Abstracts
Résumé
À l’image des autres provinces du Canada, le Nouveau-Brunswick a répondu à la demande du gouvernement fédéral en acceptant d’accueillir un nombre important de réfugiés syriens. Plusieurs de ces réfugiés, sélectionnés et pris en charge par le gouvernement, ont été dirigés vers des centres urbains de taille moyenne et petite. Cet article présente les résultats d’une étude portant sur le processus d’établissement des réfugiés syriens dans la plus importante agglomération du sud-est du Nouveau-Brunswick. Les données ont été collectées à l’aide d’entrevues semi-dirigées auprès des membres travaillant au sein de deux organismes d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants ayant participé à la réinstallation des réfugiés syriens dans le Grand Moncton. Les résultats montrent que le processus d’établissement des réfugiés s’est déroulé en plusieurs étapes, dont la mise en oeuvre a nécessité la participation de plusieurs acteurs impliqués à différents niveaux. Les perceptions des intervenants participant à la recherche quant à l’opération d’accueil des réfugiés syriens illustrent la complexité du processus vécu. En dépit du jugement globalement satisfaisant du processus d’accueil et d’accompagnement tel qu’il a été mis en oeuvre par les deux organismes concernés, des dysfonctionnements et des ajustements ont cependant été mentionnés. L’évaluation globale du processus d’établissement des réfugiés syriens dans la région du grand Moncton présente différentes perspectives, à considérer dans l’accueil d’autres réfugiés fuyant la guerre.
Mots-clés :
- réfugiés,
- intervenants,
- centre d’accueil et d’établissement,
- accompagnement
Article body
Introduction
Comme d’autres pays, le Canada a répondu à la crise syrienne causée par la guerre civile déclenchée en 2011, et ce, en accueillant 40 881 réfugiés entre novembre 2015 et août 2017 (Gouvernement du Canada, 2019). Si la moitié de ces réfugiés est localisée dans les grands centres urbains, à savoir Toronto, Montréal et Vancouver (Friesen, 2016), l’autre moitié fut envoyée vers les villes de taille petite et moyenne. Ainsi, le Nouveau-Brunswick, qui accueillait par le passé environ 180 réfugiés par année, a accueilli plus de 1500 réfugiés syriens en 2015-2016 (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2016). Veronis, Hamilton et Walton-Roberts (2020) considèrent l’arrivée des réfugiés syriens comme un événement sans précédent au Canada étant donné la courte durée qui sépare la prise de décision gouvernementale fédérale et le début de l’arrivée de ces réfugiés. À la différence de l’expérience des réfugiés d’Indochine, où plus de la moitié des réfugiés reçus a bénéficié du parrainage privé, le cas syrien est caractérisé par l’importance des réfugiés pris en charge par le gouvernement (Alboim, 2016). Dans le dernier programme, les réfugiés sont pris en charge par l’État, qui les installe dans des régions précises.
L’accueil de ces réfugiés, fuyant la guerre et présentant des profils de vulnérabilité plus accentués que ceux des autres catégories d’immigrants à cause des traumatismes subis, s’avère très délicat (Blain, Caron et Rufagari, 2018). Le fait qu’ils soient forcés de quitter leur pays d’origine les expose à plusieurs risques tels que la malnutrition, la peur, la perte de leurs proches et la violence, ce qui affecte leur santé physique et mentale (Bogic, Nijoku et Priebe, 2015). Ainsi, leur réinstallation se trouve marquée à la fois par leur trajectoire migratoire et par les expériences vécues pendant le processus d’adaptation au sein du pays d’accueil. Dans ces circonstances, Hamilton, Veronis et Walton-Roberts (2020) soulignent que les facteurs clés de la réinstallation d’un réfugié sont, entre autres, l’apprentissage de la langue, le logement, la santé, l’emploi, l’éducation et l’acceptation de la communauté d’accueil. Ces mêmes auteurs affirment que l’arrivée massive d’une population de réfugiés vulnérables pose des défis liés aux infrastructures d’accueil disponibles pour assurer adéquatement cet accueil.
Dans ce contexte, le Grand Moncton, l’un des grands centres urbains du Nouveau-Brunswick avec Saint-Jean et Fredericton, a reçu des réfugiés syriens pris en charge par le gouvernement. Bien que les deux seuls centres d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants au Grand Moncton, en l’occurrence IMC et ICM [acronymes anonymisés des deux organismes ayant participé à l’étude], possèdent une expérience dans l’accueil des nouveaux arrivants, ils ne sont pas adaptés pour l’accueil de plus de 200 familles de réfugiés arrivant en même temps. En effet, une telle opération nécessite une logistique bien structurée et la mobilisation de la société d’accueil à plusieurs échelles : gouvernementale, municipale, associative et communautaire (Zaidi, Oliver, Strong et Alwarraq, 2021). Un plan d’urgence visant à orienter l’intervention du gouvernement provincial du Nouveau-Brunswick a été mis en place. Cela a permis à la province de mobiliser une collaboration intense et spontanée entre les deux organismes d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants, les associations multiculturelles, les organismes communautaires et non gouvernementaux, les conseils municipaux des principaux centres urbains et la société civile afin d’accueillir ces réfugiés (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], 2016). Cette mobilisation de la société d’accueil en vue de faciliter la réinstallation des réfugiés syriens fut observée ailleurs dans d’autres villes à travers le pays (Dauphin, 2021; Hamilton et al., 2020).
Cet article tente de porter un éclairage scientifique sur le processus d’établissement des réfugiés syriens arrivés dans le Grand Moncton. Le cas de cette agglomération est précieux étant donné qu’il s’agit du centre urbain le plus important du sud-est du Nouveau-Brunswick, composé de trois municipalités. Il s’agit d’un contexte bilingue particulier ayant une population majoritairement anglophone à Moncton et Riverview et une population francophone à Dieppe. L’étude de l’arrivée de réfugiés syriens dans un tel contexte, où le poids démographique semble un enjeu important autant pour les francophones en situation minoritaire que pour la province en quête de main-d’oeuvre assurant son développement économique, s’avère socialement très pertinente. En effet, les francophones, en situation minoritaire au Nouveau-Brunswick, s’intéressent à l’immigration afin de pallier les problèmes démographique et sociolinguistique (Sall, 2019). De même, le cas de cette agglomération urbaine illustre l’évolution de la gestion traditionnelle de l’accueil et de la réinstallation des nouveaux arrivants vers une approche de gouvernance participative incluant toutes les parties prenantes de la ville.
Si le Gouvernement du Canada (2019) juge l’opération planifiée pour accueillir 25 000 réfugiés syriens en 100 jours comme un franc succès, il convient de comprendre comment cette opération s’est déroulée en termes de préparation et d’actions sur le terrain. Autrement dit, comment les deux seuls centres d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants du Grand Moncton se sont-ils mobilisés dans l’accueil de ces réfugiés arrivés en 2015 et 2016? L’objectif de notre étude est de comprendre le processus d’accueil et d’établissement des réfugiés syriens à partir des perceptions des intervenants affiliés à ces deux organismes.
Cadre conceptuel
L’accueil des réfugiés pris en charge par l’État dans des villes secondaires et tertiaires peut avoir un double effet : d’un côté, servir l’aspect humanitaire assurant des conditions d’une vie sécuritaire aux personnes réfugiées et, de l’autre côté, contribuer au développement économique et social des collectivités accueillantes (Vatz-Laaroussi et Bezzi, 2010). Selon ces auteures, du fait de la régionalisation de l’immigration, les organismes d’accueil et d’établissement au sein de localités petites et moyennes se trouvent plus sollicités qu’avant, puisque ces régions ne constituaient pas jusque là une destination privilégiée. Chambon et Richmond (2001) notent que, depuis les années 1970, une évolution dans les services destinés aux immigrants et réfugiés au Canada a eu lieu grâce à l’implication des organismes non gouvernementaux dans leur accueil. La vocation de ces institutions consiste, selon ces auteurs, à aider les nouveaux arrivants dans leur insertion dès l’établissement initial. Ainsi, ces organismes ont vu les demandes quant à leur mandat augmenter dans les dernières décennies (Arsenault, White et Dubé, 2022).
Les intervenants qui oeuvrent dans ces organismes représentent le premier contact pour les réfugiés et c’est ainsi qu’ils ont un effet sur le processus de réinstallation de ces derniers dans leur pays d’accueil (Arsenault, 2018). Ce sont eux qui orientent les réfugiés vers les services appropriés dans le but de répondre à leurs besoins et de faciliter leur établissement. Or Dauphin (2021) affirme que « la rapidité avec laquelle l’opération [syrienne] s’est déroulée laissa peu de temps aux intervenants pour se préparer » (p. 10). Cela dit, l’accueil nécessite un sens de la responsabilité éthique (Piché, 2018) des acteurs impliqués, étant donné l’importance des conditions entourant l’établissement des nouveaux arrivants, spécifiquement ceux ayant le statut de réfugiés (Blain et al. 2018). Selon Bertot et Jacob (1991), les intervenants qui oeuvrent auprès des réfugiés sont souvent confrontés à des situations complexes. Ils se trouvent pris entre des individus vulnérables et culturellement très différents d’eux-mêmes et des règles institutionnelles parfois lourdes et lentes à s’adapter à l’urgence. Cela est dû, selon ces auteurs, au manque de cadre théorique et idéologique auquel les intervenants peuvent se référer pour fonder leur intervention. Arsenault et al. (2022) expliquent cette situation par le fait que les centres d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants se voient imposer par l’État une approche managériale qui vise une intégration socioprofessionnelle rapide, dans une logique économique coûts/bénéfices. Ces auteures ayant étudié l’immigration hors des grands centres au Québec mentionnent que les intervenants éprouvent des difficultés à interagir avec des personnes provenant d’autres cultures. L’élément clé dans une relation entre réfugiés et professionnels de l’intervention semble se manifester dans « l’écart entre les deux façons de penser le monde et de faire les choses dans un contexte administratif et public » (Guilbert, 2003, p. 213). C’est en ce sens que Chicha et Charest (2008), ayant étudié l’intégration des immigrants à Montréal, prônent le recours aux approches systémiques pour résoudre les problèmes de nature systémique, et ce, en considérant les différents besoins d’une manière multidimensionnelle, où tout doit être articulé. Ainsi, il n’est pas pertinent d’adopter des approches linéaires simples pour faire face à un phénomène complexe et ramifié. Par exemple, installer une famille réfugiée avec six enfants pose des défis à différents paliers (logement, santé, école…) et exige que les acteurs procèdent à un travail collaboratif et systémique pour concevoir des solutions viables et pertinentes pour ce cas.
Dans cette perspective, Statistique Canada (2019) indique que plusieurs réfugiés syriens reçus, en particulier ceux assistés par le gouvernement, sont peu scolarisés et que la majorité d’eux ne maîtrise pas les langues officielles du pays. Dauphin (2021) confirme cette situation en ajoutant que cette catégorie se distingue par des familles de grande taille avec plusieurs membres d’âge mineur. Leur niveau faible en scolarité désavantage ces réfugiés et affecte leur processus d’intégration, où l’obtention d’information pertinente sur le pays d’accueil s’avère un élément crucial à leur réinstallation au sein de la société d’accueil. Esses et al. (2020) précisent que plusieurs de ces réfugiés manquent d’habiletés de recherche d’information parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue ou qu’ils ne sont pas à l’aise avec les environnements numériques. Du fait de ces barrières, ces réfugiés peuvent ne pas bénéficier des services d’établissement mis à leur disposition par les gouvernements fédéral et provincial et, par conséquent, ils demeurent dépendants des services d’interprètes. Plusieurs chercheurs (Lippert, 1998; Root, Gates-Gasse, Shields et Bauder, 2014) affirment que la majorité des organismes d’accueil utilisent une logique individualisante de l’assistanat qui responsabilise plus le nouvel arrivant. Le point de vue sur le processus d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants peut donc diverger entre bénéficiaires et prestataires (Zúñiga, 1994).
Blain et al. (2018), ayant étudié les perceptions d’intervenants en employabilité auprès de réfugiés, soulignent que les participants à leur étude semblent visiblement être interpellés par les trajectoires complexes des personnes qu’ils accompagnent. Les auteures font état d’un sentiment d’impuissance chez les intervenants face aux obstacles structurels auxquels font face les réfugiés. Elles soulignent que ces intervenants perçoivent l’accueil comme un élément central, qui doit être articulé autour des besoins de la personne réfugiée et non autour des objectifs prescrits par les programmes.
Dans le cas de Gatineau, étudié par Dauphin (2021), les intervenants rapportent que le principal défi auquel ont été confrontés les réfugiés syriens une fois sur le marché du travail a été la langue. L’auteure précise que le cours de francisation offert ne leur permet pas de développer les compétences langagières susceptibles de les rendre fonctionnels. Selon cette chercheure, cette situation pousse les réfugiés à chercher des emplois qui ne sont pas compatibles avec leurs compétences et dans des milieux peu francophones. Ainsi, Dauphin et Veronis (2020) évoquent l’attraction qu’exerce Ottawa en tant que milieu anglophone sur les réfugiés de Gatineau, dont plusieurs remettent en question l’utilité du français sur le marché de travail.
Belkhodja (2020), qui a étudié la dynamique entourant l’arrivée des réfugiés syriens à Moncton quelques semaines après leur arrivée, a mis plutôt l’accent sur la description de l’évolution chronologique des événements. Les participants à son étude sont des acteurs clés, occupant des postes de décision et affiliés à différentes instances (Ville de Moncton, Croix-Rouge, Clinique des réfugiés, etc.) de même que des citoyens bénévoles. L’auteur décrit l’accueil des réfugiés syriens comme une situation de crise où l’un des organismes mandatés à l’accueil et l’établissement semble être dépassé par l’événement. Ladite situation fut surmontée grâce à la mobilisation de toutes les parties prenantes de la société (Belkhodja, 2020). Selon l’auteur, le cas syrien à Moncton marque un réel bouleversement dans l’approche d’accueil et de réinstallation des nouveaux arrivants, où toute la société d’accueil fut interpellée et offre un exemple d’engagement citoyen. Plusieurs villes canadiennes de taille moyenne semblent témoigner de la même mobilisation citoyenne dans l’accueil des réfugiés syriens (Dauphin, 2021; Dauphin et Veronis, 2020). Pour leur part, Dam et Wayland (2019) précisent que l’arrivée des réfugiés syriens à Hamilton fut marquée par l’absence de communication, le manque de leadership et de directives claires chez les organismes d’accueil, ce qui a causé un flou, où tout le monde était en apprentissage instantané.
Si l’étude de Belkhodja (2020) donne un aperçu descriptif global de l’accueil des réfugiés syriens à Moncton, l’objectif de notre étude est de comprendre le déroulement de l’accueil et du processus d’établissement de ces réfugiés du point de vue des deux organismes mandatés par le gouvernement dans cette opération. Cette compréhension repose sur le discours des intervenants affiliés aux deux organismes, et ce, quelques années après l’événement. Ce choix méthodologique implique un retour autoréflexif des intervenants des deux organismes sur l’expérience syrienne dans le Grand Moncton et les leçons tirées.
Méthode de recherche
La méthode de recherche adoptée pour cette étude est de type qualitatif, étant donné l’importance accordée au discours des intervenants ayant accompagné les réfugiés syriens tout au long de leur processus d’établissement durant les deux premières années de leur arrivée. Cet accès privilégié au discours des intervenants nous a permis de comprendre comment se sont passés l’accueil et l’accompagnement des réfugiés syriens pendant ces deux premières années.
La cueillette des données s’est basée sur l’entrevue semi-dirigée. Le recours à cette technique permet au chercheur d’utiliser des questions ouvertes pour recueillir les propos et les commentaires du participant (Savoie-Zajc, 2011). Le déroulement de ces entrevues a favorisé les questions ouvertes en lien avec les actions menées par les intervenants impliqués dans le processus d’accueil et d’établissement des réfugiés syriens. Les différentes rencontres ont duré de 45 min à 1 h 30 selon la disponibilité des participants et la richesse de leurs discours. La grille d’entrevue comporte trois sections : 1) la préparation organisationnelle avant l’arrivée des réfugiés; 2) l’accompagnement offert aux réfugiés syriens entre défis et solutions et 3) les perspectives de l’établissement. Les participants étaient au nombre de treize, soit neuf hommes et quatre femmes, occupant différentes fonctions au sein de leur organisme (conseiller en établissement, agent d’intégration économique, conseiller en finance, conseiller en relations publiques, interprète). Leur nombre d’années d’expérience comme intervenant varie entre 8 mois et 21 ans. Ils ont offert l’accompagnement nécessaire aux réfugiés syriens afin de répondre aux besoins de ces derniers en apprentissage linguistique, en santé, en emploi, en scolarisation des enfants, en finance, en logement et autres.
L’organisme IMC, qui existe depuis les années 1980, est un centre d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants subventionné par le gouvernement et mandaté pour faciliter leur intégration au sein de la société d’accueil. Il s’occupe de l’insertion professionnelle, de l’apprentissage de l’anglais, du développement des compétences et de la connexion des nouveaux arrivants aux services importants pour leur établissement. L’organisme ICM, constitué en 2005, est un centre d’accueil et de services francophones destinés aux nouveaux arrivants. Sa création émerge des besoins des francophones en situation minoritaire de renforcer leur poids démographique en attirant de nouveaux arrivants francophones, afin de lutter contre l’assimilation par la majorité anglophone. Il aide les nouveaux arrivants dans leur intégration socioéconomique et socioculturelle grâce aux différents services et programmes de partenariat. Les deux centres bénéficient de subventions provenant d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, de la province du Nouveau-Brunswick et d’autres instances comme Patrimoine Canada. Cependant, il convient de noter que le premier organisme (IMC) possède plus d’expérience et plus de ressources que le second (ICM), étant donné son ancienneté et le fait qu’il dessert une population majoritaire. Il demeure que les deux organismes collaborent et se concertent entre eux.
Les discours ont été transcrits d’une manière intégrale, en suivant un système fidèle à la syntaxe employée (verbatim). Afin d’analyser les données, nous nous sommes inscrits dans une démarche méthodologique qui fait appel à l’approche inductive (Guillemette et Luckerhoff, 2009). L’analyse des données a été faite selon deux approches complémentaires : l’analyse thématique, qui consiste à créer des catégories, des thèmes et des sous-thèmes, et l’analyse interprétative, qui a permis non seulement d’identifier plusieurs thèmes émergents mais aussi d’établir des liens entre les catégories et sous-catégories identifiées (Paillé et Mucchielli, 2021). Notons qu’une demande d’approbation éthique pour la recherche avec des êtres humains au sens du CRSH a été approuvée par l’université et respectée par l’équipe de recherche.
Résultats
Les résultats de l’analyse du discours des intervenants des deux centres d’accueil et d’établissement du Grand Moncton, IMC et ICM, ont été structurés autour de trois étapes : préparation, accueil et accompagnement des réfugiés.
Préparation de l’accueil d’une population vulnérable à multiples besoins
Plusieurs mesures, selon les participants, ont été envisagées afin de répondre aux exigences d’établissement des réfugiés syriens à venir. Il s’agissait d’anticiper leurs besoins et de prendre des dispositions à l’interne et en collaboration avec les organismes partenaires. Cette étape faite à l’interne par l’équipe d’intervenants, au sein de chaque organisme, a permis d’identifier des besoins divers et variés. Il s’agissait notamment de la santé, de la nourriture, du logement, de l’habillement adéquat à l’hiver canadien, de la scolarisation des adolescents et des besoins linguistiques (communication et formation).
Les participants s’accordent pour considérer les réfugiés syriens comme des personnes en situation de vulnérabilité. Ils semblent être conscients de la trajectoire parcourue par un réfugié avant d’arriver au sein de la société d’accueil et de son effet sur sa santé psychologique. Compte tenu de ceci, les participants ont envisagé de combler des besoins de survie incluant, entre autres, la santé physique et mentale, l’alimentation, le logement, l’habillement et l’accès à l’information : « La priorité immédiate, c’était de s’assurer qu’ils ont des soins de santé, qu’ils ont un logement, de l’épicerie et qu’ils sont connectés, que les besoins de base étaient couverts » (IMC7, homme).
Pour la scolarisation des enfants, plusieurs participants évoquent la situation des adolescents de 17 et 18 ans, qui avait fait l’objet de réflexions. En effet, compte tenu des critères d’admission dans les écoles secondaires de la province où l’inscription se fait selon l’âge, les participants anticipaient une situation problématique pour ces jeunes, car ils ne pouvaient pas intégrer une classe à cause du grand retard qu’ils auraient accusé dans diverses disciplines, en plus de ne pas maîtriser la langue d’enseignement.
La communication entre les réfugiés à accueillir et les membres de la société d’accueil avait aussi été perçue par les intervenants comme étant un défi à surmonter dès le premier contact. Les répondants des deux organismes soulignent qu’ils avaient anticipé que la plupart des réfugiés syriens à accueillir ne comprendraient aucune des langues officielles de la province. Ceci aurait, selon eux, des implications sur l’intégration socioprofessionnelle et l’interaction au quotidien avec les membres de la société d’accueil. En outre, les participants envisageaient que les réfugiés allophones allaient se trouver devant un dilemme et devraient faire le choix entre travailler ou apprendre la langue, en sachant que le premier choix ne peut s’accomplir adéquatement sans le second. Les anticipations des intervenants laissent croire qu’ils ont reçu des informations du gouvernement concernant le profil des réfugiés à accueillir.
Dans le but de faire face à ces nombreux besoins estimés, les intervenants rapportent que leurs organismes avaient envisagé des mesures qui se déclinent en plusieurs axes d’intervention : la communication, la gestion de l’information, l’accueil, le logement, le recrutement de personnel et de bénévoles et la conception de guides pour orienter les actions d’accompagnement. En vue de renforcer la capacité des intervenants dans l’exécution des différents axes d’intervention, les organismes impliqués ont ciblé la formation du personnel, qu’ils ont accélérée d’une manière intensive, comme l’illustre cet extrait :
Ils nous ont fait une formation pour l’interprétation […] ils nous ont fait une formation de First Aid, et aussi on a une formation juste avant 2016 pour multicultural workshop. À part ça, on a fait d’autres formations sur la loi canadienne, sur ce qu’on doit faire, ce qu’on ne doit pas faire […] pour clarifier certaines choses parce qu’on n’est pas tous des anciens.
IMC4, homme
Ces préparatifs dénotent la complexité de l’opération d’accueil, une course contre le temps et la nécessité d’une adaptation immédiate. Selon les participants, cette étape de préparation s’est déroulée en étroite collaboration avec d’autres entités offrant des services publics.
La préparation n’était pas seulement de notre côté, on a travaillé en partenariat avec d’autres, la municipalité, la province, la Croix-Rouge, Coadic transport, les centres de bénévolat, les deux districts scolaires […] On a fait des références pour avoir du support.
IMC5, femme
Or on peut se questionner : à quel moment cette collaboration dans la préparation avec les autres parties prenantes a-t-elle eu lieu, avant l’arrivée des réfugiés ou plutôt au moment de leur arrivée? Ce questionnement semble légitime, étant donné la situation de crise décrite par Belkhodja (2020). Il semble que l’organisme IMC a procédé à la restructuration de son fonctionnement interne en même temps que l’arrivée des réfugiés. La conception de documents d’intervention pour guider les actions de son personnel et des bénévoles présente un exemple d’adaptation qui s’est fait rapidement :
« On a décidé de mettre ensemble un manuel qui va être utilisé par de nouvelles personnes qui seront engagées par [IMC], mais aussi par les bénévoles […] nous avons décidé comment communiquer entre nous autres »
IMC5, femme
L’augmentation du nombre d’intervenants démontre que l’organisme a fait réellement face à un défi auquel il n’était pas bien préparé et qui l’oblige à s’adapter à une nouvelle façon de gérer l’accueil des réfugiés arrivés : « On a restructuré carrément l’équipe, avant c’était deux personnes, mais maintenant on arrive presque à 24 personnes » (IMC1, femme).
Sur le plan logistique, les actions se résument essentiellement à l’approvisionnement en nourriture pour la première nuit et l’accès à un logement temporaire en vue de négocier des contrats à long terme en fonction du revenu de la famille et de sa taille. Sur le plan social, il a été question de procéder aux campagnes de sensibilisation auprès de la communauté d’accueil : « On visite la communauté, les écoles […] pour offrir des présentations qui s’appellent « Dépasser les cultures » […] Le but c’est pour préparer les personnes pour être ouvertes à accepter d’autres points de vue ou d’autres façons de vivre » (ICM6, femme).
De l’accueil à l’établissement initial
L’accueil est défini par les participants comme un dispositif de prise en charge des réfugiés syriens dès leur arrivée à l’aéroport jusqu’à leur installation dans un logement temporaire : « Lorsqu’ils arrivent, on va les accueillir à l’aéroport avec les interprètes s’ils parlent seulement l’arabe, on sécurise un logement pour eux, un hôtel ou un appartement […] après ça, on les installe » (IMC4, homme). Cette étape du processus a permis aux intervenants d’avoir un premier contact avec les réfugiés, de recueillir leurs premières impressions, de leur fournir les premières consignes et de remplir les premières formalités d’usage en vue de leur installation.
L’établissement initial s’est déroulé en deux phases subséquentes selon les répondants : la phase d’accueil, qui s’est déroulée en collaboration avec la municipalité, et la phase d’installation, qui a consisté à installer de manière temporaire les réfugiés accueillis dans un logement dès leur arrivée. Pour cette seconde phase, les participants notent l’implication de la Clinique des réfugiés, service de santé réservé uniquement aux besoins des réfugiés syriens, de même que l’organisme NB Housing, qui offre des logements à bon prix réservés par le gouvernement aux familles à faible revenu. Cette étape a été décrite par les participants comme une période cruciale, qui a connu des manquements soulignés implicitement par certains participants : « Je trouve que le plan qu’on a ici est vraiment bien, ça a été modifié selon l’expérience, les erreurs, et ça fait 25 ans que [IMC] est ouverte, c’est à travers tout cet historique que maintenant on améliore le plan d’accompagnement » (IMC7, homme).
Processus d’accompagnement : des actions multiformes
Après l’établissement initial, c’est la phase d’accompagnement qui commence. Selon les participants, cette étape se caractérise par une période d’adaptation à la nouvelle société et se conclut par un stade plus ou moins long d’aide multiforme à l’intégration sociale, économique et culturelle des réfugiés. On peut envisager les différentes actions menées par les intervenants des deux organismes en tenant compte de trois aspects clés : l’accompagnement lié à l’insertion socioéconomique, celui lié à l’adaptation linguistique et celui lié à la scolarisation des enfants.
Pour les participants, l’accompagnement socioéconomique est un processus complexe qui englobe des actions allant de la recherche d’emploi à la gestion financière en passant par les soins de santé. L’accompagnement consiste en l’assistance à la rédaction d’un curriculum vitae, au premier contact avec les employeurs potentiels, à l’entrevue avec l’aide d’un interprète et à l’explication de l’offre d’emploi.
Je vais contacter toutes les compagnies, parce que ce que j’ai compris, une compagnie lorsqu’elle recrute des Syriens, elle va avoir quelques avantages (…) On fixe un rendez-vous avec le conseiller. On va se déplacer avec eux, ils vont faire l’entrevue avec un interprète. S’il reçoit une lettre, il ne sait pas, il viendra ici, on va traduire, parfois ils ne comprennent pas un contrat spécifique, on leur explique.
ICM2, homme
En ce qui a trait à l’accompagnement en matière de gestion financière, les participants décrivent le processus en mettant l’accent sur des actions d’aide à l’ouverture d’un compte, à l’utilisation d’une carte bancaire et au processus d’achat de propriété pour certains cas. Le but visé est de familiariser les nouveaux arrivants au fonctionnement de la société canadienne afin de s’y adapter et de devenir indépendants.
Par ailleurs, l’accompagnement dans le domaine de la santé consiste à l’aide dans le volet administratif, afin d’acquérir les documents de soins de santé ainsi qu’à l’aide en cas de crise : « Il y avait des problèmes sévères et sérieux […] c’est les troubles de stress post-traumatique […], mais on les réfère quand c’est nécessaire au département de santé mentale » (IMC5, femme). Pour ce qui est de l’intégration sociale, les répondants soulignent la mise en relation avec les familles canadiennes à travers le jumelage.
La deuxième dimension d’accompagnement concerne l’adaptation linguistique des réfugiés syriens, dont les actions visent à répondre aux besoins de ces derniers en matière de communication. Selon les intervenants interviewés, la plupart des membres des familles de réfugiés syriens arrivés dans le Grand Moncton sont allophones. Le besoin d’un accompagnement linguistique dans l’une des deux langues officielles du Canada s’est donc imposé comme une impérieuse nécessité. Dans un premier temps, il était question d’embaucher des interprètes afin de les accompagner dans les contextes où l’interaction avec les membres de la société d’accueil était nécessaire.
Le premier obstacle, c’est la langue, parce qu’ils ne parlent ni l’anglais ni le français, c’est pourquoi on les accompagne depuis l’aéroport jusqu’au dernier besoin, c’est pour ça qu’on a des interprètes, ils ont besoin toujours des interprètes mêmes après qu’ils sont déjà ici pour une période de 2 ans, parce qu’ils ne parlent pas encore les langues officielles de communication
IMC5, femme
Dans le but d’assurer une certaine autonomie linguistique chez ces réfugiés, des ateliers de formation linguistique ont été mis en place. Toutefois, selon les participants, il semble que les réfugiés syriens optent le plus souvent pour l’apprentissage de l’anglais : « Quand ils viennent ici, ils sont motivés, ils veulent apprendre surtout la langue anglaise […] la plupart des réfugiés syriens parlent l’arabe seulement » (IMC3, homme). Ce choix indique l’effet de l’assimilation exercée par le milieu majoritaire et une position avantageuse de l’anglais sur le marché de l’emploi, que les réfugiés auraient pu observer.
Pour ce qui est de la scolarisation des enfants, les participants soulignent que la majorité des familles syriennes ont plusieurs enfants d’âge scolaire et elles ont le choix de les inscrire soit dans une école francophone, soit dans une école anglophone. L’un des principaux défis observés réside dans le fait que certains adolescents n’avaient jamais été scolarisés auparavant, malgré leur âge parfois avancé. Il est apparu que c’est une contrainte à laquelle ni les intervenants ni les directions d’école n’avaient pensé préalablement. Ceci risquait de compromettre l’intégration socioprofessionnelle de ces jeunes.
Je pense aux jeunes adultes qui ont plus de 16 ans et qui ne sont pas à l’école actuellement et qui ne parlent pas assez bien le français ou l’anglais pour pouvoir étudier ou travailler et pour eux c’est très difficile. Je trouve que l’intégration, entre autres, professionnelle est un défi vraiment.
ICM6, femme
Quant au choix des écoles francophones ou anglophones, les intervenants disent laisser le libre choix aux parents, toutefois certains intervenants francophones saisissent l’occasion pour encourager les familles à inscrire leurs enfants dans une école francophone en expliquant que l’apprentissage de la langue anglaise en contexte francophone minoritaire se fait plus facilement à travers des interactions quotidiennes. Ainsi, vendre la valeur du bilinguisme devient un instrument que certains intervenants n’hésitent pas à utiliser pour renforcer la communauté francophone. Autrement dit, la promotion du bilinguisme révèle plutôt d’un militantisme sociolinguistique implicite.
C’était un choix qu’ils devaient faire, quand moi j’avais eu l’occasion de rencontrer certains réfugiés, je leur disais pourquoi le français était important ici. Donc, en étant dans une école française, on a plus de chance d’être bilingue qu’en étant dans une école anglophone. Ça, c’est juste un constat qu’on fait, l’anglais s’attrape
ICM3, femme
Les actions menées par les intervenants impliqués dans le processus d’établissement des réfugiés touchent plusieurs aspects, dont la mise en oeuvre relève du concours de plusieurs facteurs.
Processus d’établissement, entre atouts et obstacles
Les intervenants font référence à cinq atouts ayant facilité la mise en oeuvre des actions d’accompagnement des réfugiés syriens dans leur processus d’établissement dans le Grand Moncton. Il s’agit, notamment, de l’implication synergique des différents partenaires, qui a favorisé le partage et l’échange des informations utiles à une prise de décision efficiente à différentes phases du processus d’établissement. La disponibilité d’un soutien financier, spécifique aux réfugiés syriens, du gouvernement fédéral ou provincial a été mentionnée par certains intervenants comme un autre facteur non moins important susceptible de favoriser significativement l’établissement, du moins à court terme, des réfugiés.
À cela, les répondants ajoutent le soutien de la société d’accueil grâce au jumelage, où l’on associe une famille canadienne volontaire à une famille syrienne en vue de faciliter l’intégration sociale pour créer des occasions d’interaction et pour prévenir tout type de tensions possibles. En effet, cette stratégie du jumelage semble favoriser les liens sociaux et la compréhension culturelle mutuelle. De même, l’implication de nombreux interprètes bénévoles arabophones a atténué l’effet de la barrière linguistique chez les réfugiés en majorité allophones et le choc culturel.
Enfin, l’accès à un premier logement financé par le gouvernement est également perçu par les participants comme un facteur favorisant le processus d’établissement des réfugiés. En effet, certaines familles syriennes ont pu bénéficier dès leur arrivée d’un logement subventionné par le gouvernement provincial par le biais de NB Housing. L’une des conditions pour accéder à ce programme est de consacrer 30 % ou plus de son revenu au logement. Les réfugiés bénéficiaires de cette aide ont ainsi vu leur loyer réduit pour correspondre à 30 % de leur revenu réajusté.
Bien que le processus d’établissement des réfugiés syriens soit facilité par les facteurs déjà décrits, l’analyse des données laisse voir plusieurs facteurs défavorables liés, entre autres, à la barrière culturelle. La majorité des participants trouvent que la notion du temps chez certains réfugiés syriens pose un problème et peut provoquer une tension chez les intervenants : « Parfois [ils] ne viennent pas aux rendez-vous, ils sont parfois en retard. On a expliqué ça, on adopte un workshop ici qui s’appelle Canadian life skills. C’est expliquer la vie, comment être au Canada, comment réagir dans le travail avec son employeur » (IMC4, homme). La barrière linguistique constitue l’un des principaux freins au processus d’établissement des réfugiés syriens du Grand Moncton, qui sont en majorité allophones. Par ricochet, cet obstacle de la langue déteint sur plusieurs autres aspects importants pour leur établissement comme la scolarisation des enfants, l’accès à un travail, l’accès à l’information pertinente, voire leur intégration en tant que citoyens autonomes.
Il y a certains clients qui n’apprennent pas la langue officielle soit l’anglais ou le français, pour être capables de communiquer comme il faut. Ils ne deviennent pas citoyens, parce qu’ils ne sont pas capables de parler une des deux langues officielles à un certain niveau.
IMC3, homme
Selon les participants, l’allocation financière du gouvernement n’a pas toujours permis aux réfugiés de subvenir convenablement à leurs besoins de base. Cet écueil concerne davantage les familles nombreuses et il a été amplifié par les difficultés pour certains réfugiés à décrocher un travail dès leur arrivée en raison de l’ajustement qui doit s’opérer au préalable sur le plan administratif, linguistique et socioculturel. De plus, certains répondants soulignent que l’arrivée des réfugiés syriens aurait provoqué des réticences chez une catégorie de la société d’accueil. En effet, il semble que les réfugiés syriens entrent parfois en concurrence directe avec des familles canadiennes à faible revenu en ce qui concerne l’accès au logement subventionné par le gouvernement. Cet état des choses semble plus ou moins avoir fait naître un sentiment de méfiance voire d’hostilité chez certains citoyens vis-à-vis des réfugiés syriens : « Ce n’est pas toujours toutes les personnes qui les acceptent […] certaines n’aiment pas les réfugiés du tout, qu’ils soient syriens ou d’autres pays […] Ils disent que le gouvernement a favorisé les Syriens en leur donnant des maisons subventionnées » (IMC3, homme).
La sous-estimation de l’étendue de l’opération par les centres d’accueil et d’établissement des nouveaux arrivants est perçue par les participants à l’étude comme un autre facteur non favorable au processus d’accompagnement. Cela s’est traduit par un manque d’anticipation face à la complexité de la tâche, au regard surtout du nombre important de réfugiés qu’il fallait accueillir au même moment. Par exemple, le besoin d’un renforcement du personnel semble n’avoir été compris que tardivement, une fois le processus lancé, tout comme la nécessité de collaborer étroitement avec d’autres partenaires dans le projet.
Je pense qu’on avait peut-être sous-estimé tout le travail que ça allait représenter et ça, je pense qu’en cours de route il a fallu que des gens viennent […] joindre leur force à tout cet effort-là collectif […] la tâche était colossale. Donc, quelques acteurs qui étaient plus mandatés au départ ne pouvaient pas assumer, à eux, seuls toute cette tâche-là.
ICM6, femme
Enfin, le faible niveau de scolarité de plusieurs réfugiés syriens reçus, le manque de préparation des employeurs, le manque d’expérience des intervenants et de leur organisme d’affiliation face au cas syrien sont décrits par les participants comme étant des facteurs qui n’auraient pas facilité le processus de réinstallation des réfugiés syriens dans le Grand Moncton.
Malgré les barrières mentionnées, les participants rapportent des indices d’intégration observés chez certains réfugiés syriens, qui se manifestent particulièrement sur le plan professionnel.
Ils vont être bien parce qu’il y a des gens qui travaillent maintenant, il y a des gens à l’université qui étudient, il y a des gens qui ont ouvert des business […] je pense, ça va, si on parle de main-d’oeuvre, ils ont de l’expérience, un couturier, un mécanicien, un soudeur, côté culturel, un petit peu, ils vont s’adapter, avec le temps.
IMC4, homme
Ces propos indiquent que la personne réfugiée ne se résume pas toujours à un être vulnérable, elle peut être aussi résiliente et possède des habiletés qu’elle peut mettre en valeur.
Discussion
Du fait de la ramification des services à fournir, le processus d’établissement tel qu’il a été décrit par les participants fut réellement complexe et à caractère multidimensionnel. Dans le contexte du Grand Moncton, qui a reçu des réfugiés syriens parrainés par l’État, le processus s’est révélé plus complexe pour plusieurs raisons. Il y a eu la décision politique de faire venir des familles réfugiées en grand nombre dans un délai extrêmement court, nécessitant ainsi une organisation logistique et des ressources humaines supplémentaires. Ainsi, il est question de la capacité d’une ville moyenne à offrir l’infrastructure nécessaire à l’accueil d’une population vulnérable. Cela rejoint la mise en garde de Zaidi et al. (2021), qui insistent sur l’importance d’une logistique bien structurée. Les réfugiés syriens reçus dans le Grand Moncton étaient peu scolarisés, allophones en majorité et ayant de grandes familles. Ces caractéristiques ont été documentées chez les réfugiés syriens pris en charge par l’État (Statistique Canada, 2019; Dauphin, 2021) et elles semblent constituer des barrières au processus de réinstallation et un frein à l’intégration socioprofessionnelle des réfugiés (Esses et al., 2020).
De plus, le contexte sociolinguistique particulier du Grand Moncton a poussé certains intervenants à instrumentaliser la valeur du bilinguisme auprès des familles syriennes afin de renforcer la communauté francophone minoritaire. Notons que Sall (2019) a déjà justifié l’intérêt des francophones en situation minoritaire à l’égard de l’immigration pour des fins démographique et sociolinguistique. Par rapport au cas de Gatineau (Dauphin et Veronis, 2020), où les réfugiés syriens ont préféré l’apprentissage de l’anglais à celui du français étant donné sa valeur marchande, le facteur linguistique dans le cas du Grand Moncton semble révéler la même tendance. Cependant, une instrumentalisation du bilinguisme semble avoir été mobilisée en faveur de la société francophone par certains intervenants francophones.
Selon les résultats obtenus, le cas syrien dans le Grand Moncton a provoqué une situation d’urgence au sein des organismes participants, et ce, du fait des manquements soulignés discrètement par certains participants. Ceci rejoint les résultats obtenus par Belkhodja (2020), qui a documenté l’arrivée des réfugiés syriens en insistant sur la situation de crise vécue par l’un des organismes mandatés. Cependant, il convient aussi de mettre en valeur la capacité de l’organisme en question à s’adapter grâce, entre autres, au recrutement de nouvelles ressources humaines, à la documentation du processus et à la collaboration avec les diverses parties prenantes. Cette situation donne raison à Chicha et Charest (2008), qui indiquent que la résolution d’enjeux systémiques exige aussi une approche globale. En effet, accueillir des réfugiés n’est pas une tâche simple, étant donné leurs profils à multiples besoins. Les intervenants participant à notre recherche ont vécu une expérience d’accueil particulière, qu’ils peuvent réinvestir dans l’élaboration d’un modèle d’accueil systémique multidimensionnel intégrant tous les besoins d’un réfugié.
L’apport de notre recherche réside dans sa contribution à documenter le processus d’accueil et d’établissement des réfugiés syriens au sein du Grand Moncton, une ville moyenne où l’immigration est un enjeu à la fois sociolinguistique pour la minorité francophone et socioéconomique pour la majorité anglophone, et ce, à partir d’un retour autoréflexif sur le vécu des intervenants impliqués dans ce processus. Cependant, en termes de limites, il convient de considérer que, à partir du moment où la personne participante à l’étude est affiliée à son organisme, il est parfois difficile de faire la nuance dans son discours entre ce qui relève de ses propres idées et ce qui relève de celles prônées par son institution.
Conclusion
En somme, si l’opération d’accueil et d’établissement des réfugiés syriens semble être un succès (Gouvernement du Canada, 2019), il n’en demeure pas moins que plusieurs aspects de la mise en oeuvre de ce projet collectif pourraient être nettement améliorés. La trajectoire migratoire d’une personne réfugiée n’est pas similaire à celle d’une personne immigrante ayant choisi et préparé son propre projet d’immigration. Le parcours de la première est souvent semé d’embûches avant l’arrivée à destination et d'autres défis sont à surmonter une fois qu’elle est accueillie. Ainsi, il serait intéressant de documenter les conditions d’établissement des réfugiés syriens à partir de leur propre vécu, sous forme de récits de vie, afin d’entendre leurs voix quant au processus d’établissement. Il convient aussi d’analyser l’intégration des réfugiés syriens établis dans le Grand Moncton dans sa dimension socioculturelle et sa dimension socioéconomique. De telles recherches permettraient d’enrichir les connaissances déjà développées sur la problématique des réfugiés.
Appendices
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