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Introduction

À l’instar d’autres pays, certaines régions de Suisse connaissent de fortes tensions sur le plan du recrutement du personnel enseignant, induites notamment par l’augmentation des effectifs d’élèves et le manque de personnel qualifié. Au début de cette décennie, la pénurie d’enseignants est particulièrement marquée en Suisse alémanique, où des cantons sont contraints d’engager du personnel non qualifié ou de mettre en place des formations accélérées (Huber et Lusnig, 2022). Dans la partie francophone du canton de Fribourg où se situe notre étude, ces tensions ont conduit à une augmentation des capacités de formation de la Haute École pédagogique, afin d’accueillir davantage d’étudiants. Pour pourvoir aux besoins de personnel enseignant qualifié, la mobilité professionnelle intercantonale et internationale apparaît également comme une réponse opportune. L’engagement d’enseignants formés dans un autre pays représente ainsi une stratégie visant à compenser une situation de pénurie. Dans le contexte suisse, cela concerne l’engagement de professionnels formés dans d’autres pays européens, en particulier en France pour la partie francophone du pays. Au cours de la dernière décennie, le recrutement de personnel enseignant formé à l’étranger a constitué environ 10 % des nouveaux engagements d’enseignants primaires dans le canton de Fribourg. Les recruteurs privilégient traditionnellement la figure locale de l’enseignant (Girinshuti et Losego 2016; Gremaud et Rey, 2010) et les formations à l’enseignement sont essentiellement orientées vers un ancrage local (Leutwyler, Mantel et Tremp, 2011). Cet ancrage local s’exprime notamment, sur le plan du recrutement, par une préférence pour les personnes candidates ayant grandi ou vécu dans la région ou ayant réalisé des stages au sein de l’établissement scolaire. Il peut aussi y avoir une attente, souvent implicite, d’un engagement de l’enseignant dans des activités de la vie associative locale, qui dépassent le cadre de l’école. À cela s’ajoute le fait que la diversité nationale ou linguistique au sein du corps enseignant suisse est globalement plus faible que celle du public scolaire – ce qui soulève la question du possible rôle de modèle des enseignants issus de l’immigration auprès des élèves ayant un parcours similaire (Akkari, Bauer et Radhouane, 2017). Les enseignants formés à l’étranger (EFÉ) sont souvent recrutés dans un second temps – peu avant la rentrée scolaire – et sont parachutés dans une institution scolaire dont ils doivent découvrir les codes. La proximité apparente des systèmes éducatifs et de formations entre la Suisse et les pays de l’Union européenne dont ils sont issus n’empêche pas que ces enseignants doivent non seulement passer par un processus de reconnaissance professionnelle (Rey, Mettraux, Bolay et Gremaud, 2020), mais également se familiariser avec de nombreuses facettes de leur pratique, dans un nouveau contexte professionnel : environnements organisationnels, plans d’études, dynamiques relationnelles, rôles des acteurs de l’école et attentes relatives à la manière d’enseigner. Ce cheminement d’appropriation du genre professionnel (Clot et Faïta, 2000) dans son ancrage local est souvent jalonné d’incidents, qui constituent à la fois des épreuves et des moments clés du processus d’insertion, et dont l’analyse est l’objet de cet article.

Procédure de reconnaissance des diplômes étrangers en Suisse

En Suisse, le Secrétariat général de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) est chargé d’examiner les diplômes d’enseignement étrangers afin d’établir leur possible équivalence avec un diplôme suisse. La demande déposée par une personne formée dans un autre pays est examinée lorsque son diplôme, délivré par l’État, lui permet d’exercer la profession dans le pays de provenance et qu’elle dispose de très bonnes compétences dans l’une des langues nationales suisses (CDIP, 2006). La CDIP établit alors une reconnaissance du diplôme valable dans toute la Suisse, permettant de garantir les mêmes droits d’accès à la profession que le personnel enseignant formé localement. Si des différences importantes sont constatées entre la formation suivie dans le pays de provenance et la formation suisse, les personnes candidates doivent s’acquitter de mesures compensatoires (cours et/ou stages), dispensées notamment dans les instituts de formation à l’enseignement. Les mesures compensatoires restent toutefois minoritaires, puisqu’elles ne concernent qu’environ 17 % des demandes (CDIP, 2022). En 2005, les demandes de reconnaissance s’élevaient à 403, pour atteindre près de 1000 demandes annuelles en 2022, avec un pic de 1220 demandes atteint en 2013. Les deux tiers des demandes proviennent de pays voisins de la Suisse (France, Allemagne, Autriche, Italie), un quart provient d’autres pays de l’Union européenne et 12 % de pays hors UE. En 2021, 807 reconnaissances ont ainsi été octroyées pour des diplômes d’enseignement, dont 375 pour le degré primaire.

L’accompagnement à l’insertion professionnelle à la Haute École pédagogique Fribourg

Si les mesures compensatoires ne concernent qu’une minorité des cas de reconnaissance des diplômes étrangers, certains cantons offrent des formations continues sous la forme d’un accompagnement à l’insertion professionnelle à l’ensemble du personnel enseignant formé à l’étranger. C’est le cas du dispositif d’accompagnement à l’insertion professionnelle (IntroProFR) proposé par la Haute École pédagogique de Fribourg. Ce dispositif s’adresse à tous les enseignants qui débutent dans les classes primaires (cycles 1 et 2) du canton, qu’ils soient novices, formés à la Haute École ou ailleurs, ou expérimentés et issus d’un autre canton ou d’un autre pays. D’une durée de deux ans, il est obligatoire pour les enseignants engagés dans les écoles publiques. Des groupes d’analyses de pratiques entre pairs novices, des rencontres sur le terrain et des conférences-ateliers à thèmes conduits par des formateurs praticiens visent le développement de l’identité et des compétences professionnelles selon une approche réflexive. Pour les enseignants formés à l’étranger, le dispositif vise notamment l’insertion et l’adaptation au nouveau contexte socio-professionnel.

Insertion et requalification des enseignants formés à l’étranger : état de la recherche

Les travaux scientifiques portant sur le parcours, la formation, la requalification et l’insertion professionnelle des EFÉ se sont essentiellement développés dans l’espace anglo-saxon. Dans l’espace francophone, c’est au Canada que l’on trouve un nombre conséquent de travaux sur cette question publiés dans la dernière décennie. La littérature souligne le fait que les EFÉ doivent passer par un certain nombre d’« épreuves » (Morrissette, Demazière, Diédhou et Segueda, 2018), qui débutent avec l’accès à l’emploi, la reconnaissance officielle de la formation antérieure ainsi que la reconnaissance informelle par les pairs. Les EFÉ rencontrent davantage de défis et d’obstacles au cours de leur insertion que leurs collègues formés localement : taux d’emploi inférieurs parmi les EFÉ, démarches et coûts parfois importants de la reconnaissance des diplômes et des exigences complémentaires (Schmidt, Young et Mandzuk, 2010). De plus, les EFÉ doivent s’ajuster au rôle d’enseignant d’après la culture éducative du nouveau pays, ce qui implique parfois un long processus de requalification (Provencher, 2021) incluant des stages conséquents et des formations universitaires. Miller (2018) souligne la complexité des régulations permettant l’accès à la qualification professionnelle au Royaume-Uni pour les EFÉ issus de la Jamaïque et autres pays « non blancs », impactant fortement leur trajectoire. En Australie, Yip (2023) souligne également le sentiment de vulnérabilité des EFÉ, en particulier au regard de la manière dont ils sont informellement reconnus (ou non) pour leurs compétences professionnelles, ainsi que dans les interactions avec les élèves ou les collègues. Les conceptions liées à l’enseignement des EFÉ se trouvent parfois en décalage avec celles de l’environnement professionnel. Au Québec par exemple, ces décalages de conceptions se manifestent dans les relations entre pairs, avec la hiérarchie, avec les élèves et leurs familles ou dans les représentations de la carrière (Morrissette, Arcand, Diéhdiou et Segueda, 2021). Les contenus disciplinaires très contextualisés, relatifs par exemple à la connaissance de l’histoire ou de la faune locale, sont identifiés comme des lacunes à combler (Duchesne, 2020), tout comme les manières d’évaluer les élèves (Diédhiou, 2020). Outre ces mises à jour sur le plan des connaissances et des pratiques, l’adaptation des savoir-faire enseignants implique majoritairement l’abandon de pratiques antérieures, perçues comme non opératoires, et l’assimilation aux conventions locales pour s’intégrer dans le nouvel environnement professionnel (Morrissette et Demazière, 2018).

Le contexte suisse diffère à certains égards des pays anglo-saxons d’où émanent la plupart des recherches sur les EFÉ. Alors qu’au Canada ou en Australie, les EFÉ sont originaires d’autres continents, notamment d’Afrique subsaharienne ou d’Asie, en Suisse, les EFÉ ont, dans leur grande majorité, été formés dans des pays européens dont les systèmes éducatifs et concepts de formation à l’enseignement présentent des similitudes. Les écarts entre les approches pédagogiques, par exemple, n’y sont pas si marqués. Pour la majorité des EFÉ, aucune mesure compensatoire n’est requise (CDIP, 2022), la reconnaissance des diplômes n’implique donc pas de requalification professionnelle. Des réserves sont émises pour l’enseignement de certaines disciplines, par exemple l’enseignement de la langue seconde – soit l’allemand en Suisse romande, si celle-ci n’est pas une didactique pour laquelle l’EFÉ a été formé. Au-delà de la reconnaissance du diplôme, le statut des EFÉ est néanmoins précarisé par l’absence de coordination entre les services administratifs responsables de l’emploi et du statut de séjour, ainsi qu’une reconnaissance des diplômes faiblement corrélée à la reconnaissance sociale, qui demeure à construire à l’échelle locale de l’établissement (Rey et al., 2020). Si les représentations « racialisées » que mentionne Duchesne (2018) sont rarement en jeu dans l’insertion professionnelle des EFÉ en Suisse, des processus d’assignation et de négociation identitaire structurent néanmoins leur parcours. Ils doivent ainsi composer avec des préjugés liés à l’assignation à une extranéité professionnelle ou aux attentes implicites de la maîtrise d’un genre professionnel local (Rey et al., 2020) dont il faut décoder les tenants et aboutissants.

Objectif de recherche

Le parcours d’insertion professionnelle des EFÉ est marqué par la notion d’« épreuve » et le nécessaire questionnement de ses propres pratiques et relations, jusque dans les gestes professionnels les plus anodins. Ces épreuves sont en partie liées au fait que beaucoup d’attentes professionnelles à l’égard des EFÉ restent, dans un premier temps, implicites (Morrissette et al., 2018; Rey et al., 2020). C’est en effet à travers une succession de « petits » ou de « grands incidents », voire de malentendus émergeant au fil des interactions, que l’EFÉ va progressivement décoder ces attentes et les représentations locales de son rôle d’enseignant qui y sont associées. Dans le canton de Fribourg, les formateurs praticiens de l’IntroProFR qui accompagnent les EFÉ offrent parfois une aide à l’interprétation de ces incidents, lors des rencontres sur le terrain ou des analyses de pratiques, alors que d’autres EFÉ expérimentent cette prise de recul par d’autres moyens. L’objectif de cet article consiste à comprendre comment les EFÉ s’ajustent à leur nouveau contexte et revisitent leur pratique au fil de leur parcours d’insertion, en mobilisant la notion d’incident critique. En premier lieu, nous exposerons le cadre théorique et la méthode mise en oeuvre. Nous présenterons ensuite trois des six catégories d’incidents critiques ayant émergé de nos données, puis nous illustrerons l’impact de ces incidents à partir de la trajectoire d’une enseignante. En conclusion, nous discuterons des enjeux de cette étude pour la formation continue et l’accompagnement professionnel, notamment en matière de ressources à l’interne ou à l’externe des établissements scolaires et des institutions de formation.

Cadre théorique : anthropologie critique des migrations et analyse du travail

Cette recherche mobilise un double ancrage pour rendre compte des trajectoires d’insertion professionnelle des EFÉ. D’une part, elle repose sur l’appréhension du parcours des EFÉ comme participant de logiques migratoires plus larges, et des processus de stratification sous-jacents, suivant la perspective de l’anthropologie critique des migrations. D’autre part, elle mobilise les concepts de l’analyse du travail pour appréhender l’articulation entre ces processus et les pratiques situées des EFÉ. Selon la première approche, la migration amène les personnes à expérimenter divers mondes sociaux, régis par des normes qui leur sont propres, et qui produisent de la reconnaissance à partir de critères spécifiques à chacun de ces espaces (Roulleau-Berger, 2022). Lorsque les migrants passent d’un espace à un autre, ils rencontrent des systèmes de stratification sociale différents et se retrouvent confrontés à de nouvelles logiques de reconnaissance. La reconnaissance s’opère sur un plan formel, par exemple dans le cadre des démarches administratives de la migration ou de la reconnaissance des diplômes. Ces processus institutionnels sont régis par des procédures juridiques ou réglementaires qui procèdent à une (non) reconnaissance des statuts et des identités des professionnels, le processus de migration aboutissant fréquemment à une forme de dévalorisation des expériences antérieures, parfois à une déqualification du personnel formé à l’étranger, voire à une illégalisation des travailleurs migrants (De Genova 2002).

Selon la seconde approche, les processus de reconnaissance se jouent sur un plan informel au sein de petites communautés professionnelles. Pour les EFÉ, l’établissement scolaire et ses intervenants, en particulier les collègues et la hiérarchie, mais aussi les élèves et leurs familles, sont les acteurs principaux de la reconnaissance informelle. Cette reconnaissance se joue dans des espaces (classe, établissement, village ou quartier) qui constituent des « arènes de jugement » (Dodier, 1995) et au sein desquels les enseignants intériorisent les pratiques professionnelles et les valeurs qui leur sont sous-jacentes. Les concepts issus du cadre théorique de l’analyse du travail permettent d’éclairer le processus de reconnaissance informelle à partir des interactions sociales et des pratiques professionnelles, en problématisant la construction de la norme professionnelle, du rapport à la norme et de l’écart à la norme : certaines récurrences sur le plan des pratiques sont identifiées comme participant d’un « genre professionnel », dont il s’agira de définir les contours, qu’il s’agira de s’approprier, et dont il faudra aussi se distinguer pour élaborer son propre « style professionnel » (Clot et Faïta, 2000). L’appropriation du genre professionnel est essentielle en cela qu’elle oriente l’agir en lui offrant « une forme sociale qui la représente, la précède, la préfigure, et, du coup, la signifie » (Clot et Faïta, 2000, p. 14), et qui fonde l’appartenance au groupe professionnel. La dialectique entre l’appropriation du genre professionnel et l’affirmation (personnelle) du style professionnel est centrale dans le processus d’insertion et le développement de l’identité professionnelle. Chez les EFÉ, dont la plupart ont déjà exercé une activité d’enseignant dans un autre pays, ce processus consiste en l’actualisation des pratiques par l’appropriation du genre professionnel situé dans le nouveau contexte. Ce processus se déroule par l’entremise d’une série de comparaisons et de contrastes entre les expériences antérieures et actuelles, mais aussi à travers l’émergence d’« incidents critiques ».

Méthode : des récits d’insertion analysés par le prisme des incidents critiques

Notre étude est basée sur une méthode de recherche qualitative. Nous avons conduit des entretiens individuels d’EFÉ qui étaient en poste dans le canton de Fribourg au moment où nous avons récolté les données. Les personnes interrogées ont été contactées par le biais du dispositif IntroProFR, suivi par l’ensemble des participants. Deux volets d’étude ont permis la réalisation de neuf entretiens au total, portant sur leur trajectoire d’insertion professionnelle. Le volet 1 (2017) consiste en une première série de cinq entretiens d’EFÉ. Certains d’entre eux étaient novices, d’autres chevronnés, offrant ainsi un certain recul sur leur processus d’insertion professionnelle (Rey et al., 2020). Ils avaient tous été formés dans un pays européen : France, Italie, Portugal ou Belgique. Le volet 2 (2019) implique quatre enseignants formés en France ayant participé aux entretiens. Ils avaient souvent un lien préalable avec la Suisse ou des conjoints qui avaient un poste de travail en Suisse (tableau 1). Dans certains cas, toute la famille a déménagé et les enfants ont été scolarisés dans le système scolaire suisse.

Tableau 1

Profil des enseignants interviewés

Profil des enseignants interviewés

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Nous avons conduit des entretiens portant sur la trajectoire d’insertion professionnelle des EFÉ. Selon la démarche proposée par Witzel et Reiter (2012), l’entretien commençait par une question ouverte, invitant les répondants à développer de manière narrative la question : « Pourriez-vous me raconter, à travers votre parcours personnel, comment vous en êtes venu à travailler à [l’école] en tant qu’enseignant? ». À la suite de ce premier récit, le chercheur formulait des relances et approfondissait certains thèmes : le parcours professionnel dans le contexte de la mobilité, les démarches administratives liées à la migration et à l’engagement, la reconnaissance des diplômes, les ressources et les freins lors de la prise de fonction, l’intégration au sein de l’équipe enseignante et les perspectives futures. Lors du volet 2, un accent plus spécifique sur les pratiques enseignantes (par exemple l’évaluation) a été ajouté, ainsi qu’une comparaison systématique des expériences entre la Suisse et le pays de formation.

Dans un premier temps, nous avons procédé à l’analyse détaillée des récits d’insertion, nous avons catégorisé les verbatim et les avons codés à l’aide de l’outil HyperResearch selon une approche thématique et semi-inductive (Witzel et Reiter, 2012). Les thèmes retenus ont été par exemple la construction de l’altérité (comme déficit, comme ressource, les représentations associées, les positionnements) et les comparaisons entre les expériences d’enseignement en Suisse et à l’étranger (relatives au système scolaire, à l’image de l’enseignant, aux relations avec les parents, à l’évaluation, etc.). Cette première analyse a fait ressortir l’enjeu de la reconnaissance professionnelle, sur les plans formel et informel, comme une dimension centrale dans les récits d’insertion (Rey et al., 2020). L’analyse a aussi mis en lumière la survenue d’événements, ou incidents critiques, qui constituent des points de bascule récurrents dans le récit, dans lesquels sont exprimés des affects intenses, et qui ponctuent la narration de la trajectoire d’insertion. Nous avons donc, dans un second temps, cherché à identifier et analyser ces « incidents critiques », afin de comprendre ce qui s’y joue.

Chell (1998) définit un incident critique comme un événement « significatif » (par exemple en termes d’intensité ressentie ou de conséquences perçues) du point de vue de la personne impliquée dans l’évènement, la façon avec laquelle il est géré et les affects impliqués. Cette approche fut initialement développée aux États-Unis à partir des années 1940 et comportait une visée formative (Flanagan, 1954). L’analyse des incidents critiques consistait alors à synthétiser et à décrire les données par un processus inductif de construction de catégories. L’objectif était de mieux comprendre l’incident du point de vue de la personne concernée, ses enjeux et ses conséquences. Notre approche s’inscrit dans la continuité des travaux de Tripp (1994), qui suggère d’étudier les parcours biographiques des enseignants à travers le récit discontinu de fragments significatifs du passé en se centrant sur les incidents critiques. Nous avons ainsi identifié les incidents critiques dans les récits des parcours des EFÉ et les avons analysés à partir de plusieurs entrées : objet de l’incident critique, acteurs impliqués, éléments déclencheurs, enjeux, ressources mobilisées, résolution de l’incident. Ceci a permis de faire ressortir six principales catégories d’incidents critiques.

Présentation des résultats selon une catégorisation des incidents critiques

Nous avons identifié 73 incidents critiques dans les récits d’insertion des neuf enseignants interrogés. L’analyse inductive de ces incidents a permis de faire émerger les catégories d’incidents critiques à partir de la question : « De quoi est-il question ici? / Quel est l’objet de cet incident? » Dans cette section, nous présentons de manière plus approfondie trois des six catégories d’incident critique. Ces six catégories sont les suivantes : « reconnaissance de la légitimité », « appropriation du genre professionnel local », « collaboration et communication », « compréhension du dispositif organisationnel local », « tournants professionnels et personnels » et « accès à l’administration ». Tous les EFÉ ont ainsi verbalisé des incidents variés, survenus au cours de leur trajectoire : chaque catégorie d’incident se retrouve chez au moins six EFÉ interrogés, et chaque EFÉ évoque des incidents relevant d’au moins trois catégories d’incidents différents. Il est à noter que 8 des 73 incidents identifiés ont pu être attribués à deux catégories. La figure 1 synthétise ces résultats et souligne la variabilité de l’expérience de chaque EFÉ, qui rappelle la singularité de chaque expérience, au-delà de la similarité des incidents critiques vécus.

Figure 1

Nombre d’incidents critiques évoqués par participant et par catégorie d’incident critique

Nombre d’incidents critiques évoqués par participant et par catégorie d’incident critique

Remarque : Pour préserver l’anonymat des participants, les prénoms ainsi que certains détails biographiques sont fictifs.

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Dans un premier temps, nous présenterons les résultats associés à trois de ces catégories (reconnaissance de la légitimité, appropriation du genre professionnel local, collaboration et communication). Dans un second temps, nous approfondirons ces incidents à partir d’une trajectoire ponctuée d’incidents critiques chez l’une des EFÉ (Helena).

Reconnaissance de la légitimité

La première catégorie d’incidents critiques renvoie à la question de la « reconnaissance de la légitimité » professionnelle de l’enseignant. Toutes les personnes participantes ont relaté des incidents similaires au cours de l’entretien. Un tel incident intervient par exemple lorsque des parents, un collègue ou un supérieur contestent la légitimité professionnelle d’un EFÉ sur la base de sa formation à l’étranger. Il survient également dans les relations interpersonnelles, à travers des remarques ressenties comme discriminatoires ou exprimant une méfiance liée à l’origine de l’EFÉ (Rey et al., 2020). Un incident de cet ordre est par exemple arrivé à Claude, lorsqu’un parent a demandé à voir son CV. Cette demande fut perçue comme malvenue et le directeur d’établissement s’y est opposé face aux parents, prenant ainsi la défense de Claude. Un autre incident est arrivé à Louis, quand des parents lui ont reproché d’être intervenu auprès de leur fils qui, pendant une leçon de grammaire, s’était levé pour aller au robinet et avait aspergé son voisin. Louis décrit en ces termes les conséquences de cet incident :

J’ai eu de la part de quelques familles, vraiment minoritaires, une franche hostilité. […] Vers les 15 premiers jours d’octobre, ils ont demandé à me voir avant les entretiens [avec les parents]. […] [Ils faisaient] la comparaison systématique avec l’enseignante précédente qui [selon les parents] était franchement mieux, et faisait mieux son travail que moi. […] Cela n’a pas été facile. […] J’en ai tout de suite parlé à mon responsable d’établissement qui a confirmé son soutien total. (…) Il m’a dit : « je sais très bien comment tu prépares la classe, comment tu mènes la classe. Pour moi, je n’ai aucun problème. Prends un peu de distance avec ces remarques. »

D’autres incidents se sont déroulés en amont de la prise de poste, à l’instar de Charlotte, qui fut surprise d’apprendre être reléguée après les candidatures locales lors de ses postulations : « quand j’ai fait cet entretien au Département, dans les ressources humaines, on m’avait dit : “quand on va voir dans votre dossier que vous n’êtes pas d’ici, on va le mettre en dessous [de la pile], mais ne vous découragez pas.” » Cette préférence pour les candidatures locales à l’embauche se retrouve dans de nombreux témoignages, comme le souligne également Louis :

Une conseillère pédagogique du canton de Fribourg avec laquelle j’étais en relation à l’époque, au moment de mes premières recherches, m’avait bien expliqué que n’étant pas de la main-d’oeuvre locale, ce serait peut-être difficile d’obtenir un poste immédiatement. Elle m’avait aussi dit, ses mots exacts, je m’en souviens très bien : […] « À la fin de la phase de postulation, il arrive que certains directeurs […] d’établissement se retrouvent sans personne pour pourvoir un poste. À ce moment-là, je leur dirai : voilà, j’ai un dossier d’une personne qui me paraît être un dossier solide, c’est une personne qui vient de France mais ça vaut peut-être quand même la peine de la contacter. » Ça, ce sont ses mots exacts.

Sans remettre en cause la qualité des parcours et des profils des EFÉ, ces incidents signifient aux EFÉ que la légitimité professionnelle (et les chances d’obtenir un emploi) réside d’abord dans un ancrage local prévalant sur leurs compétences, ancrage dont sont a priori dépourvus les EFÉ. Ces incidents soulignent le rôle clé de certains acteurs (directions, administrations) qui se positionnent en faveur de l’enseignant et soutiennent sa légitimité professionnelle.

Appropriation du genre professionnel local

La deuxième catégorie d’incidents critiques identifiée traite de l’« appropriation du genre professionnel local », c’est-à-dire de la manière par laquelle l’enseignant va revisiter sa pratique en tenant compte des contours du genre professionnel dans le nouveau contexte. Ces incidents critiques mettent en évidence la manière d’appréhender et d’investir son rôle en se référant aux pratiques en vigueur dans le nouvel environnement. Ils impliquent un grand nombre d’acteurs de l’institution scolaire, ce qui indique que ce type d’incident tend à se produire dans des situations relationnelles variées, contrairement à d’autres catégories d’incidents critiques qui n’impliquent que certaines catégories d’acteurs (figure 2).

Figure 2

Catégories d’acteurs impliqués dans les incidents critiques en fonction du type d’incident

Catégories d’acteurs impliqués dans les incidents critiques en fonction du type d’incident

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Suite à ce type d’incident, l’EFÉ met en oeuvre des compétences transversales (adaptation au contexte, décentration de sa posture, réflexivité sur ses pratiques) afin de mobiliser les gestes professionnels adéquats dans le nouveau système de référence. Dominique relate ainsi un incident lié à ce qu’il appelle a posteriori une « bêtise » qu’il a faite dans le cadre d’une évaluation de mathématiques : « J’avais préparé une évaluation de maths, ils commençaient à apprendre la multiplication en colonnes, j’ai fait un exercice où il y avait quatre ou cinq opérations en colonnes à faire, et j’avais donné deux points pour chaque opération. J’avais compté [zéro point si la réponse était fausse] pour chaque opération. » À la suite de cette première évaluation, une maman d’élève, qui était enseignante, signifie à Dominique qu’elle considère ce barème comme « un peu sévère ». Dominique lui répond en expliquant son raisonnement et la démarche pour cette évaluation. Lors de l’évaluation suivante, Dominique reprend le même barème, ce qui suscite une nouvelle réaction de cette maman :

Elle m’a envoyé un petit billet où elle m’a écrit quelque chose pour me dire : « nous considérons ce barème comme étant trop sévère. Nous ne signerons plus des barèmes tels que celui-ci. » Je me souviendrai toute ma vie de ça. Mais, avant de recevoir ce papier, [une] collègue m’a appelé [et m’a dit] : […] « Écoute, il y a la maman de Justin, elle m’a appelée, elle se plaint du barème. Effectivement, il est hyper sévère, on ne fait pas ça comme ça. » C’est là que je me suis posé la question. J’ai pris l’évaluation et j’ai été montrer [le barème] à une enseignante qui accompagnait un élève de la classe, je lui ai demandé son opinion. […] [J’aurais] dû tenir compte [du raisonnement dans] les calculs et […] retirer un demi-point. […] Aujourd’hui, je considère que c’était vraiment une faute de ma part.

Ces incidents suscitent souvent l’étonnement des EFÉ. Certaines nouvelles pratiques sont insoupçonnées dans un premier temps, comme ici la manière différente de construire les barèmes des évaluations. D’autres sont déstabilisantes, comme la découverte des manuels scolaires imposés, perçue comme limitant la liberté pédagogique, ou encore le tutoiement de l’enseignant par les élèves, qui engendre une manière différente de construire la relation pédagogique. Ces incidents amènent le plus souvent les EFÉ à s’ajuster et à s’approprier les gestes et références locales.

Collaboration et communication

La troisième catégorie d’incidents critiques renvoie à la « collaboration et communication », centrales et omniprésentes dans cette profession relationnelle. Ces incidents ont pour objet ce qui est thématisé ou non dans la collaboration, la manière dont cela est verbalisé, ainsi que la forme et les modalités d’interaction avec les collègues. La communication peut être verbale ou non verbale, implicite ou explicite, et plusieurs incidents sont liés à l’absence de communication. Les incidents critiques relevés touchent souvent à la collaboration au sein du binôme d’enseignement lors d’emplois à temps partiel, fréquents dans l’enseignement en Suisse (Rey et Gremaud, 2013). Ils révèlent des mécompréhensions dans la définition des rôles de chacun ou dans les conceptions implicites de l’enseignement.

Sasha a ainsi pris conscience d’un décalage important dans la perception de la qualité de la collaboration avec sa collègue de duo, quand la directrice de l’école l’a informée que son contrat ne serait pas renouvelé en fin d’année. Cette annonce l’a atterrée, car rien n’avait été exprimé ni de la part de la directrice d’établissement, ni de sa collègue, quant à leurs attentes. Avec le recul, elle formule l’hypothèse d’un décalage culturel lié à la communication :

Je me suis souvent [demandé] si c’était dû à la culture ou si c’était dû aux personnes. Parce que moi, je viens d’une culture où on dit les choses ouvertement et directement. Ici, je n’ai pas eu cette impression. J’ai eu l’impression que les gens ne disent pas, que tout le monde se tait [...] et en plus de ça, on parle dans le dos.

Pour Sacha, cet incident renvoie à la difficulté de verbaliser les différends dans la collaboration professionnelle. D’autres incidents critiques concernent également la communication avec la direction d’établissement. Loin d’être systématiquement négatifs, ces incidents peuvent aussi être associés à des vécus positifs, lorsque les collègues de l’établissement sont source de soutien et que la collaboration est enrichissante.

Incidents critiques et accompagnement à l’insertion professionnelle des enseignants formés à l’étranger : le cas d’Helena

Le récit du parcours de chaque EFÉ interrogé est à la fois unique dans la singularité de chaque trajectoire et comparable aux autres quant à la présence d’incidents critiques qui ponctuent l’insertion professionnelle. Nous présentons ici la trajectoire d’Helena, une enseignante engagée à temps partiel dans deux établissements différents, à partir de quelques incidents critiques emblématiques. La figure 3 déroule le fil de sa trajectoire, reconstituée ici chronologiquement, rythmée par un nombre important d’incidents, en particulier au cours de la première année d’enseignement. Il s’agira également de comprendre dans quelle mesure le soutien et l’accompagnement, formel ou informel, ont constitué des ressources dans son parcours.

Dans l’un des établissements où elle travaille au cours de sa première année d’enseignement en Suisse, Helena vit rapidement une charge de travail importante : « On recevait beaucoup trop de courriels, beaucoup trop d’informations, j’ai été submergée, à tel point qu’à la fin, je n’arrivais même pas à ouvrir mes emails. » Dans cet établissement, un premier incident survient lorsqu’un parent d’élève reproche à Helena d’avoir puni son fils, insistant sur l’origine d’Helena : « Une maman m’en voulait vraiment par rapport à son fils. […] Lors de la réunion avec tous les parents, [elle a dit] : “On n’est pas en France ici, donc on ne peut pas tout faire comme en France”. » L’incident thématise l’extranéité professionnelle d’Helena et, dans ce contexte, met en question sa légitimité professionnelle en soulignant son déficit d’ancrage local. Mais il s’avérait que la punition en question avait été donnée par la collègue d’Helena : « Du coup, on lui a dit : “mais écoutez, ça tombe mal, ça n’est pas la Française qui a puni votre enfant, en fait. C’était bien la collègue, qui était suissesse” ».

Figure 3

Sélection d’incidents critiques dans la trajectoire d’Helena, par catégorie et ordre chronologique

Sélection d’incidents critiques dans la trajectoire d’Helena, par catégorie et ordre chronologique

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Travaillant à temps partiel, Helena partage sa classe avec sa collègue de duo, avec qui elle collabore difficilement, ne partageant pas les mêmes « manières de voir l’enseignement ». De plus, sa collègue a des attentes vis-à-vis d’Helena auxquelles elle n’arrive pas à répondre, connaissant encore mal le fonctionnement de l’établissement. L’absence de ressources d’Helena pour faire face à la charge de travail, les remises en question de sa légitimité et l’absence de conceptions concertées de l’enseignement au sein du duo semblent amplifier l’isolement d’Helena. Sa découverte tardive de certains modes de fonctionnement de l’établissement d’accueil empire sa situation. Rétrospectivement, Helena estime qu’une explicitation des modalités de communication dans le contexte professionnel aurait pu faciliter son parcours :

[Avec] mes collègues en France, on a toujours été très directs, je n’ai jamais été confrontée à cette réserve. Quand il y avait un problème, la personne le disait. […] [Si seulement on m’avait dit :] « Tu sais, là, certaines personnes ne te diront pas tout, il faudra que tu lises entre les lignes, que tu décortiques beaucoup le silence des gens. »

Si Helena tente de s’approprier les pratiques en vigueur dans le contexte local, ce processus est difficile puisque « la communication était vraiment rompue avec la collègue ». Ainsi, lorsqu’au cours d’un autre incident, le directeur d’établissement demande à vérifier ses planifications de français, Helena se tourne vers une formatrice praticienne de l’IntroProFR :

C’est elle qui m’a montré [comment faire], et puis elle m’a fait découvrir sa classe, elle m’a fait montrer des planifications. Parce que ce qui m’était reproché [par le directeur d’établissement], c’est que mes planifications ne correspondaient pas à ce qui était attendu. […] Donc lui, il s’attendait à une certaine forme que moi, je [ne connaissais] pas. […] Et on a repris [les planifications avec la formatrice], pour la forme. Et puis, il y a eu tout un travail psychologique à côté. [Elle m’a dit :] « tu es dans la bonne direction, tu as beaucoup d’empathie vis-à-vis de tes élèves, tu as de très belles qualités d’enseignante. [Le directeur] ne les voit pas, mais base-toi sur ça pour continuer dans ton travail. »

Deux autres incidents vont aggraver la situation : Helena manque la préparation d’une activité extrascolaire – il s’agissait d’un événement pour récolter des fonds en faveur de l’école : « Je travaillais [dans l’autre établissement] le vendredi, et j’ai oublié la réunion. […] Pour moi ça n’avait pas vraiment d’importance, mais en fait non, ça avait une très, très grande [importance] ».

Elle manque ensuite une deuxième réunion, annoncée par le directeur par l’entremise d’une messagerie privée, mais Helena n’avait pas reçu l’informaton. L’incident suscite une spirale négative attisée par la pression de la direction d’établissement : « mon directeur d’établissement, qui m’attend devant la porte, me dit [que] c’est inadmissible, que je suis à deux doigts de me faire virer ».

Helena étant très affectée, c’est à nouveau l’intervention de la formatrice praticienne d’IntroProFR qui permet d’apaiser la situation. En se rendant à plusieurs reprises dans la classe d’Helena, elle accompagne l’enseignante à prendre de la distance par rapport à la situation, en identifiant avec elle ses possibilités d’action.

Ce soutien, en fait, de cette enseignante [formatrice] qui m’a suivie, c’était vraiment indispensable. […] Sans [elle], non, je ne pense pas que j’aurais pu prendre du recul par rapport à cette situation.

Appuyée par la formatrice praticienne, Helena sollicite un arrêt médical de travail pour l’emploi à temps partiel dans cet établissement. Parallèlement, Helena se sent bien dans son autre poste à temps partiel, reçoit des félicitations pour un projet qu’elle y a conduit, et elle y poursuit son travail d’enseignante : « j’ai vraiment eu une très belle expérience avec les collègues [de l’autre établissement]… j’ai eu besoin de [ça] pour pouvoir m’en sortir aussi ».

L’année suivante, Helena poursuit sa trajectoire d’enseignante dans un troisième établissement, et elle décide d’y travailler à temps partiel. Rétrospectivement, Helena estime qu’elle a fait « beaucoup d’erreurs en tant que nouvelle enseignante arrivant de l’étranger », notamment en sous-estimant la charge de travail qu’impliquerait le cumul de deux postes, mais aussi en mésestimant l’importance de clarifier les attentes et la relation au sein du duo.

Discussion conclusive : du sens de l’expérience à l’ajustement du pouvoir d’action

L’analyse des récits révèle que les incidents critiques constituent souvent des épreuves dans les parcours des EFÉ, mais aussi des occasions de construire le sens de leur expérience, de consolider ou de nuancer leurs représentations et d’ajuster leur pratique (Leclerc, Bourassa et Filteau 2010). Ayant conscience de leur « extranéité professionnelle », qui leur est parfois reflétée comme un stigmate au cours des incidents relatés, les EFÉ cherchent à donner du sens à ces événements, désireux de comprendre les attentes émanant de leur nouvel environnement professionnel. Mais si l’adoption d’une posture réflexive semble spontanée dans le récit de certains EFÉ, encore faut-il disposer des ressources personnelles et sociales qui permettent de faire ce pas de côté. Lorsque le soutien social fait défaut dans l’établissement et que les relations professionnelles y sont dysfonctionnelles, un accompagnement externe peut s’avérer déterminant. L’accompagnement professionnel fut ainsi essentiel dans la trajectoire d’Helena. S’inscrivant dans la durée, il lui a permis de donner du sens à son vécu, de reconnaître les contraintes de la situation et d’identifier ses marges de manoeuvre, puis de se repositionner face à cette situation, en s’appuyant sur une compréhension renouvelée des incidents traversés :

Il y avait trop de choses qui parasitaient. En fait, j’étais incapable de me poser, d’avoir du recul sur ma pratique. Je ne voyais pas du tout ce qu’on me reprochait. Je n’arrivais pas, sans [la formatrice], à dédramatiser [un petit peu], […] prendre du recul.

L’accompagnement professionnel trouve dans la mise en récit des incidents critiques un point d’ancrage opérationnel, puisque ces événements bousculent les routines de l’enseignant et suscitent une quête de sens et de réponses possibles. Les incidents critiques offrent ainsi des occasions de co-problématiser l’activité professionnelle, de construire, de manière dialogique, des interprétations de ces événements, et au-delà, d’interroger les conceptions qui fondent les pratiques (Mettraux, 2021; Paul, 2020). Revisiter ces incidents critiques nous semble une piste pertinente à poursuivre dans une perspective d’accompagnement professionnel, afin de faciliter le passage de ces épreuves au statut d’expérience verbalisée, construite et problématisable.

À l’instar d’Helena, au cours des dernières années, des centaines d’EFÉ se sont insérés professionnellement dans un établissement scolaire en Suisse. Si les épreuves résultant du cumul d’incidents critiques analysés dans cet article peuvent être le lot de tout enseignant novice débutant sa carrière professionnelle, l’étude des parcours des EFÉ offre un effet de loupe sur certaines dimensions de l’insertion professionnelle, notamment autour de l’ancrage local de la figure de l’enseignant, qui fonde des attentes au prisme desquelles les EFÉ sont appréhendés. L’effort d’adaptation des EFÉ aux conditions locales de la pratique se déroule essentiellement dans une optique assimilationniste, comme si leur expérience professionnelle antérieure devait être gommée dans ce qu’elle a de singulier, laissant peu de place à l’affirmation d’un style professionnel propre qui se construirait en tirant parti des expériences professionnelles dans plusieurs pays. A contrario, l’enchaînement de ces épreuves amène certains EFÉ à contester leur choix professionnel, à arrêter leur travail, voire à abandonner leur carrière dans l’enseignement.

Ce constat nous amène alors à interroger la place des établissements dans le soutien à l’insertion professionnelle des EFÉ, ainsi que le rôle de la formation continue. Plusieurs pistes peuvent être esquissées à cet égard. En premier lieu, il importe de sensibiliser les directions et les collègues de l’établissement autour de la nécessité d’accueillir et d’accompagner les EFÉ dans leur découverte du nouveau contexte professionnel (Broyon, 2016; Morrissette et al., 2018). Cela inclut l’explicitation des attentes, du fonctionnement de l’établissement et des habitudes en matière de collaboration, et plus largement, l’ouverture et la disponibilité. Comme nos résultats le soulignent, ces éléments sont loin d’aller de soi dans des contextes marqués par un fort ancrage local, où la verbalisation des référents communs n’est pas toujours conscientisée, ou peut sembler superflue, renvoyant à une certaine forme d’ethnocentrisme de l’institution scolaire (Ogay, 2017). En second lieu, des dispositifs de formation soutenant l’interprétation de ces incidents en vue de l’adaptation de la pratique au nouveau contexte professionnel sont pertinents, et ce, d’autant plus lorsque le soutien dans l’établissement fait défaut. Les analyses de pratiques ou d’incidents critiques (Leclerc et al., 2010), en formation continue ou à travers l’accompagnement par un intervenant externe à l’établissement, permettent de créer cet espace dans le cadre duquel problématiser les écueils rencontrés, ainsi que les écarts entre les différents mondes professionnels. Renvoyant à des dimensions à la fois objectives et subjectives des parcours d’insertion, les incidents critiques peuvent ainsi devenir un levier de développement professionnel, tant pour les EFÉ que pour les établissements qui les accueillent.