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Pour ma première chronique en ces lieux, j’ai commencé par me dire qu’il serait bien avisé de choisir des romans dans lesquels la joie exulte plutôt que des livres qui reconduiraient le poncif voulant qu’il ne se fasse pas de bonne littérature en présence de bons sentiments. Mon scrupule, en l’occurrence, m’amenait à souhaiter que d’aucuns s’exclament : voilà ! enfin une plume critique n’entendant pas céder aux atermoiements contemporains sur les malaises et les quêtes identitaires, et encore moins au fantasme d’une écriture souveraine, autotélique et subjuguée par son propre foisonnement. Bref, une plume sachant exiger davantage de réel quand il le faut, pour égayer ceux qui commencent à bayer aux corneilles au fond de la salle. Or, vous me voyez venir, j’ai dû me raviser assez vite. Cela dit, la faute n’est pas celle des deux romans dont je m’apprête à parler : Les manifestations[1] de Patrick Nicol et Mon ennemie Nelly[2] de Karine Rosso.

La littérature québécoise, ou plutôt la charpente historique qu’on lui a construite au gré des programmes collégiaux et universitaires depuis plus de cinquante ans, entretient un rapport fort ambivalent avec ce que j’appellerai ici, à défaut de meilleurs mots, la médiocrité et le désappointement qui l’accompagne. On a sondé les terroirs littéraires d’antan pour montrer que la pauvreté atavique y prend racine jusqu’à la roche-mère, discouru sur l’esthétique ti-pop et les perrons de dépanneurs, tressé des couronnes aux perdants magnifiques, parlé d’intimisme et accueilli à bras ouverts les tourments de l’autofiction. L’humiliation, la petitesse, l’inavouable : on connaît. Il reste qu’on croit vaille que vaille que la parole et l’écriture continuent de bruire quand le vent tombe. La littérature québécoise ne craint pas la pauvreté des ressources, ni des moyens, ni même celle des sentiments. Mais jusque dans ses confins, l’idée qu’il puisse pour des êtres n’y avoir rien à dire ni à penser lui demeure étrangère. Les culs-de-sac de l’âme y sont rares, comme l’est le véritable anonymat de ceux qui se savent oubliés avant même d’avoir disparu. Et ce ne sont pas là que considérations poétiques. Sur son versant social, la médiocrité s’étend à perte de vue. Elle s’infiltre dans les paysages et les villes. Elle est peut-être l’horizon le plus démocratique qui soit.

De Patrick Nicol je conservais le souvenir de La nageuse au milieu du lac (Le Quartanier, 2015). Celui d’avoir été en présence d’une langue si maîtrisée, si paradoxalement vibrante dans son calme et sa justesse qu’une fois ma lecture terminée, j’en avais malheureusement oublié tout le reste, intrigue, personnages et dénouement. Voudrais-je sciemment répéter cette étourderie avec Les manifestations que je n’y parviendrais pas. Ce roman, long quoique d’une lecture aisée, coulante, étrangère à la fatigue, restera longtemps en moi. Il compte parmi les oeuvres de fiction les plus justes et captivantes qu’il m’ait été donné de lire sur la médiocrité — qualité dont on aura compris qu’elle n’a à mes yeux rien d’essentiellement négatif d’un point de vue littéraire.

Nicol, avec ce douzième ouvrage, a composé un récit qu’on se gardera de qualifier de « choral » malgré les apparences. Des personnages et des points de vue s’y entrecroisent en des chapitres courts, mais l’enjeu premier n’est pas de répartir leurs voix égalitairement. Un personnage nommé Paul occupe le centre de la composition. Homme au mi-temps de la vie, clerc discret à la Société d’histoire et de généalogie de la ville de Sherbrooke, englué dans les soins qu’il se sent le devoir de prodiguer à sa mère sénile, Paul existe comme une étoile effondrée au milieu de ses semblables. Ses vrais compagnons sont les spectres qu’il s’efforce de traquer dans les interstices des documents historiques locaux dont il a la charge, ou sur les façades subsistantes du Sherbrooke du xixe siècle qu’il observe au gré de ses errances. Mais même cela lui paraît dérisoire. Paul est un érudit sans fond. Il n’y a rien en lui pour refléter son savoir archivistique en lui insufflant une seconde vie diurne, une palpitation contemporaine.

Sarah, sa conjointe, cherche sans vergogne la vie ailleurs. Elle est déçue de Paul, lui reproche son manque de vitalité, pour ne pas dire de virilité. Leur adolescente Ophélie s’abîme quant à elle dans des zones peu recommandables d’Internet. Elle traque les images des plus ignobles maladies en espérant tomber sous le coup d’une d’entre elles, dont le spectaculaire la sauverait du diagnostic d’hypocondrie qui lui pend au bout du nez. Elle subtilise la carte de crédit parentale, puis tombe dans une arnaque où il s’agit de maintenir en vie une grande malade en live-stream continu. Dans un cercle plus élargi évoluent les collègues de Paul, avec au premier chef Madame Allard, la pétulante directrice de l’aile généalogique. S’y ajoutent Manuel, l’amant de Sarah aux bras hospitaliers mais à la conversation atone ; les amies d’école d’Ophélie, qui picorent avec elle dans les chat rooms interlopes ; puis, bientôt, un Français fantasque et roublard dont l’irruption au milieu du livre entraînera Paul dans la quête improbable du célèbre urinoir que Marcel Duchamp aurait fait exposer jadis à New York sous le titre de Fontaine et qui, il y a des raisons de le croire, se trouverait au fond d’un débarras de l’édifice sherbrookois du Monument-National. La plupart de ces personnages vivent comme des noyés en sursis ; ils cherchent à toucher une existence au-delà du cadre qui leur a été imparti mais, comme le nageur qui n’a plus pied, ils ne parviennent qu’à s’agiter sur place, les bras tendus vers le haut, vers une lumière et un air de plus en plus raréfiés.

J’ai résumé là à peu près les deux tiers des 443 pages du roman de Nicol. Le reste, intercalé dans l’ensemble par petits épisodes, est consacré à deux moments historiques où les arts littéraires ont côtoyé au plus près l’occultisme. Victor Hugo, exilé sur l’île de Jersey pour s’être opposé à Napoléon III, s’adonne avec son entourage aux séances de spiritisme alors en vogue et qu’on appelait communément tables tournantes (« eux disaient : les tables parlantes » [67], précise Nicol). André Breton, dans le Paris de l’entre-deux-guerres, rencontre Philippe Soupault, découvre avec lui l’écriture automatique, puis rassemble une coterie de jeunes poètes dont les séances de demi-sommeil collectif font s’aboucher la création littéraire et la transe médiumnique. Nicol maîtrise son histoire littéraire sur le bout des doigts, et c’est un plaisir, déjà, de suivre le fil de ces épisodes qu’on croit connaître en vertu du prestige de leurs acteurs mais qui s’avèrent, dans les détails, modiques, pleins de zones grises et d’inaboutissements. Tous à Jersey, sauf Hugo, finissent par se lasser des esprits célèbres convoqués autour des tables. On cesse d’y croire vraiment. Il est en outre quasi avéré, nous dit Nicol, que les jeunes surréalistes ont confondu leur enthousiasme, et Breton son désir de briller, avec la voix surgie des limbes « que tous portent et qui est la même pour tous » (299). Cela est bien beau, mais quel rapport avec le petit assemblage de dépressifs sherbrookois sur lequel le roman repose ?

Les manifestations n’est pas long et vaste en vain. C’est un roman qui cherche à embrasser ce qui dure et ce qui s’estompe dans un même mouvement. Ainsi des deux célébrités littéraires choisies par Nicol. Hugo et Breton se rejoignent une première fois dans leur intérêt pour le spiritisme. Mais une seconde fois, et c’est elle qui compte vraiment, dans la vanité qui les caractérisa leur vie durant et qu’ils imposèrent à seule force de caractère. Ils sont l’envers exact du personnage de Paul. Lui pourtant lettré, pourtant talentueux, claudique autour de l’abîme d’une personnalité absente, alors qu’eux ont vécu en tous points comme des monuments qui se savaient monumentaux. C’est ici qu’il faut s’arrêter sur le titre équivoque choisi par Nicol pour son roman. Hormis le parallèle évident avec Les contemplations hugoliennes, les manifestations sont celles des esprits frappant sur les tables du xixe siècle. Elles sont encore ce qui fait s’agiter les lèvres des surréalistes en transe dans les cafés et les appartements du vieux Paris. Toutefois, s’arrêter à ce premier sens appauvrirait la lecture. Il y a également quelque chose qui se manifeste dans chaque document d’archives manipulé par Paul, aussi anecdotique soit-il. Les bâtiments du Sherbrooke historique sont faussement immobiles ; ils « se dégradent, se défont et se refont, changent constamment de nature et de fonction. […] [Paul] voit ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus en même temps, passé et présent en couches superposées » (41). De fait, tout ce qui arrive à Paul et aux autres personnages, à commencer par leurs rencontres et leurs liens ténus, surgit d’un lieu en deçà ou au-delà de leur volonté. Les replis du temps et de l’espace font s’échapper des surplus de sens possible quoique rien ni personne ne sache comment accueillir ces signes désordonnés. Le monde se manifeste sans cesse à travers tout ce qui le compose, mais rien ne dit que ces manifestations soient dirigées à notre endroit.

Il me semble ainsi que la force souterraine et considérable du roman de Nicol consiste en un travail sur la texture même de l’Histoire, plus précisément sur ce qu’elle refoule et obscurcit dans son partage éternel entre ce qui mérite l’estime des siècles et ce qui peut s’effriter en ne laissant au mieux que des traces documentaires, administratives. On peut sans erreur choisir de penser aussi la médiocrité de cette façon, à savoir comme une illusion d’optique produite par notre éloignement ou notre proximité face à ce qui a eu lieu. Il n’est pas exagéré de dire que l’architecture même du roman de Nicol veut rendre cette pensée vivante en nous.

Le renvoi dos à dos de la recherche sur le patrimoine historique et celle sur la généalogie locale en est l’exemple le plus probant. Dans les mots de Paul :

La généalogie a le vent dans les voiles. C’est malheureux, c’est incontestable et ça s’explique facilement : elle présente sur l’histoire l’avantage de parler de l’individu. Elle met l’individu en vedette et le présente comme porteur d’une graine qui aurait traversé le temps pour éclore ici, maintenant, dans sa petite personne.

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Paul n’y croit pas trop, à l’individu, lui qui, commençant vers le milieu du livre à recevoir de mystérieux courriels anonymes l’invitant à dévoiler son for intérieur, répond « quand je pense, souvent, ce n’est pas ma voix que j’entends » (294). Il a placé sa foi dans les constructions séculaires et les rues à l’ancienneté toute relative de sa ville. Mais il n’entretient pas d’illusions face aux politiques patrimoniales, car « ceux qui s’y intéressent sont encore suspects. Ils aiment la grandeur passée, la présence palpable des puissants » (129). La médiocrité broie Paul sur place, victime de la stupeur de l’être devant l’arbitraire historique de ce qui dure ou s’éclipse :

Il regarde encore une fois autour de lui : le béton, les escaliers, le caoutchouc antidérapant sur les marches et sur les rampes, la main courante dans les corridors, le lilas, le vert amande, le caca d’oie, son emploi du temps, toutes les pensées qu’il n’a pas et celles qui jouent en boucle dans sa tête. Comment ne pas penser qu’il aurait dû en être autrement ?

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Tout cela étant dit, n’allez surtout pas croire que le roman de Nicol est déprimant. La longueur de vue avec le je-ne-sais-quoi de plaisir apaisé qu’elle instille nous en préserve largement. L’écriture de Nicol se charge du reste. Elle se fait scrutatrice devant le monde matériel et joliment sarcastique, en indirect libre, afin non pas simplement d’en juger, mais de juger plutôt des liens toujours changeants qui nous y rattachent. En définitive, Nicol nous montre avec l’éclat le plus dense qu’il m’ait été donné de voir en littérature québécoise qu’écrire sur la médiocrité des faibles comme des grands est un geste foncièrement positif. Cela consiste toujours en un ajout, en un surcroît de détails gagné sur le rouleau compresseur de l’Histoire. En littérature, l’insignifiance n’a pas lieu d’être puisque, dans les mots mêmes de Patrick Nicol, il s’agit pour l’écrivain de pallier le manquement de l’Histoire : « ne pas créer un trou sans le combler » (429).

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Je connaissais Karine Rosso de réputation sans avoir lu une ligne d’elle. Je la savais auteure de nouvelles et codirectrice d’ouvrages universitaires consacrés à l’écriture des femmes[3], ainsi que cofondatrice de l’Euguélionne, première — et par là célèbre — librairie féministe au Québec. Mon ennemie Nelly est son premier roman. Et, oui, la Nelly du titre est bien Nelly Arcan. Quant à savoir en quoi elle fait figure d’antagoniste, il faut y regarder de plus près. Chez Rosso, il n’est pas du tout question de médiocrité, et encore moins de hasard. Sa protagoniste — son « double » comme on le dit ad nauseam en études littéraires — dispose d’une charge émotionnelle qu’elle peine à contenir. Celle-ci est toutefois contrebalancée par une capacité à l’autoréflexion omniprésente. On ne s’épuisera donc pas ici à tenter de redéfinir une énième fois l’autofiction à l’aune de l’écriture féminine. Ce livre est une autofiction bien assumée écrite par une femme qui a autre chose à faire que se demander à quelle enseigne logent ses émotions.

Mais cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas en terrain piégé. Si j’évoquais plus haut le roman de Nicol comme celui d’une déroute plurielle qui se déploie en étoilements, force m’est de constater que celui de Rosso est plutôt monomaniaque et serré sur lui-même comme un poing. Mon ennemie Nelly, tel qu’il m’est apparu, tente en fait de contenir trois romans dans sa courte durée. C’est d’abord le récit d’une jeune femme née au Québec dans une famille élargie d’immigrants argentins et qui cherche l’intégration dans le milieu culturellement et intellectuellement rébarbatif des études littéraires à l’université (l’UQAM, pour ne pas la nommer). C’est ensuite, chose rare en littérature, un roman construit sur une croyance apparemment sincère en la prédestination. Nelly Arcan, qu’on ne verra jamais apparaître comme personnage au sens fort, fait figure d’Ariane filant entre les chapitres et contaminant jusqu’aux phrases de Rosso qui l’interpelle au « tu » :

C’était le hasard qui m’avait mise sur la piste de ce petit boulot (même si Einstein, comme toi, ne croyait pas au hasard car Dieu, disait-il, « ne jouait pas aux dés »). Ma croyance reposait sur mon ignorance des détails fins. Plusieurs coïncidences troublantes allaient, encore une fois, s’accumuler ou pointer le principe de fusion qui poussait les atomes et les vérités les uns vers les autres et qui me menait vers la voie que tu me traçais…

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Enfin, et sans doute est-ce la conséquence directe des deux orientations romanesques susmentionnées, Mon ennemie Nelly est aussi un roman sur l’obsession en tant qu’elle peut éventuellement déboucher sur la psychose. La dernière portion du livre nous en donne d’ailleurs une terrible image dans un épisode surréaliste impliquant les souterrains de l’UQAM, une « odeur de viande farcie », un « petit tableau peint à l’encre de Chine » (152) et le fantôme de Nelly Arcan. C’est peut-être dans l’entrecroisement de ces trois modèles romanesques que se trouve la logique ou à tout le moins la cohésion qui semble, à vue de nez, faire défaut au livre de Rosso. C’est une piste de lecture féconde. En effet, la prédestination, les études universitaires et l’obsession peuvent, à bien y penser, apparaître comme trois modalités de l’enfermement.

Partant, Mon ennemie Nelly nous apparaît comme une espèce de livre-cerveau. Ses réseaux symboliques prennent du relief, et leurs référents, qui relèvent pourtant de régimes culturels et politiques distincts, en arrivent à se fondre les uns dans les autres à force de juxtapositions et d’entrecroisements. La narratrice s’est tournée vers les études universitaires à la suite d’un long séjour assorti d’une errance bohème en Amérique du Sud. La reconnexion avec sa culture ancestrale a remué en elle des émotions enfouies quant au rôle attendu pour son corps de femme en des sociétés moins scrupuleuses devant l’étalement sonore des désirs masculins. De retour à Montréal avec son conjoint Leo qui n’en pense pas moins, elle avoue sa perplexité devant le fait que les moeurs apparemment refroidies du Québec n’empêchent pas une violence sourde de luire au fond des regards. Elle se fait quelques amies délurées et s’inscrit à un cours sur la littérature des femmes (« la prof expliqua la possibilité de collectiviser le “je” […]. Visiblement elle s’employait à déconstruire ce que ses collègues nous avaient appris » [92]).

À l’occasion d’un cocktail universitaire abyssal où elle désespère de ses choix, une caricature d’étudiant en philosophie lui mentionne le nom de Nelly Arcan. C’est le début de l’obsession qui ne la lâchera pas, et Rosso n’y va pas par quatre chemins en filant ses métaphores : « Après t’avoir vue crucifiée, je t’avais (par instinct ou par lâcheté) reniée. Pour me faire pardonner, je finirais par prêcher ta parole jusqu’à en être habitée, hantée, poursuivie. » (102) Le monde du roman se crispe. Ses épisodes désordonnés commencent à grincer les uns contre les autres jusqu’à laisser tomber une manière de clé de lecture :

Selon un certain Sperber […] la culture était faite de tous les comportements (les paroles, les rituels, les actes) et de tous les produits (les écrits, les oeuvres) qui « proliféraient d’une façon virale ». […] (Moi-même, n’étais-je pas contaminée, infectée par la virulence de certaines pensées ?) […] D’autres écrivains ont exploré le principe des « univers qui bifurquent » en constatant que leur futur était entièrement déterminé par leurs conditions initiales, sans interventions du hasard.

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Avec ses allées et venues entre le milieu oppressant de l’université qu’elle appelle « le bunker » ou « l’Église sans dieu » (29) (qui connaît l’architecture de UQAM applaudira d’assentiment), son demi-sous-sol enténébré et la nuée étouffante de sa tribu familiale, la narratrice finira par perdre une partie d’elle-même tout en en acquérant une autre qu’il serait malvenu de dévoiler ici. Mon ennemie Nelly est un livre étrange, un roman qui accumule les indices de l’existence de liens entre toutes choses au point de ployer sous son propre effort et de laisser une impression d’inachèvement, celle d’avoir substitué à la déroute réelle l’horizon difficilement atteignable d’une écriture obsessive en contrôle d’elle-même.

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Les manifestations et Mon ennemie Nelly sont deux romans on ne peut plus éloignés dans le ton, le sujet, et dans la texture même des émotions qu’ils moulinent. Pourtant ils se rejoignent, ne serait-ce que brièvement, en ce qu’ils parviennent à inventer des moyens neufs pour dire combien la déroute imposée par la pesanteur sans ordre de la vie ordinaire prolifère jusque dans les fibres les plus intimes de l’être, et combien sous son empire les conjurations attendues n’ont la plupart du temps aucune efficacité.