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Introduction

Dans la foulée d’un développement technologique réalisé dans le sud des États-Unis au cours de la dernière décennie[1], une nouvelle industrie se manifeste au Québec depuis un peu plus de quatre ans[2], soit l’extraction du gaz naturel à partir des schistes présents surtout dans le sous-sol de la vallée du Saint-Laurent. Quelle est la valeur de cette ressource dont le gouvernement québécois est propriétaire et quel sera l’impact économique de son exploitation? L’analyse de ces deux questions doit prendre en compte l’intégration du marché de gaz naturel entre le Canada et les États-Unis. Je présente les implications de cette intégration dans la section 1 et je traite du sujet de la valeur de cette ressource dans la section 2 et de celui de l’impact économique de l’exploitation, dans la section 3. Quelques commentaires sur les possibilités de développement de l’industrie au Québec apparaissent en conclusion.

1. Intégration du marché du gaz naturel entre le Canada et les États-Unis

Les conditions de demande et d’offre déterminent la valeur d’une ressource. Depuis l’entente de libre-échange signée entre le Canada et les États-Unis en 1989, il existe un marché intégré du gaz naturel pour ces deux pays. Tous les utilisateurs ont accès à ce grand marché concurrentiel composé de plusieurs noeuds régionaux. Les prix à ces noeuds sont reliés entre eux et les différences régionales de prix proviennent des coûts de transport. Ainsi la différence de prix entre le noeud d’AECO en Alberta et la zone est de TransCanada Pipelines (TCPL) qui englobe la partie sud du Québec provient du coût de transport entre ces deux noeuds, tout comme celle entre l’Ontario et le Québec provient du coût additionnel de transport entre Dawn, un important site d’entreposage situé au sud de l’Ontario, et la frontière du Québec[3].

Plusieurs implications découlent de l’intégration du marché entre le Canada et les États-Unis. D’abord, il n’y a pas un prix québécois du gaz naturel mais un prix du gaz naturel au Québec qui reflète les conditions nord-américaines de ce marché. La production du gaz naturel issue du Québec s’ajouterait donc à celle du reste de l’Amérique du Nord et elle contribuerait ainsi à la baisse du prix à ce niveau, que ce soit en Ontario, à New York ou en Californie.

Si nous prenons en considération le coût de transport, les consommateurs québécois continueront de payer le prix du gaz naturel à Dawn en Ontario plus le coût de transport jusqu’à la frontière québécoise tant et aussi longtemps que la production demeurera inférieure à la consommation au Québec. Le jour où la production excèdera la consommation, c’est-à-dire, le jour où le Québec deviendra un exportateur net de gaz naturel, le gaz provenant du Québec recevra à Dawn le même prix que le gaz provenant de l’Alberta puisque ces deux gaz seront en concurrence. Le prix au Québec deviendra donc le prix à Dawn moins le coût de transport du Québec vers l’Ontario.

À cause de l’intégration nord-américaine du marché, les politiques de sécurité énergétique sur une base provinciale ou régionale n’ont plus de sens. Il n’est plus possible de diminuer les risques de changements abrupts de prix par la diversification des approvisionnements puisque les chocs se répercutent au même moment sur l’ensemble du marché. C’est la nature même de l’intégration. Ainsi les Albertains subissent présentement les mêmes variations du prix du gaz naturel que les Ontariens et les Québécois même si les premiers en produisent et non les seconds.

Les analystes de politiques énergétiques utilisent fréquemment le coefficient d’indépendance énergétique; ce dernier est le rapport entre la production d’énergie primaire d’une province ou d’un pays et sa consommation. Sur la base de cette définition, la production de gaz de schiste au Québec accentuera son indépendance énergétique puisque tout le gaz qui y est actuellement consommé origine de l’Alberta. L’argument en faveur de l’indépendance énergétique n’a pas plus de fondement que celui en faveur de la sécurité énergétique. Dans un marché intégré, il n’y a plus d’indépendance mais de l’interdépendance. L’offre québécoise s’ajoutera à l’offre nord-américaine et la demande québécoise continuera de participer à la demande nord-américaine. Du gaz, c’est du gaz et l’idée de se libérer du gaz albertain est sans objet.

2. Valeur

La valeur du gaz provenant des schistes est la différence entre son prix déterminé sur le marché nord-américain et son coût local de production qui incorpore non seulement les coûts apparaissant au bilan des producteurs sans les redevances, mais aussi les coûts non compensés des impacts environnementaux.

Au Québec, le gouvernement est propriétaire des ressources du sous-sol et les détenteurs de permis d’exploration accordés par ce même gouvernement doivent négocier l’accès à la surface pour la réalisation des travaux selon les modalités contenues dans la Loi des mines qui permet l’expropriation à cette fin. Il est possible que des voisins subissent des inconvénients causés par le bruit, la congestion ou l’impact visuel mais ne reçoivent pas de compensation; les municipalités peuvent également supporter des coûts additionnels pour l’usage et l’entretien des routes. Même s’il n’y a pas compensation, il s’agit bien de coûts réels qui doivent être pris en considération dans la mesure du coût pour la société. Ces coûts non compensés peuvent affecter l’acceptabilité sociale des projets.

La différence entre prix et coût, appelée la rente, sera la contribution réelle à l’accroissement du revenu par habitant du Québec. Les ressources naturelles ont cette caractéristique particulière de permettre l’accroissement du revenu réel par habitant par l’écart qui peut se dégager entre le prix et le coût[4]. Par contre, l’augmentation du nombre d’emplois dans ce secteur fera croître la taille de l’économie du Québec avec les avantages (biens publics) et inconvénients (congestion) qui s’en suivent, mais non le revenu réel par habitant[5].

La rente est spécifique à chaque bassin gazier puisque les coûts d’exploration et d’exploitation diffèrent d’un bassin à l’autre. L’ordre des coûts détermine généralement l’ordre de développement : on développe d’abord les sites ayant les coûts les plus faibles et on ne lance l’exploitation des sites ayant des coûts plus élevés que lorsque la hausse de prix causée par la rareté croissante le justifie[6].

Actuellement, on ne dispose que de peu d’information sur les coûts de production du gaz de schiste au Québec. Trente puits seulement ont été forés jusqu’à présent et il n’y a pas encore de production commerciale. Les coûts des puits déjà forés ne sont pas de bons indicateurs des coûts plus faibles qui pourraient exister si l’industrie atteignait une taille suffisante pour qu’une industrie locale de services se développe. Les services généralement achetés sur le marché local portent sur les équipements de forage, les travailleurs spécialisés pour les opérer, les substances de fracturation et le traitement des matières résiduelles. Le coût moyen par puits foré au Québec est de 7 millions $ en 2010 alors qu’il n’est que de 4 millions $ dans le schiste de Marcellus en Pennsylvanie. L’échelle d’opération explique cette différence : 10 puits ont été forés au Québec cette année-là et plus de 1 500 en Pennsylvanie. Comme le Québec ne dispose pas d’une industrie locale de services, les équipements et la main-d’oeuvre spécialisée sont importés de l’Alberta[7]. Il existe une interdépendance entre la taille de l’industrie, c’est-à-dire le nombre de puits forés annuellement, la présence d’une industrie locale de services et le coût moyen des puits forés. Selon Michael Bennion, président et chef de la direction de Questerre Energy Corporation, 150 à 300 puits devraient être forés par année pour qu’une industrie locale de services puisse apparaître[8].

En tant que propriétaire du sous-sol du Québec, le gouvernement québécois définit les règles d’accès aux ressources que son sous-sol contient; il définit donc les règles de la disposition de la rente. Au Québec, il n’y a pas d’enchères pour allouer les droits d’exploration comme c’est le cas en Colombie-Britannique et en Alberta[9]; c’est plutôt le principe du premier arrivé, premier servi qui s’applique. Les producteurs paieront une redevance au moment de la production et celle-ci a comme base le prix brut du gaz à la tête du puits, c’est-à-dire la valeur avant traitement et livraison au réseau de transport pour distribution. Il n’y a pas un marché immédiat existant à la tête du puits. Il faut donc estimer le prix à ce niveau. Le point de départ est le prix du gaz naturel provenant de l’Alberta et transporté par le gazoduc de TCPL jusqu’au réseau de Gaz Métro au Québec. C’est le prix qui sera payé pour du gaz québécois. De cette valeur, il faut soustraire les coûts pour transporter jusqu’au réseau de Gaz Métro et le coût de traitement et purification pour que le gaz livré rencontre les critères pour sa distribution. Ceci donne le prix estimé du gaz à la tête du puits qui est la base de la redevance. Le taux de cette redevance est de 10,0 % du prix pour une production moyenne quotidienne inférieure à 84,000 m3 et de 12,5 % pour l’excédent.

Il y a deux désavantages liés à l’usage de la formule actuelle du gouvernement du Québec pour retirer les bénéfices à titre de propriétaire de la ressource. Premièrement, les coûts ne sont pas pris en considération; ceci implique que le gouvernement recevra le même montant, que les coûts d’exploration et d’exploitation soient faibles ou élevés. Le reste de la rente reviendra aux entreprises et aux individus qui ont assumé le risque d’acquérir les droits d’exploration. Deuxièmement, certains dépôts à coûts relativement élevés ne seront pas développés même s’il serait rentable de le faire. En comparaison, l’allocation des droits d’exploration par enchères n’a pas ces deux désavantages.

La prévision des montants que le trésor québécois pourrait retirer à titre de redevances gazières est un exercice périlleux : il faut prévoir le prix du gaz naturel et le volume produit durant la vie de l’industrie. Simplement pour donner un ordre de grandeur, faisons l’hypothèse que la production soit égale à la consommation prévue pour 2011, soit 5 446 millions de m3 au prix actuel de 12,9 ¢/m3 à Empress en Alberta[10]. En ajoutant 6,1 ¢ pour le transport jusqu’à la frontière du Québec tel qu’estimé par Gaz Métro pour l’année 2010/2011 et en retirant 3,8 ¢ pour le traitement à la tête du puits, l’estimé du prix à la tête du puits est de 15,2 ¢/m3. Selon ces hypothèses, le trésor québécois percevrait des redevances gazières de 91,0 millions $ par année. Cependant il faut prendre en compte la réduction du paiement de péréquation qui résulterait de ce revenu additionnel de ressources naturelles car le Québec est une province bénéficiaire du régime de péréquation canadien. Selon la formule actuelle, 50 % du montant reçu en redevances serait ainsi soustrait du montant de péréquation payé par le gouvernement fédéral au Québec pour un gain net de 45,5 millions. Par rapport aux entrées budgétaires totales de 64,5 milliards $ en 2010-2011, ceci représenterait un apport infime de 0,07 %.

3. Impact économique

L’extraction du gaz naturel du schiste où il est prisonnier est une nouvelle industrie qui est en développement à l’échelle mondiale. Il est intéressant d’évaluer l’impact économique qu’elle pourrait apporter au Québec. Dans ce type d’analyse, les trois indicateurs utilisés à cette fin sont l’augmentation de la valeur ajoutée, c’est-à-dire, l’augmentation des revenus (salaires et rendement du capital), le nombre d’emplois créés mesuré en personnes année et les recettes fiscales et parafiscales des deux niveaux de gouvernement. Il est difficile de prévoir le développement de l’industrie du gaz de schiste au Québec, si développement il y a, et d’en estimer le contenu québécois des dépenses requises pour sa mise en valeur puisqu’il n’y a pas de production de gaz naturel dans cette province à ce moment.

Au printemps 2010, le groupe SECOR s’est livré à cet exercice en posant des hypothèses somme toute assez conservatrices : forage de 150 puits d’exploration par année avec un budget de 632 millions $ et un niveau de production équivalent à 50 % de la consommation québécoise en 2017. Le tableau 1 fournit un résumé des impacts directs (industrie du gaz de schiste) et indirects (les fournisseurs de cette industrie) tels qu’évalués par SECOR. La majeure partie des impacts provient de l’exploration plutôt que de l’exploitation et la valeur ajoutée constitue moins de 50 % du budget d’exploration. La création de 5 000 nouveaux emplois[11] surtout reliés à l’exploration est non négligeable compte tenu de l’importance que le gouvernement accorde à cet indicateur; en comparaison, une nouvelle aluminerie emploie environ 500 personnes. Par contre, les recettes des gouvernements, qui n’incluent pas l’impôt sur le revenu des corporations, sont plutôt modestes; les redevances contribuent 96 % des recettes fiscales et parafiscales d’exploitation pour le Québec.

Les informations présentées ci-haut ne concernent que le volet production de gaz de schiste au Québec. Il y a aussi des effets qui découlent des interactions entre les marchés des formes d’énergie. Un impact important pour le Québec de l’accroissement de l’offre de gaz naturel en Amérique du Nord est la baisse du prix de l’électricité à l’exportation qui résulte de la chute du prix du gaz naturel. En effet le gaz naturel alimente plusieurs centrales électriques dans les régions limitrophes du Québec et c’est le coût d’opération de ce type de centrale qui détermine fréquemment le prix de l’électricité dans les marchés voisins où Hydro-Québec est un exportateur. C’est un effet qui va se réaliser que le Québec produise du gaz de schiste ou non. Sur la base du faible prix attendu du gaz naturel, le département de l’énergie américain prévoit que la production américaine d’électricité à partir du gaz naturel augmentera de 115 terawatt/heures (tWh) de 2008 à 2020, soit 35 % de l’augmentation totale de la production d’électricité aux États-Unis au cours de cette période[12]. Ceci s’ajoutera aux 882 tWh déjà produits à partir de cette source en 2008 par rapport à une production totale de 3 981 tWh. Il y aura donc une progression importante de la production d’électricité à partir du gaz naturel chez nos voisins du sud. C’est une mauvaise nouvelle pour le gouvernement québécois qui compte accroître la production d’électricité renouvelable à des fins d’exportation.

Conclusion

Y aura-t-il une industrie du gaz de schiste au Québec? Ceci dépendra du contexte économique et de l’acceptabilité sociale de cette industrie. Sur le plan économique, le prix du gaz naturel est actuellement très bas : il a chuté de 50 % depuis janvier 2009, en grande partie à cause de l’apport de ce nouveau gaz naturel. Le développement de l’industrie en sol québécois repose sur sa position relative au chapitre des coûts par rapport aux autres régions en Amérique du Nord.

Sur le plan de l’acceptabilité sociale, nous assistons à l’arrivée d’une nouvelle industrie en milieu habité et son encadrement réglementaire s’appuie sur la Loi des mines. Ce cadre réglementaire s’est avéré acceptable pour les sites miniers développés dans le nord du Québec où peu de personnes résident. Il semble que ce ne soit pas le cas pour les milieux habités. C’est la responsabilité du gouvernement du Québec d’instituer un cadre réglementaire approprié pour que les effets de nuisance actuellement non compensés pour des citoyens et des municipalités soient davantage pris en considération.

Tableau 1

Retombées économiques en 2015

Retombées économiques en 2015
Source : SECOR, Évaluation des retombées économiques du développement des schistes de l’Utica, rapport final soumis à Association pétrolière et gazière du Québec, 71 pages, mai 2010

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