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La Marquise

Et je me vois enfin dans toute la nudité de mon absence, si loin de moi que je suis.

Marie Savard, Bien à moi (1979 : 39)[1]

Une actrice en folie

Vous regardez mon corps.

Mon corps ?

Non, un corps déguisé, corseté, creusé

à la taille, allongé ou ramassé suivant

l’emploi.

Mon corps, ça va, il change, il vieillit,

Merci.

J’aime le corps que j’ai pour moi toute

seule, dans le miroir de ma chambre,

Toute seule.

Luce Guilbeault et al., La nef des sorcières (1976 : 19)

À partir des années 1960 – et dans le but de changer l’image des femmes sur la scène théâtrale québécoise –, des actrices, des écrivaines, des dramaturges et des regroupements féministes commencèrent à dénoncer l’aliénation et l’exploitation dont les femmes étaient victimes. Dans cet article, je me propose d’analyser comment ces artistes mirent en scène et firent parler le corps féminin. Je vais explorer la représentation scénique du corps aussi bien que l’expression de la sexualité féminine. De nombreux sujets liés à cette théâtralisation du corps seront traités : l’idéal de la beauté ; l’anorexie et l’obésité ; la grossesse et la maternité ; l’érotisme tant lesbien qu’hétérosexuel ; le viol ; et la ménopause. Les pièces du théâtre des femmes furent écrites, montées et jouées uniquement par des comédiennes pour que les spectatrices puissent se reconnaître dans les personnages féminins qui évoluaient sous leurs yeux, et s’identifier à l’ensemble de la production du spectacle. Afin de créer des personnages féminins plus crédibles, il fallut rejeter les conventions du réalisme dramatique et imaginer d’autres stratégies de représentation. Il fallut aussi transgresser les tabous associés au corps féminin et inventer un nouveau discours dramatique qui permettait aux femmes de parler honnêtement de leur corporéalité[2].

L’histoire du théâtre occidental montre le pouvoir du patriarcat. Miroir des valeurs et des croyances de la société dont il est le produit, le théâtre représente la misogynie à travers les siècles. Sur la scène, les personnages féminins sont souvent vilipendés, chosifiés, méprisés, abusés, réduits au silence ou tués. Puisque le répertoire, tant occidental que québécois, n’offrait pas de rôles à la hauteur de leurs attentes[3], des créatrices ont voulu faire advenir des oeuvres au féminin pour remplacer les archétypes et stéréotypes négatifs (vierge, mère, putain, femme fatale, victime, sorcière, ingénue, soubrette, hystérique) par des personnages féminins plus positifs. Les femmes prirent la parole non seulement pour dénoncer la violence psychologique et physique qui leur était faite, mais aussi pour réhabiliter le corps féminin et revendiquer le droit à la jouissance. Celles qui participèrent à ce projet collectif créèrent ce qu’on nomma le théâtre des femmes ou le théâtre au féminin.

Cette réinvention radicale des personnages dramatiques féminins fut influencée par le mouvement féministe, qui participa à la libéralisation sociale déclenchée par la Révolution tranquille. La critique féministe, au Québec comme ailleurs[4], examina la condition féminine sous plusieurs points de vue (historique, anthropologique, sociologique, économique, psychologique, littéraire, etc.), et conclut que l’origine de l’infériorisation de la femme était attribuable à la différence sexuelle, à la construction sociale de la féminité et à la sexualisation des rôles sociaux. La pensée patriarcale justifia l’oppression des femmes en insistant sur la condition biologique de la femme, qui la ramenait à une fonction primaire : la procréation. Définie par sa vocation maternelle, la femme fut contrainte par et dans son corps qui la rendit faible, fragile, vulnérable. À cause de sa corporéalité, qui la rendait dangereusement naturelle à l’ordre patriarcal, la femme avait besoin d’être matée et conditionnée à accepter la définition de la féminité prescrite par le patriarcat. Les conceptions véhiculées par le christianisme et, plus récemment, par la psychanalyse freudienne contribuèrent à imposer des images négatives du corps féminin, puisque la religion condamnait la sexualité féminine comme une occasion de péché et que la psychanalyse se montrait démunie pour aborder cette terra incognita. Souvent objectivée par le regard et le désir masculin, la femme fut rarement libre d’explorer son propre érotisme ou sa subjectivité. Celles qui osèrent défier les lois du patriarcat ont été durement punies (par exemple Clytemnestre, Antigone, Médée, Phèdre, Hedda Gabler) pour que l’ordre social soit préservé[5].

Dans la « Préface » apparaissant dans la version publiée de La nef des sorcières, Nicole Brossard et France Théoret ont clairement désigné les causes de l’oppression historique des femmes, en soulignant l’importance du corps dans la prise de parole au féminin :

Pour être parlantes et discours circulant, il faut aux femmes enfreindre la loi, l’entendement social. Ou penser tout haut sans arrêt de manière à ce que le bruit de leur voix finisse par rendre impossible, inopérant le discours officiel, à l’usage des détenteurs et manipulateurs de pouvoir. Tout se tient si bien économiquement dans l’exploitation des corps, que lorsque les femmes parlent à partir de leur corps et qu’elles en disent l’exploitation et le refoulé, celles-ci commencent à dégager les toutes premières conditions de l’aliénation forcée en toutes et chacune de nous. […]

L’ordre symbolique annule le corps, la place de l’autre à partir de laquelle l’ordre du discours a toujours construit le savoir et les principes esthétiques. Les paroles de femmes sont à la fois marquées et sans lieu parce que les femmes sont trop de corps et pas assez à la fois.

Guilbeault et al., 1976 : 9-10

Sur la quatrième de couverture de plusieurs textes dramatiques publiés par les Éditions de la Pleine Lune, aux orientations ouvertement féministes, l’éditrice fit sien l’argument selon lequel la libération des femmes devait commencer par le corps :

tenues à distance de l’écriture
aussi bien que de nos corps
les éditions de la pleine lune
se veulent un instrument
au service de la parole des femmes
tant orale que écrite
en vue de cerner le non-dit
de notre identité collective de femmes[6].

L’avant-garde

Dans sa pièce Le temps sauvage[7] – datant de 1963 –, Anne Hébert avait déjà abordé les thèmes clés du théâtre des femmes : la perversion de l’idéal maternel et la répression de la sexualité par l’Église catholique au Québec. Dans une société où « le culte de la mère fai[sai]t pendant au culte du prêtre » (Hébert, [1963] 1973 : 26), on célébrait le célibat féminin et la maternité compulsive, tout en imposant un régime de silence et de culpabilité aux femmes. Trahie par son fiancé qui avait couché avec sa soeur, Agnès Joncas, la protagoniste du Temps sauvage, prend la double décision d’épouser un autre homme, et de quitter la ville. Dans une grande maison perdue à la campagne, elle devient mère parce que la maternité était « le seul honneur et le seul prestige accordés à la femme, dans ce pays » (p. 26). En se rebellant contre l’ordre patriarcal, Agnès tente un retour au temps sauvage, mais son refuge matriarcal s’écroule quand le monde extérieur fait irruption dans sa vie familiale. Bien qu’Agnès finisse par avouer l’échec de sa révolte, sa fille Lucie se montre prête à en perpétuer l’esprit en déclarant : « Si la vie est mal faite, c’est à nous de la refaire » (p. 49).

Le monologue de la Marquise dans Bien à moi de Marie Savard fait écho au cri de révolte de la mère hébertienne mais dans un registre poético-ironique. Il n’y a plus de débat ici, plus de dialogue avec des représentants du patriarcat. Il n’y a plus qu’une femme frustrée et solitaire, enfermée dans sa chambre, qui se parle et s’écrit des lettres à elle-même parce que personne ne lui prête l’oreille. Dans sa lettre du 7 avril, elle écrit : « Il m’arrivait souvent de me prendre pour une statue aux yeux des hommes. […] statue mal aimée. Il n’y a rien de plus étrange que de se voir en marbre et de se prendre pour une autre » (Savard, 1979 : 24-25). On le voit dans cet exemple : la Marquise, en réfléchissant à sa situation, constate qu’en tant que femme, elle est chosifiée et aliénée – ce qui la mène à la révolte. Refusant « l’énorme héritage culturel occidental qu’est le fait d’être moman » (p. 32), parce que la maternité la prive de sa subjectivité, elle déclare avec une pointe de sarcasme : « Après toute, j’chus pas rien qu’un objet hein ! » (p. 32-33) La maternité n’a annulé ni sa féminité ni sa sexualité, malgré le fait que son mari, le beau prince de sa fantaisie romantique, ne semble plus s’intéresser à elle sexuellement. Se référant aux contes de fées et aux récits chevaleresques, la personnage de Marie Savard se moque de tous les discours du désir masculin, qui réduisent la femme à la passivité et au silence. Puisque l’alcool, les drogues et la psychanalyse ne sont pas en mesure de remplacer l’amour dont elle a besoin, la Marquise fait face à sa solitude existentielle et décide de s’aimer. Dans la scène centrale de la pièce[8], la lettre du 18 janvier, la Marquise se regarde dans un miroir à deux volets et elle se masturbe :

Je jouis. Je n’ai plus à me le cacher, à me refuser à moi pour mieux me réfugier derrière l’immense subterfuge de ma pudeur et de mon savoir-vivre. Je redeviens la petite fille de mon miroir, la seule parfaite et unique maîtresse de mes yeux. […]

Je ferme les yeux
blottie dans mes bras
et je me berce pour m’endormir.

p. 40-41

En prenant la parole et la plume pour parler, elle prend ainsi possession de son corps qui est fait pour la jouissance aussi bien que pour la maternité.

Les spectacles de femmes

Au milieu des années 1970, il y eut plusieurs spectacles de femmes, notamment des créations collectives inspirées par le consciousness-raising du mouvement féministe états-unien, qui dramatisèrent la vie quotidienne des femmes[9]. Mais il fallut attendre La nef des sorcières, présentée au Théâtre du Nouveau Monde[10], pour que le discours théâtral au féminin atteigne le grand public montréalais. Ce spectacle, composé de sept monologues écrits et joués par des comédiennes et des écrivaines reconnues, fut le premier grand événement du théâtre des femmes au Québec, et il insista sur la primauté du corps féminin dans tous les systèmes de représentation et dans la lutte pour la libération. Dans la « Préface » au texte – sorte de manifeste du théâtre au féminin –, Nicole Brossard et France Théoret expliquent que les femmes doivent parler du privé, « de leurs désirs, de leur corps, de leur humiliation, de leur révolte, de leur lassitude » (Guilbeault et al., 1976 : 8). D’après ces deux auteures importantes, quand les femmes commencent à parler de leur corps et de leurs désirs, elles subvertissent le théâtre bourgeois et « son essentiel voyeurisme » (p. 10).

Le premier monologue, « Une actrice en folie » de Luce Guilbeault, s’en prend directement à la représentation théâtrale des femmes. Ayant à jouer le rôle d’Agnès dans L’école des femmes, la comédienne est affligée d’un soudain trou de mémoire ; la cause en est qu’elle est écoeurée de répéter les mots écrits par des dramaturges masculins et qu’elle ne peut plus supporter le regard des spectateurs qui lui impose une loi insupportable : « Sois belle et tais-toi » (p. 18). L’Actrice – dont le nom (Désirée Désire) suggère qu’elle est à la fois objet et sujet de jouissance – se réfugie dans les toilettes où elle cherche sa propre image dans un miroir. Cette image plus fidèle commence par son sexe, source de différence :

Je prends un miroir,
Je le mets entre mes jambes,
Je regarde mon sexe, […]
C’est mon autre visage, […]
Ne retiens plus ton corps,
Ne le force plus à séduire
Actrice, comédienne.

p. 18

Dans la deuxième partie de son monologue, l’Actrice se révolte contre l’oppression faite aux filles telles que l’Agnès de Molière, et revendique le droit de jouir et de contrôler son corps :

Papa, je me masturbe
Papa, je ne suis plus vierge,
Papa, je me suis fait avorter.

p. 51

Le deuxième monologue, écrit par Marthe Blackburn, est celui de « La Ménopausée », qui prononce un réquisitoire contre plusieurs institutions patriarcales dénigrant le corps féminin. Elle blâme l’Église catholique, qui considère impur le sang menstruel, et qui condamne la femme à enfanter dans la douleur ; elle dénonce la médecine, qui déprécie le corps ménopausé et dédaigne la femme inféconde ; elle proteste contre la psychanalyse, qui invente des complexes, parce que Sigmund Freud ne comprenait rien à la sexualité féminine (p. 23-24). La Ménopausée prend donc la parole pour détruire tous les mythes inventés par les hommes afin d’exploiter et d’asservir les femmes. Refusant la plénitude aux femmes, les hommes ne les considèrent qu’en tant qu’objets – soit idéalisés, soit érotisés. À cinquante-cinq ans, la Ménopausée est plus que lasse. Elle dénonce le fétichisme, et réclame son corps :

Je suis la Pietà… […]
Je suis la Muse.
Je suis la Gloire. […]
Je suis la pornographie, l’écoeurant, le cochon.
Je suis les fesses, le con, la poitrine.
Je suis le nombril du monde.
Où est-ce qu’elle est ma peau pour que je sois bien dedans !
J’ai l’impression de n’être plus qu’une écorchée
en tripes et en moëlle.
Où est-ce qu’elle est ma peau pour que je lui redonne
sa mesure de dignité
et qu’elle colle à mes veines !

p. 27

Trois monologues aux thèmes lesbiens, joués à la fin de La nef des sorcières, vont plus loin dans la subversion du regard masculin, célébrant la différence sexuelle, l’érotisme féminin et l’amour entre femmes. La « Marcelle » de Marie-Claire Blais parle de ses amours et de l’hostilité des gens qui cherchent à circonscrire son identité : « Marcelle un garçon ou une fille qui es-tu ? » (p. 63) Elle discute de celles et ceux qui en viennent à la mépriser parce qu’elle aime les femmes. La « Marcelle II » de Pol Pelletier hurle sa haine des femmes passives, dociles et soumises. À son avis, « le désir n’a pas de sexe » (p. 69) et le lesbianisme est plus satisfaisant que l’amour hétérosexuel, parce que c’est un moyen d’échapper au jeu de la séduction et de se libérer. Le discours de Marcelle II érotise le corps féminin pour son propre plaisir, et non dans le but de séduire les hommes :

Ce corps de femme allongé sur son flanc, moi en face allongée sur mon flanc à moi, la sensation d’une peau de femme tout le long de ma peau à moi, les jambes. Oh ! Mon Dieu, les jambes, longues choses satinées, mêlées, entremêlées, entrelacées, les mains sur les seins, mes mains sur des seins, est-ce possible une invention pareille, merveille…

(UN IMMENSE RIRE. ELLE EST RAVIE.)
Les femmes frigides, c’est d’la blague.
Y a pas une femme sur la terre qui se caresse
Ou se fait caresser le clitoris pendant quelques minutes qui n’a pas un orgasme certain.

p. 69

L’amour lesbien y est revendiqué en tant qu’acte d’amour-propre, parce qu’à « [c]haque fois qu’une femme couche avec une autre femme, elle affirme l’amour de son propre sexe, donc d’elle-même » (p. 70).

Le dernier monologue de La nef des sorcières fait le lien entre la sexualité et la créativité, en soulignant la puissance transgressive de l’écriture qui trouve son inspiration dans le sexe des femmes. Nicole Brossard s’en prend ainsi à l’ordre patriarcal en dénonçant le silence qui entoure la sexualité féminine :

Une femme appuie savamment sur son crayon.
Mais elle n’écrit pas de poèmes d’amour.
Elle dessine des ventres plats. Des vulves totales.
Elle change l’ordre des mots.
Elle détonne par en dedans, le crayon mou.

p. 73

Assise à sa table de cuisine, seule la nuit devant une page blanche, l’Écrivain-femme s’excite, parle de son corps, revit son accouchement, s’attarde sur l’orgasme clitoridien. Pour Brossard, l’expérience de la procréation et la création littéraire sont présentées comme équivalentes en regard du pouvoir libérateur qui échoit à tout être féminin.

L’exploration de la sexualité féminine continue avec Les fées ont soif de Denise Boucher, une pièce qui provoqua tout un scandale[11] avec sa représentation de trois archétypes de la féminité, aux fortes connotations chrétiennes : la Vierge, la Mère et la Putain. Dans une note qui précède le texte publié, Denise Boucher dénonce sans ambages l’attitude de l’Église catholique envers la sexualité féminine :

Toute une culture d’hommes célibataires avait projeté et transféré ses fantasmes de virginité sur la mère de Jésus et toutes les autres femmes. Une culture d’hommes qui n’a fabriqué qu’un seul archétype de référence aux femmes, celui de la vierge. Une femme qui ne jouit pas, c’est une vierge. Qu’elle soit mère ou putain. Les femmes ont été exilées de la jouissance de leur corps. Celles qui jouissaient quand même vivaient sur du temps emprunté et un honneur volé.

Boucher, 1978 : 9

Pour dépasser cette répression de leur sexualité, les femmes n’ont d’autre choix, selon l’auteure, que de s’attaquer à tous les systèmes dominants de représentation (religieux, artistique, cinématographique, publicitaire) et de revendiquer leur nature charnelle.

La technique brechtienne s’est ici imposée pour mieux déconstruire les conventions du théâtre réaliste – que privilégie volontiers l’idéologie patriarcale –, et pour s’adresser directement aux spectateurs et aux spectatrices. Le brûlot qu’a été le texte féministe Les fées ont soif se compose de monologues et de dialogues, alternativement poétiques et vulgaires, ponctués de chansons. La « Chanson d’errance » proclame le thème central au tout début de la pièce :

Nous sommes à la recherche
De nos corps, de nos coeurs, de nos têtes
Nous voilà à demi vivantes
Femmes tues, femmes battues
Aliénées outragées […]
Nos amants ahuris pâlissent
Nos mères détournées de leurs corps
Nous ont privées de nos trésors […].

p. 22-23

La Statue de la Vierge se plaint d’être « celle qui n’a pas de corps […] qui ne saigne jamais » (p. 30). Marie se plaint des hommes qui glorifient la maternité sans toutefois pouvoir la souffrir (p. 21). Madeleine la prostituée dit qu’elle a trop de corps pour les hommes qui la désirent en même temps qu’ils la méprisent (p. 42). Les trois personnages de Boucher parlent de leurs expériences sexuelles, de l’impossible idéal de la beauté féminine, de la maternité, du viol – en somme, de tout ce qui touche à leur corporéalité. À la fin de la pièce, chacune se libère du stéréotype qui l’emprisonne et elles se mettent ensemble pour proclamer le droit au plaisir sexuel qui n’est plus défini par le désir masculin. Refusant l’autorité patriarcale, la Statue dit à l’homme :

Tu ne m’expliqueras plus comment doit jouir mon corps.
Tu ne me compteras plus par morceau.
Tu ne me nommeras plus mes orgasmes à ton nom.
Tu ne me dicteras plus aucun devoir.

p. 103

Ce n’est, en définitive, qu’en prenant possession de leur corps propre que ces trois archétypes de la féminité vont pouvoir améliorer leurs relations avec les hommes.

La critique féministe qui sous-tend La nef des sorcières et Les fées ont soif se retrouve également dans le spectacle À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine[12], création collective de quatre femmes, membres du Théâtre expérimental de Montréal, et prélude à la fondation du Théâtre expérimental des femmes en 1979. Cet ouvrage dramatise l’exploitation et l’humiliation du corps féminin par les institutions et les restrictions sociales du patriarcat, dont la capacité procréatrice qui dicte son rôle à la femme. Le spectacle, dès le premier tableau, donne lieu à une attaque en règle contre la maternité, où « la reine-mère » apparaît immobile, raide, recouverte de bandelettes blanches, telle une momie. Quand la mère se présente au public, elle dresse la liste des rôles et des qualités que la société lui attribue : « Je suis reine, mère, vierge, martyre, sainte, pure, intouchée, intouchable, épouse, mère, chrétienne, fidèle » (Gagnon et al., 1979 : 16). » Ayant troqué la maternité pour sa sexualité annulée, cette reine-mère devient complice du patriarcat et perpétue les notions patriarcales de la féminité. Ainsi fait-elle volontiers la leçon à ses deux filles : il faut être belle, soumise, serviable, douce, compréhensive, etc. (p. 18-19). Le refus de « la folle » – l’une de ses filles – d’assumer le comportement sexué jugé convenable la mène à l’aliénation mentale. Mais l’autre fille se révolte contre le conditionnement qui réprime le corps féminin. Hurlant « Jouir ! Je peux jouir ! Je veux jouir ! J’aime jouir ! » (p. 20), elle déchire les bandelettes qui couvrent la mère et la dénude complètement en criant :

Regarde-toi ! Regarde tes seins ! Regarde ton ventre ! Regarde tes cuisses !
Où est ta vie ? Un endroit dans ton corps, un vide inattaqué, un vide plein d’énergie, […]. Parle-moi de ton ventre, ton ventre tapi au fond de ton corps. Nourriture-mère, ton ventre rampe par terre, ton ventre râpe la terre, ton ventre cache ton sang. Montre-moi ton sang, parle-moi de ton sang, du sang dans ton ventre ! J’en ai mangé pour vivre ! En me cachant ton sang, en me cachant ton corps, tu me méprises, tu me mens, tu me trompes !

p. 20

La tirade de la fille soulève l’une des grandes questions féministes : comment améliorer la relation mère-fille (un rapport gâché par la construction sociale de la maternité et de la féminité au détriment de la sexualité féminine)[13] ?

À plusieurs reprises, les filles vont dramatiser le conflit entre leur nature charnelle et les rôles sociaux des femmes. Transformée en « jeune mariée » dans le deuxième tableau, « la fille » joue une pantomime qui représente son avenir : le mariage, la nuit de noces, les relations conjugales, la grossesse, l’accouchement, les activités maternelles, l’étouffement, puis la mort. « La folle », elle, devient « la femme à la boule » dans le quatrième tableau, et lutte contre une grosse boule de linge qui symbolise les rondeurs du corps féminin. De plus en plus exaspérée par son incapacité de se libérer de la boule, elle exprime sa peur de la répression sexuelle en hurlant : « Non ! Non ! Non ! Non ! Non ! Je veux pas qu’on coupe mon clitoris ! » (p. 30) Dans le septième tableau, « la folle » se mue en « jeune fille à dresser » que « la fille », devenue « la dresseuse », transforme en « une belle poupée qui marche à talons hauts, fesses serrées, ventre rentré, sourire plaqué, poitrine offerte, souffle bien retenu, prête à plaire, sortable » (p. 38). Choquée par sa propre agressivité et par sa complicité dans le conditionnement de la fille, « la dresseuse » crie son refus du corps féminin fragmenté, chosifié, fétichisé :

Je veux pas de corps ! Je veux pas de ventre ! Je veux pas de sexe ! Je veux pas de gros seins lourds ! Je veux pas de petits seins pointus ! Je veux pas des beaux petits yeux ! Je veux pas des cheveux blonds, bruns, roux ! Je veux pas un gros ventre rond ! Je veux pas un petit ventre platte ! Je veux pas de taille, je veux pas de hanche, je veux pas de cul, je veux pas de fesses !

p. 38

Cette révolte est un cri de guerre qui prépare le dernier tableau dans lequel trois femmes guerrières prennent possession de leur corps, désormais assaini et fortifié par l’entraînement physique. En s’entraînant à combattre par toutes sortes d’exercices, elles répètent leur déclaration d’indépendance : « Notre corps nous appartient » (p. 42). Une fois exorcisés les stéréotypes de l’infériorité féminine, le spectacle se termine par la glorification de la nouvelle mère qui prend des proportions héroïques (p. 45-50).

La beauté et l’érotisme

Pendant les années 1980, le théâtre des femmes continua de démystifier le corps féminin et de déconstruire les rôles sexualisés. Souvent, des comédiennes prirent la plume pour écrire des pièces qui dénoncent le regard masculin qui les chosifie et les humilie. En Ontario, par exemple, Catherine Caron, Brigitte Haentjens et Sylvie Trudel montèrent Strip[14], moitié documentaire réaliste, moitié spectacle musical sur la vie des effeuilleuses. Comme Mademoiselle Autobody[15] des Folles Alliées, mais dans un registre moins burlesque, Strip vise à exposer la commercialisation du corps féminin par l’industrie du sexe. Le décor de Strip représente la loge d’un club où les trois danseuses se maquillent, préparent leurs numéros et parlent de leur vie. Leur conversation porte sur leur corps, sur leur sentiment d’être déshumanisées par un public de voyeurs, et sur leur sexualité inassouvie. Le miroir de la loge reflète l’image qu’elles projettent sur la scène pour leurs clients, celle d’une performance érotique construite pour plaire aux hommes. Entre elles dans la loge, elles se voient différemment : elles ressentent toujours la honte et la culpabilité inculquées par leur éducation catholique. Dégradées par le strip-tease, elles sont quand même capables d’apprécier la possibilité d’une sexualité libératrice. Par le biais d’une fantaisie, les trois strip-teaseuses imaginent, à la scène XIV, une danse qui exalte le corps féminin et qui lie la danseuse au public dans le plaisir mutuel :

Candy :

Quand t’as le goût…

Rosita :

Quand ça te tente…

Gini :

Quand t’as pris de la coke, pis que la salle est pleine là, la musique rentre dans ta peau comme le sperme dans ton ventre.

Toutes :

Et ça swing et ça balance.

Candy :

Une danse d’amour entre la musique et tes hanches, entre la musique et tes cuisses, entre la musique et ta peau.

Rosita :

Là, tu penses à rien d’autre qu’à la musique, t’as les bras qui ont des ailes, pis la tête qui tourne comme dans un nuage : tu penses à rien d’autre qu’au plaisir du corps qui bouge.

Gini :

T’as le dos qui se cambre. Tes seins et ton bassin qui valsent dans du beurre, la musique te caresse tout le corps, tes mains aussi. […]

Candy :

Pis tu te sens belle, tu te sens chatte.

Toutes :

(en écho) Femme, belle, belle… chatte

Gini :

Ton corps est comme porté en triomphe par leur regard.

Caron, Haentjens et Trudel, 1983 : 29-30

Comme le beau rêve de l’érotisme triomphant, le rêve du bel amant (p. 39) est une triste illusion. En fin de compte, la femme est un spectacle sexualisé, un objet offert au regard de l’homme, et elle est condamnée à être mal dans sa peau, comme le dit Rosita : « J’ai appris à me laisser regarder, mais de mon regard à moi, je sais rien, de mon désir je sais rien, de mon plaisir je sais rien » (p. 43).

Les trois grâces[16] de Francine Ruel explorent un autre type de performance du corps féminin : celle de la grosse femme du cirque. Écrite à la demande de trois comédiennes « particulièrement rondes » (Ruel, 1982 : 1), cette pièce critique les attitudes de la société nord-américaine à l’égard de l’obésité féminine. Les trois femmes grasses présentent, en quelque sorte, une version parodique des trois Grâces[17] de Sandro Botticelli. Tel un tableau vivant, elles chantent pour leur public et elles exploitent tous les clichés sur les grosses femmes : elles se montrent chaleureuses, tendres, joviales, gloutonnes et voluptueuses. Marginalisées parce qu’elles ne se conforment pas au standard contemporain de la beauté féminine, elles sont victimes des phobies à l’égard de la chair féminine, c’est-à-dire la tendance à voir la femme corpulente comme une mère enveloppante ou une amante dévorante. Quand elles ne sont pas sur scène, elles se font des confidences : elles veulent que les hommes voient l’intérieur de leur corps aux chairs généreuses, parce qu’elles ont besoin d’être touchées, caressées, aimées. Pour atteindre son but, Ruel imprime une facture carnavalesque aux décors, aux costumes et à la musique. Elle crée ainsi une ambiance fellinienne, à la fois grotesque et poétique, qui demande au public de prendre conscience de la chosification de ces corps présentés en spectacle.

Si les trois grâces ont trop de chair, la protagoniste de L’homme gris[18], proposée par la comédienne et dramaturge Marie Laberge, n’en a pas assez. Christine Fréchette, « une ancienne anorexique » encore très menue et maigre d’après les didascalies, est une jeune femme de vingt et un ans qui garde toujours les traces d’une enfance malheureuse. L’action de cette pièce, d’une facture réaliste conventionnelle, a lieu dans la chambre d’un motel où Christine passe la nuit avec son père qui la ramène à la maison familiale pour la protéger contre un mari soupçonné de violence domestique. Roland Fréchette mange du poulet, boit du gin et parle, tandis que Christine se tait, se ronge les ongles, fume des cigarettes et va souvent aux toilettes. Les longs discours du père racontent la triste histoire de sa vie, un récit pathétique qui devient sinistre quand il aborde le sujet de ses fantaisies érotiques. La langue déliée par l’alcool, il révèle que, depuis la naissance de Christine, il n’a pas eu de relations sexuelles avec sa femme – une femme qui a engraissé (Laberge, 1986 : 47). Il dévoile aussi son obsession pour l’image que projetait Christine à dix ou onze ans – une image qu’il associe à un film pornographique lesbien (Bilitis), et qui l’avait émoustillé :

J’ai toujours une image de toi dans ma tête, quand t’avais dix-onze ans. Tu peux pas savoir comme t’étais belle à c’t’âge-là. C’pas mêlant, j’me fatiquais pas de te r’garder. T’étais plus blonde, plus pâle qu’asteure, presque pas brune, pis frisée, une vraie p’tite face d’ange. Pis tu commençais à t’former un peu… t’as été d’bonne heure là-d’sus. T’as grandi d’un coup, d’une traite, ton cou était fin, fin, pis ta belle tite tête avec tes cheveux blonds presque, pis ton petit air sérieux, pis tes p’tits seins qui commençaient à piquer… j’avais jamais vu rien d’plus beau. J’t’avais jamais trouvée belle de même.

p. 49

Cet aveu semble expliquer l’origine de l’anorexie de Christine, maladie qui s’est déclarée au début de la puberté, et dont elle a beaucoup souffert. La jeune femme souffre aussi d’un bégaiement caractérisé par une hésitation sur le p, première lettre du mot père. L’homme gris se termine par un acte de violence libératrice : Christine attaque son père avec une bouteille cassée, parce qu’elle se rend compte qu’elle finira par se tuer si elle ne le supprime pas.

Le corps maternel

Si l’anorexie est le symptôme du refus d’assumer la forme charnelle de la féminité, la grossesse, pour sa part, indexe la différence sexuelle qui la définit. Dans le Québec d’avant les révolutions tranquille et sexuelle, la maternité était obligatoire, et le corps maternel, lui, un symbole de la soumission des femmes tant à l’Église catholique qu’à l’idéologie nationaliste (désignée par le fameux euphémisme la revanche des berceaux). Depuis que les femmes ont accès à diverses méthodes de contraception, elles ont le droit de choisir de devenir mère ou non, mais ce choix n’est jamais évident. Beaucoup de femmes dramaturges se sont attaquées à la maternité en tant qu’institution répressive[19] ; d’autres tentèrent de réinventer la maternité ; plusieurs cherchèrent à réconcilier le désir d’avoir un enfant avec le besoin d’indépendance.

Pour la protagoniste de Deux tangos pour toute une vie[20] de Marie Laberge, le corps de la femme enceinte signifie sa domestication, sa soumission aux préceptes patriarcaux. Suzanne Langlais-Casgrain, une femme de trente-trois ans, est en train de vivre une crise dans sa vie et dans son mariage. Elle doit prendre plusieurs décisions. Restera-t-elle avec son mari ? Retournera-t-elle à son travail comme infirmière ? Deviendra-t-elle mère ? Une aventure passionnée avec un collègue de son époux complique tout, mais Suzanne finit par décider d’être raisonnable et de suivre l’exemple de sa mère en accomplissant son devoir conjugal. Dans l’« Épilogue » de la pièce, Suzanne est enceinte de quelques mois. Sa tristesse et son corps maternel signalent sa résignation face au rôle traditionnel des femmes, suivant lequel la sexualité féminine est réprimée au nom de la famille.

Le « procès à la mère » fait par le spectacle collectif À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine se poursuit avec La lumière blanche[21], écrite par Pol Pelletier pour subvertir la construction sociale de la maternité. Pour souligner la nature performative de tous les rôles sexuels, les didascalies insistent sur le fait que « [c]ette pièce se veut un agrégat de jeux dans les jeux dans les jeux » (Pol Pelletier, 1989 : 7). Le décor est un désert où trois types de femmes – la femme de tête indépendante, la jolie coquette et la mère – s’engagent dans un débat sur les rôles des femmes dans la société. La femme enceinte, Leude, avec son gros ventre, représente l’institution patriarcale de la maternité. D’abord, Leude accepte d’être un objet fétiche, vantant sa force :

Je suis une usine de transformation qui secrète son propre système d’autoprotection. Comme une sphère légère et enveloppante et invincible. Rien ne peut m’atteindre. Depuis que je suis enceinte, je ne connais plus la peur, ni le doute, ni l’angoisse.

p. 22

La lumière blanche de Pol Pelletier, production du Théâtre expérimental des femmes, 1981. Photographe : Anne de Guise. Sur la photo : Louise Laprade.

Source : Collection privée

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Torregrossa, sorte d’Amazone agressivement intelligente et laide, donne – dans une longue tirade qui dresse une liste d’activités prohibées – une image beaucoup moins flatteuse de la femme enceinte. Selon Torregrossa, la femme enceinte est enfermée près du foyer, reléguée aux travaux domestiques, désarmée. Elle est un vase portant « le précieux bébé de la précieuse tribu […] un fardeau, un gros fagot, un gros tas d’eau. [L]a grosse génitrice qui macère dans son jus au service de la collectivité » (p. 32-33). Après avoir accouché, Leude apparaît les yeux cernés, « échevelée, maganée, traquée » (p. 59), « les nuits blanches inscrites sur son corps maternel » (p. 60), et des poupées pendantes accrochées à sa robe (p. 59). Quand la troisième protagoniste, B. C. Magruge, la belle femme-objet, exprime son désir de devenir mère comme Leude, cela mène à une discussion sur l’instinct maternel (p. 77-79). Que ce soit le fruit de l’instinct ou d’un comportement conditionné, la question de la maternité pousse Torregrossa à faire appel à plusieurs théoriciennes féministes qui y voient une cause de l’oppression de la femme (p. 90-91). Malgré tout, Torregrossa doit se résoudre à constater la persistance de l’instinct maternel et le fait que beaucoup de femmes acceptent encore d’être définies en fonction de leur capacité procréatrice.

Dans les pièces où les femmes dramaturges explorent le choix de devenir mère, les protagonistes font souvent état de relations troubles avec leur propre mère et de la difficulté de raccommoder le désir de devenir mère et de se réaliser en tant que femme. Le psychodrame de Jocelyne Beaulieu, J’ai beaucoup changé depuis…[22], met en scène « F », une jeune femme enfermée dans une clinique psychiatrique, souffrant d’une grossesse hystérique. Bien qu’un avortement soit la cause immédiate de son état de détresse mentale, il est clair qu’une enfance malheureuse a laissé des marques profondes dans la psyché de F. Elle désire avoir un enfant, mais elle craint d’être réduite à son corps maternel, au gros ventre qui gonfle et se dégonfle (Beaulieu, 1981 : 64, 70, 78). Madeleine, la femme psychiatre responsable du traitement de F, est enceinte et sur le point de prendre son congé de maternité. Tout en s’occupant de sa patiente, Madeleine exprime ses propres doutes : sera-t-elle capable d’être mère, psychiatre et femme en même temps ?

Le conflit entre les rôles de mère et de femme inspire aussi le monologue de Louisette Dussault, Moman[23]. La protagoniste parle du corps maternel dans un passage où elle se souvient des questions qu’elle se posa avant la naissance de ses jumelles :

(Elle fait des exercices prénataux.) Depuis que vous êtes là, je m’occupe de mon corps comme je m’en suis jamais occupé… (Elle rit.) Comme si mon corps avait enfin trouvé son utilité… (L’air soudainement craintive.) C’est bête ce que je viens de dire là… (Un temps.) Ça serait que je n’accepte mon corps qu’en autant qu’il soit utile… Je serais en train de vous mettre au monde pour me déculpabiliser ? De quoi bon Dieu ? De mes deux avortements ? (Elle berce son ventre.) […] Est-ce que je serais en train de vous mettre au monde à la place de me mettre au monde ?

Dussault, 1981 : 103-104

Françoise, la femme enceinte de La rupture des eaux[24] de Maryse Pelletier, exprime le même genre de doutes. La relation avec sa mère et son travail comme assistante sociale engendrent de l’incertitude quant à son instinct maternel. Cynique à l’égard de l’institution patriarcale de la famille et des rôles sexualisés, elle refuse d’accoucher parce qu’elle a peur d’être une mère imparfaite. Le premier acte se termine par la rupture des eaux ; et le deuxième, par la naissance de son fils. Après toute cette interrogation sur la famille, sur la maternité et sur la condition féminine, Françoise finit par surmonter sa peur et son ambivalence. C’est alors qu’elle accouche.

Alice, la protagoniste de Baby blues[25] de Carole Fréchette, est mère depuis quarante jours, mais elle n’arrive pas à dormir à cause de ses doutes. Quand elle se rappelle de sa grossesse, sa description n’a rien de sentimental : elle parle de son « corps gonflé comme un ballon » (Fréchette, 1989 : 29) qu’elle voyait dans le miroir de sa chambre. La pièce montre comment la vie d’une femme change quand elle devient mère ; comment elle doit répondre aux demandes de son enfant, de son conjoint et de son métier, tout en tentant de préserver un peu de liberté personnelle. Fréchette exprime ici l’ambivalence de beaucoup de femmes conscientisées par le féminisme : elles reconnaissent leur différence sexuelle, acceptent la vocation maternelle, mais ne veulent pas perpétuer le modèle traditionnel de la maternité.

Conclusion

Le théâtre au féminin qui émergea au Québec pendant les années 1970 et 1980 fit apparaître un corpus de pièces qui ont abordé plusieurs aspects du rapport au corps féminin. Bien avant Les monologues du vagin[26] d’Eve Ensler (1998), les Québécoises osèrent dévoiler différentes problématiques de la sexualité féminine, subvertir les conventions théâtrales, et parler sans détour de leur corporéalité. Par la critique des institutions du système patriarcal, qui répriment et font taire les femmes, ces artistes professionnelles ou amateures créèrent un discours dramatique libérateur pour explorer leur vie privée dans – et à l’aide de – l’espace public du théâtre. Inspirées par les approches féministes et par la praxis du théâtre expérimental, elles réussirent à déconstruire les rôles sexualisés et les stéréotypes pour représenter plus fidèlement leur condition sur la scène. Il s’agit là d’un précieux répertoire qu’il importe de considérer à sa juste valeur, puisqu’il a fortement participé à la construction du théâtre au féminin au Québec et ailleurs, et du théâtre québécois tout court.