veine de la réflexivité et de ses jeux de miroirs depuis les années 1980, à tel point qu’il serait vain de tenter de dresser une liste exhaustive des textes et des spectacles où elle se manifeste[22].

Le jeu interactif

Le modèle du jeu interactif dérive à la fois de certaines formes d’improvisation participative et des nouvelles technologies. Ce modèle a comme particularité de confier une partie de l’énonciation du spectacle à un ou plusieurs spectateurs[23]. Occasionnellement, on recrute des participants ne faisant partie ni de la distribution ni du public. Cette stratégie entraîne habituellement une délimitation du champ d’action des énonciateurs additionnels sur le plan visuel, verbal, gestuel, graphique, technologique, comportemental, etc. Le cadre peut être plus ou moins rigide, laisser beaucoup ou peu d’initiative à l’émetteur/spectateur. Parfois, il est tenu de se limiter à des réactions perceptibles par les autres spectateurs. À l’occasion, il se voit confier un véritable rôle – doté ou non d’un texte. À d’autres moments, son opinion est sollicitée, il est appelé à voter ou à se prononcer sur la tournure de la représentation. La situation force ainsi le ou les interprètes professionnels du spectacle à ostensiblement s’adapter aux interventions de ce ou ces nouveaux joueurs. Naturellement, la chose est toute aussi vraie pour celui ou celle qui entre dans le jeu. Le discours spectaculaire atteint ainsi une plus grande variabilité d’une représentation à l’autre, la singularité du public comme ensemble de même que celle du spectateur comme individu peut y être mise à contribution. En conséquence, l’écart entre l’art et la vie de même que la propension à la répétition intégrale à l’identique d’une pièce donnée sont réduits dans ce modèle qui intègre la variation dans ses contours. Au Québec, contrée où les jeux de société sont très populaires, plusieurs compagnies sollicitent fréquemment la participation du public de diverses manières. Le collectif Momentum a proposé de nombreuses expériences de ce type. Le Théâtre extrême de Jean-Guy Legault en est un autre exemple où le public devait élire le chef d’un parti politique imaginaire en éliminant un à un les comédiens/candidats. Plus interactif encore se voulait le 6e Salon international du théâtre contemporain du NTE au cours duquel le « visiteur » était appelé à s’arrêter aux stands de son choix dans le but de se renseigner au sujet des produits théâtraux « en vente » auprès des « représentants » faisant partie de cette « foire » théâtrale. On peut aussi penser à Demain de Pigeon International qui faisait clavarder en direct des enfants de plusieurs pays via Internet sur un écran d’ordinateur projeté sur la scène. Ces derniers spectacles montrent à quel point le modèle du jeu interactif ouvre le mode d’énonciation du spectacle à une divergence de points de vue et favorise la rencontre de personnalités distinctes au sein du même discours spectaculaire.

La réception du discours spectaculaire

À l’autre bout du spectre, les modifications du mode de réception du discours spectaculaire ne manquent pas d’influer sur la communication artistique. Deux aspects sont particulièrement touchés : la définition de la relation avec le spectateur au cours du discours spectaculaire ainsi que les conditions spatio-temporelles dans lequel l’amateur est placé. Du coup, les mutations que l’on fait subir à la « spectature », pour reprendre le terme du psychanalyste Yves Thoret (1997 : 11), se conjuguent à celles qui touchent les modes d’énonciation de manière à modifier en profondeur le dialogisme scénique. La redéfinition du contexte de réception par les énonciateurs amène le spectateur à percevoir autrement le discours dramatique, ce qui a inévitablement pour effet de transformer le processus de la communication artistique. En d’autres mots, certains créateurs vont même jusqu’à tenter de particulariser le statut de chaque spectateur dans une production donnée. Une autre voie peut être de chercher à modifier les conditions de représentation pour le public dans son ensemble, par exemple, en l’entraînant à l’extérieur du théâtre. Là encore, on peut repérer un certain nombre de stratégies qui sèment de la divergence dans la réception du discours spectaculaire. Le facteur décisif dans l’organisation des conditions de réception me paraît la modulation de la distance ou de la proximité à établir avec le spectateur[24], tant sur le plan physique que psychologique : de l’immersion à la mise en oeuvre de la distance la plus grande possible entre le destinateur et le destinataire.

La stratégie immersive

La stratégie immersive est associée à la dimension multisensorielle de l’expérience artistique. Gertrud Stein et Antonin Artaud comptent parmi ceux qui ont contribué à son émergence. La première a insisté sur la prédominance du visuel et du sonore dans le déroulement de la représentation au détriment de la linéarité de la fable et de l’intrigue, ce qui l’a amenée à considérer le théâtre en tant que phénomène spatio-temporel et à élaborer le concept de la « pièce-paysage » (Aronson, 2000 : 26-29). L’auteur du Théâtre et son double plaide, pour sa part, en faveur d’un lieu où la communication entre acteur et public puisse être plus directe que dans la salle à l’italienne. Pour Artaud, ce rapport scène-salle doit être remplacé par « un seul endroit dénué de barrières ou de division d’aucune sorte » (Artaud cité par Aronson, 1981 : 53). Placé au centre de l’action, le spectateur doit « être enveloppé et sillonné par elle » (Artaud, 1977 : 146). Le modèle immersif est principalement employé par les créateurs qui veulent que le spectateur y vive une expérience qui passe par les sens plutôt que par l’intellect. D’une manière générale, cette stratégie vise à réduire la distance entre la salle et la scène par divers moyens. Il est possible de prolonger le décor jusque dans le public ou de chercher à l’inclure dans l’espace de la représentation en plaçant, par exemple, les spectateurs sur la scène. En outre, les scénographies dites environnementales font souvent partie de l’équation[25]. Parfois, le caractère enveloppant découle du soin apporté à l’environnement sonore et visuel du spectacle[26]. Le modèle immersif tend à accroître chez le spectateur le sentiment de participer au discours spectaculaire en le rapprochant de l’action. Le pari des artistes qui privilégient cette stratégie est de modifier l’état de réceptivité du « participant » vis-à-vis du discours spectaculaire. Il devient alors plus difficile pour le spectateur de se détacher de l’environnement scénique, de le mettre à distance. Il en va de même de l’action dont il peut peiner à se dissocier au moment où elle se produit, le lien au monde extérieur pouvant aussi avoir tendance à s’estomper[27]. Certains créateurs s’approchent ainsi de l’idéal d’Antonin Artaud voulant que l’individu ressente le spectacle dans toutes les fibres de son corps ou du désir de Gertrud Stein de le plonger dans un présent perpétuel. La relation établie entre le destinateur et le destinataire atteint, dans les meilleurs cas, quelque chose qui est de l’ordre de la fusion ou de l’osmose. Expérience moins rationnelle qu’organique, à distance du logos privilégié par la tradition dramatique. En d’autres mots, la communication s’effectue sur la base du sensible, voire de l’épidermique. L’échange de sensations remplace le canal unidirectionnel instauré par la division salle-scène fondé sur l’érection de l’invisible quatrième mur. Le modèle immersif traduit une volonté de prise de contact direct entre le performeur et le public et même des spectateurs entre eux. L’un des objectifs semble être d’intensifier la réaction et/ou la participation au spectacle de l’amateur en faisant se côtoyer de très près dans un même espace-temps plusieurs subjectivités[28] ou en les soumettant à des stimuli sonores et visuels d’une amplitude telle qu’ils y répondent quasi viscéralement. Pour mettre en place de telles conditions de réception, les créateurs doivent délimiter un environnement précis ou configurer le lieu, théâtral ou pas, en fonction du degré d’immersion privilégié. Parmi les groupes québécois qui ont élaboré une pratique immersive, mentionnons le Pont-Bridge et sa directrice artistique, Carole Nadeau. Pour Le contrat (2004), sa mise en scène avait, entre autres, consisté à réaménager le Bain Mathieu - à l’appellation prédestinée dans les circonstances[29] ! En outre, les mises en scène d’Éric Jean sont inséparables d’un environnement sonore très enveloppant, tandis que, de Helter Skelter (1993) à Diskøtëk (2005), plusieurs membres de Momentum ont recréé des bains de foule proches du show rock. Des compagnies de fondation plus récente comme le Théâtre du Grand Jour se sont aussi tournées vers l’immersion en renouvelant la formule du théâtre d’appartement.

La stratégie intimiste

Alors que le modèle immersif propose un mode de réception allant dans le sens d’un corps-à-corps scène-salle, la stratégie intimiste est plutôt axée sur un échange d’âme à âme entre le performeur et le spectateur, si on me permet cette image. En d’autres mots, les tenants de ce modèle visent surtout à faire de la représentation une expérience personnelle en veillant notamment à ce que cette expérience ne soit pas interchangeable d’un individu à l’autre. Aussi met-on volontiers l’accent sur la dimension relationnelle de l’activité spectaculaire en s’assurant par divers moyens que le spectateur ressente une impression de proximité sans forcément qu’il prenne place sur scène, s’il y en a une. Souvent employée dans les solos, le modèle intimiste table souvent sur les possibilités offertes par les petites scènes, qu’elles soient situées dans un théâtre en activité ou ailleurs. La proximité modifie le regard et l’écoute durant la représentation, ce qui rend pratiquement impossible la mise en place d’un réalisme scénique intégral tout en permettant à l’amateur d’accorder une importance accrue aux détails et à la singularité de l’interprète. Nous pouvons pour ainsi dire scruter ce dernier au microscope, ce qui donne presque l’impression de nouer une relation plus intime avec elle ou lui. Ce mode de réception est propice à la confession, à l’immixtion dans les pensées les plus secrètes d’autrui et à l’introspection, bref, à une mise en scène de tous les états du moi. Ce mode de réception fait en sorte que le spectateur considère la scène moins en tant que grand théâtre du monde que comme la petite scène du moi, à moins qu’il ne renvoie carrément à l’Autre-scène (Mannoni, 1969). Avec tous les brouillages qu’un tel contexte de réception peut causer, mais aussi l’inconfort, le malaise, la complicité, la compassion, voire la compréhension ou l’incompréhension qui accompagnent le fait qu’un individu a l’air de s’adresser à un seul interlocuteur et rien qu’à lui. Les frontières entre l’art et la vie en sont souvent repoussées, tout comme la visée d’une réception uniforme, la même pour tous. Au Québec, le très grand nombre de salles à jauge réduite et les conditions précaires dans lequel s’exerce le métier de comédien ont mené à la prolifération de la veine intime. Certains solos ont cependant su renouveler le dialogisme scénique généré par ce modèle en le particularisant davantage. C’est le cas de La nuit juste avant les forêts (1999) mis en scène par Brigitte Haentjens dans l’étroit corridor d’une ancienne maison de chambres où devaient se masser un quarantaine de spectateurs. De même, L’inoublié de Marcel Pomerlo (2004) donnait tout de suite au spectateur l’impression que le comédien voulait s’adresser à chacun en particulier du fait qu’il ne s’y trouvait pas deux sièges identiques au parterre. Dans le Koltès, le malaise est au rendez-vous ; chez Pomerlo, c’est plutôt la complicité qui était sollicitée.

La stratégie intermédiatique

Le modèle intermédiatique utilise les nouvelles technologies de manière à agrandir l’espace de la scène et à produire des effets de rapprochement ou de mise à distance en cours de représentation[30]. La réception repose souvent sur un va-et-vient entre deux types d’énonciation, l’une passant par des moyens technologiques variés, l’autre appartenant au performeur – dénué de tels artifices. L’usage des images virtuelles permet, entre autres, des jeux d’échelle entre les acteurs live et en différé, entre l’espace scénique et virtuel, mais aussi des juxtapositions, des superpositions et des interpositions qui conduisent le spectateur à considérer d’un tout autre oeil ce qui relève de la réalité et de la fiction, de la construction de l’illusion, du vrai et du faux, etc. Et ce qui est vrai sur le plan visuel l’est aussi sur le plan sonore. D’ailleurs, l’immixtion de la réalité au sein de la fable à divers niveaux est grandement facilitée par l’emploi de toutes les technologies susceptibles d’attester de l’existence d’un objet ou d’un être humain. Il est à noter que la « remédiatisation » ou adaptation d’un objet pour un autre média peut aller dans les deux sens : de la scène au nouveau média et du nouveau média à la scène. Le phénomène fait même du théâtre un lieu particulièrement fécond de déconstruction de la fabrication médiatique en montrant l’écart qui existe, par exemple, entre l’image cadrée et le corps évoluant dans un espace à trois dimensions. De plus, la stratégie intermédiale concourt au réenchantement de la scène dans un spectacle comme Norman (2007) où le passage de la scène aux hologrammes se fait de manière à ce que la technologie employée demeure mystérieuse pour le spectateur. Il serait trop ambitieux dans les limites de cet article de tenter de cerner toutes les modifications que ces diverses technologies font subir au champ perceptif du récepteur du discours spectaculaire. Signalons simplement que ces possibilités commencent à peine à être exploitées et qu’elles l’ont été très rapidement au Québec. Pensons au décor filmé en lieu réel du Projet Andersen ou aux procédés holographiques mis en oeuvre afin de faire interagir danseur et images en mouvement dans Norman. Sur le plan sonore, Marie Brassard a employé les ressources de la technologie afin créer des voix des deux sexes à partir de la sienne. De même, Denis Marleau a su mettre à contribution le son et l’image, dans ses fantasmagories technologiques, dont Les Aveugles de Maeterlinck (2002), en jouant notamment sur « la mécanisation et la dématérialisation » (Asselin, 2002 : 25). Présence d’autant plus fantomatique que la représentation se déroulait en l’absence d’acteurs en chair et en os.

La stratégie périscénique

Tout en recourant à des moyens propres au théâtre, le modèle périscénique transporte le spectateur à l’extérieur du théâtre[31] et abolit parfois jusqu’à la notion de scène, tout au moins comme construction visible établissant une coupure marquée avec le public. C’est généralement la mobilité du spectateur qui caractérise ce mode de réception, l’amateur pouvant décider, dans une certaine mesure, du rythme et de la distance à laquelle il assistera à la représentation. Cette stratégie inclut tout autant le théâtre de rue que le théâtre hors de la scène[32]. L’un des plus courants est la production d’oeuvres in situ (sur place). Dans ce cas, le simple fait d’y déplacer l’observateur active les propriétés métaphoriques du lieu et l’oblige à s’adapter à la spécificité des conditions de réception ainsi créées. Assez souvent, le phénomène est appelé à se répéter à plusieurs reprises à l’intérieur d’un même événement. Un cas de figure plus simple consiste à transformer temporairement un lieu non-théâtral afin d’y convier un public pour une série de « représentations ». On peut aussi ajouter à ces expériences les parcours collectifs et individuels, auquel ressortissent des formes comme le déambulatoire autoguidé. Le parcours collectif renoue, à certains égards, avec le théâtre médiéval ou les jeux scéniques religieux ou patriotiques (Tourangeau, 2007) en proposant au spectateur le partage d’un même espace, public ou non. Le collectif Farine orpheline cherche ailleurs meilleur et l’auteur dramatique Olivier Choinière se sont illustrés dans le type de relation très individualisée avec le spectateur que permet le déambulatoire autoguidé, respectivement dans les productions Coïncidence d’un potentiel infini (2003) et Ascension (2007). Certains voient ce modèle comme étant très près des pratiques immersives, surtout celles qui se déroulent en dehors du cadre théâtral habituel. À la différence près que, souvent, le modèle périscénique tend à ancrer davantage l’événement spectaculaire dans le réel et, par conséquent, à multiplier pour celui qui y prend part les effets de brouillage entre réel et représentation, entre fiction et réalité, passé et présent, etc. Bien que les sens soient très sollicités dans ce mode de réception, à l’inverse de nombreuses pratiques immersives, les tenants de la stratégie périscénique cherchent très souvent à éveiller le sens critique du participant, surtout quand ils ancrent fortement l’expérience dans le social et la mémoire, comme c’est souvent le cas. Ces éléments étaient très présents dans La fête des morts (2004) où Céline Bonnier et Nathalie Claude transportaient le public dans le cimetière protestant du Mont-Royal, de même que dans le parcours collectif commémorant la construction du canal Lachine par des immigrants irlandais imaginé par Denis O’Sullivan du Théâtre Zoopsie. Objets à géométrie et géographie variable, en somme, les créations périscéniques obligent le spectateur à s’adapter à des conditions variées – et pas seulement quand elles se déroulent à l’extérieur ! Le participant est souvent appelé à demeurer sur le qui-vive tout au long de l’expérience. Les réactions intellectuelles et physiques exigées par les structures de réception assurent l’unicité de l’expérience tout comme celles-là contribuent à façonner le point de vue singulier élaboré par le destinataire. Ici, le discours artistique est inséparable de l’expérience vécue, alors que, dans les pratiques immersives, il tend plutôt à se confondre avec elle. Dans les deux cas, le caractère logocentrique de l’événement est atténué.

La stratégie distanciative

La stratégie distanciative vise à instituer une distance très grande entre le spectacle et ceux qui y assistent de manière à empêcher ou, tout au moins, à entraver l’identification du spectateur avec les personnages. D’ailleurs, cette recherche d’une certaine froideur dans la réception est souvent liée à un refus de l’incarnation des personnages par les interprètes qui demeurent dans un entre-deux où ils font entendre le texte dramatique sans cesser d’être eux-mêmes. Certains tenants de ce modèle poursuivent en quelque sorte la tradition du drame symboliste tout en poussant sa logique un cran plus loin. Presque plus rien ne s’interpose entre le texte dramatique et le spectateur. Bref, le minimum est mis en place pour favoriser la réception du drame ramené à sa dimension abstraite de parole désincarnée – presque détachée de toute réalité concrète. Caractérise fréquemment cette volonté d’éloignement un plateau vide, sombre, pour ainsi dire abandonné ou encore peuplé de rares objets, lieu dématérialisé, pareil aux spectres, aux fantômes, aux quasi-morts qui le hantent, les comédiens eux-mêmes étant touchés par cette propension à la réification du vivant. L’analogie avec la mort n’est pas innocente dans la mesure où cet état contribue à séparer radicalement le destinateur et le destinataire[33]. Tout est donc mis en oeuvre pour lui faire ressentir l’écart entre l’animé et l’inanimé. Pour d’autres, cette mise à distance de la scène est obtenue par la multiplication des ruptures dans la construction de la fable et la fabrication de l’illusion théâtrale, ce qui situe ces créateurs plutôt dans la lignée de Brecht et de Piscator et, du coup, suppose la tenue en éveil du spectateur et la mise en relation de la fable avec le social. C’est ainsi paradoxalement qu’intervient la quête de proximité dans la réception. L’interpellation du spectateur risque alors de produire une complicité qui substitue à la proximité avec les personnages celle ressentie avec les interprètes par le destinataire au cours de la représentation. Il est à noter qu’aujourd’hui, la familiarité du public avec ces procédés, même s’ils contribuent à fragmenter et à segmenter l’organisation du temps et de l’espace au cours de la représentation, tend à en réduire l’efficacité. Ces dernières années, c’est surtout la veine symboliste du modèle distanciatif qui paraît séduire certains metteurs en scène québécois. Si certains spectacles de Denis Marleau ont préparé le terrain, Christian Lapointe est un digne successeur du maître avec des productions comme Anky ou la fuite/opéra du désordre (2008) et Trans(e) (2010), dont il a signé le texte et la mise en scène. Inhérent à ce mode de réception, un paradoxe que l’on pourrait résumer ainsi : mettre tout en oeuvre pour éviter/couper le contact avec le spectateur et chercher néanmoins à le maintenir la représentation durant. Stratégie du lien ténu en quelque sorte qui, si elle se situe à des kilomètres des pratiques immersives ou périscéniques, n’en agit pas moins fortement sur la réception du discours spectaculaire.

Esthétique de la divergence

Les nombreuses avenues empruntées par quantité de créateurs dans le déploiement d’un nouveau dialogisme scénique démontrent que les artistes de la scène ou oeuvrant en périphérie de celle-ci n’ont pas ménagé leurs efforts depuis le début du XXe siècle pour renouveler la communication théâtrale. Pour ce faire, ils n’ont pas manqué de s’inspirer du foisonnement qui a eu cours depuis ce temps tant dans les divers champs artistiques, la technologie que dans les pratiques et les discours sociaux les plus variés. Leurs efforts sont particulièrement frappants en ce qui concerne l’énonciation et la réception du discours spectaculaire. En plus de prendre appui sur de nombreuses stratégies énonciatrices dans le but de remplacer les dialogues traditionnels ou de suppléer à leurs lacunes comme mode d’énonciation privilégié, les artistes de la scène ont abattu un travail tout aussi considérable pour varier et complexifier la mise en condition du public, le rendre plus actif ou, du moins, accroître sa réceptivité au discours spectaculaire. Tout compte fait, il est même difficile à présent de trouver des productions qui échappent tout à fait à ce mouvement de fond qui a changé le théâtre, ce qui ne veut quand même pas dire que ce nouveau dialogisme a gagné la partie et qu’il domine statistiquement la production actuelle au Québec ou ailleurs[34].

Lorsqu’elle est marquée, la présence de ce nouveau dialogisme va de pair avec une combinaison originale des stratégies d’énonciation que nous avons énumérées et dont nous avons brièvement décrit le fonctionnement. Elles se mêlent alors à une mise en condition du spectateur passant par l’entremêlement de quelques-unes des stratégies de réception que nous avons présentées. Énonciation et réception ouvrent l’événement spectaculaire à une variété de points de vue et à une compréhension personnelle, voire spécifique, de l’événement spectaculaire. Ce jeu de double ouverture à l’Autre du discours spectaculaire – susceptible de favoriser la cohabitation de plusieurs voix au sein des deux pôles de la communication théâtrale – est ce que je désigne comme une esthétique de la divergence. Divergence qui se répercute du pôle d’émission à celui de la réception, entraînant l’événement spectaculaire vers une pluralité de discours et de formes à même de traduire la complexité de la condition postmoderne tant sur le plan individuel que collectif, ce qui ne manque pas non plus d’alimenter le relativisme qui y est fréquemment attaché, comme plusieurs l’ont déjà très clairement fait ressortir, tant il est vrai que l’indécidable sinon l’équivoque accompagne presque inévitablement tout discours véritablement polyphonique.

Sur le plan formel, les combinatoires mises au point dans ces productions recèlent, semble-t-il, un potentiel presque infini de métamorphoses et de renouvellement du dialogisme scénique. De plus, la conjugaison des modes d’énonciation et de réception dont ces événements sont faits leur confère, dans bien des cas, des accents d’interartialité, d’hétéromorphie, de polyphonie, voire d’interculturalité, ce qui distingue cette esthétique de la divergence de plusieurs mouvements artistiques qui l’ont précédée, non sans que celle-ci n’en retienne néanmoins des vestiges demeurés plus ou moins intacts.