Article body
18 décembre 2020[1]
Catherine Leclerc : Vos chansons sont très « écrites », ce qui nous amène à nous interroger sur vos débuts en écriture. Avez-vous commencé à écrire avec le rap, après vous y être initiée en entendant votre frère rapper dans les années 1990, ou avant?
J’ai commencé à écrire avant même de faire du rap. La musique est venue en premier, ensuite l’écriture, par laquelle j’ai commencé à créer. Lorsque j’ai entendu le médium du rap et que j’ai compris la place que l’écriture pouvait prendre dans cette forme musicale, les choses ont cliqué. Je me suis dit : « O. K., ça c’est le mariage qu’il me faut pour exprimer ce que j’ai à dire. »
Xavier Phaneuf-Jolicoeur : Quels rappeurs et rappeuses écoutiez-vous quand vous avez commencé à rapper? Dans une entrevue, vous dites que l’arrivée de Public Enemy et de NWA a été marquante, qu’elle a permis votre passage du punk et du heavy metal au hip-hop et au rap. Quelles étaient vos inspirations à ce moment-là? Qu’écoutez-vous en ce moment? Écoutez-vous beaucoup de rap?
L’art en général m’interpelle, mais surtout la musique. Je la trouve plus directe comme forme artistique. Dans l’écriture, il y a cette façon de prendre la main de celui qui lit, de le guider. Avec la musique, il y a une grande liberté qui permet d’aller où on veut et de laisser le public comprendre ce qu’il veut. Le rap, pour moi, représente les voyages à New York, chaque été, chez les cousins! On découvre la culture qu’il y a autour de cette musique, et elle devient plus que de la musique; elle devient une forme culturelle, un mouvement. On découvre donc le rap chez les Américains. Ici, au Québec, ça n’existe pas encore. En voyant ce qui se fait aux États-Unis, on se dit : « Ça serait cool de le faire à notre manière, ici. »
Je m’étais lancée dans le mouvement avec les premiers groupes old school, même si le old school n’était pas encore venu me chercher. Quand je parle du old school, je fais référence aux premiers groupes : Afrika Bambaataa, Rakim… J’étais encore réticente. C’est au moment où j’ai découvert Public Enemy, NWA et surtout le West Coast avec ce que Dr. Dre faisait; au moment où j’ai découvert leur influence, le mouvement de masse qui s’est créé, que j’ai été touchée. Ce n’était plus juste un jeu; ça prenait une forme sérieuse, réelle. Ce n’était plus une fuite de la réalité dans laquelle on vit, c’était : « On rentre dedans et on vous fait voir c’est quoi. » Puis, quand j’ai entendu Wu-Tang du East Coast avec son côté décontracté très proche du style qu’on retrouve à Montréal, la table était mise : je m’y suis retrouvée. Je dirais que j’étais attirée par le West Coast, toute l’école de Dr. Dre, et par l’attitude new-yorkaise de Public Enemy. Quand le East Coast a pris de l’ampleur, avec Wu-Tang, Mobb Deep, c’est devenu mon truc, mon territoire, mon école. C’est devenu mon langage.
Depuis, je n’ai jamais arrêté d’écouter du rap. J’écoute du rap de partout : du UK, de la Tunisie, du Japon… J’essaie de voir la façon dont le mouvement prend forme à travers le monde. Je trouve que le côté artistique de la forme a été mis de côté dans le rap contemporain, pour donner la place au paraître, faire un statement et adhérer au je-m’en-foutisme qui habite la jeunesse aujourd’hui. Pour moi, la forme artistique est plus importante. Il n’y a pas d’artiste, en ce moment, qui fait vraiment de l’orfèvrerie avec la langue, le flow, le débit sur la musique, avec la mélodie, le rap... Mais ce que la culture du hip-hop devient en général, je trouve que c’est très fort.
C. L. : J. Kyll n’est pas que rappeuse : des chansons de Muzion au film de Will Prosper (Kenbe la, jusqu’à la victoire, dont vous avez coécrit la musique), elle est aussi chansonnière, poète, musicienne. Quelle est votre façon à vous, Jenny Salgado, de naviguer à travers ces différents styles? Quels sont leurs points communs, leurs différences, les avantages propres à chacun?
En ce qui concerne les styles, il faut quand même poser des jalons autour du temps qui passe. On a commencé à rapper quand on avait 15 ans, on était des gamins. La musique, les propos, les styles et l’énergie reflétaient ce côté un peu naïf de l’adolescence, ce côté « fuck you » aussi. [Rires.] Permettre à l’art et au langage artistique de grandir et d’évoluer avec soi est un privilège, même si ça vient avec son lot d’obstacles. Entrer dans le partage avec l’autre, qui peut grandir avec nous ou pas, est un grand risque. Il y a quelque chose qui reste de cette essence parce qu’elle fait partie de moi et que c’est encore moi, mais c’est moi 20 ans plus tard. Il y a une évolution qui s’est faite, forcément. J’essaie de ne pas trop me poser de questions sur la forme que doit prendre mon évolution, je préfère la laisser aller et la respecter. Ça devient beaucoup plus simple quand je n’essaie pas trop de définir mon public d’avance, ni la façon de m’y adresser. Je me dis plutôt ceci : « C’est toi qui parles, et les gens qui sont appelés à t’écouter vont se revirer de bord et t’écouter naturellement. » Ça devient plus simple comme ça.
Ensuite, pour moi, sur le plan artistique, c’est une question d’ouverture d’esprit. Je pense que j’ai une grande ouverture d’esprit, c’est quelque chose qui m’a été inculqué très jeune, c’est un des plus beaux cadeaux que j’aie reçus de mes parents, et c’est ce qui m’a permis de naviguer, puis d’écouter non seulement différentes personnes, mais aussi différentes formes de discours et d’apprendre différents langages. On ne parle pas à un enfant de cinq ans comme on parle à quelqu’un de 25 ans ou de 75 ans. Il faut prendre conscience du contexte social et culturel pour bien communiquer et transmettre son message. Non seulement le milieu change, mais la manière de parler change aussi, le mouvement même de la langue se transforme. Il faut en tenir compte.
Chaque langue a ses forces, ses propriétés. L’anglais n’est pas le français, qui n’est pas le créole, qui n’est pas l’allemand. On l’entend très bien lorsqu’on écoute différents raps d’un peu partout. Pour moi, les différentes formes musicales ont chacune leurs forces. Il y a quelque chose de très cru et de très terre-à-terre, de très in your face dans le rap, que je ne vais pas nécessairement trouver dans la chanson française ou dans le classique; alors que, dans le classique, il est possible d’aller chercher le détail mélodique, le détail harmonique, les modulations. Artistiquement, on y trouve une profondeur particulière, beaucoup plus détaillée que dans la forme rappée, qui est une forme artistique très jeune. Le rock, c’est autre chose : c’est le mariage de la mélodie avec l’espèce de côté cru que le rap peut avoir; on peut y ajouter la mélodie, l’instrumentation, les guitares. Je travaille avec un guitariste qui prend beaucoup de place dans mon son, et marier ces deux discours, faire parler la guitare avec la voix… Je pourrais m’étendre longtemps sur le sujet mais, pour résumer, chaque forme musicale a sa force, comme chaque langue a sa force. J’aime beaucoup chanter en anglais parce que l’anglais a une forme assez ciselée dans le rythme. Mais ma langue préférée est le français parce que le français a cette justesse du propos qui demande plus de subtilité. Pour faire résonner la langue sur un beat, le français requiert bien plus d’habiletés – de skills – que l’anglais. Je peux donc faire des chansons en français, mais si j’ai un mot à dire qui sonne mieux et qui est plus juste en anglais, je vais le garrocher en anglais, et si c’est en créole, je le ferai en créole. J’aime voyager à travers les styles, les langues. Tout ça pour moi est un terrain de jeu. Pouvoir se donner cette liberté de se promener un peu partout, c’est non seulement un kiff, mais c’est un privilège. Je le fais depuis toujours, depuis que ça m’a été inculqué.
X. P.-J. : C’est intéressant de dire que chaque style musical est comme une langue, que vous venez à mélanger. Si on revient à Muzion, comment se passait, concrètement, l’écriture en groupe? Vous parlez en entrevue des soirées du Vendre-D. Y avait-il, par exemple, un concept général pour un texte, chacun personne écrivait-elle sa partie?
Je vois que vous vous êtes bien renseignés, et ça me fait vraiment plaisir. Comme tout le reste, les Vendre-D étaient quelque chose de très improvisé, on ne faisait pas de sessions de travail structurées. C’était vraiment une vibe, une ambiance. Le week-end arrive, on chill, on vibe, on prend un coup, on relaxe, puis, forcément, il y a du monde qui va commencer à rapper. Parfois, ça commence par un freestyle, et le freestyle devient inspirant. Parfois, ça commence par un beat; dans le fond de la pièce, il y a quelqu’un qui gosse sur les machines, les sons commencent à se coller, puis, tout à coup, on se dit : « Oh damn, ça commence à sonner comme quelque chose qui pourrait exister. » Et là l’ambiance s’arrête un peu, elle se focalise, et on décide : « Ouais, on y va, let’s make a song out of it. » Dans ces moments-là, ça passe du freestyle total à des moments très philosophiques… Ce qui est vraiment cool de Muzion, c’est qu’avant d’être un groupe de musique, on était une gang de chums qui aimaient chiller ensemble et philosopher.
La philosophie a été un métier extrêmement respecté, qui a un peu été mis de côté. Aujourd’hui, les gens lèvent le nez sur la philosophie, mais nous, on a toujours aimé ça. Drama et moi, on passait des heures à parler de tout et de rien, de l’histoire, de la société, du système, du futur. À partir de ces discussions-là pouvait naître une chanson. On pouvait s’asseoir et dire : « O. K., qu’est-ce qu’on veut dire en tant que groupe? » Une fois qu’on définissait ce qu’on voulait dire, chacun s’en allait de son côté et écrivait son truc. Après, on se rencontrait pour partager ce qui avait été créé individuellement et on voyait comment harmoniser le tout ensemble pour que ce soit homogène.
D’autres fois, c’était complètement freestyle, on entrait toute la gang dans le booth en même temps, puis let’s go, on se laisse aller. On pouvait faire le trip de ne rien écrire du tout, juste embarquer sur le mic et voir ce que ça allait donner. Parfois, on écrivait avec tous les Morniers, la famille élargie de Muzion… Il y en avait qui étaient moins avancés que nous. Là, on pouvait se donner un petit coup de main, s’aider à l’écriture, se donner des idées : « Ouais, cette ligne, ça rimait bien avec tel autre mot, ce serait bien que telle autre idée puisse suivre. » C’était très organique, rien de forcé, on ne travaillait pas au bout d’un fouet ou au bout d’un ordre; il fallait que ce soit tripant, et ça l’était.
C. L. : Il y a vraiment une signature Muzion : un son, une écriture, une unité. Mais en même temps, Mentalité moune morne est hétérogène. L’album contient à la fois « La vi ti nèg » et « Noire noblesse », qui joue sur un tout autre ton. Lorsqu’on s’arrête sur la construction des chansons, on se rend compte que chaque membre du groupe y apporte son style, son univers propre. Chaque chanson tient comme un tout, qu’on reconnaît et dont on se souvient longtemps après, mais chacune fait aussi cohabiter des éléments si différents qu’ils pourraient sembler incompatibles avant d’être rassemblés.
Et moi qui viens de parler d’homogénéité… [Rires.] Mais c’est vrai qu’il y a un côté plus hétérogène, qui réussit à former un tout ensuite. Je pense que ça part d’un respect. Je disais tout à l’heure qu’on n’écrivait pas au bout d’un bâton ou d’un fouet; c’est un trip, chacun a son côté unique. Chacun a son vécu, ce qui le démarque, de là l’importance que chacun puisse s’isoler et faire son truc de son côté avant qu’on se réunisse à nouveau pour partager, comparer, voir comment agencer le tout. C’était très important pour nous de pouvoir conserver notre individualité. Nous étions conscients que la disparité amenait une certaine force non seulement au propos lui-même, au mouvement, mais aussi à l’oeuvre. Ça amenait plus de détails, de layers, de texture à l’oeuvre. C’est probablement une des forces qui ont amené la reconnaissance, l’écoute, le niveau de succès que le groupe a connus. Cette complexité est beaucoup plus difficile à atteindre seule, comme artiste.
Dans le rap, ce qui est cool, c’est que plusieurs personnes peuvent occuper le micro, faire entendre leur voix, alors qu’avec d’autres styles musicaux, tu as un chanteur, et puis les autres jouent des instruments. Cet aspect m’avait interpellée avec Wu-Tang. L’effet de groupe, chacun des boys du groupe était complètement différent de l’autre, et c’est ce qui était cool. Si ça avait été neuf patnè qui arrivaient avec le même style, le même flow, le même propos, on aurait perdu l’intérêt rapidement. Mais que chacun amène une autre couleur et montre à quel point il y a moyen d’avoir autant de ramifications, autant de cheminements à prendre autour d’une même forme d’art, d’une même oeuvre, d’une même chanson, d’un même beat, je trouve que c’est précisément ça qui est cool, pour celui qui crée comme pour celui qui écoute. Oui, on était conscients de l’effet que ça avait et on l’a exploité. On l’exploitait naturellement, on en était conscients et on laissait fleurir ce côté hétérogène. Plutôt que de se répéter, on peut se compléter les uns les autres.
X. P.-J. : En réécoutant beaucoup de Muzion ces derniers temps, je me faisais la réflexion que vous aviez vraiment un flow qui est caractéristique. C’est impossible de ne pas reconnaître vos verses, qui sont toujours à la frontière de la poésie déclamée. Jérémie McEwen qualifie ce flow de « prêché » dans un article, et on y trouve effectivement quelque chose de prophétique. Vous parliez de liberté tout à l’heure, et on sent que vous vous plaisez à prendre, justement, des libertés avec la mesure : accélérer, ralentir, avoir un flow plus intense à certains moments. Pouvez-vous nous parler un peu de ce flow, de la manière dont vous le pensez, le concevez, le vivez?
C’est la première fois que je me fais poser cette question-là, et c’est une question qui me fait plaisir parce que, même si j’y ai pensé de mon côté, je n’ai jamais vraiment réfléchi à mon flow en ce qui concerne la perception de celui qui l’écoute. Ça ne m’a jamais été souligné alors que j’ai toujours souhaité que ça le soit, parce qu’il y a un travail derrière ce flow. Au départ, ma volonté était de casser un peu le flow parce qu’il y a un côté très répétitif dans le rap – qu’on retrouve aussi beaucoup dans le reggae; si on recule historiquement, on le retrouve aussi dans le blues – où souvent, autour d’un même rythme, différentes personnes vont reprendre, répéter cette mélodie. Elles en font ce qu’elles veulent, mais il y a un côté répétitif. Souvent dans le rap, lorsque quelqu’un arrive avec un flow, et même si c’est un nouveau flow, tu sais que tu vas l’entendre 10 000 fois. Moi, dans l’esprit artistique de la chose, je voulais casser ce truc : reprendre des flows qui ont déjà été faits et arriver avec quelque chose qui soit propre à moi. Tout en respectant le rythme, la vitesse, le BPM du truc, en respectant le pitch du truc, pouvoir se promener autour, accélérer, décélérer, même perdre l’auditoire dans le flow parce que là je te parle, puis là oh, je reviens carrée, puis je repars encore. J’ai vraiment voulu faire exploser le carcan, le cadre d’un flow rappé, et aller vers quelque chose qui est autant du slam et de la mélodie chantée, pour revenir ensuite vers ce qu’on connaît et reconnaît du rap. En effet, cette façon de faire n’est pas courante, surtout dans le rap francophone. J’apprécie le fait de le souligner.
C. L. : Pour poser ma prochaine question, je citerai un vers de « Le soleil se couche » de Mentalité moune morne : « Lorsqu’une femme prend le micro pour parler d’autre chose que de sa sexualité / Mais bien des problèmes d’actualité / Tout le monde réagit ». L’expression « lorsqu’une femme prend le micro » revient aussi dans « La classe disparue » sur l’album J’rêvolutionne. Ce n’est probablement pas un hasard si cette affirmation forte vient de la première femme MC à s’imposer au Québec. Qu’est-ce ça représentait, à l’époque des débuts de Muzion, et qu’est-ce que ça représente maintenant, pour une femme, que de prendre le micro et de rapper?
Ce sont de grandes questions! Dans le rap, lorsqu’une femme prend le micro, elle est consciente que peu de femmes le font. Le rap sur ce point est représentatif de la société, tant de ce qui se passe maintenant que de ce qui s’est passé dans l’Histoire. Donc, lorsqu’une femme prend le micro, soit elle va passer inaperçue, soit elle va se démarquer. Lorsqu’on est consciente de ça, qu’on prend la peine de prendre le micro et qu’on fait les sacrifices qu’il faut, on ne veut pas passer inaperçue. On sait qu’on parle pour celles qui n’ont pas encore eu l’occasion de parler et qui vont se voir en nous. On amène un discours qui est complètement différent du discours masculin qu’on entend habituellement, autant dans le rap que dans la société en général, un discours très « homme blanc », en fait. Toute cette conscience nous habite. Et forcément, tout ce qu’on dit, tout ce qu’on écrit, la façon dont on se présente au-delà aussi de ce qu’on dit vient teinter l’échange qui va se faire avec l’auditoire.
On peut en prendre conscience ou pas. On peut l’apprécier et le respecter, ou bien en faire fi. Peu importe le choix qu’on fait, il y a un éléphant dans la pièce. Ça n’arrive pas souvent qu’une femme prenne le micro, donc il lui faut une certaine forme de puissance parce que, sans cette puissance, elle va tomber dans les oubliettes. C’est ça, pour moi, quand une femme prend le micro. En tout cas, c’est comme ça que je le conçois.
X. P.-J. : Dans une entrevue, vous associez le rap à l’action de dénoncer. Comme si le rap servait à parler de la société, à critiquer, à avoir un rôle politique. Nous nous demandions si, pour vous, cette relation entre le rap et la politique était intrinsèque. La distinction, souvent critiquée, entre le rap festif et le rap engagé a-t-elle un sens pour vous?
Pour faire suite à ce que je disais tout à l’heure, je crois que tout est politique, tout est engagement social. Ne pas voter, c’est poser un geste politique. S’en foutre, c’est poser un geste politique. Parce que le nombre de gens qui s’en foutent, qui ne se mêlent pas de la chose politique, ça a des conséquences. Ces gens changent le résultat et la place qu’occupe la politique, et la façon dont la politique va prendre cette place dans la société et dans la communauté. Comme je le disais, le rap est très représentatif de ce qu’on est et de ce qui se passe. Dans les deux cas, dans le rap comme dans la vie, il y a des gens qui préfèrent aborder les choses avec humour, et c’est absolument nécessaire, mais pas seulement. Il y a d’autres personnes qui prennent la vie très au sérieux, ce qu’il faut absolument savoir faire, mais pas seulement non plus.
Même quelqu’un qui décide de faire du rap un jeu, d’en faire quelque chose de léger, participe qu’il le veuille ou non au mouvement politique et au discours politique. Pour moi, ça a commencé comme un jeu, mais dès que j’ai pris la plume (j’allais dire le micro), même s’il fallait que ce soit le fun, que ce soit un trip, quand tout s’éteignait, je devais dire quelque chose, j’étais en train de dire quelque chose. Il y a moi, il y a l’outil, il y a les mots. Il y a cette espèce d’extase qu’on vit quand on est un artiste. Là encore, il y a toutes sortes d’artistes, mais quand, fondamentalement, tu es un artiste et non pas quelqu’un qui recherche la popularité, quand c’est le geste artistique qui te plaît, tu veux vivre cette extase-là en posant des gestes.
Pour moi, ça a commencé avec cette extase, mais je me suis vite rendu compte que celui qui recevait le geste avait une réaction, et que sa réaction montrait qu’il en voulait plus; ce qu’il entendait de moi venait en quelque sorte changer un peu le reste de ses mouvements. Ce que j’ai écrit ou rappé ou chanté va influencer, ne serait-ce qu’un tant soit peu, la suite de son existence. Quand j’en ai pris conscience, je me suis dit : « O. K., je ne peux pas prendre ça à la légère, il faut que je fasse attention à ce que je dis. C’est un honneur, c’est un privilège qu’il y ait des gens qui m’écoutent. » Il faut que je sois capable d’apprécier ce privilège et de dire quelque chose qui en vaut la peine. Je suis consciente du don, de l’échange, comme nous le faisons en ce moment. Quand nous allons avoir fini cette entrevue, elle va m’habiter, surtout que vous me posez d’excellentes questions. Ça viendra teinter ma prochaine oeuvre, c’est donc important pour moi que ce soit réciproque, que je sois certaine que vous recevrez quelque chose de ce que je vous donne. Pour moi, fondamentalement, être artiste, c’est ça.
Donc oui, il faut que ce soit politique, puisque même en surface, la politique prend beaucoup de place. On parle beaucoup de politique, on en entend beaucoup parler dans les médias, on en discute autour de la table, en famille, entre amis, quand on vibe. Encore plus aujourd’hui, en 2020, avec tous les mouvements socioculturels qui émergent, toutes les petites révolutions qui veulent naître, il n’y a pas moyen de passer à côté. Je n’ai pas envie de dire : « Ah, cool, mais moi, mon statement, ça va être de tourner autour, de voguer autour, de faire des blagues, des distractions ou de me détourner de la chose. » Il y a des gens qui sont meilleurs que moi pour prendre une pause. Moi, j’aime prendre le taureau par les cornes, j’aime utiliser l’art pour prendre le taureau par les cornes. Forcément, je vais intégrer le côté politique dans la création, je vais en faire un engagement social. C’est plus fort que moi, je pense que je suis faite comme ça. [Rires.]
C. L. : Ce que Xavier n’a pas dit en posant sa dernière question, c’est que nous y avions attaché un mot-clé, « rêvolutionner ». Nous avions l’impression que les deux volets étaient présents : à la fois pousser l’art plus loin et pousser la société plus loin.
De là le titre du second album de Muzion, J’rêvolutionne. Je pense qu’il faut toujours que les deux soient mariés, le rêve et la révolution; que les deux fassent combat, side by side. Sinon, une révolution qui a perdu son rêve, c’est une révolution futile, qui est seulement symbolique et n’amène aucun résultat. Et un rêve sans révolution, ça reste du pelletage de nuages : « I have a dream ». Yeah, I’m living this dream right now. À un moment donné, il faut attraper l’histoire et dire : « O. K., il faut faire évoluer l’histoire. » On ne peut pas tout le temps répéter : « I have a dream »; à un moment donné, il faut pouvoir dire : « I am the dream », on est rendus là. [Rires.]
C. L. : Ces dernières années, on a assisté à un débat autour du franglais, débat qui a pris le rap comme point de départ, voire comme bouc émissaire. Dans ce débat, les critiques du rap franglais semblaient considérer qu’il s’agissait d’un phénomène nouveau. Pourtant, Muzion proposait déjà des alliages linguistiques audacieux, sans compter que le thème de la cohabitation du français, de l’anglais et du créole revient dans la chanson « Spit White! » de votre album solo Et tu te suivras, paru en 2010. Quel rôle ces alliages linguistiques jouent-ils dans votre écriture?
Notre traitement des langues nous est venu de manière complètement naturelle. Aujourd’hui, des artistes le reprennent en se questionnant sur chaque mot, sur la position des mots anglais dans un texte. Mais nous, nous n’avions pas de modèle pour l’utilisation de la langue dans le rap, l’utilisation québécoise de la langue. On a entendu les Américains, puis on a entendu les Français, mais l’utilisation québécoise de la langue dans le rap n’était pas quelque chose qu’on avait entendu, donc on ne pouvait pas vraiment se fier à un modèle. Il a fallu le créer. On a mélangé les langues de la même manière qu’on a décidé de rapper comme on parlait. Il ne s’agissait pas de faire un effort supplémentaire pour saupoudrer des mots d’anglais ou d’autres langues dans nos textes.
Dans les quartiers où on vivait, les langues se mélangent naturellement. Il y a tellement de groupes ethniques qui coexistent, qui cohabitent, que les langues se croisent et s’empruntent les unes aux autres. Il y a des mots arabes qui peuvent surgir, s’insérer dans le parler quotidien de façon naturelle. Le créole, on l’a disséminé un peu partout. Aujourd’hui, on l’entend, les jeunes utilisent plein de mots de créole et, personnellement, je trouve ça flatteur. Mais pour nous, à l’époque, ce n’était pas par devoir, ou même une chose consciente où on se serait arrêté à chaque mot. On rappait simplement comme on parle. Les langues se mélangeaient et, comme je le disais plus tôt, si un mot fait plus effet ou si sa signification est plus juste en créole, je ne m’empêcherai pas de le balancer en créole parce que je me sens tenue, à bout portant, de respecter la langue française à tout moment et en tout point.
Je pense que je respecte d’autant plus la langue française quand je l’emploie vraiment bien là où elle se trouve, quand je respecte ce qu’elle a de naturel, puis de moderne, en la laissant côtoyer d’autres langues. C’est ce qui en fait la beauté : la justesse, la realness du discours qui fait vibrer et qui va venir chercher quelque chose chez l’auditeur, lui permettant de se reconnaître en reconnaissant surtout la franchise. Si quelque chose doit être dit en anglais, et qu’on en cherche et en donne plutôt une traduction, ça sonne faux. Même si tout ton verse est en français, il y a des endroits où un mot français sonnera faux parce qu’il aurait fallu qu’il soit en anglais, parce que c’est un verse qui est parlé. Au contraire, dans mon style personnel, j’aime aller chercher des éléments qui proviennent de l’école de la littérature française. Ça arrive que je fasse se côtoyer, justement, du slang américain, ou du créole avec des phrases en français qui sont vraiment poétiques. Je vais aller chercher une formulation où on sent que c’est presque un truc qui se lit, qui sort d’une certaine école poétique française. Le mariage de tout ça, c’est ça qui est cool. C’est ça qui résonne.
C. L. : Ça crée un effet de reconnaissance très fort, en tout cas. Quand j’ai entendu Muzion pour la première dans les années 1990, j’avais l’impression d’entendre les paroles de ma cour d’école secondaire, mais en version littéraire. Et c’était quelque chose que je n’avais jamais eu dans l’oreille avant.
Ça fait plaisir, merci beaucoup!
X. P.-J. : En entrevue avec Philippe Renaud il y a déjà dix ans, vous disiez : « On ne parle pas que du ghetto, on parle du Québec », ce qui fait écho à la question précédente. Pourrait-on dire que votre pratique d’écriture et votre pratique musicale visent à inventer, pour vous, mais aussi pour les autres, une façon d’être québécoises et québécois?
Non, ça ne sert pas à l’inventer. Ça existe déjà. C’est seulement une façon de lever le voile sur quelque chose qui existe déjà. C’est une façon de se donner le droit d’exister, tout simplement. De ne pas sentir que pour exister et pour prendre sa place, il faut se formater à quelque chose d’autre que ce qu’on est naturellement. De ne pas entrer dans le mensonge – parce que c’en est un – voulant que la définition d’être québécois ait été fixée dans le temps, qu’elle soit fossilisée. Comme s’il n’y avait qu’une façon d’être québécois, qui date de je ne sais combien d’années, et que, si on veut être perçu comme tel et respecté par l’ensemble des Québécois, il faut qu’on entre dans cette case, cette définition très restreinte qui n’évolue pas avec le temps. Je trouve que c’est tellement réducteur, ça nous fait reculer, ça freine tellement d’élans, le fait de rester pogné dans une définition du Québec et des Québécois qui ne reflète pas le progrès naturel.
La façon dont quelqu’un va utiliser la langue, dont quelqu’un va parler, on ne peut pas l’imposer. Et ça, c’est pour tout le monde. Dès qu’un enfant naît et qu’il écoute parler ses parents, c’est à force d’entendre les mots que les mots entrent dans son subconscient. Il se met à les dire sans même savoir pourquoi, sans même savoir à quel moment dans le temps ce mot s’est installé dans son cerveau, dans son bagage linguistique. On ne peut pas forcer quelqu’un à employer des mots en particulier, on ne peut surtout pas faire taire des mots qui viennent naturellement en tête. C’est le cas pour tout : je ne veux pas avoir à me retenir quand je parle, puis à analyser chacun des mots pour dire les bons et ne pas utiliser les mauvais. C’est toute ma personne, la représentation de moi-même, comment je suis, bouge, m’habille et comment j’oeuvre artistiquement. Je ne veux plus avoir à me poser ces questions-là. Je m’en suis moi-même aperçue souvent : on sort de soi-même et on se regarde en se disant: « Wow, qu’est-ce que je suis en train de faire, je me pose trop de questions, il faut arrêter. »
Il ne faut pas se laisser avoir par ce discours. Je ne veux surtout pas que les générations qui vont suivre se butent à cet obstacle. Ça freine tellement la progression, individuelle et collective. La façon dont je laisse parler l’oeuvre, comme la personne, ce n’est pas pour inventer quelque chose. C’est pour faire savoir ceci : « Hé, on existe déjà. » Nous n’allons pas cesser d’exister pour devenir autre chose que ce que nous sommes. Ce que nous sommes a été forgé par le Québec et ne se trouve pas ailleurs qu’au Québec. On n’a pas à se faire croire qu’il faut devenir québécois, quand on est né au Québec, quand tout ce qu’on est a pris racine au Québec. Il faut l’accepter. Très franchement, c’est à l’avantage de tous. C’est un trésor qu’il faut reconnaître.
X. P.-J. : J’aime vraiment l’image de « dévoiler » ce qui est déjà là.
C. L. : Avez-vous eu l’impression que votre démarche a été reçue comme un dévoilement?
C’est énorme comme question. [Rires.] Quand nous avons commencé, nous étions parmi les premiers. Je pense que la réception a été un peu scindée entre ceux qui ont perçu la chose de cette façon, c’est-à-dire ceux qui se sont dit : « Enfin » et ceux qui se sont demandé : « Wow, qu’est-ce qui se passe? » Il y a des gens qui ont été soulagés, en quelque sorte, de se sentir finalement représentés. D’autres ont apprécié, je pense, le fait de laisser parler un autre visage du Québec, qu’ils ont reconnu et trouvé intéressant artistiquement parce que, finalement, on ne le voyait pas assez. Et il y en a d’autres à qui ça a fait peur. Cette peur prend plus de place aujourd’hui qu’à l’époque de nos débuts. On sent cette régression en ce moment dans les pensées, la façon de regrouper les discours et de devoir appartenir à un discours extrêmement restreint. Je trouve que ce recul est malheureux.
J’ai toujours ressenti une différence entre les gens qui reconnaissent notre démarche parce qu’ils ont le même profil que nous; ceux qui ont un profil différent, mais qui reconnaissent que nous faisons quand même partie d’une même communauté; ceux qui apprécient le côté exotique de la chose parce qu’ils la voient encore comme un truc exotique, mais qui découvrent tranquillement que ce n’est pas si exotique, puisque notre quartier est peut-être à vingt minutes de chez eux, pas à un vol d’avion; et finalement, ceux à qui ça fait peur, politiquement, parce que ça met en question leur belle image de ce que sont le Québec et le Québécois. Peut-être que ce choc leur fait peur : sommes-nous prêts à décortiquer l’identité québécoise comme telle? Je trouve que nous sommes encore assis là-dessus, encore en train de discuter de ça. Et la discussion a tendance à staller. [Rires.] J’ai hâte qu’elle évolue un peu, et je pense que tout le monde doit faire sa part pour faire évoluer la discussion.
X. P.-J. : Autant dans vos contributions à Muzion que dans votre projet solo, on sent souvent qu’il y a une espèce d’urgence, un rapport presque vital à l’écriture. Par exemple, dans « Rien à perdre », vous dites : « Et si je quitte cette vie bohème, évitant des problèmes à ceux que j’aime trop / Je ne laisse derrière que mes poèmes ». Et juste avant : « Faut que je sorte de là par tous les moyens nécessaires ». Cette urgence fait-elle partie de votre démarche, est-ce quelque chose de conscient?
Oui, c’est conscient. Comme je le disais plus tôt, dès que j’ai pris la plume, il y avait l’extase, le trip d’écrire, de créer quelque chose. La signifiance s’est imposée d’elle-même. Je n’avais pas envie que ce soit frivole, je ne pouvais pas faire autrement. Je vous dirais même que j’ai essayé de faire autrement, juste pour l’exercice artistique, et je n’y suis pas arrivée. Quand j’ai essayé de me détacher de l’urgence de dire, d’être, de créer pour faire quelque chose de plus amusant, je n’ai pas vraiment réussi. Même quand on a exploré un peu cette possibilité avec Muzion, il fallait quand même que je dise quelque chose, qu’il y ait un peu de sérieux, puis un peu d’ultraréalisme dans ce que je disais. Par exemple, dans la chanson « Les sept péchés capitaux », nous nous sommes amusés, mais ça reste quand même les sept péchés capitaux!
Nous avons abordé cette chanson un peu comme un jeu. On nous entend rigoler sur la track, c’est real, on rigolait en studio. Mais, il fallait quand même que le propos… Quels sont les sept péchés capitaux? Comment cela peut-il être banal? Comment cela peut-il devenir grave? Il fallait qu’on atteigne un niveau d’ultraréalisme. Je ne peux pas me départir de ça. Je vais aller vers la gravité spontanément. Mais ça me fait réfléchir. Je me demande même si ça ne fait pas partie d’un certain privilège que de pouvoir se permettre de s’amuser avec l’art.
Quelqu’un comme moi, comme plusieurs qui ont un vécu similaire au mien, a encore cette urgence de dire, d’être, d’exister, ce qui fait que je n’ai pas le temps ni l’énergie de seulement m’amuser. Souvent, aux États-Unis – vous verrez qu’au Québec, c’est différent –, on entend surtout de jeunes Blacks s’amuser. Mais avec le rap, même dans l’amusement, il y a quelque chose qui est beaucoup plus un statement, une certaine forme de nonchalance et d’abandon : « Fuck that, alors, man, fuck all that », qui est très lourd comme affirmation politique. Mais de là à créer une forme d’art amusante, un peu comme certains groupes le font; je vous dirais carrément que certains groupes blancs peuvent se permettre de le faire. Peu de groupes dont les membres ont la peau noire, sont de race noire, d’origine nègre, peuvent se le permettre. Il n’est même pas question de se le permettre : on n’est pas rendu là. L’urgence est encore en nous. On sent d’autant plus cette urgence au Québec, où les besoins identitaires sont partout et s’entrechoquent entre les différentes communautés et cultures. Nous ne sommes pas seulement dans l’urgence matérielle et sociale, nous sommes dans le fondement identitaire : « Qui sommes-nous, ici, au Québec? » Cela ajoute une dimension qu’il n’y a pas ailleurs dans le monde. Mes cousins à New York sont américains, ils se disent américains. Il n’y a aucune fracture identitaire dans leur cerveau; ils ne sont rien d’autre qu’américains. Ici, au Québec, nous sommes encore dans une dimension très identitaire. L’identité, c’est fondamental; on parle de Maslow, des premiers besoins d’un être humain. « À qui j’appartiens, qui suis-je, qui sont les miens? Qui sont les miens? » Donc, oui, c’est urgent de poser la question et d’y répondre aussi. J’ai l’impression qu’on n’a pas le choix : ça sort tout seul.
C. L. : Muzion a eu une forte influence sur le rap québécois. Le groupe a notamment été invité avec MCM sur « Doser »; Loud Lary Ajust cite « Rien à perdre » dans « Rien ne va plus »; Enima a intitulé une chanson « Génération Muzion »; « La vi ti nèg » a été chantée sur la Place des festivals au Rapkeb Allstarz des Francos en 2018. Par ailleurs, vous dites en entrevue être inspirée par la nouvelle génération, par ce que font Loud, Manu Militari ou Lost, mais aussi, hors du rap, Safia Nolin ou Klô Pelgag. Comment percevez-vous cet héritage de Muzion et quel est votre rapport à la relève?
C’est un énorme cadeau, pour moi, l’héritage. Pouvoir palper l’héritage au présent. Par exemple l’année dernière, au gros party de la Saint-Jean, j’étais avec Koriass et FouKi. Nous avons fait plusieurs tracks ensemble, et j’ai même eu la chance de chanter « Spit White! », à la Saint-Jean! Je l’ai fait en toute conscience de ce que cela signifie, de ce que ça lègue. C’est en continuité avec ce que je dis depuis le début. Ce qu’on lègue, on en est conscient ou pas. Il y a beaucoup d’artistes, mais aussi beaucoup de gens en général, qui, après un certain temps, renient la modernité, renient ce que les jeunes et la relève font de notre société ou de notre forme artistique. Ils ont tendance à retourner tout le temps à la soi-disant belle vieille époque. Je ne fais pas partie des gens qui pensent de cette façon-là, même si cette vieille époque était vraiment belle avec ses forces, ses avantages. Je suis vraiment contente d’avoir vécu ces moments-là. Mais, j’ai toujours été consciente, et je le suis encore, que ce n’est pas autre chose aujourd’hui, que c’est la transition, ou plutôt la transmission. Cette transmission continue et va éternellement continuer. Renier ce qui se fait aujourd’hui, c’est carrément se renier soi-même à mon avis. Il faut accepter ce qu’on fait et le résultat obtenu au final. Si quelque chose nous déplaît, il faut nous questionner nous-mêmes, et non pas le jeune qui prend la relève aujourd’hui parce que ce jeune descend de nous.
J’ai plutôt tendance à regarder la relève avec respect, avec un désir de compréhension, une grande écoute, à observer comment elle reprend le flambeau. Je tripe quand je vois ce que les jeunes ont gardé, ce qui rayonne encore, en surface – parce que tout est encore là –, à partir des briques qu’on a posées. Voir ce qu’ils ont ajouté, ce qu’ils en font, ce qu’ils ont à dire aujourd’hui. Ne pas seulement regarder ce que la relève fait comme un monolithe de 2020, mais prendre en considération ce que nous sommes, ce que nous avons créé ensemble, ce que nous allons et pouvons encore créer ensemble. En 2020, c’est encore plausible de collaborer avec ceux qui commencent aujourd’hui et de faire une oeuvre qui se tient, qui n’est pas décalée dans le temps. Une oeuvre où, encore une fois, le côté hétérogène de la temporalité s’entend, dans une unité qui reste homogène. On ne sent pas que plusieurs espaces-temps essaient de coexister et se font compétition, essaient de jouer du coude, il y a une seule temporalité qui existe. On gagnerait à avoir cette ouverture de toutes parts plus souvent, à ne pas tomber dans l’âgisme. On gagnerait à pouvoir continuer à avoir un discours et une actualisation qui s’étalent dans la durée. Artistiquement, socialement et culturellement, il serait utile qu’on le fasse plus souvent.
X. P.-J. : Qu’est-ce qui vous a menée à explorer quelque chose de différent pour votre projet solo, paru il y a quelques années déjà? Était-ce par volonté de vous éloigner, même provisoirement, du rap, d’essayer autre chose? Comptez-vous retourner un jour au rap comme projet principal?
Ça n’a vraiment pas été par désir de m’éloigner du rap. Comme je vous le disais, je me suis d’abord tournée vers l’art en général. Ce n’est pas le rap qui est venu me chercher en premier, c’est l’art. Ensuite l’écriture, puis la musique : chez nous, la musique jouait sous toutes ses formes. Il y avait tout le temps une trame sonore, et elle était si diversifiée que ça m’a habitée. Tous ces langages musicaux m’ont toujours habitée. Avant de faire du rap, j’ai quand même fait partie de différents groupes de rock, de punk, de métal. Quand je me suis concentrée sur le rap, tous ces autres langages continuaient d’exister, et ils ont certainement teinté ma façon d’aborder le rap. Ma façon de faire du rap est différente de celle de quelqu’un qui n’aurait écouté que du rap, ou qui n’aurait été interpellé que par le rap dans sa vie. Je savais qu’au moment où j’allais être appelée à faire un projet solo, je voudrais retourner à l’exploration de tous ces langages.
Cela s’est révélé être quelque chose de beaucoup plus difficile à digérer pour celui qui écoute parce qu’on est habitué, en tant qu’auditeur (en tant que consommateur surtout [rire]), à classer les choses, à les résumer en de courtes phrases. Il faut que ce soit facile à classer et à résumer. Si ça commence à devenir un peu plus long à expliquer ou à décrire, surtout si on n’arrive pas à trouver une catégorie précise, ça devient un peu compliqué pour le cerveau du consommateur programmé. Mon équipe et moi, on savait dans quoi on se lançait. Tout comme le sentiment d’urgence dont on parlait plus tôt, c’était inévitable : je ne pouvais pas faire autrement. J’aurais vécu avec un tel regret si je ne l’avais pas fait et si maintenant je ne le faisais plus, d’ailleurs. Et de la même manière que ces formes musicales ont teinté ma façon de rapper, ma façon de rapper vient teinter ma façon de chanter ou de construire une forme, une musique. Que ce soit quand je compose une chanson rock ou reggae, quand je crée une trame sonore pour le cinéma, le rap teinte mes projets. Je pense que ce que je fais naturellement, ce sont ces alliages. À défaut d’aller vers quelque chose d’extrêmement spécifique, je suis un être d’alliage. I embrace it. Ça donne ce que ça donne et ça touche qui ça touche aussi. Je ne me cache pas non plus.
Comme je le disais, j’accepte et j’aime le devoir politique, j’accepte et j’aime également le devoir intellectuel. Comme le mot « politique », le mot « intellectuel » fait peur. Dès que quelqu’un ne fait qu’effleurer le côté intellectuel, on a tendance à le catégoriser, à le balayer du revers de la main, à dire que c’est quelqu’un de prétentieux. Mais moi, j’adore le côté intellectuel de l’art, le détail, la profondeur historique, l’histoire de l’art… C’est comme ça que je construis mes oeuvres. J’aime superposer, que ce soit deep, layered, dire dix choses en même temps et me contredire moi-même. Je sais que ça ne rejoint pas tout le monde, mais je sais aussi qu’il y a un public pour ça. J’en ai eu la preuve : me voilà deux décennies plus tard à continuer d’oeuvrer. Je me trouve extrêmement chanceuse, mais je pense aussi que c’est parce que j’ai respecté qui j’étais et que j’ai respecté mon public plutôt que d’essayer de plaire à tous, que je peux continuer à oeuvrer et à le faire à ma manière.
J’espère avoir l’occasion de revenir, de faire paraître une oeuvre sous forme d’album où le rap prendra beaucoup de place. C’est du moins ce que je dis aujourd’hui, peut-être que demain, je dirai autre chose parce que je vais feeler autre chose. [Rires.] Mais aujourd’hui je sens que ce que j’aurais à dire, et ma manière de le dire, remplirait un besoin, un vide qu’il y a en ce moment. Surtout avec la place que les femmes occupent dans le rap, en ce moment au Québec, j’aurais envie de venir dire quelque chose. Après, il faut voir les conjonctures : il y a l’auditeur, le consommateur, la business. Il y a tellement de rouages autour de la création d’une oeuvre qu’il faut que tout s’enchaîne et s’emboîte, donc on va voir comment les choses se passent.
C. L. : Notre dernière question nous met un peu en jeu, voire en cause. Elle concerne l’étude (ou peut-être l’appropriation) du rap par des universitaires, dans des départements de littérature qui, en français au Québec, font encore peu de place à la diversité. Par exemple, dans mon département, il y a peu d’étudiantes et d’étudiants d’origine haïtienne. Quelle est votre perception de l’étude du rap par des universitaires? Y voyez-vous des risques, des avantages?
Deep, deep, deep, deep. Ça me désole qu’il n’y ait pas plus d’Haïtiens dans les cours. Ça ne me surprend pas, mais ça me désole. C’est dommage. De ce fait, reprenez la chose, vivement, reprenez le rap. Faites connaître le rap au plus grand nombre de gens possible. Comme on le dit depuis le début de l’entrevue, amenons le rap dans tous les domaines de réflexion possibles, dans toutes les couches de la société. Il ne faut pas que le rap reste ghettoïsé, qu’il n’appartienne qu’à un petit groupuscule de la société. C’est de l’art. L’art, c’est fait pour pouvoir créer, ouvrir à la liberté et au partage. Plus on va passer la chose de main en main, la remodeler chacun à sa façon, plus elle va grandir, exponentiellement. Plus elle va prendre de place et perdurer. On le voit, on l’entend : le rap n’est pas seulement une mode. Souvent, il a été perçu comme quelque chose qui n’allait pas durer, un buzz du moment qui allait disparaître, mais on voit clairement qu’il est là pour rester. Et puisqu’il est là pour rester, il faut renforcer ce qu’il est. Pour ce faire, il faut s’éloigner de la ghettoïsation, de toute forme de ghettoïsation, de toute forme de préjugé concernant ce que le rap devrait être. Il faut le laisser être tout ce qu’il veut devenir. Il faut que les gens qui s’assoient sur les bancs des universités poussent leurs études, leurs réflexions, le désir de savoir et d’apprendre. Ces gens qui ont en eux ce désir de la connaissance, de la transmission de la connaissance, oui, s’il vous plaît, appropriez-vous le rap et faites en sorte qu’il puisse voyager, se démocratiser, appartenir à tout le monde. J’applaudis le fait que ce soit repris par les universitaires.
Est-ce qu’il y a un danger? Oui. Mais si c’est fait avec conscience et intention, il n’y a que du bon qui puisse en ressortir. Si l’universitaire lui-même, ou le cadre universitaire, prédéfinit ce qu’est le rap, là est le danger. Le danger, c’est un cadre universitaire qui ne connaît pas le rap, qui ne fait pas le cheminement pour revenir à ses racines : où il est né, de qui il est né et pourquoi il est né. Il faut revenir à l’état foetal, même ancestral du rap pour comprendre d’où il vient, avant de progresser dans tout le cheminement jusqu’à aujourd’hui. En théorie, les universitaires ont la capacité de faire ce travail. S’ils ne le font pas parce qu’ils se font tout de suite avaler par les préjugés et les prédéfinitions, s’ils sautent des étapes, ça devient un danger. On observe la place que la science prend en ce moment dans la société. On sent qu’il y a une tendance où la science remplace la religion, et les médias s’en emparent pour lui faire dire un peu n’importe quoi. Les gens ne savent plus… En fait, les gens se disent qu’ils doivent faire confiance à la science parce que c’est la grande et toute-puissante science, mais en réalité, on lui fait dire n’importe quoi. C’est devenu une marionnette. C’est dans ce piège qu’il ne faut pas tomber. Il faut revenir aux faits. Si le cadre universitaire et les universitaires eux-mêmes ont cette bonne intention de départ en eux, je pense qu’on ne peut que gagner du fait que le rap s’étende à tous les domaines de pensée et à toutes les formes d’apprentissage.
Appendices
Note
-
[1]
Recherche et questions : Catherine Leclerc, Xavier Phaneuf-Jolicoeur et Sarah Yahyaoui. Transcription : Amine Baouche. Correction : Catherine Leclerc, Xavier Phaneuf-Jolicoeur, Christelle Saint-Julien et Sarah Yahyaoui.