Dans « Le conflit des codes dans l’institution littéraire québécoise », André Belleau distingue un appareillage institutionnel explicite et une norme implicite pour signaler leur interaction conflictuelle. Il insiste sur la manière dont la norme (littéraire et sociale) travaille toujours le texte et les discours par des voies informelles : « Il n’est donc possible de l’atteindre […] que dans la négativité ou la différence, c’est-à-dire par les empêchements, les tensions, les contradictions, les non-dits, les sur-dits. » La norme échappe à la création, mais, en creux, elle agit, façonne et contraint. Lise Tremblay est une écrivaine qui expose le travail de la norme, qui en fait un enjeu important de la représentation et de la prise de parole. Son oeuvre aborde de front la norme en proposant deux attitudes opposées à son endroit : la conformité, qui souligne le désir d’entrer dans le moule, ou son versant contraire, la différence, qui exprime une soif de sortir d’un milieu où tout est marqué du sceau du Même. Pour ce faire, Tremblay a procédé à un immense travail de mise à l’échelle afin de saisir comment les sujets sont refoulés de leur communauté — qu’elle soit intime ou culturelle — ou encore prisonniers d’elle, voire les deux à la fois. En mettant en scène la rue Mésy, le village, le chalet, la Main, elle a façonné une géographie nouvelle féconde pour cerner comment les corps, les mémoires, les représentations de soi, des autres et de la nature sont tributaires d’habitudes, de regards, de silences qui agissent et pèsent sur eux. Elle a aussi raconté le besoin pressant de faire éclater le petit milieu, celui qui enserre les protagonistes de ses fictions. Son écriture précise et puissante se situe sur cette ligne de partage des eaux : dire la conformité, sa protection et ses hontes (sentiment qui traverse presque l’entièreté de l’oeuvre) ; dire l’émancipation, avec ses fuites, sa marginalité et son exclusion potentielles. En 1990, Lise Tremblay fait paraître L’hiver de pluie, un roman sur la déambulation qui inaugure une oeuvre marquée par la concision, une écriture dure et elliptique, un regard perçant sur le Québec des marges. D’emblée associée à un renouveau de la littérature québécoise, étant qualifiée de romancière « de la désespérance » avec Carole David, Louis Hamelin et Christian Mistral ; dont les textes sont le signe d’un « renouveau du régionalisme » avec Éric Dupont et Nicolas Dickner ; de la banlieue avec Catherine Mavrikakis et Michael Delisle ; ou encore caractérisés d’un « hyperréalisme » avec Suzanne Jacob, Monique LaRue et Sylvain Trudel, elle a su se construire, au fil de ses sept livres (cinq romans, un récit et un recueil de nouvelles), une voix personnelle capable de remettre en question la manière d’habiter le territoire québécois actuel et de mettre en récit les ambiguïtés du statut de la culture au Québec. Elle a remporté de très nombreux prix littéraires, notamment celui du Gouverneur général (1999) pour La danse juive, et le Grand Prix du livre de Montréal (2003), le Prix des libraires et le prix littéraire France-Québec (2004) pour La héronnière. La traduction de plusieurs de ses livres vers l’anglais et le suédois témoigne également de la reconnaissance critique incontestable dont bénéficie son oeuvre. Si La soeur de Judith, Chemin Saint-Paul, La pêche blanche et son plus récent titre, L’habitude des bêtes, ont pour cadre le Saguenay, présent ou passé, Tremblay a aussi mis en scène les villes de Montréal (La danse juive) et de Québec (L’hiver de pluie), ainsi qu’un espace non …
LISE TREMBLAYHabiter le corps et la parole[Record]
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Louis-Daniel Godin
Université du Québec à Montréal/ Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ)Michel Nareau
Université du Québec à Montréal