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De son vivant, Gérard Étienne s’est montré attentif et respectueux à l’égard des critiques et des théoriciens littéraires qui venaient s’atteler à la tâche d’approfondir et d’éclairer son oeuvre. Étienne est décédé le 14 décembre 2008 et depuis sa disparition, les analyses qu’il prenait tant de plaisir à parcourir se font dans la reconnaissance que sa voix s’est éteinte et que sa production littéraire remarquablement prolifique ne se renouvellera plus. Situer son oeuvre sur les plans culturel et esthétique ne paraîtrait désormais possible que dans le contexte de son héritage littéraire et de son époque. Son écriture, pourtant, est empreinte d’un dynamisme qui se laisse exprimer par le désir de revenir constamment sur elle-même pour se réimaginer en se modifiant et en se reconstruisant, bref, en faisant fi de son ancrage historique et en s’adaptant aux événements du moment présent. Il est question d’une pratique scripturale qui ambitionne de traverser le temps et les espaces culturels et sociaux en se réinventant à tout instant. La présente étude se propose d’offrir un aperçu de la créativité romanesque d’Étienne en examinant la mise en relation du monde et du texte dans son oeuvre, franchissant le seuil entre les deux grâce à un mimétisme narratif et à une fracturation syntaxique qui entraînent le récit vers de nouveaux possibles.

Afin d’illustrer la dynamique plurielle de la réinvention scripturale chez Étienne, cette analyse entreprendra d’approfondir la représentation du réel dans deux de ses ouvrages : L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi, un essai paru en 1998, et Au bord de la falaise, un roman paru en 2004. Ces deux textes se font pendant en se regroupant sur le plan thématique autour d’un fait divers qui s’est déroulé en 1993, celui d’une agression contre Gérard Étienne de la part d’un groupe de partisans d’Aristide, au moment où il se rendait à Radio-Canada pour participer à l’émission Raison passion sur la question de l’intégration de la population migrante haïtienne au Québec. Le premier ouvrage à paraître, sous la forme d’un essai documenté, dénonce et condamne non seulement l’acte d’agression lui-même, mais plus important, le procès d’opinion mené contre l’écrivain dans la presse et à la Cour du Québec à la suite de cet incident. Le second ouvrage, un roman témoin, intègre cet incident dans la narration et emprunte la voie de la réécriture en remaniant intégralement un roman précédent, Une femme muette, paru en 1983. L’écrivain en profite pour aborder plus directement la problématique de l’intégration en réimaginant le parcours de la protagoniste noire, Anna. Celle-ci, refoulée et séquestrée par son mari adepte du vaudou, Dany T., finira par se réfugier chez un groupe pro-aristidien dont les discussions mouvementées feront rager les femmes de la communauté noire contre ce mari ignoble. Revenue petit à petit de son aphasie, Anna en ressortira métamorphosée, grâce à la solidarité féminine qu’elle découvre non seulement avec les membres de sa propre communauté, mais aussi et surtout avec une Québécoise blanche, Véronique, la boutiquière qui lui est venue en aide après son évasion de l’hôpital. Cette transformation lui permettra d’affronter son mari et de le confondre par la seule force de son regard, lourd d’une dénonciation collective. Dans les deux ouvrages, l’écrivain prend d’autres textes pour écran en les dédoublant par une opération de recadrage, ce qui confère un caractère mimétique et une puissance transformatrice à la narration, grâce à une combinatoire soutenue mêlant intertextualité et réécriture. La narrativité mimétique se laisse renforcer, dans le roman Au bord de la falaise, par un recours systématique à un procédé proche de l’asyndète, selon lequel l’écrivain élimine de la phrase tout élément attendu de coordination ou de présentation, très souvent en faveur d’une structuration ternaire. Ce trait marquant de l’énonciation s’impose dès les premières phrases du roman : « Harassée, à bout de forces, sur les dents. Quatre nuits blanches, dans une chambre de domestique, la porte barricadée. » (Étienne, 2004 : 11) Il insuffle ainsi à la narration un rythme brisé, martelant et une énergie bondissante qui donnent à l’écriture des allures de jazz. L’étude de la représentation, dans le présent article, s’effectuera au moyen d’une analyse en trois temps. Un examen préliminaire de L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi entraînera une enquête critique sur la manière dont Étienne fait résister son oeuvre au passage du temps, voire au passage dans l’oubli, réflexion qui ouvrira la voie à un approfondissement du mimétisme narratif dans Au bord de la falaise.

Le 8 janvier 2009, une notice nécrologique curieuse paraît dans le quotidien québécois Le Devoir, qui retient l’attention en évoquant la disparition toute provisoire d’Étienne : « Mort d’un écrivain engagé – Gérard Étienne n’a pas dit son dernier mot. » L’article ne fait, en réalité, que révéler l’existence d’ouvrages inédits qui attendent de voir le jour : « Mme Étienne a l’intention de faire publier les écrits à titre posthume afin que survivent la mémoire et l’humanisme de son mari. » (Myles, 2009 : 1) Le souvenir de l’écrivain et la survie de ses convictions dépendraient, selon cette optique, d’un nouvel arrivage de textes visant à combler le silence survenu avec l’inhumation du corps comme de la parole du regretté auteur. L’article se termine de manière autrement fâcheuse en évoquant « L’affaire Gérard Étienne », sans remettre en question le bien-fondé du récit scandaleux d’une agression subie par l’écrivain lors de son passage à l’émission Raison passion, diffusée sur les ondes de Radio-Canada, au sujet de l’intégration de la population haïtienne au Québec :

En 1993, son opposition à l’ex-président Jean-Bertrand Aristide lui a valu d’être attaqué, battu et aspergé de jus de tomates et de fraises avant son entrée en ondes sur le plateau de Denise Bombardier, à Radio-Canada. M. Étienne a refusé de se changer, et l’auditoire a pu croire à tort qu’il était maculé de sang

Ibid. : 1

En constatant qu’Étienne avait été attaqué, battu et aspergé pour ensuite affirmer qu’il n’y avait pas eu de sang sur la chemise d’Étienne, l’auteur de l’article, Brian Myles, retourne la situation contre la victime de manière plutôt irréfléchie. La version de l’incident proposée par le journal Le Devoir le 4 février 1993, une semaine après l’incident, est révélatrice à cet égard : « Jeudi soir dernier, une vingtaine de présumés pro-Aristide l’ont rudoyé, lui ont écrasé des tomates et des fraises sur la tête. » (Vear, 1993 : 1) Et plus loin : « […] les fidèles […] se demandaient pourquoi M. Étienne a pu donner une entrevue la chemise maculée de taches rouges qui n’avaient du sang que l’apparence. » (Ibid.) Des années plus tard, Myles se limite à répéter cette version pour son propre reportage, toujours dans Le Devoir, sans se pencher sur le bien-fondé de ses remarques.

Le détail de la chemise tachée sera pourtant décisif non pour déterminer la gravité de cette attaque aussi déplorable que troublante, mais afin de mettre l’écrivain lui-même sur la sellette pour avoir trompé le public. D’autres commentateurs se sont montrés plus solidaires, mais non moins inattentifs. En 2008, Stanley Péan rejettera la responsabilité directement sur l’animatrice, Mme Bombardier, « une Mme B. qui joua à fond la carte du sensationnalisme si bien qu’on ne savait plus trop si oui ou non le liquide rouge qui dégoulinait sur le visage de l’écrivain était du sang » (Péan, 2008). Or, il n’avait jamais été question de sang dégoulinant sur le visage d’Étienne au moment de l’interview. Étienne est arrivé sur le plateau de Radio-Canada arborant une chemise tachée de sang et un sparadrap sur le sourcil gauche de son visage tuméfié, comme le révèle la photo prise lors de l’émission qui figure sur la couverture de L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi, paru en 1998. L’affaire a pris par la suite des proportions démesurées puisque ses adversaires se sont servis de ce prétexte pour démolir la réputation de l’écrivain, qui aurait refusé de changer de chemise pour dramatiser sa condition et indigner son public contre les auteurs de l’agression. Lors du procès mené contre Mme Jeanne Bernard-Pierre, la seule qu’Étienne avait su reconnaître parmi ses agresseurs, le juge Sirois de la Cour du Québec est allé jusqu’à remettre en question la fiabilité d’Étienne en mentionnant « une nette propension à l’exagération » (Étienne, 1998 : 82). Il s’est permis par la suite de construire un scénario explicatif en tirant une conclusion fraîchement sortie de ses propres conjectures, aussi déplacées qu’excessives, proposant que « cette pâte de tomate ou de fraise a été appliquée après l’incident » (Ibid. : 83). Cette nouvelle interprétation a pour effet d’innocenter davantage l’accusée en rejetant l’hypothèse d’une violence de type médiévale où l’agressé, mis au pilori par ses adversaires, pour ainsi dire, aurait reçu des ordures fruitières sur la figure. Ce fut une conclusion dévastatrice pour la réputation de l’écrivain, ridiculisé et inculpé implicitement par la parole du juge d’une mise en scène frauduleuse pour s’être fardé d’une pâte rougeâtre.

Étienne a dû faire face à un choix digne d’Hamlet : soit accepter le double affront de l’agression par un groupe de manifestants devant les portes de Radio-Canada et, par la suite, de l’acquittement devant la Cour du Québec de Mme Bernard en passant les deux événements sous silence, soit faire connaître sa propre perspective et ses réactions à ces deux événements afin de remédier à sa situation malencontreuse. Étienne a choisi, on le sait, la voie de la parole en rédigeant un réquisitoire détaillé et cinglant contre ses diffamateurs : L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi. Dans son introduction, il partage avec le lecteur les motifs de sa décision en évoquant sa responsabilité en tant qu’intellectuel de témoigner de son époque et de payer, coûte que coûte, le prix d’une dissidence qui, depuis son séjour traumatisant dans les prisons de François Duvalier, ne cesse de lui valoir des humiliations et des violences contre sa personne. Plutôt que de suivre les conseils de ceux qui voulaient lui épargner un nouveau calvaire, il refuse la perspective de sombrer dans l’amnésie de la soumission et l’anesthésie de la conscience, élevant sa voix pour combattre l’injustice et dénoncer les hypocrisies. À quelle source puise-t-il le courage nécessaire pour tenir tête aux pouvoirs institutionnels et dire la vérité au pouvoir ? Il ne cesse depuis son enfance, en fait, de se battre pour le principe d’une intégration égalitaire et démocratique, où on écoute dans le respect, mais sans se plier en sacrifiant sa liberté de parole. Baisser l’étendard pour ensuite courber le dos, ce serait devenir étranger à lui-même. Étienne a toujours visé plus haut, en rejetant le culte de la personnalité. Lutter contre l’oppression, c’est aussi lutter pour le grand principe de l’ouverture des esprits et l’espoir d’un humanisme à la portée du monde entier.

Pour expliquer l’opération par laquelle Étienne s’est vu accuser d’avoir trompé le public, et par la suite, celle où il a su renverser la situation en mettant ses accusateurs sur la même sellette qu’il venait d’occuper, on peut faire appel à l’opération de la métalepse, telle qu’elle est proposée par Pascal Mougin dans son livre L’effet d’image, paru en 1997. En passant de la rue au plateau de Radio-Canada, la chemise d’Étienne a franchi le seuil entre deux mondes, « entre le monde que l’on représente et celui où l’on représente » (Mougin, 1997 : 29), ce qui introduit un flottement sur le plan de l’interprétation entre la présence du sang et l’image du sang, d’où une ambiguïté entre référent et signifiant vite exploitée par les détracteurs d’Étienne.

En rédigeant par la suite L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi, l’auteur emprunte la même passerelle à rebours, passant du monde du procès, celui où l’on représente, dans le monde qui représente le procès, où l’organisation du livre gère l’agencement des événements et des évidences sous la forme d’un réquisitoire contre l’injustice. Cette réécriture est mimétique en ce qu’elle prend le procès-verbal et la documentation à l’appui pour écran, la surface effacée d’un palimpseste sur lequel la version réécrite reproduit le procès en anamorphose. La définition de la réécriture offerte par Stéphane Lojkine, dans son article « L’intimité de Gertrude : enjeux de la réécriture à l’époque classique », est révélatrice à cet égard, en ce qu’elle nous rappelle que la réécriture, aussi fidèle soit-elle sur le plan matériel, est libre de tout transformer sur le plan sémantique :

Car on retiendra essentiellement de la réécriture qu’elle est anamorphose, jeu de regard sur quelque chose qui n’est plus considéré essentiellement comme texte, mais comme objet donné à voir et soumis à des perspectives divergentes. La réécriture fait tableau. Le sens s’y constitue d’un recadrage, d’un agencement nouveau de textes anciens déjà donnés

1995 : 12

Dans son introduction à l’ouvrage, Étienne révèle qu’il avait en tête le modèle percutant de la lettre ouverte d’Émile Zola : « Il me vient tout de suite à l’esprit le fameux J’accuse d’Émile Zola. » (1998 : 13) Cette fois, c’est Étienne qui, en faisant du procès une parade, saura guider le lecteur en exploitant le flottement du cadre interprétatif pour re-présenter les faits, les recadrer en les narrant selon une nouvelle logique combinatoire. Si la réinvention de cet épisode nuisible à la réputation de l’écrivain lui permet dans l’immédiat de rétablir de son mieux celle-ci en débusquant la désinformation dont il a été l’objet, son écriture, en s’inspirant de jeux subtils aux frontières de la représentation et du réel, dépasse le simple cadre d’un incident fâcheux vite oublié pour dévoiler une facette de la créativité d’Étienne, un principe de création auquel le passage du temps, on peut l’espérer, ne fera plus obstacle.

Mis à part la question de la parution de son oeuvre posthume, Étienne a bien « dit son dernier mot », nous le savons, hélas. Aujourd’hui, il est question plutôt de savoir si l’originalité de la vision et de l’imagination d’Étienne saura résister à l’oubli en dépassant le cadre temporel et culturel d’où elle a émergé et qui l’a fait naître. Pour emprunter la formule de Bourdieu, Étienne rejoindra-t-il « l’éternel présent de la culture consacrée » ? (1992 : 221) Dans la lutte permanente contre l’amnésie qu’implique le passage du temps, la survie sur le champ de bataille littéraire ne peut, évidemment, que rester provisoire. L’oeuvre doit affronter les défaillances de la mémoire humaine en se renouvelant sans cesse. Comment l’oeuvre d’Étienne réussira-t-elle à résister au temps et à rester d’actualité ? Comme le remarque Hervé Bel dans une réflexion sur l’oubli en littérature, « [l] a littérature française du vingtième siècle est déjà un vaste cimetière… » (2014). Il serait question, selon lui, de rester dans l’oeil du public, de la presse et du monde de l’édition. Il faudrait, de plus, que l’image de l’écrivain s’immortalise sur les écrans en se produisant et en s’engageant, sans quoi la littérature consacrée risque de rejoindre les rangs d’« une littérature souterraine française » (Ibid.).

Déjà en 2005, lors d’une session organisée par le Conseil international d’études francophones (CIEF) à Gatineau et intitulée « Quelle institution pour Gérard Étienne ? », Corinne Beauquis avait posé la question suivante : « Comment Gérard Étienne réussit-il à faire date ? » (2005) Selon Bourdieu, l’expression signifierait l’apparition d’une nouvelle production culturelle, moyennant laquelle l’avant-garde marquerait les esprits en se démarquant des normes existantes : « Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le temps. » (1992 : 261) Selon cette optique, Étienne aurait fait date à l’époque où il est venu s’installer au Québec en exposant les affres et les séquelles durables de l’oppression et de la torture en Haïti, dont il avait déjà été victime à deux reprises. À l’âge de 15 ans, il s’est opposé au despotisme de Paul Magloire et ensuite, à l’âge de 23 ans, au régime totalitaire de François Duvalier. Son premier roman, Le nègre crucifié, paru en 1974, l’année où il a reçu son doctorat en linguistique de l’Université de Strasbourg, est arrivé sur la scène littéraire avec éclat. Étienne y décrit le calvaire de sa propre expérience de la torture en créant « un nouveau langage » ([1974] 1994 : 69) apte à communiquer sans filtre les traumatismes qu’il a subis et à déstructurer l’attente du lecteur. Comme l’estime Franck Laraque dans sa préface à la deuxième édition, publiée en 1994, ce langage, qui s’inscrit dans la chair du texte comme le tracé d’un cri qui déchire, est sans doute unique parmi les voix qui témoignent contre l’oppression en Haïti : « Gérard Étienne, torturé par le système macoutique, est probablement la voix la plus émouvante, lacérante, obsédante. » (Ibid. : 13) Laraque poursuit en affirmant que l’originalité de l’oeuvre proviendrait justement de la présence organisatrice de la torture dans l’ossature même du texte : « À ma connaissance, Le Nègre Crucifié est la seule oeuvre littéraire haïtienne dont la trame est constituée par la torture de l’auteur. C’est le cri d’un crucifié qui a survécu. » (Ibid.)

Dans un entretien avec Jean Jonassaint paru en 1986, Étienne avait lui-même balisé la piste de cette approche du roman en décrivant la fracturation syntaxique comme inhérente au sujet qu’il abordait dans le roman : « Mais il est évident que le texte lui-même commandait cette approche linguistique dans la mesure où il fallait exprimer un cri qui a été longtemps refoulé. » (1986 : 67) Étienne nous met en garde contre l’idée que ce « nouveau langage » puiserait ses origines ailleurs que dans le texte lui-même, en l’occurrence dans l’oralité : « Beaucoup de critiques parlent du caractère oral de mes textes, moi j’ai l’impression que mes textes sont écrits. » (Ibid. : 68) Ce qu’il y a d’unique et d’inimitable dans Le nègre crucifié, c’est la manière dont le texte produit son propre morcellement viscéral et y préside. Étienne répète tout au long de l’interview avec Jonassaint que c’est le texte qui dicte l’approche linguistique à adopter. Pour souligner l’affirmation que chacun de ses romans demande une approche différente, Étienne explique la différence qui existe entre Le nègre crucifié et son roman suivant, Un ambassadeur macoute à Montréal, paru en 1979, en exprimant sans ambages l’échec de ses premiers efforts de reproduire le style du premier ouvrage dans le second, dont la structure narrative demeure plus conventionnelle : « J’ai voulu faire la même expérience dans Un Ambassadeur macoute, mais là je me suis cassé les dents. » (Ibid. : 67) Il s’expliquera plus longuement à ce sujet une vingtaine d’années plus tard dans une entrevue avec Roberta Campana en 2005 où, se distanciant de la littérature haïtienne, il constatera que dans Un ambassadeur macoute à Montréal, comme dans Une femme muette, paru en 1983, c’est plutôt sur le plan du style que le roman se disloque : « […] même si en apparence le récit est linéaire, l’éclatement se fera par des jeux stylistiques, jusqu’ici non exploités dans la littérature haïtienne. » (Campana et Étienne, 2005 : 159) Dans Une femme muette, la narration avance de manière posée et délibérée la plupart du temps, ce qui rend d’autant plus angoissantes les accélérations abruptes où l’instance narrative passe à la première personne, où les phrases raccourcissent et la vie se déroule seconde par seconde, à l’instar du « Sekundenstil » dans la tradition naturaliste allemande, pour mieux détailler chaque instant du cycle cauchemardesque de la possession et de la démence, qui traque et afflige Marie-Anne, la protagoniste du roman.

Pour Bourdieu, il est moins question de la pérennité de l’écrivain dont l’oeuvre cherche à se renouveler de manière continue que des conditions qui gèrent la disparition de l’oeuvre. En évoquant le vieillissement des auteurs, il soutient qu’auteurs, oeuvres et écoles seraient pris dans une marche dialectique, une lutte de survie qui oppose systématiquement les anciens aux nouveaux dans un « combat entre ceux qui ont fait date et qui luttent pour durer, et ceux qui ne peuvent faire date à leur tour sans renvoyer au passé ceux qui ont intérêt à arrêter le temps » (Bourdieu, 1992 : 261). Sans vouloir remettre en question le bien-fondé de cette remarque sur le plan de l’institution littéraire, il faut également noter que, sur le plan personnel, Étienne n’a pas vécu cette relation entre anciens et nouveaux comme un combat à mort, au contraire. Tout en attisant la flamme d’une dissidence obstinée où l’auteur puise ses forces dans la résistance intellectuelle et dans l’espoir de voir un jour un monde qui s’ouvre pleinement à l’humanisme, son autofiction a voulu témoigner sans crainte du monde où il vivait au moment où il y était. Au fur et à mesure qu’il s’épanouissait dans son nouveau pays d’accueil, il a aussi pensé faire la part des choses en dénonçant certaines caractéristiques de la population haïtiano-québécoise et québécoise et en se montrant solidaire de jeunes écrivains haïtiano-québécois dont la vision culturelle et artistique faisait date. Étienne accomplira ce geste dans Au bas de la falaise, roman qui voit le jour en 2004, en peuplant son texte de personnages réels mal déguisés et en procédant à un jeu intertextuel qui transforme l’ouvrage en chantier permanent. Étienne entame un dialogue avec d’autres textes contemporains dans une refonte intégrale de son roman antérieur, Une femme muette, selon une pratique de réécriture qui renoue avec le contexte littéraire et sociopolitique de son pays d’accueil au fur et à mesure que celui-ci évolue. L’écrivain répond au changement en s’adaptant à l’appel du présent.

Avant d’écrire Au bas de la falaise, Étienne avait déjà réimaginé Une femme muette dans son roman La romance en do mineur de Maître Clo, paru en 2000. Dans ce roman, il revient sur le drame familial et la relation triangulaire entre l’homme noir arrogant, obsédé par la loa du panthéon vaudou, Maîtresse Erzulie Freda, la femme noire maltraitée et zombifiée, et la femme blonde québécoise homologue d’Erzulie, cette divinité qui fait rêver l’homme haïtien, qui veut s’initier à l’amour en la prenant pour épouse en premières noces. En abordant à nouveau la problématique de ce qu’il désigne comme un sous-racisme de la part de l’homme noir à l’égard de la femme noire, Étienne jette le blâme, pour la métamorphose du protagoniste Maître Clo en raciste détaché de la réalité et déraciné, sur sa fascination autodestructrice pour la loa. Lorsqu’Étienne rédigera une nouvelle version d’Une femme muette, il reprendra intégralement le livre sous le titre Au bord de la falaise en restant très proche de son modèle original sur le plan de l’intrigue et des protagonistes et en empruntant la syntaxe brisée de La romanceen do mineur de Maître Clo, comme de celui de ses autres romans montréalais de date récente, La pacotille, paru en 1991, et Vous n’êtes pas seul, paru en 2001.

Plutôt que de mettre l’expérience haïtienne au centre de la scène comme un obstacle durable à son intégration à la vie au Québec, le roman se recentre sur le Québec, pays d’accueil et d’avenir, et sur le défi que pose l’insertion dans une nouvelle culture, alors que l’on ne possède que la connaissance de celle de son pays d’origine. La modification de l’expérience du lecteur s’accomplit moyennant l’inclusion d’un réseau intertextuel qui n’existait pas encore à l’époque où Étienne a écrit Une femme muette. Beaucoup des noms propres des personnages changent, mais pas tous, tout comme c’est le cas pour la description des enjeux politiques, qui prennent des allures différentes. La suppression de deux chapitres entiers du texte original, les chapitres sept et huit, réduit sensiblement l’importance accordée au personnage du mari despotique, le vaudouisant Gros Zo, devenu Dany T. dans la version remaniée. La mise à mort symbolique de cette présence grotesquement duvaliériste disparaît aussi du récit. Si le premier roman avait cru bon de célébrer la mort de la dictature en mettant en scène l’asphyxie de Gros Zo, l’approche qu’adopte Au bord de la falaise est plus prudente et mesurée à cet égard. La dictature ne sera que paralysée à la fin du roman ; ce n’est pas pour autant qu’elle aura fini de revenir, mais l’urgence de cette question s’est sensiblement atténuée.

La transformation d’Une femme muette prend un tournant décisif grâce à l’insertion d’un nouveau fil narratif au cinquième chapitre, avec l’arrivée de l’équipe monarchiste de Jules Bouchereau. C’est à ce moment de l’histoire qu’Étienne fait sa propre apparition dans Au bord de la falaise en tant que professeur agressé devant les locaux de Radio-Canada : « Avez-vous vu le monsieur que les partisans du roi avaient battu sur le terrain de Radio-Canada ? Il eût été si simple de discuter avec lui du sujet dont il allait parler ! Non, nous, on ne discute pas. On torture ceux qui ne sont pas d’accord avec nous. » (2004 : 92) Impossible de se méprendre sur la référence autobiographique à l’incident du 28 janvier 1993. Aucun doute possible sur l’identité du roi en question, non plus. Le 15 octobre 1994, Jean-Bertrand Aristide reviendra en Haïti après un exil de trois ans. Le 24 octobre de cette année-là, la présumée coupable de l’agression contre Étienne sera acquittée. Le 30 octobre, Natania Étienne écrira la préface à un ouvrage futur qui s’intitulera L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi et qui verra le jour quatre ans plus tard. Cet ouvrage reproduit en annexe un article publié dans L’Acadie Nouvelle, qualifié de texte de salissage. Cet article, qui cite l’avis d’un certain Serge Bouchereau, s’intitule « Gérard Étienne rémunéré pour faire la propagande du régime militaire en Haïti » (Étienne, 1998 : 86). Il s’agit là d’une première piste intertextuelle. Grâce au détour de l’intertexte, le roman met en scène un tableau anamorphique et autofictif dont le parcours circulaire finit par exposer le personnage de Jules Bouchereau.

S’agirait-il d’une diatribe contre l’oppression, d’un règlement de comptes personnel ou d’une libération de souvenirs traumatisants ? Tous les trois, sans nul doute. Dans le roman, Bouchereau sera à son tour invectivé et chassé pour avoir sali la réputation du professeur agressé, parmi d’autres méfaits commis au service d’Aristide. Dans le contexte du roman, cependant, le fil narratif développé à partir de l’arrivée de l’équipe de Bouchereau jouerait surtout le rôle d’une mise en garde contre le retour de la dictature sous une nouvelle forme. Il ouvre un champ intertextuel en nous mettant sur la piste du professeur en question et ainsi d’un ouvrage qui responsabilise le lecteur. « L’une des tâches de l’intellectuel », nous rappelle Étienne dans l’introduction de L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi, « consiste à se faire le témoin, pour l’histoire, des faits qu’on voudrait garder sous silence en vue de créer une espèce d’amnésie collective. » (Ibid. : 13) Étienne, tel qu’il se révèle dans ce dernier ouvrage, a payé cher sa dissidence, mais trouve encore le courage de « dénoncer la magouille des institutions vouées, pourtant, à la défense des droits de la personne » (Ibid.).

Une deuxième piste intertextuelle, celle qui ouvre une perspective sur l’oeuvre de Dany Laferrière, semble annoncer le dépassement des préoccupations concernant le passé haïtien dans Une femme muette, en faveur d’un engagement dans l’actualité haïtienne et québécoise dans Au bord de la falaise. Dès les premières pages du roman, le lecteur apprend par l’intermédiaire d’Anna que la lecture favorite du protagoniste tyrannique, son mari Dany T., n’est autre que le premier roman de Laferrière, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, paru en 1985. Il s’agit dans cet ouvrage d’une satire aussi cinglante qu’hilarante des stéréotypes raciaux et racistes qui sous-tendent les relations entre les jeunes Blanches de Montréal et les jeunes Noirs du quartier Saint-Louis. L’ouverture ainsi annoncée vers un nouveau traitement de ces stéréotypes est rapidement reléguée au second plan, pour mieux refaire surface plus loin dans le roman. Le clin d’oeil au premier roman de l’écrivain québécois d’origine haïtienne Laferrière permettra tout d’abord à Étienne de poursuivre l’une de ses grandes préoccupations tant dans ses romans que dans ses essais, notamment la condition abjecte de la femme noire victime du sous-racisme des Haïtiens, sujet abordé formellement dans son essai d’anthroposémiologie, La femme noire dans le discours littéraire haïtien, paru en 1998. En traitant de la femme haïtienne hors du contexte de son pays natal et en la resituant dans son pays d’accueil, le Québec des années 1990, Étienne ne se laisse pas distraire de son sujet. Comme nous le rappelle Ginette Adamson dans son article sur Une femme muette, paru en 1998 : « Il importe de souligner que la géographie change mais que la problématique reste la même » (1998 : 99). À la différence d’Une femme muette, cependant, Au bord de la falaise élargit et transforme sensiblement cette problématique dans la mesure où la protagoniste, Anna, avancera sur une autre piste que celle suivie par son époux despotique. Elle s’ouvrira progressivement à une intégration dans la vie québécoise en découvrant chez elle comme chez Véronique une appréciation réciproque de l’autre, se libérant ainsi de sa condition de victime et des stéréotypes raciaux qui l’enfermaient dans une vision caricaturale de la femme blanche.

Frappée de mutisme lors d’une tentative de fuite de chez son mari brutal, qui, lui, ne cherche qu’à la pousser au suicide, Anna se retrouve dans un hôpital en santé mentale dont le nom, Pavillon René-Bouraut, rappelle peut-être celui du Pavillon Bédard à Montréal. Elle s’étonne de voir l’infirmière en chef prendre sa défense devant un « guérisseur » malveillant venu du cercle d’amis de son mari. C’est grâce à cette impression positive de la femme blanche qui lui vient en aide qu’elle découvre une nouvelle glose du roman de Laferrière, une lecture qui s’éloigne sensiblement du titre de celui-ci. Le roman serait davantage une quête d’approfondissement de l’amour de la part de la femme blanche : « Alors tout s’éclaire. Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, le livre favori de son mari, aura fait le tour de la question. La Blanche se laisse guider par des valeurs plus profondes que par le seul désir de mettre le grappin sur le premier mâle noir d’un club. » (Étienne, 2004 : 23)

Si Anna trouve dans le roman de Laferrière une vérité qui correspond à sa propre découverte d’une possible solidarité entre femmes, le mari aussi y découvre aisément le reflet de sa propre conduite de fin dragueur, une mise en valeur de l’homme noir qui poursuit la loa Erzulie sous la forme de la jeune femme blanche québécoise. À l’instar de l’interprétation libre du roman que fait Anna, Dany T. y verrait de son côté l’image flatteuse de son existence au club La Casa Pedro, où sa bande et lui font régulièrement la fête. L’aspect parodique de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer semble échapper aux personnages du roman d’Étienne, au risque de les rendre parodiques à leur tour. La référence au roman de Laferrière sert surtout à souligner l’ambiance de méfiance généralisée qui règne dans les rapports entre les Québécoises blanches et les Québécoises d’origine haïtienne dans le roman d’Étienne. Anna n’en revient pas de se voir protéger par une femme blanche lors de son passage à l’hôpital, précisément parce qu’elle a été conditionnée par son mari à considérer les Québécoises comme des adversaires, dragueuses d’hommes noirs, plutôt qu’à s’interroger sur un stéréotype qui légitime les actions de son mari. Le mutisme d’Anna, dont la séquestration se double d’une désinformation, n’est que le symptôme du mal généralisé qu’est l’incompréhension interculturelle et de la réticence face à la perspective de l’intégration de la part des populations québécoise et haïtiano-québécoise.

À la différence de Dany T. qui demeure ancré dans une vision parodique de l’homme noir qui maîtrise les événements, Anna trouvera bientôt la voie d’un accès possible à sa société d’accueil grâce à la protection que lui offre une deuxième femme blanche, la boutiquière Véronique. La conclusion du roman Au bord de la falaise confirmera la découverte d’Anna : l’un des droits les plus précieux, celui de la liberté de rêver. Les deux versions du roman se terminent par une chanson, celle d’Une femme muette est nostalgique, d’origine créole et est tournée vers le passé, celle d’Au bord de la falaise est québécoise et utopique et se projette en avant. Celle-ci évoque joyeusement le désir capricieux et l’espoir paradoxal d’arriver au bout du monde, tout en sachant que la Terre, elle, est ronde. Le témoignage muet d’Anna contre son mari aura réussi à exposer les manigances criminelles de cet homme maléfique. Sur le point de retrouver sa voix, Anna se libérera de son passé en se rappelant la chanson qui symbolise pour elle un rêve d’avenir au bout du monde, sur le sol québécois. Dans son introduction à La charte des crépuscules, Étienne nous rappelle que la poésie est une force rédemptrice capable de « dégager des non-sens de la vie une certaine libération de l’esprit en suscitant chez nous un éblouissement quant aux pieuvres qui s’accrochent à la conscience » (1993 : 9).

De son côté, le mari d’Anna se croit déjà devant les portes du paradis. Il ne lui reste qu’à se défaire de sa femme pour épouser Penny, une anglophone issue d’une famille richissime d’Outremont et sosie de la Maîtresse Erzulie. Le bonheur semble s’ouvrir devant lui, sauf que plus il déploie ses efforts, plus il s’enlise et s’enrage. Anna lui échappe, puis Penny à son tour. Ironiquement, Dany T. porte le même prénom que l’auteur de son livre préféré et, comme son comportement l’indique, ce sera plutôt dans le titre du roman enchâssé dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, celui qu’écrit le protagoniste Vieux, Paradis du dragueur nègre, que Dany T. se reconnaîtra. Comme l’indique son prénom, Dany, lecteur narcissique, ne saura que se laisser enfermer dans le texte, admirateur aveugle de l’autoportrait pourtant caricatural de l’homme noir. Quelle importance donc s’il existe deux Dany, l’un intradiégétique et condamnable, l’autre extradiégétique et admirable ? Aucune, sans doute, ce n’est là que « pure coïncidence » (Laferrière, [1985] 1999 : 160), comme dirait Vieux. Étienne envoie-t-il une petite vanne, ou bien un clin d’oeil solidaire à Laferrière, amateur lui aussi du roman-réquisitoire, qu’il désigne comme « une machine de guerre » ? (Saint-Éloi et Laferrière, 2001)

Quoi qu’il en soit, il s’agirait chez Étienne d’une reconnaissance plutôt que d’une répudiation du roman de Laferrière. Le paratexte du roman d’Étienne semble infirmer davantage l’hypothèse qu’il existerait un corps à corps entre les deux écrivains. On peut lire sur la quatrième de couverture l’hommage que Laferrière rend à Étienne : « Gérard Étienne, l’une des voix les plus originales de la littérature moderne québécoise[1]. » La citation est tirée d’un article intitulé « Une légère déprime », paru en 2004. Dans cet article élogieux à l’égard d’Étienne, Laferrière exprime le voeu, bientôt exaucé, qu’une fois rétabli de sa maladie récente, Étienne continue à écrire et reconnaît l’importance de celui-ci pour les lettres acadiennes : « Tous les jeunes professeurs d’origine africaine ou caribéenne de l’Acadie savent qu’un certain Gérard Étienne a ouvert le chemin. » (Laferrière, 2004 : 2) Ce serait naïf de conclure, sans doute, que l’institution littéraire est un espace exempt de querelles et de jalousies personnelles. D’après les références intertextuelles, cependant, il apparaît qu’une volonté d’inclusion et de respect régit les rapports entre ces deux écrivains, de générations différentes, qui, tour à tour, ont fait date au sein d’une même institution. L’une des marques de cette réussite partagée, hilarante pour Laferrière, mais ardue et imprévue pour Étienne, sera l’invitation de Denise Bombardier à participer à son émission Raison passion. Laferrière est le premier à entrer sur le plateau de Radio-Canada en 1985 pour parler de son roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Il est détendu, car il avait déjà imaginé dans son roman une situation semblable. En effet, son protagoniste Vieux est invité sur le plateau d’une certaine Miz Bombardier pour parler du Paradis du dragueur nègre. Ce jeu spéculaire entre le texte et le monde se déroule comme un anneau de Moebius. L’histoire qu’écrit Vieux, enchâssée dans celle que parcourt le lecteur du roman de Laferrière, n’est autre que celle du monde où vivent les deux protagonistes, Vieux et Bouba. De façon analogue sur un deuxième plan métadiégétique, le monde où vit Laferrière imitera le texte de son propre roman, habité par le personnage de Vieux. Chose curieuse, lors de sa rencontre avec Laferrière, Mme Bombardier ne fera rien pour rompre l’illusion en évoquant son double spéculaire, Miz Bombardier. Étienne, pour sa part, s’aventurera à son tour dans cette galerie des glaces en tant que deuxième invité à l’émission en 1993, après avoir été battu dans la rue. Il revivra ce triste événement rétrospectivement dans un premier texte, L’Injustice ! : désinformation et mépris de la loi et l’insérera par la suite dans Au bord de la falaise, y figurant comme personnage. Le cercle relationnel monde-auteur-personnage, bidirectionnel dans le temps, se boucle en ficelant les deux romans ensemble par un noeud intertextuel à la fois symétrique et mimétique.

À la différence de la réécriture, l’intertextualité chez Étienne procède selon une logique d’interruption ou de spécularité restreinte. La narration s’interrompt momentanément pour capturer l’intertexte afin de s’en nourrir grâce à une lecture mimétique. L’intertexte se libère ensuite, enrichi ou appauvri par son intrusion dans le texte d’accueil selon la nature, hostile ou hospitalière, de sa réception. En ce qui concerne Au bord de la falaise, la réputation de Laferrière bénéficie de son inclusion dans le roman, celle de Bouchereau en souffre. Si l’irruption de l’intertexte dans le corps du roman est passagère, elle noue, néanmoins, un rapport durable entre le texte et le monde extérieur et le roman lui-même, ce qui sert à contextualiser celui-ci. On retrouve sur la quatrième de couverture de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, comme sur celle d’Au bord de la falaise, un effet de miroir, celui d’une référence au jazz. Cette évocation paratextuelle d’une tradition musicale qui puise ses origines dans la rencontre de deux conceptions de la musique, africaine et européenne, se laisse facilement comprendre dans le roman de Laferrière, qui est truffé d’allusions au jazz, l’un des protagonistes, Bouba, passant le plus clair de son temps à écouter Charlie Parker, John Coltrane et Miles Davis, parmi tant d’autres. Chez Laferrière, comme chez Péan, le jazz occupe une place centrale, alors qu’il est quasiment absent des textes d’Étienne sur le plan thématique. Quelle serait donc cette « écriture “jazz” poétique, originale et forte » (Étienne, 2004 : 4e de couverture) que revendique la quatrième de couverture de son roman, mais qui semblerait appauvrie par l’insignifiance du jazz dans le roman lui-même ?

Une première piste se dégage au cours d’un entretien qu’a mené Danielle Dumontet avec Étienne dans l’ouvrage L’esthétique du choc, paru en 2003, où il explique son procédé syntaxique, celui d’une énonciation prédicative qu’il a su perfectionner grâce à sa formation classique de linguiste : il emploie un rythme ternaire sans mettre aucune conjonction de coordination, fait disparaître les verbes, change l’ordre des mots et élague ses phrases en supprimant tout élément superflu sur le plan présentatif : « Et puis je fais de nombreuses inversions. J’élimine de ma phrase tout ce qui n’a pas linguistiquement une fonction. » (Dumontet et Étienne, 2003 : 217) Une deuxième piste apparaît dans l’entretien qu’il accorde à Roberta Campana en 2005. Il y répète la description de ce qu’il désigne comme des phrases prédicatives, mais précise que c’est dans les mouvements du texte, autrement dit, dans ses improvisations et ses rythmes syncopés qu’apparaît le jazz : « Mais là où intervient le jazz, c’est à l’intérieur des mouvements. On assiste, en effet : a) à un jeu de gammes fortes après des faibles (ou vice versa) et b) à des séquences fleuves après des moments apaisants du texte. » (Campana et Étienne, 2005 : 160) Étienne profite de ce moment dans l’interview pour nous rappeler que sa façon de manier la phrase ne s’inspire point des traditions orales : « Et n’oubliez pas que ce procédé de construction n’a rien à voir avec ce que les paresseux appellent l’oraliture. Quant au conte, je suis trop révolutionnaire pour m’en inspirer. » (Ibid.) L’impatience que manifeste Étienne à propos de l’oralité puiserait donc ses sources dans son idéologie révolutionnaire et dans son éducation formelle de linguiste. Ces deux éléments seront repris par ses admirateurs pour confirmer la présence d’une écriture « jazz » dans l’oeuvre d’Étienne, mais en l’absence de toute influence manifeste venue de traditions orales, à en croire la déclaration de l’écrivain. Créolophone et étudiant du créole lui-même, Étienne admettra seulement que le créole arrive dans son écriture par la voie d’une traduction française de mots et d’expressions créoles qui lui viennent à l’esprit. Sa prise de position est formelle et, quoiqu’en forte minorité, il n’est pas seul à remettre en question la relation étroite entre le jazz et les traditions orales, comme l’indique Kenneth E. Prouty dans son article, « Orality, Literacy, and Mediating Musical Experience: Rethinking Oral Tradition in the Learning of Jazz Improvisation », en avançant que l’opposition entre l’oral et l’écrit ne suffit pas pour décrire les complexités de cette forme musicale : « ni “l’oral” ni “l’écrit” ne peuvent décrire de manière adéquate les processus complexes qui ont conféré au jazz son caractère unique » (2006 : 317-334. Traduction libre). En quoi consisterait donc l’existence d’une écriture-jazz chez Étienne ?

Dans un recensement de textes haïtiens qui paraît sur Potomitan en 2022, les responsables de la compilation s’émerveillent devant Au bas de la falaise, un texte qui révolutionne la pratique de la langue française, car il est « écrit sans conjonction de coordination » (Vedrine et Palli, 2022), un texte qui « deviendra un classique avec le temps » (Ibid.). Ils s’enthousiasment surtout pour le langage d’Étienne : « Grâce à ses connaissances de linguiste et de philologue, le romancier a découvert des procédés stylistiques jouant des fonctions identiques à celles des conjonctions » (Ibid.). C’est là une découverte « à la base d’une écriture jazz » (Ibid.). Ils louent chez l’auteur « l’art de renouveler la syntaxe française sans enlever au texte lui-même sa musicalité et sa profondeur sémantique » (Ibid.). Pour sa part, Dany Laferrière souligne, dans son article « Une légère déprime », la manière dont Étienne a révolutionné le langage : « Étienne, lui, plus résolument révolutionnaire, s’est attaqué à la syntaxe même de la langue. » (2004 : 2) Le but d’une telle attaque serait de « botter le cul à la langue fleurie. Un peu comme Kourouma. Écrire bien ce n’est pas toujours bien écrire » (Ibid. : 2). De façon plus générale, nous rappelle Marion Coste dans son article, « L’écriture-jazz : marronnage et écriture chez Koffi Kwahulé et Kossi Efoui », en se référant à l’oeuvre de Pim Higginson, Scoring Race : Jazz, Fiction, and Francophone Africa, parue en 2017, le jazz sert à véhiculer une réflexion contestataire qui cherche à neutraliser une vision unipolaire du monde centrée sur l’Occident, une optique moralement et politiquement en faillite : « Le jazz permet aux auteurs francophones de s’inscrire dans une réflexion sur la race contestant une vision occidentalo-centrée qui fait du Noir l’étranger, l’esclave ou l’objet exotique. » (2022 : 40) Dans le contexte du monde représenté dans Au bord de la falaise, cette remarque convient pour décrire une écriture-jazz qui cherche non seulement à révolutionner le langage, mais aussi à mettre fin à l’abjection de la femme noire haïtienne. Celle-ci se voit opprimer par une vision monarchiste et un comportement despotique impitoyable de la part d’un mari vaudouisant qui, lui, se laisse fasciner par la perspective du pouvoir politique dans son pays adoptif au point de confondre la vénération de la loa Erzulie et les appâts de la femme blanche québécoise sortie d’un milieu prestigieux. En ciblant en particulier le comportement sous-raciste que l’Haïtien noir arrivé au pouvoir manifeste à l’égard de la femme noire, cependant, Étienne s’en prend en même temps à la vision du monde occidentalo-centrée en dévoilant le lien entre colonialisme et féodalisme en Haïti : « C’est dommage qu’après l’indépendance les généraux noirs aient remplacé le régime esclavagiste par un régime féodal, régime qui traite la Noire comme une chose non marquée. » (Campana et Étienne, 2005 : 164) Les traumatismes infligés à la population noire d’Haïti n’ont pas pris fin au moment de l’indépendance, mais ont continué à sévir, reportés sur la femme pour la refouler dans le cauchemar d’une existence sans identité qui lui soit propre. De plus, selon une certaine Mme Beaubeuf, dans Au bord de la falaise, le refoulement de l’être humain ne s’arrête pas à la répression de la femme : « Qui mutile une Noire, dit Mme Beaubeuf, peut aussi mutiler un Noir. Qui mutile un Noir, ajoute-t-elle, est également capable de lyncher un dissident de la politique meurtrière du monarque. » (Étienne, 2004 : 95) Pour Étienne, c’est dans les affres du cauchemar que la révolte, faute d’autres ressources, doit prendre naissance. Comme le remarque Anna, l’essentiel, c’est d’approfondir sa folie pour s’en sortir : « Aller au fond de sa démence, de sa logique rouillée » (Ibid. : 19). La logique démentielle demande un langage tout aussi disloqué pour s’exprimer pleinement.

Le recours aux effets asyndétiques, dans Au bord de la falaise, se fait dans le contexte de la réécriture d’Une femme muette et, tout particulièrement, du mutisme de la protagoniste du premier roman, dont le nom, Marie-Anne, se transforme en Anna dans le roman plus récent. Comme le dit Joëlle Vitiello à propos de Marie-Anne, le mutisme lui sert de zone protectrice : « Le silence qui l’enferme est aussi une forme de résistance. » (1994) Ce serait donc un enfermement langagier protecteur proportionnel à l’enfermement physique que lui impose son mari. De son côté, Anna, une fois échappée de sa prison, une chambre de bonne meublée d’éléments malfaisants destinés à la pousser au suicide, résistera de manière plus active en luttant pour garder sa liberté, mais aussi pour retrouver celle de la parole. La syntaxe syncopée du roman Au bord de la falaise rompt avec la pratique scripturale d’Une femme muette en brisant la structure classique de la phrase pour imiter d’un côté les pas hésitants, la respiration haletante et les articulations entrecoupées de la victime. De l’autre, elle sert à transmettre le désarroi, la colère montante et la violence mal retenue d’un mari criminel obsédé par le vaudou et trahi par ses appétits voraces comme par ses ambitions démesurées. L’emploi de l’énonciation prédicative dans le roman véhicule ainsi la représentation de deux existences prises dans une relation oppositionnelle, dans une vie à bascule où l’une monte vers la parole et la libre expression de soi, tandis que l’autre sombre progressivement dans l’impuissance et la catatonie. Les soubresauts de la narration, qui avance par saccades et se laisse sans cesse interrompre par des déplacements subits, des rencontres inattendues, des projets suspendus, avant de finalement s’apaiser, correspondent assez à ceux d’une interprétation de jazz. Comme nous le rappelle encore Marion Coste, en s’appuyant sur le travail de Christian Béthune dans son livre paru en 2008, Le jazz et l’Occident, le caractère improvisé du jazz annonce très souvent le retour futur à un nouvel équilibre, bouclant ainsi le cercle du temps : « Cette écriture-jazz est bien du côté de “l’inachevé”, selon le mot de Gilles Mouëllic. Cette perturbation de la linéarité de l’écoulement temporel n’est pas sans rappeler le temps du jazz […] et rappelle notamment la circularité de ce temps. » (2022 : 51)

Étienne, pour sa part, souligne aussi l’association étroite entre l’énonciation prédicative et le jazz. L’écriture-jazz, selon Étienne, est une écriture équilibrée sur le plan stylistique, et cela nécessite des moments d’apaisement où la description lyrique prépare la prochaine improvisation d’une « séquence fleuve ». De tels moments de transition parsèment Au bord de la falaise où se reproduit presque mot pour mot le texte d’Une femme muette, avec ses cadences mélodiques et sa syntaxe classique, mais toujours sans lien de coordination : « L’aurore commence à balayer les ombres de la nuit dernière. Dans les ruelles découpant des pâtés de maisons, des feuilles jaunes cachent presque la surface trouée des murs. » (Étienne, 2004 : 41) C’est dans la rencontre du déjà-écrit et de l’impromptu qu’apparaît en anamorphose une écriture-jazz susceptible de rehausser l’intensité de chaque moment du spectacle en faisant monter progressivement la tension du drame. Au bord de la falaise met en scène la situation précaire de la femme noire qui lutte contre le désir oppressif de l’autre, contre l’envie « d’aller au fond de son dérangement. De précipiter sa chute. En bas de la falaise » (Ibid. : 16). Seule à danser sur la corde raide d’une solidarité fragile et nouvellement acquise, grâce à sa rencontre fortuite avec Véronique, Anna s’invente un équilibre provisoire face à la perspective de sa chute imminente dans la démence. Elle fait du bord de la falaise une patrie, du dérangement, une plateforme. Le saxophoniste soprano célèbre, Steve Lacy, décrit le jazz dans des termes similaires : « Il est question d’un sentiment de nouveauté, d’une certaine qualité uniquement accessible par la voie de l’improvisation. Cela a quelque chose à voir avec l’idée du précipice. Être constamment au bord de l’inconnu et prêt pour le grand saut. » (Bailey, 1993 : 57. Traduction libre)

Comme l’artiste de jazz qui se produit en concert, c’est sous des conditions de danger extrême, suspendue entre l’air et la terre, qu’Anna découvrira au fond d’elle-même la liberté de rêver, de déployer ses ailes et de préparer son essor sur l’abîme. Situé à l’intersection de l’intertexte et de la réécriture, Au bord de la falaise retrace les progrès accomplis par Anna en les reflétant dans la construction même du roman. Celui-ci se façonne une nouvelle demeure au bord de la création, fondée sur un mimétisme narratif qui facilite la métamorphose et une écriture-jazz qui avance à pas hésitants, partagée entre les cadences mesurées du phrasé classique et les soubresauts d’une syntaxe fracturée. C’est grâce à cette architecture romanesque résolument révolutionnaire que l’oeuvre d’Étienne s’installe de façon durable dans l’habitat précaire de la dissidence, où la réinvention permanente de soi se sustente de l’inachevé et du morcelé, afin de mieux représenter le refus de l’abîme et l’élan vital en partance vers le rêve.