ChroniquesFéminismes

Les images qu’il nous manque

  • Marie Parent

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  • Marie Parent
    Collège militaire royal de Saint-Jean

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Cover of Madeleine Gagnon, Volume 48, Number 1 (142), Fall 2022, pp. 9-206, Voix et Images

« La première fois que j’ai fait l’amour avec une femme, écrit Julie Delporte, je n’avais pour références que des dessins et des films réalisés par des hommes. » Ainsi s’ouvre Corps vivante, roman graphique qui retrace le passage de l’hétérosexualité à l’homosexualité de son autrice. Chez Delporte, ce manque d’images produites par des femmes, qui correspond à un manque de points de repère, ne signifie pas seulement qu’un savoir-faire lui échappe, mais qu’une forme d’identification à des « modèles », qui l’accompagneraient et compenseraient son arrivée tardive à la sexualité entre femmes, lui est interdite. Sa première partenaire ne ressemble « à aucune des lesbiennes fantasmées par les hommes » (18). L’imaginaire de l’amour lesbien, parce qu’il est en partie capturé par les hommes, laisse une sensation de vide et d’inadéquation à ses protagonistes réelles. Delporte remédie à ce vide en fréquentant des oeuvres produites par des femmes, qui viennent nourrir sa démarche, mais aussi en produisant elle-même des dessins qui évoquent la forme de l’herbier, en tant que collection de spécimens végétaux (plantes, roches, fleurs) et culturels (tissus à motifs, images de films, icônes féministes), où domine le motif de la vulve, et qui lui permettent de reconstituer la trame narrative de sa sexualité : « Un jour, je suis tombée amoureuse d’une femme, mais mon histoire ne commence pas là. » (33) Les films de Chantal Akerman servent d’abord de médiations entre la narratrice et la mise en récit de son rapport au désir et à la jouissance, à travers une série d’illustrations de corps féminins enlacés. Delporte regarde à trois reprises Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, pour finalement comprendre le sens du meurtre commis par Jeanne à la fin du film. C’est la trahison du corps qui jouit malgré soi, à l’encontre du désir, qui constitue le point de départ de sa réflexion : « Penser au nombre de fois où j’ai fait l’amour sans le vouloir me fait peur. » (49) Le récit de la venue à l’homosexualité est donc inséparable d’une histoire ponctuée d’agressions, mais aussi, plus « ordinairement », de pratiques hétérosexuelles conditionnées, imposées, où le désir de l’autre annule la possibilité même de voir surgir un désir à soi. L’histoire sexuelle de la narratrice est marquée par les abus, mais aussi les malentendus : « [Le garçon] avait pris ma gentillesse pour du désir. […] J’en ai conclu que j’avais été violée par mégarde. » (70) Au-delà du sarcasme émanant de cette tournure de phrase, où l’on peut observer un exemple de plus des problèmes de consentement qui grèvent les relations intimes, Delporte me semble cerner quelque chose de plus troublant et de plus subtil : cette inattention aux manifestations du désir chez l’autre, qui s’apparente en fait à une incapacité à décoder ces manifestations, une forme d’analphabétisme interpersonnel peut-être lié à ce manque d’images, d’une culture visuelle « au féminin », laquelle permettrait à tous et à toutes de savoir lire le désir des femmes – de toutes celles qui s’identifient comme femme, s’entend. Delporte cherche elle-même à échapper à ce brouillage, qui affecte sa propre réception des signaux que lui envoie son corps, et nous fait entendre en filigrane le discours autoritaire du psychologue, du professeur de cinéma, qui trouble l’interprétation, sème des fausses pistes, jusqu’à ce que « quelque chose chang[e] dans [son] regard » (93) et qu’elle se réapproprie sa quête de sens. « Ce que j’avais raté de la féminité n’avait plus d’importance. J’étais soudain libérée de mes obligations » (106), confie la narratrice. L’obligation d’être belle, de séduire, de se montrer …

Appendices