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Je n’ignore pas ce que peut avoir d’aléatoire le fait de choisir trois romans parmi les plusieurs centaines parus au Québec depuis 2016. Qui plus est de percevoir entre eux une communauté de sensibilité, des similitudes qui les désigneraient témoins d’une tendance ou d’un état d’esprit plus général. Ces échos et recoupements sont sans doute le produit d’une subjectivité non exempte de lubies et de fixations. Si nous savons créer des figures à partir d’étoiles disséminées dans le ciel, la même aptitude mentale doit bien se mettre en place lorsque nous lisons des livres. Cela dit, je ne crois pas céder au délire interprétatif… Trois romans pourtant formellement dissemblables sont venus m’interpeller à partir d’une même interrogation. Je me demandais depuis quelque temps s’il existait encore au Québec des récits qui afficheraient l’ambition de décrire l’état du social, de rendre compte du contemporain. J’ai cru trouver en ces trois-là une préoccupation de ce genre, sans doute plus ou moins avérée, mais il arrive que des perspectives un peu faussées nous conduisent vers d’autres vérités.
S’il existe une parenté entre ces romans, elle ne relève pas d’une communauté générationnelle, leurs auteurs ayant vu le jour dans trois décennies différentes. Bertrand Laverdure est né en 1967, et La chambre Neptune[1] se déroule entre 2001 et 2012, avec quelques brefs retours aux années 1969 et 1976. Hélène Frédérick, née en 1976, nous raconte avec La nuit sauve[2] une histoire concentrée en une seule nuit de juillet 1988. 1988 est précisément l’année de naissance, à Ottawa, de Stéfanie Clermont, autrice dont la critique a acclamé ce premier ouvrage, Le jeu de la musique[3].
Je note rapidement quelques traits que ces romans ont en commun : révolte contre un certain état de société ; interrogation anxieuse sur la manière dont le sujet peut prendre place dans le monde ; tentative de nommer le réel afin d’y trouver un sens, c’est-à-dire de s’y orienter ; et enfin, références nombreuses à la musique, à la littérature et aux autres arts, qui font partie du réel tout en servant de repères stables et rassurants dans ce qui autrement ne serait qu’errance. Voyons de plus près.
Le jeu de la musique, annoncé comme un recueil de nouvelles, forme une suite de récits de longueurs variables qui peut être appréhendée comme un roman, car ils mettent en scène, isolément ou en interaction les uns avec les autres, les mêmes personnages. Nous les retrouvons principalement dans l’après-2012 (grève générale étudiante à laquelle ils ont pris part). Militants anarchistes, ils ont maintenant la vingtaine avancée et se voient confrontés à des impasses, état de crise renforcé par le suicide de l’un d’entre eux. Trois personnages féminins, Sabrina, Cécile et Julie, se détachent du lot puisqu’ils prennent alternativement en charge la narration. Quelques récits nous replongent dans leur enfance et leur adolescence gatinoises.
Sabrina se cherche. Au marché Jean-Talon où elle travaille à contrecoeur, elle observe d’un oeil désabusé les bobos. Pendant les pauses, elle dresse en parfaite velléitaire la liste de ce qu’elle aimerait accomplir. L’accomplissement de soi dans tous les domaines est une injonction sociale tyrannique, sauf que la volonté de Sabrina se désagrège dans le tourment que créent en elle les continuelles absences de son amoureux, un Américain anarchiste retourné vivre en Californie. Elle ira l’y rejoindre dans un squat de punks, l’accompagnera dans sa transformation en femme pour finalement se rendre compte qu’elle est en train d’y laisser sa peau. Julie, de son côté, n’est pas particulièrement politisée. Elle aime dessiner et se découvre une passion pour l’art du tatouage, activité qu’elle abandonnera lorsqu’elle plongera dans la dépression. Céline, enfin, est une militante radicale comme seuls savent l’être les enfants de bonne famille. Elle a accueilli dans son appartement une femme battue, Kat, mère d’une petite fille. Féministe affirmée, elle pousse ses amies à s’affranchir de leurs chaînes.
On les suit individuellement ou à deux, mais aussi avec leurs copains lors de fêtes où les discussions politiques vont bon train. Les personnages masculins, bien campés pourtant, n’occupent pas une place très importante, sauf Vincent. Le livre s’ouvre sur son suicide, événement traumatique inaugural que ses amis tenteront d’absorber. On retrouve Vincent dans quelques scènes rétrospectives, plus discret que les autres grands parleurs ; la fin de la « Partie II » est consacrée aux moments qui ont précédé son suicide, puis à ses funérailles, auxquelles assistent tous ses amis. Dans le tout dernier chapitre du livre, on découvre que le « jeu de la musique » est étroitement relié à la mémoire de Vincent. Ce jeu consiste à choisir une pièce musicale pour inventer à partir d’elle une histoire. Il faut ensuite enchaîner sur une autre pièce, qui sera ou non retenue par le groupe. Le vainqueur est celui qui réussit à trouver la pièce qui fera l’unanimité, ce que fait Vincent avec le Orphean’s Lament de Robbie Basho. On comprend dès lors pourquoi cette chanson, jouée par un ami lors des funérailles de Vincent, a pu susciter autant d’émotions.
On pourrait facilement qualifier Le jeu de la musique de « roman de milléniaux » tant y sont présentes les préoccupations et la sensibilité de cette génération qui a atteint l’âge adulte autour de 2005 : l’altermondialisme, l’anticapitalisme, la mouvance LGBTQ, les agressions sexuelles, les tatouages, tous ces thèmes et quelques autres prennent place dans les récits, sans parler de références culturelles spécifiques comme des séries (Game of Thrones, Girls) et des jeux vidéo (Tetris). Mais il serait très réducteur de s’en tenir à ça. Il suffit de feuilleter l’ouvrage en prêtant attention aux caractères italiques pour constater l’extrême diversité des références artistiques et la profondeur de champ qui en résulte. Dans un seul paragraphe (29-30), on peut ainsi voir défiler La flore laurentienne, Surveiller et punir, Breaking Bad, Buffy contre les vampires, Guerre et paix et Starmania. Ailleurs, Carmen Campagne côtoie Stephen King, Nietzsche et Spinoza dialoguent avec Peter Pan. Les filles se souviennent de Ma sorcière bien-aimée écouté sur Canal Famille, et Julie du premier album de Peter Gabriel que lui avait fait découvrir son père. Écouter Radiohead n’empêche pas Sabrina et Vincent, lors des fêtes entre amis, de s’époumoner sur des classiques de la chanson québécoise (La danse à Saint-Dilon, Le rapide blanc, Au chant de l’alouette, Mon Joe, etc.). Lire ce livre à la lumière des références qui s’y entremêlent pourrait faire l’objet d’un mémoire de maîtrise.
Typiquement postmoderne, dira-t-on. Peut-être, mais allons au-delà des étiquettes qui nous masquent la singularité : dans ce cheminement existentiel des trois protagonistes principales, les liens avec les générations précédentes, en particulier celle des parents, sont très fortement développés. Je dirais même que la transmission est au coeur de ce projet d’écriture, sans que ce soit nécessairement rendu explicite. Sabrina et Céline ont passé beaucoup de temps, à l’adolescence, chez les parents de cette dernière, des gens instruits qui, à la retraite, pratiqueront la simplicité volontaire (accompagnée de grands vins) et participeront souvent aux débats politiques enflammés des amis de leur fille, laquelle, on s’en doute bien, ne manquera pas de critiquer leurs valeurs bourgeoises. N’empêche qu’ils accueilleront dans leur bibliothèque, aux côtés des livres qui ont marqué leur jeunesse (Marx, Lévi-Strauss, Derrida, Lacan, Barthes, etc.), des ouvrages suggérés par Céline (Tiqqun, Agamben, Bonanno, Haraway, etc.).
C’est du côté de Julie qu’on trouve le plus beau récit de transmission intergénérationnelle (« Partie III »). Legs d’abord douloureux : la dépression. Les parents de Julie se séparent, la mère tombe dans un état proche de la catatonie. Elle qui aimait jouer du piano n’y touche désormais plus, reste prostrée dans la salle de lavage. Des années plus tard, alors que sa mère a recommencé à vivre, le mal atteint Julie :
C’était de l’ennui, mais c’était plus que ça. C’était un brusque changement de couleur et de texture, une trahison de mes sens qui, soudain, se désintéressaient totalement de tout ce que j’aimais, autant le dessin que les piscines que la musique que les amies que la télé que les chatons. Je n’y pouvais rien, c’était comme être paralysée.
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La mère prend soin de sa fille et patiemment, avec délicatesse, la reconduit sur les sentiers de la création, lui sert même de modèle. Dans ces pages d’une grande beauté humaine, on voit le geste de dessiner soulevé par la parole de la mère :
271— Par où veux-tu commencer ? demande-t-elle.
— Parle-moi… Parle-moi de ton premier piano.
Elle se lance. Je dessine. Plus elle parle, plus je dessine. Plus je dessine, plus je dessine. Le monde entrouvre les mains et je suis là pour attraper la lumière.
Le discours sur le social dans ce roman s’énonce principalement à travers les dialogues. Céline et ses amis militants énoncent leurs théories, s’en prennent au néolibéralisme dans les termes mêmes qui ont circulé lors du conflit étudiant de 2012, ou encore au sein du mouvement Occupy ou à l’occasion du sommet du G20 à Toronto :
[I]ls sont survoltés, analysent sans fin chaque déclaration de Charest ou de la ministre Beauchamp, chaque tentative d’André Pratte de justifier la violence policière et l’emploi des gaz lacrymogènes, ou d’assimiler les étudiants à de simples consommateurs, ils débattent du sexisme réel ou inventé de la CLASSE et de la FEUQ et du charisme de leurs porte-parole.
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Le militantisme absorbe une variété de frustrations qui donne à l’Ennemi une allure protéiforme, comme on le constate dans une des listes de Sabrina, celle-ci aux accents béréniciens :
Tout me fait chier, tout me rend malade, les voitures, les autobus, les camions, la police, le métro, les jobs au marché Jean-Talon, la carrière de mes amis, les études de mes amis, l’alcoolisme de mes amis, la Place-des-Arts, le Grand Prix, le Plateau, le Petit Laurier, Tout le monde en parle […], les patrons crosseurs, les proprios crosseurs, les amis d’amis crosseurs, les centaines de personnes qui passent tous les matins devant le vieux quêteux […].
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On ne s’étonnera pas de lire à la suite de cette litanie : « Souvent, je pensais à l’émeute. Aux kiosques renversés transformés en barricades, aux barbecues en feu, aux caisses enregistreuses grandes ouvertes. […] Je me perdais dans de sombres fantasmes de futurs flous, postapocalyptiques, de moments révolutionnaires. » (36) Pour bien comprendre le mouvement de pensée de Sabrina, la conclusion de ce passage doit aussi être citée, car c’est là que se manifeste le maximum de lucidité au sujet de l’impasse qui attend le désir de libération dans un monde où le mercantilisme occupe tout l’espace, sans plus aucune extériorité : « Pour l’instant, tout ça, c’était de la fiction. Pour l’instant, j’acceptais de rester debout toute la journée dans un kiosque à vendre des fraises et des bleuets, parce que je ne savais pas quoi faire d’autre pour faire de l’argent et parce que je ne savais pas quoi faire d’autre que de l’argent. » (36-37)
Comment dire le monde, nommer ce réel qui nous détermine ? Parmi d’autres procédés, celui de la liste, très bien manié par Stéfanie Clermont, ressort avec évidence. Il y a du ludisme dans la liste, il va sans dire, mais on se rend compte que le procédé peut obéir à des motivations assez variées. Plus haut, j’ai noté que celle dressée par Sabrina dans un moment d’ennui au travail traduisait ce qui pèse sur la conscience du sujet contemporain dont le désir est stimulé sans arrêt et dont l’être ne peut se définir qu’en termes de performance (être en forme, produire, accumuler des connaissances, comprendre le monde, être une bonne personne, s’impliquer). Pour Jess, son amoureux, elle a la même fonction :
Pour ne pas sombrer, Jess avait besoin de tout le temps dresser des listes de tout ce qui était important, puis de se consacrer corps et âme à ces tâches qui donnaient du sens à la vie. Ses listes étaient composées d’ordres gentils que Jess s’adressait. Nage dans l’océan. Dessine. Cueille des plantes médicinales. Dessine ces plantes médicinales. Joue de la guitare. Finis d’écrire le zine contre la guerre en Irak. Prépare l’émission de radio. Lis le livre sur les années de plomb.
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Ailleurs, Sabrina se demande si elle doit vivre à la campagne ou rester à Montréal ; elle dresse une liste des pour et des contre.
Devant un monde dont la complexité s’avère immaîtrisable, la liste peut procurer une impression d’exhaustivité et, de ce fait, calmer une angoisse. Parfois, elle exploite à fond l’effet de réel : le roman multiplie les notations factuelles, les noms de lieux, les noms de commerces avec un désir évident de référentialité :
Je suis passée devant les rideaux de fer baissés des Club Monaco, American Eagle Outfitters et autres Mrs Tiggy Winkle’s, j’ai retenu mon souffle par réflexe devant le Moneysworth & Best Quality Shoe Care — le magasin était fermé et ne dégageait pas ses habituels effluves toxiques —, puis je suis sortie par les portes du troisième étage et j’ai attendu à la station Mackenzie-King que se pointe le bus 97, que j’ai pris jusqu’à la station LeBreton. Ensuite j’ai marché sur Preston jusqu’à la rue où j’habitais.
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Ce luxe de détails, à quoi sert-il ? Manière d’ancrer le récit dans le réel, de lui donner une consistance, voire de le relancer ? À d’autres moments, la motivation est plus claire, comme dans ce passage où, conduite en trombe par Jess, Sabrina voit défiler les enseignes des magasins répertoriés dans un effet de travelling (207), passage qui suggère efficacement l’omniprésence des banques et des multinationales dans le paysage urbain.
Les listes ou énumérations les plus intéressantes sont celles qui traduisent un conglomérat de perceptions associé à un discours social, comme celle-ci (que j’écourte) reliée au monde de la petite école dans l’esprit d’une enfant :
La sonnerie des réveils lui rappelle l’inévitable : l’habit de neige, l’autobus, la cour de récréation, les garçons, les filles, les pupitres sales de traces de doigts, de giclures d’orange, de traits de crayon à mine, le cours de français, la gomme à effacer qui pue […], les mots « conséquence », « silence », « en rang », « silence », « les amis ».
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Par ailleurs, si la description de certains menus gestes peut parfois paraître gratuite, elle prend un tour dramatique dans le chapitre où sont racontées les dernières actions posées par Vincent avant son suicide (uriner, se faire un café, consulter ses courriels), comme si la banale répétitivité de nos gestes imposait sa forme jusqu’au seuil de la mort.
Vivre est difficile et le monde, hostile. Le roman de Stéfanie Clermont nous fait entrer au coeur des contradictions humaines, là où la volonté de changer le monde se heurte aux limites personnelles. Aux petites et grandes violences, on peut certes opposer des discours et des théories, dont le roman rend compte d’ailleurs. Mais c’est dans le concret de l’existence que le réel s’éprouve, que l’amitié fraie la voie de la libération. Oublions le roman social total, le réel nous échappe, et le « jeu de la musique », invention sans cesse relancée, s’avère le meilleur moyen d’en réchapper.
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La nuit sauve, troisième roman d’Hélène Frédérick, nous entraîne dans un party d’adolescents, quelque part en bordure d’une forêt, non loin d’une ville de taille modeste (10 km pour se rendre à l’école, est-il précisé). Nous sommes le 6 juillet 1988, et ces jeunes se sont rassemblés pour célébrer la fin des classes et inaugurer l’été. Trois personnages commentent tour à tour la soirée. Leurs monologues sont répartis, dans le même ordre, au fil de trois sections qui marquent l’avancée de la soirée jusqu’au drame qui la conclura un peu avant la fin de la nuit.
Fred prend la parole le premier : c’est un écorché, un mal-aimé qui subit les agressions des camarades à l’école, un garçon de dix-sept ans, fils de cultivateur qui a le malheur d’être gros et se croit pour cette raison même déclassé sur le marché de la séduction et promis à une solitude éternelle. Il est pourtant brillant, même s’il ne réussit pas très bien à l’école. Il traîne dans sa poche un roman de Pierre Boulle mis au programme par sa prof de français, livre qu’il a choisi de lire après l’examen (qu’il a donc échoué) pour une lecture libre de toute instrumentalisation. Il commente des passages, s’identifie à des personnages, y trouve son espace d’individuation : « Ma lecture du livre ou du monde est la seule chose qui m’appartienne en propre ici-bas. » (125) Il rêve de « vivre dans une durée suspendue comme s[’il] évoluai[t] en secret dans le temps d’un livre » (130), car « les mots imprimés ont la faculté de faire ressurgir une voix entendue, et la voix le pouvoir de faire apparaître un corps » (78). Sa lucidité fait mal, fruit d’une sensibilité exacerbée — « Une veilleuse allumée dans un corps énorme. » (84) À l’écart du groupe, il observe les manèges des autres, mais plonge surtout en lui-même et laisse dériver ses pensées vers des rêves inaccessibles. Emprisonné autant dans son corps que dans une série de contraintes sociales et familiales, en butte à ce chemin tracé d’avance, il cherche une voie de sortie vers un destin qui correspondrait à ce qu’il ressent à l’intérieur de lui.
Pour Mathieu, le second narrateur, la vie paraît beaucoup plus facile. Il vient d’un milieu aisé et il connaît le succès auprès des filles (l’aisance matérielle est facteur d’attrait physique, observera Fred). Pendant la soirée, il dansera de longs slows avec Anélie, la superbe petite nouvelle, de famille riche, que tous convoitent ou envient. Mais les fantaisies érotiques de Mathieu le portent plutôt vers Caroline, cette fille un peu étrange au corps luminescent de blancheur. Il éprouve pour elle un désir de souillure presque obscène, avivé par une sorte de répulsion attrayante. Tout autant que Fred, mais pour d’autres raisons, Mathieu est clivé : « Je réalise qu’entre ce que je dégage et ce que je ressens, même si je fais semblant jusque sous ma carcasse, y a un truc qui détonne. » (37)
La parole de Julie est plus sereine et détachée. Pas de crise d’identité chez elle. C’est qu’elle est deux : avec Sophie, avachies sur des billots de bois, elles commentent tout ce qu’elles voient et se racontent des histoires, s’amusent de tout en mêlant la tendresse à la dérision. Elles dégagent une impression d’autosuffisance, et Julie dira d’ailleurs qu’elles sont « d’une autre espèce » qu’Anélie ou que « ces fiers qui paradent avec leur moto » (109). Mais Julie connaît des angoisses, une « peine enfantine » qui s’empare d’elle la nuit lorsque, invitée à dormir chez Sophie, elle ressent à la vue de son amie endormie « l’impossible fusion de [leurs] deux corps en un seul être quand [Sophie] s’efface alors qu[’elle] reste là, en sa présence pourtant, mais trop physique et bête, concrète » (106). Julie et Sophie sont aussi des révoltées, « d’une sorte qui se pose des questions et ne se contente pas d’accepter les choses telles qu’elles sont » (109). Le monde des adultes les rebute, elles ne caressent pas l’idée d’un futur, elles voudraient pouvoir échapper au « troupeau d’humains avec ses codes et ses manières », à « ce qu’on appelle la vraie vie » où tout concourt à les « faire entrer de force, et si tôt » (55).
Le roman fait ressentir à chaque page ce drame subtil des partys d’adolescents, la solitude derrière la rigolade, les frustrations qui se trament sous des dehors d’insouciance, cette absence de communication aussi entre des êtres qui pourtant sont avides de s’ouvrir au monde : « Pendant ce temps, le vrai malheur s’épanouit en secret et n’a pas de nom. » (107) Mais le récit inscrit aussi cette trame psychologique dans un ensemble plus large, celui des conventions sociales et de leur violence insidieuse, qui marque les corps et leur assigne un destin. Une quatrième voix, venue d’une instance narrative impersonnelle et omnisciente, ponctue les monologues des trois protagonistes. Ces passages brefs en italique installent une tension entre leur présent et ce qui les attend, évoquent des forces qui agissent sur eux sans qu’ils le sachent, annoncent le drame à venir — « Quelque chose allait tomber sur eux ; c’était la nuit sans retenue, rien d’autre, avec l’ivresse, les rires et les corps nerveux se mouvant dans l’herbe mouillée » (49) —, mais déclinent aussi les prescriptions d’un monde voué à la destruction — « Devant eux, des années de plastique, consommation de pétrole, scandales politiques trop vite oubliés, nationalisation des pertes, privatisation des gains, solutions avortées […]. Face au miroir sans tain du futur, il aurait fallu freiner. » (65)
Nous sommes en 1988 et ce qui est ressenti par cette jeunesse désireuse d’une vie intense, c’est cet avenir bloqué, le mensonge de cette « vraie vie » qu’on cherche à leur vendre : « Ils faisaient à leur insu des pas en avant dans le monde du crédit. Un jour ils en pleureraient dans des bureaux de prêt, au milieu du troupeau, quand éclateraient les bulles de l’emprunt. » (57) Cette quatrième voix, presque oraculaire, ajoute une dimension au roman, donne une résonance sociale et politique au discours intérieur des jeunes protagonistes, éclaire en mode mineur leur inconscience. Mais ces derniers ne sont pas dupes non plus et perçoivent, ne serait-ce que confusément, ce régime d’injustices et d’inégalités. Écoutons Fred : « À l’écart je peux lutter contre la férocité portant des oeillères et ne pardonnant pas la singularité née de la pauvreté matérielle — c’est le racisme dont je souffre. Si la différence était pardonnée, elle risquerait d’ébranler le modèle de réussite sociale qui fait tout rouler et s’enrichir les riches. » (81) Même Mathieu a l’intuition que le confort matériel est là pour endormir les révoltes et « veiller au bon moral des ménages mesuré à la quantité de dollars consumés » (144).
Hélène Frédérick s’est inspirée d’un fait divers survenu le 6 juillet 1988 dans son village natal. Ici et là dans son roman, elle a disséminé des indices qui permettront au lecteur un peu sagace de retrouver « en page deux du quotidien le plus lu » (126) l’entrefilet où il en est question. Outre ces indices, son roman déploie tout un univers de références musicales associées à l’époque. Comme le drame se déroule durant une fête, la musique est au rendez-vous ; j’ai compté près d’une vingtaine de titres de chansons qui signalent discrètement leur présence dans le flot de pensées des trois personnages. Des films sont aussi évoqués, et à travers eux, un imaginaire. Cette histoire s’accompagne d’une trame sonore qui s’éteindra pour laisser place au bruit d’engins motorisés lancés dans la nuit. La nuit sauve ? Ce syntagme qui forme le titre, et que l’on voit apparaître à deux ou trois reprises dans le texte, me laisse songeur. Fred pense qu’elle pourra l’aider à sortir du cauchemar de sa vie diurne. Il tentera en effet d’en tirer profit, tous phares éteints.
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Après une première lecture, dans une réaction à chaud, j’ai écrit ces quelques notes au sujet de La chambre Neptune, cinquième roman de Bertrand Laverdure : un roman indéfinissable, tissé de lectures et de musiques, traversé par une tenace mais discrète révolte à l’endroit des conditions d’existence qu’aménage pour nous le néolibéralisme mercantile. Un livre, surtout, qui interroge lucidement la vie à travers l’agonie d’une enfant. Empathie dénuée de pathos. Sur le plan littéraire, une grande liberté et des phrases portées par une poésie incisive, à l’écoute des « destins dérisoires », du corps et des sensations laissées en plan par un mode de vie fondé sur la performance. Une deuxième lecture m’a permis d’observer de nouveaux éléments, mais ma perception globale du roman est restée la même.
L’histoire est simple : Sandrine (2001-2012), jeune fille d’une dizaine d’années, est condamnée à mourir d’une maladie dégénérative. À l’âge de cinq ans, elle a perdu son père, mort subitement au volant de sa voiture (2006). Un an plus tard, sa mère Ninelle, violoncelliste de réputation internationale, a sombré dans la maladie mentale. Sandrine est adoptée par sa tante Évelyne, et c’est en sa compagnie qu’elle reçoit son diagnostic, en 2010. Josiane, étudiante au baccalauréat en enseignement des arts plastiques, effectue en 2011 un stage auprès de Sandrine. Le contact avec la petite la laisse désemparée, elle ne sait d’abord comment se comporter devant cette souffrance, mais c’est elle qui, le jour du décès, réagira de la façon la plus humaine. Enfin, Tirésias Chauveau, né en 1969, urgentologue converti aux soins palliatifs en 2008. C’est lui qui accompagne Sandrine dans son agonie et enregistrera son décès. On pourrait voir en Tirésias l’alter ego de l’auteur, mais soyons précis : de l’auteur en tant que figure fictive d’une pensée de l’écriture. En conformité avec son nom, Tirésias change réellement de sexe selon ses humeurs et se trouve désigné, dès lors, par le pronom Ellil. Tirésias est le personnage central du roman, vingt-cinq des cinquante-deux sections lui étant consacrées. Il (ou plutôt Ellil) en est, pour ainsi dire, l’ancrage philosophique.
Une histoire simple, ai-je écrit. C’est que la narrativité est au minimum : les sections, toutes très brèves, chacune concentrée sur un seul personnage, relatent avec sobriété des moments de vie présentés dans le désordre (au profit d’un ordre réflexif plutôt que chronologique). Le narrateur est impersonnel et il raconte tout au présent. Huit sections, intitulées « Puncto reflexionis », rendent compte des méditations de Tirésias sur la vie et sur la mort. L’écriture ne mise pas sur l’approfondissement psychologique des personnages, ni même sur leurs interactions (les dialogues sont rarissimes). Il en résulte l’impression d’un halo de solitude autour de chaque être ; plus encore, le sentiment qu’une vie humaine laisse très peu de traces, quel que soit son niveau de réussite aux « olympiques sociales » : « Nous sommes des têtes d’épingle dans la botte de foin de l’univers. […] Nous croyons au culte de la vie réussie. » (198) Mais « quand peut-on dire, que nous soyons de simples participants aux olympiques sociales ou médaillés, qu’une vie est complète ? À quoi correspond une vie complète ? » (175)
Tirésias fait partie des privilégiés à qui tout réussit. Il pourrait justifier son existence par son travail, lui qui soigne et sauve des vies. Mais en 2008, une rupture amoureuse et la transition des urgences vers les soins palliatifs viennent placer le deuil au premier plan. La mort de Sandrine précipitera son adieu au monde. Tirésias, qui a été alternativement homme et femme, et peut-être lui-même victime d’un « curieux processus métabolique » (190), d’une rébellion de ses cellules (209), entre dans une phase d’effacement total de son moi. Le désir d’être quelqu’un lui apparaît comme le leurre par excellence et l’origine de toutes les souffrances : « À trop vouloir cerner qui on est, on s’empêche de voir la vie. » (54) Il aspire à se liquéfier, ce qui se produit dans la scène (onirique ?) finale où on le voit descendre au fond du fleuve et retourner à la mer. Le monde étant un ratage complet (« Nous sommes l’oeuvre de la mort, la constante dépravation des destins » [208]), il faudrait retourner à la créature la plus humble qui soit, la moins consciente et pourtant source de toute vie, notre ancêtre eucaryote ou cette protéine primordiale avec laquelle tout a commencé.
Nihilisme nourri par la pulsion de mort ? Ces quelques citations pourraient le faire croire. Le roman ne s’ouvre-t-il pas sur une profession de foi athée que Tirésias murmure à Sandrine, et qui prend le contre-pied des paroles rassurantes qu’on adresse d’ordinaire à un mourant ?
Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les abeilles militantes du moi se perdent dans la cohue de notre jardin. Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours.
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Tirésias aborde tout d’un angle matérialiste, et en plusieurs passages du roman, les émotions sont attribuées aux soubresauts des hormones et des réflexes neurologiques, la thèse est affirmée que nos décisions sont prises par notre corps et non par notre volonté. En réalité, le roman s’engage dans la reconnaissance d’une « beauté commune », la critique qu’il adresse à la volonté de distinction est un appel à voir l’humain comme un « élément de la nature » (191). Il s’achemine vers ce qui, pour reprendre la formule de Philip K. Dick citée en exergue, persiste de la réalité une fois chassées croyances et illusions. Bref, il faudrait dire « immanentiste » et tragique plutôt que nihiliste.
C’est à partir de cette posture philosophique fondamentale que s’élaborent les quelques éléments de critique sociale qui s’énoncent dans le roman. Tirésias cherche à « quitter la machine à opprobre, les circuits intégrés des préjugés automatiques, la bourse des idées et la répétition normative des courses contre la montre » (213). Le scandale, pour lui, est cette injuste répartition des chances, dans la mesure où elle est sciemment entretenue et renforcée par ceux à qui elle profite : « Ellil voit les limites, les bassesses et les injustices flagrantes de ce darwinisme social. » (176) Dans cette dialectique aliénante des dettes et des devoirs, « les privilèges vont à ceux qui n’ont plus de devoirs précis ni de dettes invalidantes et, pour les autres, c’est toujours plus de devoirs et de dettes ». Il voit dans la démocratie une « oligarchie subtile » et souhaite un corps social capable de réagir avec force « aux métastases furieuses d’un pouvoir désordonné, vicié à la source » (74). Fort heureusement, pour désarçonner le « dragon des cyniques de ce monde », il existe des êtres qui, comme Josiane au chevet de Sandrine, sont « encore aptes à aimer sans bornes, le sourire vif, la bouche en projet, toujours grouillante de mots à prononcer ». Leur naïveté devient « la dernière arme contre le bon sens constricteur » (202).
Maintenant que sont passées en revue ces quelques « idées », il me semble que le coeur de ce roman n’a pas encore été nommé. La chambre Neptune est porté par la musique et la poésie, tel est le secret de la joie que le roman parvient malgré tout à transmettre. J’ai rarement lu un roman donnant une aussi grande importance aux arts dans la vie des personnages. Car les références vont bien au-delà du clin d’oeil : ici, les arts participent au flux de la vie, leur impact est narré, ils sont les principaux adjuvants du développement psychique et émotif des personnages. Des citations apparaissent, l’une tirée d’un livre de philosophie, l’autre d’un roman, une autre encore d’un recueil de poésie. Ninelle, la mère de Sandrine, prépare une pièce qu’elle jouera aux funérailles de son mari mort subitement : Le tombeau de Marais le père, de Charles Dollé. Elle ne sait pas que ce sera là son dernier concert avant de sombrer dans la démence, mais elle saisit très bien la signification que cette pièce prend pour elle : « Les coups d’archet des premières mesures, vifs, en volutes, puis stoppant raide, lui font penser au cycle brutal de la vie, tout en fioritures et en ruptures. Pièce qui tourne sans cesse et revient sur ses pieds, cycle lent, pièce cortège de mort qui semble porter le fardeau du corps décédé jusqu’à l’autel. » (42) On ne s’étonnera pas que la crise vécue par Tirésias à l’endroit de son métier le conduise vers la philosophie (il se demande à un moment donné si son rapport au temps est héraclitéen ou parménidien), mais surtout vers la poésie. Chose certaine, La chambre Neptune témoigne à chaque page du rôle que peuvent jouer les arts — pas seulement les arts d’élite, mais tout aussi bien les films et les chansons populaires — dans nos existences.
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Dans les trois romans analysés ici, on voit des personnages s’interroger sur leur rapport au monde et remettre en question l’ordre social qu’on leur propose. Leur révolte n’adopte pas un programme bien précis. Le coeur ardent de ces romans n’est pas le social ou le politique, mais bien plutôt le désir de vivre qui donne à la jeunesse son tragique et sa beauté. Le social est ce qui s’impose pour le contrarier ou le détruire. Désir de vivre qui se donne aussi dans la mort, mort d’une enfant et tentation du suicide dans La chambre Neptune, mort par suicide d’un ami cher dans Le jeu de la musique, mort d’adolescents dans l’ivresse d’un acte de liberté lui aussi proche du suicide, dans La nuit sauve. Dans les trois cas, les oeuvres artistiques deviennent les véhicules porteurs de cette aspiration à exister pleinement. Au coeur du désarroi, par elles se dessinent les contours d’un lieu habitable.
Appendices
Note biographique
DOMINIQUE GARAND est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Spécialiste du discours polémique et de l’agonistique littéraire, il a publié plusieurs ouvrages et articles sur le sujet, dont Portrait de l’agoniste : Gombrowicz (Liber, 2003) et Un Québec polémique. Éthique de la discussion dans les débats publics (Hurtubise, 2014). Il est aussi l’auteur d’un essai sur la tradition littéraire québécoise, Accès d’origine ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron… (Hurtubise, 2004 ; prix Jean Éthier-Blais). Son dernier ouvrage en date est un roman, Florence, reprise (Leméac, 2015).