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Dans son ouvrage Formation de l’imaginaire littéraire québécois (1764-1867), Maurice Lemire note que des « structures de redoublement et de miniaturisation[1] » dominent le monde du roman au xixe siècle, du moins celui que l’on qualifie de « roman de moeurs ». Cette miniaturisation se lit dans la création d’une société fictive, isolée du reste du monde, un « enclos » (le mot est de Lemire) où le monde est réduit à la terre paternelle, à la parenté, au voisinage, et à l’intérieur duquel tout est euphémisé. « Dans tous les romans de moeurs, précise encore Lemire, les maisons sont décrites avec soin [et] les repas sont longuement commentés. » (Ibid.) La terre y est généreuse, et l’hiver est valorisé comme saison de la vie sociale, voire de la vie festive. Il y a là une construction qui apparente certaines zones de la cartographie romanesque à un Paradis terrestre ou à une Terre promise, que l’éloignement voire l’isolement protégerait de la corruption et de la dégradation propres au monde contemporain. Parmi les romans qui présentent ce type de miniature, Lemire cite les cas de Charles Guérin (Pierre-Joseph-Olivier Chauveau), Les Anciens Canadiens (Philippe Aubert de Gaspé), Jean Rivard (Antoine Gérin-Lajoie) et Jacques et Marie (Napoléon Bourassa).

Dans ses travaux, Robert Major a pour sa part proposé de considérer certaines de ces miniatures (il ne les désigne pas par ce nom cependant) comme des utopies. Il examine ainsi ce qu’il décrit comme les « villes en forêt vierge[2] », villes nouvelles au milieu de la forêt, imaginées et construites de toutes pièces par les protagonistes des romans du xixe siècle, comme autant d’espaces urbains qui feraient concurrence à la ville réelle considérée comme hostile aux Canadiens. Ce modèle, qui forme ce qu’il désigne comme l’utopie romanesque du xixe siècle, utopie libérale loin de tout agriculturisme, est au coeur de Jean Rivard, mais il se retrouve aussi dans Charles Guérin ou dans le Robert Lozé d’Errol Bouchette, bien que Major n’ait approfondi sous cet angle que le roman de Gérin-Lajoie.

Ce qui réunit ces miniatures est d’abord la représentation imaginée d’une communauté de proximité qui s’oppose à la communauté élargie occupant l’espace urbain concurrent, s’en distinguant entre autres par l’organisation autre de la société envisagée (la seigneurie chez Gaspé, le nouveau village de colonisation chez Chauveau et Gérin-Lajoie), l’altérité des institutions et des rapports qui réunissent cette communauté (le paternalisme chez Gaspé, une hiérarchie sociale recomposée chez Chauveau et Gérin-Lajoie, la méfiance généralisée envers l’État central et la vie politique de type parlementaire qui les traverse tous) et, enfin, le mode selon lequel est vécu le quotidien, d’où l’importance accordée à la description des lieux d’habitation, des repas et des rituels de la quotidienneté, parfois du travail. Entre le Paradis perdu qu’est le modèle seigneurial qui survit à Saint-Jean-Port-Joli (dans ce cas, Les Anciens Canadiens formerait une utopie rétrospective) et les modalités de l’industrialisation qui se déploie dans un futur imaginaire (Robert Lozé), les valeurs mises de l’avant sont loin d’être les mêmes d’un auteur à l’autre. Ce dont il est question, c’est donc avant tout d’une forme récurrente et caractéristique du roman au xixe siècle.

La miniature

Ni Lemire ni Major n’ont intégré dans leur modèle respectif le cas d’Angéline de Montbrun. Pourtant, le roman de Laure Conan présente lui aussi un cas de miniature conçue comme une utopie. Situé loin de la ville, au bord du Saint-Laurent, sur la route qui mène à Gaspé, le domaine de Valriant renvoie en effet, selon les mots de Mina qui est le premier personnage à en rendre compte, à « la nature riante[3] », à un « charmant endroit, qui n’aurait rien de grandiose sans le fleuve qui s’y donne des airs d’océan » (AM, 173), mais un endroit isolé, trop isolé selon Mina qui, dans une lettre à Emma S***, observe que « quand Dieu créa Adam et Ève, il ne les mit pas dans un champ isolé » (AM, 174). Le jardin, poursuit-elle sur un ton qui sera de plus en plus favorable à mesure que le roman se déploie,

a un air de paradis [avec] des réduits charmants, des berceaux de verdure, pleins d’ombre, de fraîcheur, de parfums […] des fleurs, fleurs au soleil, fleurs à l’ombre, fleurs partout. Et tout le charme du spontané, du naturel. […] L’herbe y est molle ; l’ombre épaisse ; les oiseaux y chantent, la vie s’y élance de partout

AM, 175

En tant que miniature, Valriant correspond au format de la seigneurie, où le seigneur est propriétaire des terres que cultivent les habitants, lesquels paient une rente en retour de ce droit d’exploitation. Charles de Montbrun est ce seigneur. Les habitants du village sont ainsi des fermiers, qui vivent dans des « maisons proprettes », sur des terres où « les moissons mûrissent » et où « grandissent les arbres fruitiers, où fleurissent les jardinets » (AM, 189). Mina raconte avoir elle-même participé aux foins (AM, 187). Il n’est cependant jamais question d’industrie ou de commerce dans le roman. La vie urbaine, politique, sociale et culturelle se déroule ailleurs. Tout au plus note-t-on la présence d’un curé et celle d’un notaire, notables d’usage dans ce type d’univers.

De retour à Valriant, après la mort de son père, Angéline retrouve cette structure sociale intacte et elle n’y changera rien. Dans les pages de son journal, qui forme la troisième partie du roman, elle expose la manière dont elle se réapproprie l’espace, la terre, la maison. Elle reprend possession du bureau de son père et s’y installe. Elle distribue son héritage, celui qu’elle a reçu de son père puis celui de Véronique Désileux[4]. Elle redécouvre les sentiers, les jardins, la cabane de Marie, sa « cabane de bains » (AM, 240), la crique et la mer. Au cours de longues promenades, y compris des promenades à cheval, elle retrouve aussi la population, les pêcheurs, les cultivateurs, les femmes, les nouveaux mariés, les domestiques, les pauvres, les humbles, notamment « une pauvre femme restée sans autre ressource que son courage » (AM, 241). Tous forment une société modelée sur les relations familiales, y compris dans cette fonction paternaliste qui oblige normalement le seigneur à prendre en charge le bien-être de ses censitaires, fonction qu’Angéline découvre à son retour à Valriant avoir été celle de son père et qu’elle décide d’assumer.

L’UTOPIE

Cette miniature présente une forte dimension utopique. On appelle utopie — et il s’agit du modèle le plus classique — « tout texte qui suit le modèle narratif proposé par [Thomas] More [c’est-à-dire] le récit d’un voyage imaginaire au bout duquel le narrateur découvre un pays inconnu où règne l’ordre social idéal qui est raconté en détail[5] ». Angéline de Montbrun présente cette structure élémentaire dès la première partie, et c’est à Mina, qui entreprend de se rendre à Valriant, qu’appartient la fonction de décrire, dans ses lettres à Maurice et à Emma S***, les éléments utopiques de la seigneurie au fur et à mesure qu’elle les découvre. Comme le note Bronislaw Baczko, « le temps requis par ce long voyage en Utopie assume la double fonction d’assurer aussi bien la continuité que la rupture entre le temps en Utopie et celui de l’histoire réelle. C’est grâce à ce parcours que le passage devient possible non seulement d’un pays à l’autre, mais d’une expérience historique réelle à une expérience imaginaire[6] ». Mina agit alors comme un narrateur curieux et émerveillé, à qui se révèle un univers jusque-là étranger. Par cet échange épistolaire, l’auteure délègue la narration à ce personnage et ainsi justifie à la fois la description et le jugement, mettant en contraste les univers parallèles de Mina, d’Emma S*** et d’Angéline. Mina joue même le rôle du grognon, mécontent de la pureté et de la perfection ennuyeuses que présentent les utopies, personnage récurrent dans les utopies du xixe siècle.

Dans Angéline de Montbrun, ce premier procédé narratif (le voyage) se double d’un second procédé, enchâssé celui-là. Car l’utopie que découvre Mina a été conçue par Charles de Montbrun, qui a autrefois rompu avec son univers d’origine pour construire, dans cet endroit situé nulle part sur la carte, son utopie à lui. De militaire, il s’est fait cultivateur, et « [i]l a prouvé qu’il n’entendait pas non plus l’être seulement de nom » (AM, 149). Son mariage, rappelle Mina, n’est pas tout à fait conforme à ce que l’on attendait : « [Q]uelqu’un [s’est même] risqué à lui faire des représentations sur son choix [d’épouse] peu avantageux selon le monde. » (AM, 149) Ce mariage ne correspondait pas non plus aux attentes de celle qui allait devenir Madame de Montbrun : « Jamais elle n’avait entendu dire qu’un marié se fût conduit de la sorte. » (AM, 150) Qu’importe ! « L’histoire des noces fit du bruit, on en fit cent railleries, ce qui amusa fort les auteurs du scandale. » (AM, 150) Fille unique et devenue orpheline de mère, Angéline est ensuite élevée par son père et tenue à l’écart du monde. Vouée à la Vierge, elle ne porte que du blanc et du bleu (AM, 202). Elle n’a jamais lu de roman (AM, 144). Elle vit en son père « comme les saints vivent en Dieu » (AM, 142). Seul un bref séjour chez les Ursulines, à Québec, lui a permis de développer son amitié, toute féminine, pour Mina, amitié qui, à terme, rend possible la rencontre de Maurice.

L’échange épistolaire entre Mina et Emma S***, mais encore plus celui qui précède, entre Mina et Maurice, permet de saisir la nature de cette utopie. Non sans crainte, Maurice vit son séjour à Valriant comme une expérience paradisiaque, religieuse et quasi mystique, somme toute comme une expérience étrangère à son tempérament, mais conforme au modèle classique de l’utopie[7]. Arrivée à son tour à Valriant, Mina vivra elle aussi son expérience de cette manière. Sous la gouverne de Charles de Montbrun, homme séduisant, mais autoritaire, qui exerce un pouvoir à la fois politique, moral et religieux, luttant contre le désordre et les vices de la nature humaine, Valriant ne connaît jamais de conflit. Tout au plus traversent l’espace romanesque quelques personnages importuns d’occasion, ce qui permet à Charles de faire valoir l’inutilité et le vide des discours convenus, favorisant au contraire une parole pleine, mais rare[8]. Devant Charles, Maurice, étudiant en droit verbomoteur, est terrorisé et se voit contraint au silence. Telle utopie condamne l’élite mondaine, les femmes autonomes, les hommes politiques et leurs partis, les élections, la musique et la lecture de romans. Il s’agit d’un univers où, dit le grognon, on meurt d’ennui et où l’hiver est conçu davantage pour l’étude que pour le repos.

Ainsi, l’utopie que présente Angéline de Montbrun se distingue de celle de More en ce que, plutôt qu’une Cité située sur une île inconnue, elle présente une microsociété, une sorte d’utopie pratiquée, localisée dans le même temps et dans le même espace sociopolitique que celui du lecteur, à défaut de se situer dans le même espace géographique. L’isolement permet néanmoins de tenir l’espace-temps du lecteur à distance et d’offrir un espace-temps de rechange. Mina l’écrit : « Vous comprenez qu’ici nous sommes bien loin de l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts. Vraiment, j’ai beau regarder, je ne vois point le grain noir, comme disent les marins. » (AM, 181 ; je souligne.)

L’UTOPIE ULTRAMONTAINE

L’originalité de l’utopie que présente Valriant et ses enjeux sont surtout apparents dans les jugements négatifs que Charles porte sur la vie de Maurice et de Mina. En effet, « toute utopie est intrinsèquement liée à l’histoire, d’abord parce qu’elle critique et condamne les travers de son temps[9] », et c’est dans un deuxième temps seulement qu’elle propose un projet qui pourrait contribuer à construire l’avenir. « M. de Montbrun m’a longuement parlé de toi, écrit Maurice à sa soeur. Il trouve que tu as trop de liberté et pas assez de devoirs. […] D’après lui, l’atmosphère d’adulation où tu vis ne t’est pas bonne. » (AM, 153) Charles lui reproche encore le nombre de valises qu’elle apporte normalement avec elle (il faudra passer celles-ci en contrebande, écrit-elle à Angéline [AM, 172]), ses amours trop nombreuses et parfois tumultueuses, son caractère trop vif. À la longue, Mina finit par adopter le point de vue de Charles et elle écrit à Emma S*** : « J’aime mieux lui obéir que de commander aux autres. Voilà — et je lui suis reconnaissante de vouloir m’arracher à ces puérilités, à ces futilités, que les hommes ordinaires font noblement semblant de nous abandonner […]. » (AM, 196) À son frère, elle précise : « [J]e suis fatiguée de la vie mondaine, c’est-à-dire de la vie réduite en poussière. » (AM, 200) Ce renoncement à la vie mondaine amène Mina à rejoindre Emma S*** au cloître des Ursulines peu après.

Il en est de même des conditions que Charles impose à Maurice en lui accordant la main de sa fille. Auparavant, toutefois, Charles aura fait une longue enquête. Il écrit à Maurice : « [I]l n’y a pas une personne en état de rendre compte de vous que je n’aie fait parler. » (AM, 161) C’est seulement une fois satisfait par les réponses obtenues que Charles autorise Angéline à avoir une opinion sur Maurice et son prochain mariage. En plus de réglementer le bonheur de sa fille, Charles cherche à établir un programme politique. Marie-Andrée Beaudet a déjà étudié les convictions politiques des Montbrun, qu’elle décrit comme des « positions antirépublicaines [qui vont] à l’encontre des convictions (silencieuses) du pauvre Maurice qui […] n’ose dire qu’il est bonapartiste[10] ». À Maurice comme à Mina, Charles demande de renoncer aux réalités du monde contemporain, d’abandonner tout intérêt pour la politique : « [L]e patriotisme, dit-il, cette noble fleur, ne se trouve guère dans la politique, cette arène souillée. » (AM, 166) Il pousse un cran plus loin quand il écrit : « [J]’honore la fierté nationale, mais au-dessus je mets la fierté de la foi. » (AM, 165)

Bien qu’elles soient plus avantageuses que celles qui sont faites à Mina, ces conditions sont de même nature et elles permettent de qualifier l’utopie de Valriant d’utopie ultramontaine. Il n’est pas d’usage de parler de l’ultramontanisme comme d’une utopie. Les historiens parlent plutôt d’une pensée ultramontaine ou, depuis les travaux de Nadia Fahmy-Eid, d’une idéologie ultramontaine : « il nous apparaît que la pensée ultramontaine […] ne revêt sa pleine signification qu’en sa qualité d’idéologie rattachée à une classe sociale identifiable comme telle[11] », écrit Fahmy-Eid, qui la décrit ainsi : « L’ultramontanisme [renvoie à] une société où la suprématie du pouvoir religieux sur le pouvoir civil devrait être assurée à tous les niveaux[12]. » Au milieu du xixe siècle, en France, Edgar Quinet soutenait semblable point de vue, en parlant d’« un État sans mouvement, sans bruit, sans pulsation, sans respiration apparente[13] ». En effet, dans l’utopie ultramontaine, « l’Église est tout et l’État n’est rien[14] ». Nous sommes bien proches des utopies américaines, celles « des puritains qui s’établirent en commonwealth à Plymouth, premiers d’une longue série de visionnaires qui fuyaient l’Europe pour reconstruire, en Arcadie, la société sur des bases nouvelles[15] ». À Valriant, c’est la morale et non la politique qui constitue le fond des moeurs et, en tant qu’utopie, Valriant est un État de moeurs, c’est-à-dire un État social sans lois terrestres.

L’UTOPIE FÉMININE

On aura remarqué que, quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, cette description de Valriant comme utopie s’arrête à la mort de Charles de Montbrun et à l’accident qui défigure Angéline. Qu’advient-il par la suite ? L’incipit des « feuilles détachées » rédigées par Angéline présente une certaine continuité avec ce qui précède : « Il me tardait d’être à Valriant. » (AM, 207) Elle note : « La beauté de la nature, qui me ravissait autrefois, me plaît encore. » (AM, 210) Suivent un certain nombre de remarques qui font comprendre que rentrer à Valriant, c’est revenir dans la maison du père[16]. Ayant hérité de la maison paternelle, où elle s’installe, Angéline rachète aussi la « maison où il est mort » qu’habite « une pauvre femme avec sa famille » (AM, 211). Elle observe ce monde, qu’elle découvre habité par des femmes malheureuses, pauvres comme Marie ou laides comme Véronique Désileux. Dans l’étude qu’elle consacre au roman, Patricia Smart parle ainsi d’une chute dans « un réel peuplé de pères méprisants qui, tout en prétendant à la spiritualité, communiquent à leurs filles que l’approbation paternelle dépend de leur beauté[17] ». Désormais, Valriant sera le lieu de la solitude, mais aussi de l’étude : « Je m’en tiens surtout aux livres de religion et d’histoire. » (AM, 216) Dans cette solitude, Angéline s’entoure de femmes : Marie Desroches (AM, 220, 238), Monique, Véronique Désileux (qui meurt page 221, mais dont une lettre est reproduite page 222). Elle a délaissé les vêtements bleus et blancs pour le noir, et pas seulement en signe de deuil.

Au-delà de cette continuité apparente sont aussi introduits quelques changements. S’agissant d’utopie féminine, l’isolement à Valriant « n’est pas simplement une facilité fictionnelle pour développer une société alternative, il est aussi un moyen symbolique d’expliquer la distance — voire la rupture — prise par rapport au monde androcentré[18] ». C’est cette rupture avec le monde des hommes que permet d’abord et avant tout la mort de Charles de Montbrun, bien qu’Angéline vive cette mort comme une faute, comme sa faute à elle par moments. Il y a là une figuration exemplaire du modèle de l’utopie féminine : « L’événement fondateur de l’utopie […] constitue le plus souvent un simple élément d’Histoire pour les personnages, néanmoins parfois interprétable comme un “péché originel” refoulé, dont la révélation mettra en danger la pérennité de la société utopique[19]. » C’est très exactement ce qui advient à Valriant, dont le caractère utopique tremble dès le retour d’Angéline, mais ne s’effondre pas, du moins pas tout de suite.

En effet, Angéline ne peut pas quitter Valriant : « je ne sais quel poids formidable m’attache à la terre » (AM, 230), écrit-elle. On ne saurait réduire ce « poids » à la mémoire de l’autorité paternelle. En effet, au décès de son père, Angéline avait à sa portée une autre option, cette élévation verticale qu’a observée André Brochu[20] et qui est exposée dans une phrase du journal : « [Enfant], je me sentais portée en haut par l’amour. Mon âme, comme un oiseau captif, tendait toujours à s’élever. » (AM, 230) Le curé engageait lui aussi Angéline à consacrer sa solitude au ciel : « Ma fille, regardez le ciel. » En guise de réponse, Angéline écrit alors : « Et me tournant vers la terre je pleurai. » (AM, 213) Cet attachement à la terre laisse entendre, d’une part, qu’Angéline restera à Valriant, sur la terre de Valriant, car il faut d’abord prendre le mot « terre » à la lettre. D’autre part, il laisse aussi entendre qu’Angéline n’entrera jamais au cloître. Le mot est alors pris au sens figuré, dans son opposition au ciel et à la sainteté : « D’ailleurs, je ne saurais m’éloigner de Valriant, où tout me rappelle mon passé si doux, si plein, si sacré. » (AM, 243) L’utopie féminine que le roman met en place a donc pour point de départ la déconstruction de l’utopie paternelle et son inversion puis sa réinscription dans un univers uniquement féminin, un « autre » monde d’où auraient été expurgées, en quelque sorte, les sources du mal.

L’univers complètement féminisé apparaît comme le stade ultime de cette démarche, comme un âge d’or ouvert à l’immortalité et à l’avenir. Patricia Smart a montré de manière convaincante que l’univers ainsi féminisé restait « dans la maison du père ». On peut néanmoins ouvrir la figure et envisager, avec Nicole Mathieu, que la maison n’est plus exactement celle du père puisque Angéline en a hérité. Cette maison, qui est désormais sienne, « n’est [plus seulement] la sphère du domestique, du travail domestique et de l’inégalité des rapports sociaux de sexe[21] », elle désigne « la victoire de la conception féminine des rapports au monde[22] ». Il y a là une sorte de renversement, qui fait passer de l’assignation au domestique (propre à la première partie du roman) à l’utopie du domestique (qui construit la troisième). Le journal d’Angéline donne accès à ce que Mathieu appelle encore le « rêve féminin des lieux, le droit à être présente dans tous les lieux, la capacité des femmes à penser et à faire que tous les lieux soient utopiques[23] ». On comprend alors que le Valriant d’Angéline se construit aussi contre l’image du cloître où s’est réfugiée Mina[24].

Il reste quand même à saisir le sens d’un événement qui advient à la toute fin du roman. Il s’agit de la seule sortie qu’Angéline de Montbrun se permet, un voyage à Saint-Hyacinthe qui dure quinze jours. Or, prévoir quinze jours pour aller de la Gaspésie à Saint-Hyacinthe, c’est long. Il faut donc comprendre qu’Angéline a voulu ce voyage et qu’elle y a consacré le temps nécessaire. Elle s’explique : « [I]l est une personne que je n’avais jamais vue et dont la réputation m’attirait. » (AM, 285) La narratrice reste discrète, usant des points de suspension pour désigner la destination précise du train puis le nom du monastère. On ne saura pas grand-chose de la raison de ce voyage : « C’est un grand bonheur d’approcher une sainte » (AM, 285), écrira-t-elle de façon laconique avant de désigner cette « sainte » par son surnom, Fleur du Carmel. Dans l’histoire du Québec, une personne a vraiment porté ce surnom, qui donne son titre à la biographie que le père Antoine Braun lui a consacrée[25]. Il s’agit de Hermine Frémont, la première carmélite québécoise, qui séjournait au monastère du Précieux-Sang en 1870, avant de partir vers le carmel de Reims, où elle a fini ses jours. Sainte et écrivaine donc est cette femme qu’Angéline va rencontrer : « [D]evant elle, je n’éprouvais ni gêne ni embarras. Au contraire, son regard si calme et si pur répandait dans mon coeur je ne sais quelle délicieuse sérénité […]. J’en ai emporté une force, une lumière, un parfum, j’espère y avoir compris le but de la vie. » (AM, 286) Mais qu’a-t-elle appris de Hermine Frémont au cloître ? Le roman ne dit rien de leur conversation. À la suite de ce voyage, toutefois, Angéline note : « [J]’ai accepté ma vie telle qu’elle est. » (AM, 286) Le récit du voyage est daté du 5 novembre. Le 7, elle arrête son journal et n’écrit plus qu’une lettre à Maurice. Elle avait déjà observé : « [I]l y a en moi une force étrange qui me pousse au renoncement, au sacrifice. » (AM, 283) Elle ajoutera, un peu plus loin : « Non, si le Dieu de toute bonté m’a fait passer par de si cruelles douleurs, ce n’est pas pour que je me reprenne aux affections et aux joies de ce monde. » (AM, 290) Ces douleurs ne l’appellent pas au monde, mais elles ne l’appellent pas non plus au cloître.

LE TEMPS HISTORIQUE

Nombreux sont ceux et celles qui ont noté l’importance de la référence historique dans le roman. Selon René Dionne, « la tension entre les valeurs du ciel et celles de la terre se sera résolue finalement […] dans le dévouement à la cause nationale[26] », alors que Maïr Verthuy observe « chez les héroïnes de Conan beaucoup d’ambivalence par rapport à leur société et à un nationalisme bâti sur le dos des femmes[27] ». En effet, l’utopie ultramontaine, qui structure la première partie du roman, « tend à évacuer du concept même de nation tout contenu politique[28] » et à dissoudre la référence historique dans un contenu moral et religieux. Or, sans État, comment construire la nation ? On ne saurait cependant réduire l’Histoire à la question nationale, car le temps historique agit aussi et peut-être surtout comme un code transgressif dans la logique de l’utopie. Dans les récits de voyage imaginaires, « l’espace imaginaire dont il est parlé […] est opposé au temps de l’histoire[29] », note Bronislaw Baczko, qui ajoute : « [l]e temps de ces sociétés, même quand elles ne sont pas situées sur des îles, est un temps insulaire, refermé sur lui-même[30] ». En effet, par définition, l’utopie est étrangère au temps de l’histoire ; elle est sans passé, elle reste sans avenir, comme suspendue hors du temps. Telle était l’utopie ultramontaine du père, située dans un espace sans mouvement et sans conflit, donnée comme éternelle, mais destinée à s’éteindre avec lui, à moins que Maurice et Angélique ne la prolongent au-delà. L’utopie féminine, construite par Angéline, sera au contraire située dans le temps de l’histoire, ce que montre cet enracinement dans la terre qu’elle oppose à l’élévation verticale, et qui peut être lu comme la volonté de rester dans son temps, de s’inscrire dans le même espace-temps que son lectorat. L’avenir d’Angéline ne se construira donc pas dans cette utopie, puisque celle-ci est forcément dissoute dès lors qu’elle s’engage dans le temps historique. Le roman toutefois entretient l’ambivalence, car l’avenir immédiat qu’entrevoit Angéline reste une reproduction de son présent : elle ne fondera pas de famille ; elle n’aura ni héritier ni descendant ; sa solitude reste pour elle un bien précieux. C’est son oeuvre, l’oeuvre d’écriture qu’elle entreprend, qui sera projetée dans l’histoire. Aussi, la chute d’Angéline, cette chute qui la laisse défigurée au milieu du roman, on peut la lire, ainsi que l’a fait Patricia Smart, comme une « chute dans l’écriture[31] ».

Katherine Roberts a noté qu’« Angéline de Montbrun contient les éléments d’une poétique de l’histoire qui deviendra la qualité maîtresse de toute [l’]oeuvre[32] » de Conan, et que ce passage à l’histoire « devrait aussi être [vu] comme une quête d’autorité discursive[33] ». Dans le roman, l’introduction du temps historique se fait d’abord discrètement : la correspondance qui forme la première partie n’est jamais datée. On comprend qu’elle s’étend sur à peu près six mois, mais cela ne paraît pas avoir d’importance. Le deuxième épisode, rédigé à la troisième personne, n’est pas daté lui non plus. Les seuls marqueurs de temps qui paraissent dans Angéline de Montbrun sont les dates qui coiffent chacune des entrées du journal dans la troisième partie. Le temps est encore hésitant ; il se présente comme une journée et un mois, sans l’année correspondante (alors que la durée du journal est d’environ trois ans). Les deux lettres qui ferment le journal ne sont pas datées non plus. Néanmoins, ce procédé de datation dote le journal d’une périodicité qui permet de suivre Angéline au jour le jour.

Ce principe de datation est doublé du système de référence. Angéline de Montbrun n’a jamais lu de roman. Les livres qu’elle lit sont des ouvrages pieux ou héroïques, français pour la plupart, anciens tout autant. À mesure que le roman progresse, les références françaises et anciennes sont remplacées par des références canadiennes plus récentes. Il faut pour le constater répartir les références sur la durée du roman (Lacordaire et Madame de Staël, par exemple, viennent tôt ; Hermine Frémont arrive à la toute fin), mais aussi les répartir selon les personnages. Ainsi, François-Xavier Garneau est cité rapidement dans le roman, mais sous la plume de Maurice. Il faut attendre la fin du roman pour qu’Angéline le cite à son tour (AM, 269), faisant enfin sienne une référence qu’avait saisie le lectorat bien plus tôt. Cette évocation de Garneau est suivie d’un long développement qui rappelle les prouesses du chevalier de Lévis, puis celles de Madame de Montbrun, « qui laboura elle-même sa terre, pour pouvoir donner du pain à ses petits orphelins » (AM, 270). Au récit succède la source manuscrite : « J’ai d’elle une lettre écrite après la cession. » (AM, 270) Puis vient une référence inattendue aux dernières paroles de Chevalier de Lorimier (« Le sang et les larmes versés sur l’autel de la patrie sont une source de vie pour les peuples » [AM, 270]), auxquelles Angéline ajoute : « [E]t le Canada vivra. Ah ! J’espère ! » (AM, 270) Tel cri d’espoir, qui ramène la nation et ses enjeux politiques à l’avant-plan, est à l’opposé de toute la pensée politique de Charles de Montbrun. Le sont tout autant le système de référence qui introduit les synthèses historiques (Garneau), les sources manuscrites (Madame de Montbrun), les sources orales (Chevalier de Lorimier) ; le système de référence qui reconstruit son récit sans oblitérer l’épisode patriote (des libéraux, des rouges pourtant !), phénomène rare à l’époque ; le système de référence qui réinscrit la nation et la patrie au coeur de la démarche de l’écrivaine. À Garneau, Angéline consacre deux pages, ce qui est énorme dans l’économie du roman. Nous sommes alors le 25 septembre ; il ne reste que deux mois avant la conclusion. C’est dire l’importance de l’épisode, le premier où elle se pose comme le sujet d’une écriture qui pourrait dépasser l’écriture de soi, s’adresser à un public ou simplement être lue par quelqu’un d’autre. Peut-être était-ce là l’objet de sa rencontre avec Hermine Frémont ?

Ainsi, une fois l’utopie ultramontaine mise à l’écart, la réécriture de l’histoire de la Nouvelle-France devient possible, souhaitable même. Tout le roman mène à un réinvestissement du féminin dans l’histoire. Angéline ne cherche pas à devenir historienne. L’histoire est déjà écrite, on le comprend. Mais elle cherche à insérer des personnages féminins (les pages de la mère, les actions de Madame de Repentigny) dans le récit de François-Xavier Garneau et, à terme, à reconstruire l’histoire du point de vue des femmes. Reprenons les mots de Pierre Nepveu : « Tout indique que Laure Conan a vu là le début d’une question et qu’elle a tenté, avec les moyens du bord, de s’y mesurer[34]. » À la fin, Mina aura été la plus faible en cédant à l’appel de l’évasion verticale et en entrant au cloître. Privilégiant l’enracinement, Angéline refusera de rester une figurante : Madame de Repentigny et Madame de Montbrun ouvrent une brèche sur l’héroïsme des femmes. Aussi, les « feuilles détachées », formant de ce point de vue un roman d’apprentissage, laissent entrevoir un possible avenir consacré à l’écriture, avec l’objectif de combler ce qui apparaît comme « l’absence de nation pour les femmes[35] ». Il faut alors imaginer Angéline heureuse.