Abstracts
Résumé
Cet article observe la dynamique narrative du roman Frères, de David Clerson, publié en 2013 chez Héliotrope, comme une configuration créatrice d’épisodes reconnaissables et de motifs recyclés provenant tout à la fois des contes (naissance singulière, main coupée, enveloppement dans une peau de bête, odyssée, mort temporaire, etc.) et de scripts rituels à l’oeuvre dans les codes socioculturels qui régissent les manières de faire les jeunes garçons dans nos sociétés occidentales (rites de passage, « voie des oiseaux », ensauvagement). Contrairement au conte, qui organise des séquences d’actions rituelles accomplies et réussies, et à rebours du rite, dont la finalité est l’agrégation à la communauté, le roman met l’accent sur les échecs de la socialisation comprise dans son sens anthropologique comme une initiation aux différences des sexes et des âges. S’il s’alimente aux trésors des contes et aux logiques initiatiques, c’est pour dire et explorer, par des voies autres, la violence du réel, les difficiles traversées des gués dangereux de l’existence, la fin d’un monde et les désordres de la filiation.
Abstract
This article examines the narrative dynamics of David Clerson’s novel Frères, published by Héliotrope in 2013, as a creative configuration of recognizable episodes and recycled motifs derived from both tales (unusual birth, amputated hand, wearing an animal’s skin, odyssey, temporary death, etc.) and ritual scripts that are part of the sociocultural codes shaping the behaviour of young boys in our Western societies (rites of passage, the “way of the birds,” wilderness rites). Unlike the tale—which organizes sequences of ritual actions that are carried out and are successful—and as a reversal of ritual, whose purpose is to bind the person to the community, the novel emphasizes the failures of socialization, viewed anthropologically as an initiation to differences between sexes and between age groups. While nourished by folktale treasuries and initiatory systems, the novel seeks to describe and explore, through other means, the violence of reality, how difficult it is to cross the dangerous fords of existence, the end of a world, and the disorders of filiation.
Resumen
En este artículo, se observa la dinámica narrativa de la novela Frères (Hermanos), de David Clerson, publicada por la editorial Héliotrope en 2013, como una configuración creadora de episodios reconocibles y motivos reciclados que provienen a la vez de los cuentos (nacimiento singular, mano cortada, envolvimiento en una piel de bestia, odisea, muerte pasajera, etc.) y de guiones rituales presentes en los códigos socioculturales que rigen las formas en que actúan los jóvenes en nuestras sociedades occidentales (ritos de paso, ‘vía de las aves’, asilvestramiento). A la inversa del cuento, que organiza secuencias de acciones rituales realizadas y exitosas, y en contra del rito, cuya finalidad es el ingreso en la comunidad, la novela hace hincapié en los fracasos de la socialización, entendida ésta en su sentido antropológico como una iniciación a las diferencias de sexos y edades. Si se alimenta de los tesoros de los cuentos y las lógicas iniciáticas, es para exponer y explorar, a través de vías distintas, la violencia de lo real, las difíciles travesías de los peligrosos vados de la existencia, el fin de un mundo y los desórdenes de la filiación.
Article body
Comment se fait-il que presque tous les garçons robustes et sains, à la belle âme, un jour ou l’autre ont un désir fou de prendre la mer [1] ?
Bien qu’il s’affiche comme un « roman d’aventures » et que ses odyssées maritime et initiatique s’inscrivent dans la lignée des robinsonnades célèbres (Defoe, Stevenson, Golding), Frères[2], de David Clerson, publié en 2013 chez Héliotrope, présente de nombreuses affinités structurelles, formelles et thématiques avec l’univers du conte. La trame romanesque relate l’histoire d’un aîné manchot qui engendre, avec son bras amputé par sa mère, un frère. Naviguant sur la mer au moyen d’une barque de fortune dont la figure de proue est la tête d’un pantin, les deux garçons partent, munis d’une peau de chien, à la recherche du père disparu. Si les frontières génériques entre roman et conte ont déjà été largement traitées[3], c’est d’un point de vue ethnocritique qu’on voudrait reprendre la question en l’orientant vers l’hétérogénéité culturelle du récit. On verra comment le roman se compose, d’une part, d’un bricolage de motifs « contiques », et, d’autre part, de scripts rituels qui régissent les manières de faire les jeunes garçons dans nos sociétés occidentales.
PORTRAIT DES FRÈRES EN HÉROS DE CONTE
Frères bouleverse les catégories génériques. Ce récit onirique, fantasmatique, épique[4], explicitement qualifié de « roman » par l’éditeur et l’auteur, entretient des zones de recouvrement très poreuses avec les structures textuelles des contes merveilleux. Selon les critères formels des genres narratifs, il oppose aux perspectives historiques de la légende et socioculturelles du roman les traits spécifiques du conte. Il en épouse les multiples contours, dont les imprécisions nominales, géographiques, temporelles qui l’informent : deux « frères » — « l’aîné » et le « cadet » — vivent chez leur « mère », dans une maison près de « marais côtiers », à quelques heures de marche d’un « village » de pêcheurs. Ils entreprennent une « odyssée » « vers la mer » où ils rencontrent, imaginairement, des « créatures tentaculaires, monstres surdimensionnés » (F, 13). Ni la demeure ni le village ne sont décrits, l’action se déroule dans une temporalité indéterminée, si ce n’est qu’elle a pour bornes le début et la fin de l’été. On le voit, le vocabulaire utilisé pour définir les éléments basiques du récit — les personnages, les lieux, les temps — est volontairement vague, déréalisant. Ces lacunes référentielles, typiques de l’univers du conte, contribuent à créer une atmosphère inquiétante et étrange.
La biographie des frères repose également sur des logiques du conte et mobilise un ensemble de motifs merveilleux. Nés d’une mère « qui les avait eus si tard, à un âge où l’on ne devient plus mère », qualifiée de « sorcière », et d’un « chien de père », « géniteur de passage » et inconnu (F, 12-13), qui est survenu de la mer, les deux frères sont des enfants du manquement. Fruits d’une union hors normes, celle d’une vieille fille, immobilisée dans son foyer, et d’un étranger, nomade (marin ?), ils sont littéralement des enfants naturels, soit des bâtards — d’où le fait qu’ils n’ont ni noms ni prénoms, eux dont la filiation anthropozoomorphique est précisément problématique. Illégitimes, les frères incarnent aussi, selon le récit étiologique que relate la mère, des enfants du miracle : « Et elle lui avait raconté que son frère avait pris forme à partir de son bras tranché, qu’il était né muni de deux bras nains, imparfaits, mais accrochés à un corps complet […]. » (F, 18) Nombre de naissances miraculeuses surviennent de cette manière dans les histoires merveilleuses, où « la constitution d’un corps humain, d’une personne [se réalise] à partir du fragment coupé d’un autre corps[5] », comme dans certaines versions du Petit Poucet où le héros éponyme échappe à la mort en révélant son identité liée aux conditions de sa naissance : « Je suis ton fils, né de ton petit doigt », dit-il à la « vieille[6] ». Sorti de la chair de l’aîné, le cadet de ce roman québécois est tout à la fois frère, jumeau et fils, ce qui redouble le désordre de la parenté.
Tous deux présentent des singularités physiques. Disgraciés, contrefaits, les frères sont des « moitiés d’hommes[7] », littéralement, dont l’un est manchot, l’autre atrophié, et dont l’un complète l’autre. Bien des contes le confirment : les mutilations des mains et des bras, souvent associées à des fautes relatives à l’alliance et à la filiation, se combinent au thème de l’origine surnaturelle[8]. La procréation magique, illicite ou stérile engendre l’enfant monstrueux, comme le montre la trame initiale du conte-type 708 de la classification d’Aarne-Thompson, connu sous le titre The Wonder-Child et dont le récit est très répandu au Canada francophone. En plus d’évoquer, selon Nicole Belmont, le destin des filles-mères, ce conte narre la quête, entreprise par un enfant prodige, pour retrouver son père[9]. Dans tous les cas, la mutilation et l’asymétrie sont le signe de l’inachèvement et de l’appartenance à un monde autre[10], ce qui explique en grande partie la perception magique et sensible de l’univers qu’ont les frères. Les deux, rêveurs, vivent dans un espace-temps détaché du réel. Le cadet par exemple imagine en rêve l’expédition à venir (F, 32) et lit des intersignes dans le cosmos : « “le monstre, la tempête, l’étoile filante… ce n’était pas Pantin, c’était notre chien de père” » (F, 41). L’aîné fait des cauchemars et voit « la grosse tête de son père » (F, 41) qui hante ses nuits et qui annonce le combat final où il le harponnera. Bref, le texte cumule les mentions aux rêves, cauchemars et sommeils, certainement parce que ceux-ci évoquent des morts symboliques, et surtout parce qu’ils permettent l’accès à l’invisible, au symbolique et à l’imaginaire.
« Naturels », les frères le sont également dans la mesure où, excentrés par rapport au village, ils habitent à la frontière de l’espace social :
Parfois, lui et son frère marchaient quelques heures à travers champs pour aller jusqu’au village voisin y échanger des objets trouvés sur la grève contre du miel ou du hareng fumé. C’étaient leurs seuls contacts avec le monde extérieur, des contacts que leur mère n’aimait pas, mais qu’elle tolérait, maintenant qu’avec ses vieilles jambes et sa vue défaillante, elle pouvait difficilement s’y rendre elle-même.
F, 14
S’ils vivent « à quelques heures » de marche du village, les frères ne sont pas entièrement en dehors de la civilisation[11] : l’échange symbolique, qui suppose un système de valeurs partagées, est au coeur des relations communautaires. Mais force est de constater qu’ils restent à l’écart du social puisqu’ils ne participent pas de la « vision du monde » (F, 15) des enfants de pêcheurs. Leur cosmologie est fondée sur des créatures imaginaires, des monstres et merveilles provenant des confins que signale leur origine paternelle.
La maison familiale des frères se caractérise par des logiques non seulement de l’entre-soi et de l’enfermement géographique, mais aussi de l’oralité primaire : il s’agit bien de vies en marge de la culture écrite. Plus généralement, on peut dire que l’univers fictionnel est analphabète, car il ignore le monde de l’écrit : aucune mention des outils, objets ou processus cognitifs de la littératie (livres, crayons, bibliothèques, listes, etc.)[12]. Ce blanc textuel souligne, sur le plan de la diégèse, l’éducation lacunaire des jeunes garçons, qui ne semblent pas aller à l’école (comme la majorité des enfants des contes merveilleux). Rien n’indique qu’ils savent lire et écrire[13], d’où les nombreuses situations de contage où triomphe la transmission maternelle et orale d’histoires :
Chaque soir à l’heure du coucher, elle leur racontait encore, comme aux premières années de leur vie, des histoires anciennes et inquiétantes, celles de tout ce mal qu’amenait l’océan, lui qui avait amené un jour leur « chien de père », qu’elle disait tantôt arrivé sur une barque, tantôt sur un vieux rafiot ou même encore jeté sur la grève le lendemain d’une tempête ; un géniteur de passage, dont le récit de l’arrivée variait avec le temps et au gré des humeurs de la vieille.
F, 12-13
Habitée par une parole, la mère s’arroge une voix conteuse, et ses mots ritualisés sont performatifs : l’insulte « chien de père » est prise à la lettre par les garçons et par la langue du récit qui concrétise l’expression idiomatique en faisant, dans l’imaginaire fraternel, du père un chien. Les contes de la vieille produisent le corps de croyances qui organisent la cosmologie familiale : de la naissance extraordinaire des frères en passant par l’origine monstrueuse du père et la croquemitainisation de la mer[14]. Ces scènes de contage privées, domestiques, féminines redoublent l’appartenance générale du roman au conte.
Bref, cumulant les écarts, les anomalies et les traits problématiques qui les marginalisent, le portrait des frères prend sa source dans un ensemble d’ethnotypes issus du conte qui mettent en jeu l’acquisition de l’identité. Plus que d’une mémoire intertextuelle, on pourrait parler, avec Marie Scarpa, d’une « mémoire culturelle » qui suppose « la convocation potentielle [par le roman] de toutes les représentations symboliques[15] » configurant ici le héros du conte.
LANGAGES DU CONTE ET DU ROMAN : LES MOTIFS ET LA STRUCTURE RITUELLE DU RÉCIT
Frères reprend et retravaille une structure générique du conte. Contrairement à d’autres oeuvres québécoises contemporaines qui réécrivent explicitement des récits de la tradition orale et écrite[16], aucun conte-type précis ne forme, a priori, la matrice du roman. Son schéma narratif peut plutôt être lu comme une configuration créatrice d’épisodes reconnaissables et de motifs recyclés provenant des contes[17] : à la naissance singulière (gémellité, auto-engendrement) et à la main coupée[18] dont on vient de parler, ajoutons la traversée qui marque « le passage dans l’autre monde [et qui] est en quelque sorte l’axe du conte, en même temps que son milieu[19] » ; l’enveloppement dans la peau de bête qui permet au héros d’accomplir son odyssée en voyageant sous une forme animale (RH, 265) [20] ; l’enfant capturé et emprisonné (RH, 107) ; « la mort temporaire » (RH, 118). Principalement, le roman thématise « la mise en morceaux » (RH, 119) déclinée sous la forme du démembrement de l’aîné et de Pantin, des bras minuscules du cadet, des bêtes faites d’os disparates, etc. De plus, il la formalise : activant des logiques métonymiques, il se construit à partir de morceaux d’autres textes, de fragments de contes. Par exemple, le pantin trouvé dans le marais suscite diégétiquement l’histoire de Pinocchio racontée par la mère à ses fils. La pelisse de chien portée par l’aîné rappelle, dans la mémoire du lecteur, Peau de Mille Bêtes des Grimm ou Peau d’âne de Perrault. Ou encore, à la fin du récit, le retour à la maison, inchangée par le passage du temps, évoque un autre conte bien connu :
S’approchant de la maison, il vit que les ronces y étaient plus nombreuses, et elles lui griffèrent les jambes. Sa main saigna alors qu’il les écartait. […] Puis il marcha dans la poussière et les cadavres d’insectes dont les corps chitineux craquèrent sous ses pas. […] [Il vit sa très vieille mère], une momie morte-vivante, un univers de sécheresse assis devant son assiette comme à l’heure du repas. La table était mise pour elle et ses deux fils.
F, 139
Insistant sur l’atmosphère funèbre, la description convoque l’hypotexte de La Belle au bois dormant de Perrault. Dans ce conte, l’héroïne se pique le doigt sur un fuseau et s’endort jusqu’à ce que le prince la réveille et redonne ainsi vie au château, figé comme elle dans le même état depuis cent ans :
À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écartèrent d’eux-mêmes pour le laisser passer ; il marcha vers le château qu’il voyait au bout d’une grande avenue où il entra […]. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu’il vit d’abord était capable de le glacer de crainte ; c’était un silence affreux, l’image de la mort s’y présentait partout, et ce n’était que des corps étendus d’hommes et d’animaux, qui paraissaient morts[21].
Toutefois, les motifs empruntés ne sont pas reliés les uns avec les autres selon des séquentialisations connues ou des canevas relevés par les folkloristes et ethnologues. Ils ne motivent pas non plus les mêmes effets de sens, comme on peut le constater avec le motif de la piqûre faisant couler le sang, qui signifie pour la Belle les menstruations et pour l’aîné la mort[22]. De même, le héros romanesque, ne suivant pas la trajectoire matrimoniale du prince, vient plutôt revoir sa mère : les deux séquences sont symboliquement incompatibles ; l’une renvoie à l’alliance, l’autre à l’endogamie. On a donc affaire à une rénovation des logiques symboliques, sémantiques et scénaristiques. Autre type de transformation à l’oeuvre dans le déplacement des motifs du conte vers le roman : la suppression des épisodes que ces derniers activent. Par exemple, la « main coupée » configure, dans le conte-type 706 intitulé La jeune fille aux mains coupées, le recouvrement, à la fin, de l’intégralité corporelle et le mariage[23]. Dans le conte-type 510, la peau de bête implique le dévoilement final de la réelle identité et encore une fois l’union matrimoniale. Or, ces deux séquences programmées et attendues n’adviennent pas dans ce roman, qui désarçonne les horizons d’attente produits par la matrice générique du conte et qui génère des ruptures par rapport aux modèles et aux récurrences narratives. Le roman use de processus de transmotivation culturelle[24], qui prennent ici diverses formes : décontextualisation, déséquentialisation, rénovation des effets de sens, mutilation et altération des motifs. Il cherche en effet moins à explorer narrativement la pleine signifiance de ces motifs, chargés d’une longue mémoire culturelle, qu’à les accumuler, les réarranger et les assimiler. Il mobilise, de cette manière, des pratiques du bricolage, au sens lévi-straussien : assemblant des morceaux préétablis, il crée et invente une histoire avec un « stock » prédéterminé de motifs reconnaissables (car fixés par la tradition) et hautement dynamiques[25].
De surcroît, la syntaxe du récit peut être rapprochée de la configuration « canonique » du conte telle qu’elle se décline en cinq séquences :
-
état de manque (ou faute initiale) provoquant le départ du premier héros ;
-
voyage (quête) pendant lequel il est soumis à une première série d’épreuves ;
-
arrivée dans un lieu où il subit de nouvelles épreuves ;
-
récompense ;
-
retour au point de départ[26].
Selon les folkloristes, ce modèle séquentiel est « la traduction dans le langage symbolique des contes du scénario que suit le jeune adolescent dans la réalité, lorsqu’il lui faut conquérir la connaissance et les valeurs qui feront de lui un être intégrable dans la société des adultes », scénario qu’on peut découper et résumer en trois parties : étapes menant à la mort de l’état ancien, gestation du nouvel individu et, enfin, renaissance et intégration[27]. Qu’en est-il du roman ?
Ce schéma organise la logique du récit de Clerson. La quête du père au loin, alors que « tout est mort, ici » (F, 46), provoque le départ « vers la mer », qui représente « l’avenir » des deux héros (état de manque). Deux voyages répètent les séquences intermédiaires du conte, où l’aîné arrive dans un lieu inconnu : tout d’abord, rescapé et capturé par une « grosse femme » (F, 71) et ses « enfants-porcs » (F, 69), il est littéralement traité comme un chien et s’enfuit après un carnage (sa récompense : une deuxième tunique canine) ; ensuite, il reprend la mer, refait naufrage, mais cette fois-ci il est hébergé et sauvé de la mort par un père et sa jeune fille (sa récompense : la capacité de parler aux oiseaux). Enfin, il refait une dernière traversée pour retourner chez lui. On pourrait compléter cette lecture interstructurelle de l’architecture narrative du roman en l’associant aux schémas quadripartites du conte étudiés par David Bynum[28]. La quête initiatique traverse une « zone de résidence », point de départ du héros et chronotope de la consanguinité (la maison de la mère et le temps de l’enfance) ; une « zone de limbes », qui est un espace-temps de l’entre-deux (la mer et les deux trajets maritimes) ; une « zone de l’autre monde dangereux », chronotope du danger et de la fuite (la maison de la famille-porcelets) ; et, enfin, la « zone de l’autre monde domestique », qui correspond à l’espace de l’alliance (la maison du fabricant de pantins).
Le canevas romanesque retrouve ces chronotopes prototypiques du conte. Il possède également, comme lui, des accointances avec certains systèmes symboliques comme les rituels, usages, croyances ; accointances que l’ethnocritique appelle l’hétérophonie culturelle[29]. Motivée par des logiques plurielles relatives aux rites de passage, plus spécifiquement aux rites pubertaires puisque les deux frères, « encore enfants mais de plus en plus adultes, affranchis » (F, 12), sont « de jeunes adolescents » (F, 45), l’intrigue s’organise autour de la nécessité pour ces garçons de prendre le large afin d’acquérir une autonomie et une identité virile. Dès lors, on remarque que la structure narrative du récit est en homologie avec la séquence rituelle[30]. Certes, il n’y a pas à proprement parler de rite thématisé par le récit (les deux frères ne vivent pas, on l’a dit, dans un univers très socialisé ou ordonnancé par des us et coutumes collectifs), sauf que le texte dramatise l’expérience de la juvénilité comme un passage, une odyssée. Ce n’est pas la société du texte qui impose la coutume, mais bien la langue et la structure de la narration qui en épousent les manières de faire et en récupèrent les symboliques. Ainsi, les fonctions narratives « dramatis[ent] l’accès de l’adolescent à l’âge adulte » comme un « temps d’épreuve », de « rencontre de l’altérité », et « du détour par la sauvagerie », par « la marge non cultivée » et enfin par la bête[31]. Comme l’écrit Marie Scarpa, la « construction [et la déconstruction] de l’identité individuelle et sociale (du personnage) [est] le coeur du procès narratif[32] ». Cette dramatisation rituelle se constate dans l’assimilation de la scénaristique tripartite du rite de passage[33]. La phase de séparation (« zone préliminaire »), où le novice est séparé de son groupe, correspond à la première partie, « Une vie de chien », retraçant la vie répétitive au foyer, les préparatifs du départ et la première traversée de la mer : « Ils tirèrent la voile et partirent vers l’océan. » (F, 57) Cette partie se conclut sur la mort du cadet, qui signe la rupture d’avec le même et le début d’un processus pour devenir soi. À cette disjonction, nécessaire à l’autonomisation du jeune garçon, succède une longue phase de marge (« zone liminaire » sur laquelle nous reviendrons), pendant laquelle l’aîné se métamorphose et expérimente l’altérité. Et enfin, la phase d’agrégation (« zone postliminaire ») marque le moment de la réintégration de l’initié dans sa collectivité et du héros du conte dans sa nouvelle communauté d’alliance : elle coïncide, dans le roman, symboliquement, avec la renaissance miraculeuse, qui a lieu après le naufrage, et, structuralement, avec le retour à la maison familiale, qui organise la dernière partie, « Vers le frère ». Celle-ci renverse l’enjeu principal du conte, à savoir « l’établissement, matériel et matrimonial, d’un héros[34] », car la retraite dans « cet univers sclérosé, fermé sur lui-même, où sa mère aurait voulu les garder » (F, 124) signe la fin de la quête et signale un retour au même, à la mère/mer. Que l’épisode final diffère des modèles ritiques et contiques indique bien qu’on est dans un univers romanesque[35].
À l’intérieur de cette grande structure syntaxique de type initiatique qui modélise le récit se trouvent des micros schémas rituels mettant en abyme des séquences de séparation et de liminarisation. Pour le dire autrement, la trajectoire du personnage est configurée par des épisodes de départs et d’arrivées, de morts symboliques et de renaissances, qui correspondent aux deux premières étapes du rite de passage. Mais surtout le récit a la particularité de proposer une extension de la phase liminaire qui recouvre presque l’intégralité de la narration : « [L]a phase de marge est à l’évidence au coeur générique de toute robinsonnade car, désirée ou subie, la période de survie dans un milieu hostile transforme nécessairement et durablement son homme[36]. » Temps de l’embrouillement des catégories anthropologiques élémentaires comme l’animé/l’inanimé, l’animal/l’humain, le vivant/le mort, le réel/l’imaginaire, l’enfant/l’adulte, le processus liminaire, qui participe dans les contes de la succession des péripéties et des aventures qualifiantes que doit surmonter le héros néophyte, trouve un écho ethnographique dans les rites pubertaires, tels que l’anthropologie comparée les décrit, qui mobilisent diverses formes d’ensauvagement :
Chez un bon nombre de tribus de l’Amérique du Nord, le prestige social de chaque individu est déterminé par les circonstances entourant des épreuves auxquelles les adolescents doivent se soumettre à l’âge de la puberté. Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture […]. Dans l’état d’hébétude, d’affaiblissement ou de délire où les plongent ces épreuves, ils espèrent entrer en communication avec le monde surnaturel. Ému par l’intensité de leurs souffrances et de leurs prières, un animal magique sera contraint de leur apparaître ; une vision leur révélera celui qui sera désormais leur esprit gardien […][37].
S’initier, poursuit Lévi-Strauss, c’est « se risquer sur ces franges périlleuses où les normes sociales cessent d’avoir un sens […], aller jusqu’aux frontières du territoire policé, jusqu’aux limites de la résistance physiologique ou de la souffrance physique et morale[38] ». C’est, comme le font initialement les deux frères, commencer par explorer la côte, les champs, la mer (F, 14), les grottes (F, 35), courir sur la grève et la colline (F, 18), dénicher des trésors, des « trouvailles, d’étranges insectes, de curieux fossiles, des objets que la Grande Mare jetait sur la grève » (F, 134) ; se mettre au défi et commettre des délits comme « forc[er] les réserves communales et s’empar[er] de beaux fromages ronds et de gros morceaux de viande salée » (F, 55), « saut[er] la clôture du poulailler et [prendre] trois poules » (F, 55-56). Ces actions et larcins, typiques des « invisibles initiations » de nos sociétés occidentales[39], servent ici non pas d’épreuves menant à l’âge d’homme, mais plutôt de préparatifs à l’aventure périlleuse vers des régions inconnues, sauvages, où les frères vont à la rencontre de leur destin « de héros de légende, capable[s] d’exploits » (F, 46). A priori, la narration fait emprunter aux deux frères les voies coutumières de l’adolescence masculine, qui est une phase d’exploration des frontières du domestique et du sauvage, des vivants et des morts, du masculin et du féminin[40]. Les jeunes hommes en devenir quittent le monde domestique et féminin pour explorer les aires périphériques de la communauté (les champs, l’entrée du village) en passant ensuite par les zones les moins policées du territoire (les collines, la grève, etc.) jusqu’aux espaces interdits et dangereux de la « Grande Mare » (F, 12). Surmontant les peurs de la mer/mère et sortant dès lors des liens de consanguinité, les deux frères entreprennent une expédition maritime. La découverte territoriale est une façon pour les garçons d’expérimenter les limites de leur corps viril, de fréquenter l’univers des morts et des monstres.
Or, si ce premier épisode de l’expérimentation des frontières contiguës (partie 1) s’apparente à la manière dont nos sociétés occidentales « font » l’identité masculine, la suite du récit n’est pas tout à fait de même nature et ne suit plus le modèle du rite et du conte. En effet, le roman moderne et contemporain — et la production littéraire québécoise n’échappe pas à ce constat — « préserv[e] une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et […] le cours de chaque vie », il est informé et structuré par la formalisation du rite de passage. Toutefois, contrairement au conte, qui donne à entendre « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent » et qui actualise la « bonne voie » initiatique menant les jeunes gens à l’âge adulte, le roman, de façon générale, « nous raconte ce qui se passe quand on [s’]écarte » de la coutume et de ses rites[41], voire ce qui se passe lorsqu’un monde érode ses coutumes. Ainsi, la littérature écrite narre bien souvent cette « invisible initiation » dont parlent les ethnologues en mettant l’accent sur les échecs de la socialisation comprise dans son sens anthropologique comme une initiation aux différences des sexes et des âges.
DU CÔTÉ DES ANIMAUX : LE FILS DE CHIEN ET LE MAÎTRE DES CORBEAUX
La deuxième partie, dont le titre — « Une vie de chien » — est programmatique, voit la métamorphose de l’aîné, endeuillé par la perte de son frère, mort noyé : « Il sortit à quatre pattes de la niche où il avait dormi, […] il sentit un collier de cuir autour de son cou et constata qu’une chaîne y était attachée, […] il renifla […]. » (F, 67) Arborant une pelisse animale, il se transforme en chien domestique, aboyant, mangeant des os saignants, s’accouplant même avec une chienne.
Dans ce roman, le « chien », animal totem (léguant d’ailleurs son nom à trois des quatre parties : « Un chien de père », « Une vie de chien » et « L’odyssée du chien »), joue le rôle d’un « zoème », que Lévi-Strauss définit comme une « espèce animale nantie d’une fonction sémantique » dans une culture donnée[42]. On le retrouve dans l’imaginaire traditionnel québécois et dans les contes recensés par Marius Barbeau au début du xxe siècle, comme dans « La haire du chien », où un survenant se transmue à minuit en chien afin de dévorer des bêtes et des hommes[43]. Variante du loup-garou, le chien maudit est, ici comme dans les légendes francophones, associé le plus souvent au diable et à la rage[44]. Et c’est bien un processus d’enragement que vit l’aîné. De proie, il devient prédateur et bête sauvage :
Il leva sa patte gauche, sa patte de bois, qui bloqua le coup de bâton de l’enfant, et il se leva à la verticale, comme un homme, et mordit comme une bête en plein dans la gorge obèse de l’enfant, qui gloussa en s’écroulant, d’un gloussement de porc égorgé, d’un gloussement qui se fit longuement entendre alors qu’ils couraient à travers champs.
F, 86-87
Mi-homme, mi-chien, l’aîné, toujours divisé, commet ce délit qui annonce le carnage sanglant durant lequel il assassine toute la famille-porcelets (F, 95)[45]. Les armes ayant servi à l’accomplissement des meurtres sont des variantes de l’« objet magique » des contes. En effet, donné par le frère, le bras armé du destin-Pantin se transforme magiquement en main du crime et en main vengeresse[46], alors que, « cadeau du père » (F, 53), la peau miraculeuse mobilise une puissance bestiale. Si on retrouve le « motif du don au fils [et au frère] d’un moyen magique » (RH, 193) et des « donateurs d’outre-tombe », liés comme l’explique Propp « au royaume de la mort [et] au monde des ancêtres » (RH, 189), force est de constater que l’ensauvagement de l’aîné l’éloigne de la configuration stable du héros de conte et l’inscrit plutôt dans une lignée de guerriers-fauves aux comportements féroces, à la fureur sanguinaire, à la frénésie meurtrière comme Wodan/Odin[47], qui porte lui aussi une pelisse animale.
En effet, déclinée sous plusieurs formes, une rage « sourde et grinçante » (F, 16), « sauvage » (F, 37), « animale » (F, 89) et « souterraine » (F, 132) anime l’aîné. Que le texte insiste sur le lexème « rage » suggère bien un règne de l’enragement canin qu’on peut appeler, avec Bertrand Hell, la « mélancolie canine » ou la « rage caniculaire » : « la rage est avant tout pensée comme la métamorphose en animal sauvage[48] » et plus spécifiquement en chien, car « le mal du chien » est cette rage qui survient dans la période caniculaire, ce qui correspond à la temporalité de la diégèse[49]. On peut rapprocher notre héros canin d’une figure comme celle de saint Christophe, représenté sous les traits du chien, et qui est, avant sa conversion, reconnu comme un dévoreur d’humains[50]. Être de la limite, pour qui les frontières entre l’homme et l’animal, entre la culture et la nature, entre le sauvage et le social, entre le divin et le diabolique sont poreuses, l’aîné, ce « dieu sanguinaire » vivant dans « un corps de saint errant » (F, 101), est hanté par le sang et par une rage à l’égard de l’altérité : ses rencontres avec les « enfants-sangsues » et les « enfants-porcs » — précisément saignés comme des porcs — lui font voir rouge[51].
Cet enragement est une forme particulièrement violente de l’ensauvagement rituel. S’il est coutumier, dans les sociétés traditionnelles, que les jeunes garçons fassent couler le sang, notamment par la chasse ou la guerre, ce passage obligé de l’expérimentation de la « fureur » (F, 21) n’est qu’une étape initiatique, et ne doit durer que le temps rituellement programmé de la phase liminaire : « [T]out homme accompli […] doit pouvoir maîtriser sa fureur après avoir multiplié les gestes sanglants […][52]. » En effet, l’exploration de la différence, qui s’accomplit ici par la régression vers l’état animal, suppose un retour à la norme et à l’ordre, comme dans les contes, où « les héros s’affranchissent, le moment venu, de leur inhumanité initiale comme d’une mue, se dévoilant alors dans toute leur grâce, aussi beaux et intelligents qu’ils étaient bêtes et laids[53] ». Mais pour l’aîné, c’est dans « la dépouille du chien et d’une chienne [qu’il] se sen[t] plus que jamais un être complet » (F, 91). La complétude vient au prix d’un passage dans le monde du sauvage et des morts ; et c’est bien un mort-vivant furieux et ensauvagé qui apparaît après le massacre : « [L]e vrai monstre aujourd’hui — entité bicéphale, tueur d’enfants, capable de miracles — c’était lui, l’aîné. » (F, 111[54])
Dans les rites et les contes, il s’agit d’acquérir une identité non seulement sexuée, mais humanisée. L’aîné, de son côté, ne revient pas de ce détour par l’autre, il reste pris au coeur d’un état d’ensauvagement funeste. À ce titre, il appartient à une lignée de « personnages liminaires[55] » comme l’homme sauvage, le célibataire, l’ermite, certainement parce que, pour lui, enfiler la peau du chien/des morts, c’est reconquérir la part paternelle de son identité. Toutefois, ce passage par l’animal lui permet au moins de franchir deux étapes nécessaires au devenir homme : l’acquisition du poil — « des poils perçaient sur sa peau de jeune adulte » (F, 100) — et la transformation de la voix — « L’aîné n’avait pas parlé depuis longtemps. Ces derniers mois, il avait surtout aboyé. Sa voix l’étonnait. Il la trouvait rauque. » (F, 102) Il est signifiant que cette voix, il la retrouve au moment où il se met à parler à un corbeau.
À l’état canin succède en effet une voie des corbeaux, deuxième zoème important à l’oeuvre dans le récit. Le héros préfère « la solitude des champs et des boisés, le vent venu du large et la compagnie des corbeaux à qui il continuait de parler » (F, 125) : il accomplit difficilement une initiation liée au monde aviaire. Cette relation du garçon et de l’oiseau est, elle aussi, une variante du motif de l’acquisition de « la langue des oiseaux », notamment par l’absorption de la chair aviaire, qui établit un lien entre « l’avalement et l’initiation » (RH, 302-303) — l’aîné mangeant cru le premier corbeau qu’il rencontre (F, 107)[56]. Propp rappelle également qu’il existe un rapport entre l’oiseau et « un espace lointain, en particulier […] l’eau, […] la mer » (RH, 270-271), car l’oiseau, double du motif de la peau de bête, « sert à transporter le héros dans l’autre monde » (RH, 216- 217). Dans le roman, les corbeaux, fidèles compagnons de route, suivent le frère :
Au moment de son départ, un groupe de corbeaux se posa sur l’embarcation pour l’accompagner dans son voyage. […] Quelques corbeaux battaient des ailes autour de lui. Ils l’accompagnaient depuis il ne savait plus combien de jours ; depuis son départ de l’île où il avait trouvé refuge, puis sur le continent où ils avaient accosté ensemble et dont ils avaient longtemps longé la côte, marchant surtout de jour en prenant leur temps, dans des terres peu peuplées, des paysages de plaines et de collines côtières.
F, 127-131
Aussi, ces oiseaux de mauvais augure et ces « démons des nuits », selon le poème de Nelligan[57], sont psychopompes et appartiennent au monde de l’au-delà. Mais surtout, la relation singulière que l’aîné entretient avec eux est à rapprocher de cette trajectoire initiatique magistralement étudiée par Daniel Fabre[58], qui a montré comment, dans les sociétés occidentales traditionnelles, l’initiation masculine est intrinsèquement tributaire de la fréquentation des oiseaux : accomplissant une série d’actions liées à leur poursuite, comme grimper dans les arbres, dénicher des oeufs, conquérir l’espace sauvage, les jeunes garçons éprouvent les limites de leur corps. Cette voie se dessine à l’âge où la voix change, l’univers aviaire permettant précisément de penser cette mue[59]. Ainsi, la parole déliée, la voix muée, la capacité à siffler acquise en imitant les oiseaux servent ultimement à courtiser les filles, car le langage aviaire que le jeune apprend à maîtriser ne cesse de parler d’amour (comme les tourterelles et le rossignol dans les chansons folkloriques). En somme, « les oiseaux se trouvent associés à la conquête du sexe et de son langage[60] ». Mais ce processus initiatique qui conduit à la virilité ne possède pas les mêmes sens et configurations dans le roman. Si, en mettant à mort un corbeau, puis en en apprivoisant plusieurs autres avec lesquels il converse, l’aîné emprunte bel et bien la typique voie des oiseaux, force est de constater qu’il s’y engage, comme pour l’ensauvagement canin, sur un mode excessif : « Maintenant, ces oiseaux l’accompagnaient à chacune de ses sorties. Parfois, l’un d’eux se posait même sur son épaule. Il leur parlait de son enfance, toujours, et de son frère, mais magnifiait ses récits, les racontant comme les histoires que lui avait racontées sa mère. » (F, 125) Dans sa relation aux oiseaux, le frère reproduit le modèle maternel : « dompteur d’oiseau » (F, 132), il les domestique, les nourrit (F, 132), dormant blotti contre leurs corps (F, 135) et leur transmettant son histoire de vie, sous forme de contes merveilleux et d’aventures miraculeuses. De plus, « le temps des dénicheurs s’arrête vers dix ou douze ans et, lorsqu’on accède aux vraies chasses, cinq ou six ans après, on délaisse les frondes, les arcs, les petits pièges, on passe “de l’enfant à l’homme”, écrit Chateaubriand, le jour où l’on tire au fusil[61] » et où on met à mort une bête. Or, on l’a vu, avant sa période d’oiseleur, l’aîné tue le père au harpon, égorge des enfants et mange cru le corbeau. Bref, déjà initié au sang, il vit à contretemps. Enfin, l’aboutissement amoureux de la voie lui reste inaccessible : « [Il vit] une fille aux longs cheveux noirs et à la chair généreuse, mais il ne lui parla pas. Il préférait parler au corbeau. » (F, 120) Qu’il règne comme un maître sur les corbeaux et qu’il préfère la compagnie de son envolée indique un inachèvement, un figement « à cet âge où on se soucie des oiseaux[62] ». Il est bien, comme le dit la jeune fille, « un drôle d’oiseau » (F, 121).
Les gestes de l’oiseleur et de l’enragé, l’odyssée maritime, les morts temporaires n’ont ni apporté la gloire, ni accompli des exploits, ni fait l’homme : l’aîné est qualifié de « dieu inutile, inconnu de tous et aux gestes sans portée » (F, 141), oscillant entre aura miraculeuse et force sanguinaire. Certes, il parcourt le chemin initiatique, celui-là même qui organise les trajectoires des héros des contes et des récits d’aventures, mais trop du côté des animaux, des morts, du sauvage, du sang, de la solitude, de l’oiseau, il est un mal initié. Comme il le résume, il a « vécu [une] vie d’animal domestique avant de devenir une bête sauvage, chien meurtrier, puis monstre à deux têtes tueuses, créature inhumaine mue par une rage souterraine » (F, 132). La narration l’abandonne dans son altérité, le fige dans cet état d’entre-deux, où il est prisonnier de ces « univers hostiles et étranges » de la mer et du père, de ces « univers de noirceur et de violence, des mondes non domestiqués, où rien n’est tenu en laisse », surtout pas les chiens (F, 13). Contrairement au conte, qui organise des séquences d’actions rituelles accomplies et réussies, et à rebours du rite dont la finalité est l’agrégation à la communauté, le récit narre une succession de passages allant d’un état liminaire à un autre, pour finalement aboutir à une liminarité constitutive, soit à un déficit permanent de socialisation.
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Concluons sur une série de remarques synthétisant les relations intergénériques du conte et de ce roman. Frères thématise la transmission orale des contes. La mère raconte des histoires sur « des créatures monstrueuses, démesurées, des poissons bicéphales, des tortues aux carapaces grosses comme des îles, des baleines aux bouches si grandes qu’elles pouvaient avaler des citées entières » (F, 11-12), des « fables à l’heure du coucher » (F, 17), un récit étiologique de la naissance et l’« histoire d’un homme seul qui, ne pouvant avoir d’enfant, s’en était taillé un dans le bois » (F, 29). Ayant des « mots plein la bouche », le cadet imagine les exploits de Pantin, « qui avait tué le monstre aux tentacules » et « avait interrompu la tempête qui avait ravagé la région quelques années plus tôt » (F, 34). Enfin, l’aîné narre à ses corbeaux, « derniers légataires », des « histoires où soufflait le vent venu de la mer et où se faisait sentir l’odeur des champs et des collines où l’aîné et son frère avaient joué enfants » (F, 126). La narration fait du contage la principale activité des personnages. Les paroles conteuses — seul moyen d’entrer en contact avec l’autre absent — délient les langues, rendent poreuses les frontières entre réel et imaginaire, et accompagnent la mobilité des jeunes garçons, dont le voyage initiatique oriente la syntaxe du récit. À celles-ci répond, sur un autre plan, la mobilité des motifs provenant d’autres univers textuels et culturels, qui ouvre le roman à des ailleurs génériques, hétérogènes. Si les situations de contage dans la diégèse répètent l’origine et balisent le territoire familial, l’imaginaire du roman, lui, s’alimente aux trésors des contes fabuleux pour dire la fin d’un monde et les désordres de la filiation[63]. Aussi, rappelons que les contes traditionnels sont des oeuvres à la fois collectives et individuelles : « Collectives parce qu’un schéma narratif était déjà là, déjà raconté, déjà écouté. Inscrit dans une mémoire individuelle, il pouvait être redit, mais jamais exactement dans les mêmes termes[64]. » Hétérophonique et bricoleur, le roman de Clerson joue en quelque sorte le même jeu que le conteur. Il reprend des canevas narratifs et des scénarios culturels, il récupère l’élaboration canonique et schématique qui organise les logiques initiatiques, tout en redisant autrement les vies, en remodelant les agencements entre les actions, en renouvelant les termes, en déviant les destins. Si le conte est de surcroît un « miroir grossissant et toujours déplacé en même temps qu’agent des apprentissages essentiels, véritable “petit rite parlé”[65] », le roman — notamment celui informé par lui et concentrant, comme dans Frères, les forces de fiction sur l’extraordinaire, le merveilleux, le surnaturel — serait, suivant cette idée, un rite écrit, silencieux, solitaire, et la lecture une forme d’ensauvagement rituel permettant de faire l’expérience (imaginaire) de l’altérité.
Appendices
Note biographique
SOPHIE MÉNARD enseigne au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ethnocriticienne, spécialisée dans la recherche sur la littérature française des xixe et xxe siècles, travaillant au confluent de la poétique et de l’anthropologie, elle s’intéresse à la façon dont la culture est agissante dans des oeuvres littéraires ou artistiques. Spécialiste de l’oeuvre d’Émile Zola, elle a publié un essai intitulé Émile Zola et les aveux du corps. Les savoirs du roman naturaliste (Garnier, 2014) et une édition critique de La Conquête de Plassans (Garnier, 2013). Elle a publié des études dans des revues comme Poétique, Ethnologie française ou Romantisme, et a récemment codirigé avec Jean-Marie Privat le collectif À l’oeuvre, l’oeuvrier (Presses universitaires de Nancy/Éditions universitaires de Lorraine, 2017), issu de l’une des « Rencontres internationales de l’ethnocritique et de la sociocritique ».
Notes
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[1]
Herman Melville, Moby Dick, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 43.
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[2]
David Clerson, Frères, Montréal, Héliotrope, 2013, 142 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle F suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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[3]
Voir par exemple Walter Benjamin, « Le narrateur », Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Essais », 1991, p. 249-298, et le dossier « À la croisée des genres. Intergénéricité du merveilleux au xixe siècle », Féerie. Études sur le conte merveilleux, xviie-xixe siècle, no 12, 2015.
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[4]
Ce roman possède en effet une forte dimension épique et une interdiscursivité évidente avec L’Odyssée homérique. Il récupère et réinvente plusieurs séquences de la célèbre épopée, dont la captivité, la survie aux périls en mer, le naufrage, la construction d’une embarcation de fortune, le retour à la maison, etc. Si la polyphonie culturelle de l’oeuvre est très riche, cet article, dans le cadre restreint qui lui est imparti, met plutôt l’accent sur les relations qu’elle tisse avec le conte et le rite.
-
[5]
Karin Ueltschi, La main coupée. Métonymie et mémoire mythique, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais sur le Moyen Âge », 2010, p. 11.
-
[6]
Ce passage des Contes russes pour les enfants d’Afanassief (Moscou, 1870) est cité par Pierre Saintyves dans Les contes de Perrault et les récits parallèles, Genève, Slatkine Reprints-Érudition, 1990, p. 320.
-
[7]
Voir sur ce sujet le dossier « Moitiés d’hommes », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 174, 2005, p. 7-201.
-
[8]
Karin Ueltschi, La main coupée, p. 57.
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[9]
Voir Nicole Belmont, « Destins féminins entre mariage et maternité. Le regard des contes traditionnels », Le Coq-Héron, no 226, 2016, p. 63.
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[10]
Karin Ueltschi, La main coupée, p. 58.
-
[11]
Les travaux des anthropologues ont bien montré que la structure culturelle qui oppose la culture et la nature n’est pas figée et varie précisément selon les cultures, les époques, les cosmologies. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, 623 p.
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[12]
L’absence de la culture écrite est certainement un des grands écarts que réalise ce roman par rapport aux hypotextes issus de la robinsonnade qu’il convoque. Ce genre du récit d’aventures initiatiques mobilise systématiquement une riche culture littératienne. Voir Lise Gauvin, « La bibliothèque des Robinsons », Études françaises, vol. XXXV, no 1, printemps 1999, p. 79-93.
-
[13]
Si les personnages sont ignorants, le texte est, au contraire, très savant, convoquant nombre d’hypotextes qui font partie du patrimoine de la culture lettrée.
-
[14]
Le processus de croquemitainisation renvoie à « une certaine activité de l’imaginaire qui revêt de caractéristiques effrayantes des individus ou classes d’individus ayant réellement existé ». Sur cette notion ethnocritique, voir Guillaume Drouet, Marier les destins. Une ethnocritique des Misérables, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « EthnocritiqueS », 2011, p. 21-79 ; p. 22 pour la citation.
-
[15]
Marie Scarpa, « De Quasimodo à Marjolin le sot. La mémoire culturelle du roman zolien », Véronique Cnockaert, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa (dir.), L’ethnocritique de la littérature. Anthologie, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. « Approches de l’imaginaire », 2011, p. 173.
-
[16]
À ce titre, Frères n’est pas une réécriture d’un conte-type affiché, comme pour Javotte de Simon Boulerice (Cendrillon), Les sangs d’Audrée Wilhelmy (Barbe-Bleue), Trois princesses de Guillaume Corbeil (Blanche-Neige, Cendrillon et La Belle au bois dormant), ou, en France, Peau d’âne de Christine Angot et Le vaillant petit tailleur d’Éric Chevillard.
-
[17]
Ajoutons qu’il y a également plusieurs intertextes et synergies culturelles avec la littérature écrite, notamment Moby Dick de Melville et Petit manuel du parfait aventurier de Mac Orlan, de même qu’avec l’épopée homérique.
-
[18]
La figure du manchot voguant sur la mer et portant une prothèse est une variante du Capitaine Crochet, dont le bras droit, ayant été mangé par un crocodile, est remplacé par un crochet (Peter Pan de J. M. Barrie). Il peut également rappeler le Capitaine Achab (Moby Dick), qui a une jambe d’ivoire.
-
[19]
Vladimir Propp, Les racines historiques du conte merveilleux, traduit du russe par Lise Gruel-Apert, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1983 [1946], p. 263. Désormais, toutes les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle RH suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[20]
C’est la pêche miraculeuse d’un trésor qui agit comme embrayeur « magique » du voyage : après avoir (re)pêché une peau de bête (« c’est un matin brumeux que se produisit le miracle attendu »), qui est selon le cadet « un cadeau du père », l’objet qui « [leur] manquait » (F, 53), les deux frères peuvent partir à l’aventure. On retrouve le schème de la métamorphose en animal de frères dans Les douze frères des Grimm ou encore dans Les trois frères métamorphosés en corbeaux et leur soeur (conte breton).
-
[21]
Charles Perrault, « La Belle au bois dormant », Contes, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Classique », 1981, p. 135.
-
[22]
On verra plus loin que l’aîné est ensauvagé par sa tunique canine qui le transforme en une sorte de loup-garou ; or, Marius Barbeau, qui a répertorié plusieurs contes, légendes et anecdotes du Canada, affirme qu’une des manières de délivrer le métamorphosé est en lui infligeant « une blessure légère qui fait couler un peu de son sang ». Marius Barbeau, « Anecdotes populaires du Canada. Première série », The Journal of American Folklore, vol. XXXIII, no 129, juillet-septembre 1920, p. 203.
-
[23]
Le conte La fille aux mains coupées, selon la classification d’Aarne-Thompson, est divisé en quatre épisodes : la mutilation de l’héroïne, le mariage avec le roi, l’épouse calomniée, les mains recouvrées, épisodes qui ne servent pas ici de canevas à la narrativité de Frères. Voir, sur les épisodes de ce conte, Hélène Bernier, La fille aux mains coupées (conte-type 706), Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Les archives de folklore », 1971, p. 2.
-
[24]
On pourrait parler de « transmotivation culturelle » pour expliquer les transferts et transformations de motifs transitant d’un univers culturel particulier (ici le conte de tradition orale de la culture occidentale) à un autre (le roman contemporain), sans toutefois se restreindre à la dimension psychologique de la « transmotivation hypertextuelle », qui « n’est pas, dans son procédé, différente du travail de motivation caractéristique de toute fiction psychologique ». Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Essais », 1982, p. 459.
-
[25]
Claude Lévi-Strauss, « La science du concret » [La pensée sauvage, 1962], Oeuvres, édition établie par Vincent Debaene, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 557-596.
-
[26]
Claude-Hébert Breteau, Geneviève Calame-Griaule et Norbert Le Guérinel, « Pour une lecture initiatique des contes populaires », Bulletin du Centre Thomas-More, no 21, 1978, p. 12.
-
[27]
Ibid., p. 11-12. Ce lien entre conte et rite est au coeur de l’ouvrage Racines historiques du conte merveilleux de Propp.
-
[28]
David Bynum, « The Four Zones », The Daemon in the Wood. A Study of Oral Narrative Patterns, Boston, Harvard University Press, 1978, p. 261-265. Disponible en ligne : http://enargea.org/daemon/texts/udaa2.html (page consultée le 5 avril 2018).
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[29]
L’ethnocritique fait l’hypothèse que le roman moderne et contemporain active le retour d’altérités culturelles qui mobilisent des logiques plurielles et qui peuvent prendre diverses formes : discursives (retour d’une littérature orale : mythe, conte, légende, proverbe), écrites (les intertextualités), sociales (retour de cosmologies populaires, paysannes, bourgeoises), sémiotiques (retour de superstitions, de systèmes interprétatifs), symboliques (retour de pratiques rituelles, religieuses), etc. Pour une mise au point récente, on pourra se reporter à Jean-Marie Privat, « “Le chapeau de l’arpenteur”. Polylogie, dialogie, hétérophonie », Sophie Ménard et Jean-Marie Privat (dir.), À l’oeuvre, l’oeuvrier, avec la collaboration de Vicky Pelletier, Nancy, Presses universitaires de Nancy/Éditions universitaires de Lorraine, coll. « EthnocritiqueS », 2017, p. 47-84.
-
[30]
L’hypothèse d’une homologie entre rite et récit a été formulée, dans sa forme ethnocritique, par Marie Scarpa dans « La passante », L’éternelle jeune fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernité », 2009, p. 159-242. Voir également Sophie Ménard, « Le “personnage liminaire”. Une notion ethnocritique », Litter@ Incognita, no 8, automne 2017, en ligne : http://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/24/le-personnage-liminaire-une-notion-ethnocritique (page consultée le 5 avril 2018).
-
[31]
Pierre Vidal-Naquet, « Du sauvage au cultivé. Le passage de l’adolescence en Grèce ancienne », Raison présente, no 59, 1981, p. 15.
-
[32]
Marie Scarpa, L’éternelle jeune fille, p. 17.
-
[33]
Voir Arnold van Gennep, Les rites de passage. Étude systématique des rites, Paris, Picard, 1988 [1909], 288 p.
-
[34]
Daniel Fabre et Jean-Claude Schmitt, « Préface » (RH, xi).
-
[35]
Que l’aîné annonce à la fin vouloir reprendre la « mer » et quitter sa « mère démesurée, aux proportions de légendes », qu’il imagine « la jeune fille, sa chair blanche qui brillait sous la lune » et qu’il lui revienne « plus que jamais des désirs d’humanité » (F, 127) suggère peut-être une entrée dans le système symbolique de l’alliance. Il reste que la dernière parole du frère (et phrase du roman) est une adresse à l’invisible (le frère mort et le corbeau), ce qui semble indiquer que le jeune homme est toujours dans une phase liminaire.
-
[36]
Jean-Marie Privat, « L’entre-temps », Jean-Marie Privat (dir.), Ma montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse, Metz, Université Paul-Verlaine/Centre de recherche sur les médiations, coll. « Recherches textuelles », 2006, p. 120.
-
[37]
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Pocket », 1955, p. 38-39.
-
[38]
Ibid., p. 39.
-
[39]
Daniel Fabre, « L’invisible initiation : devenir filles et garçons dans les sociétés rurales d’Europe », conférence donnée le 9 février 2015 dans le cadre des Conférences Campus Condorcet, Paris-Aubervilliers, en ligne : http://www.campus-condorcet.fr/Diffusion-des-savoirs/conference/6/L-invisible-initiation-devenir-filles-et-garcons-dans-les-societes-rurales-d-Europe (page consultée le 5 avril 2018).
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Claudine Fabre-Vassas et Daniel Fabre, « Du rite au roman. Parcours d’Yvonne Verdier », Yvonne Verdier, Coutume et destin. Thomas Hardy et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1995, p. 30.
-
[42]
Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, Plon, coll. « Pocket », 1985, p. 130. Voir aussi, sur les liens entre le zoème et la quête initiatique, Jean-Marie Privat, « L’entre-temps », p. 120-122.
-
[43]
Marius Barbeau, « Anecdotes populaires du Canada », p. 212-213.
-
[44]
Barbeau confirme que certaines « anecdotes » mettent en scène un homme qui « court le loup-garou » en chien (ibid., p. 203), et le folkloriste Sébillot relève que, dans l’aire francophone, « la quasi-totalité des discours populaires relatifs à la rage animale ne concerne que le chien ». Voir Bertrand Hell, Le sang noir. Chasse et mythe du Sauvage en Europe, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1994, p. 149.
-
[45]
Le geste de tuer les « enfants-porcs » est doté d’une férocité, le jeune homme-chien se faisant lui-même justice ; mais en même temps le sacrifice du porc est, dans nos sociétés occidentales, un geste ritualisé, tout comme le sacrifice des enfants est un leitmotiv du conte. Notons par ailleurs que l’univers du conte et des traditions orales n’hésite pas à mettre en scène des enfants-porcelets. Voir, à ce sujet, Claudine Fabre-Vassas, La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 105.
-
[46]
Objet de seconde main, fait à la main, le pantin devient, dans la main de l’aîné, littéralement un homme de main.
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[47]
Voir Bertrand Hell, Le sang noir, p. 101 et les suivantes.
-
[48]
Ibid., p. 151.
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[49]
Voir sur ce sujet ibid., p. 149. La folie de l’aîné s’apparente à celle, caniculaire, d’Yvain, le chevalier au lion (voir Philippe Walter, Canicule. Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, préface de Michel Zinc, Paris, S.E.D.E.S., coll. « Littérature », 1988, p. 155-193). Enfin, pour une lecture ethnocritique de l’ensauvagement caniculaire, voir Sophie Ménard, « Démon de midi et crime caniculaire », Anne-Marie David et Pierre Popovic (dir.), Les douze travaux du texte. Sociocritique et ethnocritique, Montréal, Université du Québec à Montréal/Figura. Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. « Figura », 2015, p. 161-172.
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[50]
Voir Jean-Claude Schmitt, Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le xiiie siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979, p. 204. Saint Christophe est surtout connu comme le porteur du Christ, qu’il aide à traverser une rivière. L’aîné « porte » également la chienne sur son dos.
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[51]
Son frère également a goûté le sang. Littéralement enragé de perdre Pantin aux mains des enfants-sangsues, il « attrap[e] subitement un bras de ses deux mains et le mor[d] à pleines dents, d’une morsure de bête, d’une morsure hurlante qui [fait] couler le sang dans sa bouche et retentir un cri dans la vallée » (F, 37). Cette scène, dans la logique proleptique du récit, programme l’égorgement de l’enfant-porc par l’aîné dans la deuxième partie du récit. Notons, par ailleurs, que la tradition orale occidentale connaît plusieurs tueurs d’enfants : l’ogre, les loups-garous et les hommes sauvages comme le Chasseur Hellequin.
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[52]
Bertrand Hell, Le sang noir, p. 109.
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[53]
Virginie Chardenet, Destins de garçons en marge du symbolique. Jean le Sot et ses avatars, Paris, José Corti, coll. « Les essais. Merveilleux », 2010, p. 10.
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[54]
Après le crime, il s’enfuit de nouveau sur un radeau, et là, durant cette deuxième traversée, il délire, entend la voix du père et les rires du frère. Dans cet état où il est en contact avec l’altérité de l’invisible, il chasse le « chien de père » : « Quelqu’un qui l’aurait vu en tête de son voilier, avec son corps de cadavre vêtu d’une tenue primitive et la tête de Pantin comme un totem tribal, aurait cru en un bateau fantôme, condamné à chasser pour l’éternité. […] C’était presque un mort, un mort-vivant parti en chasse. » (112-113) Bateau, chasse, mort-vivant, ensauvagement : cet épisode cumule les motifs de la légende cynégétique d’Hellequin, le Grand Veneur, plus connu au Québec sous le nom de « Chasse-Galerie », autre interdiscursivité qui traverse le roman et qui fait partie du système culturel lié au « zoème » du chien et au « folklorème » de l’ensauvagement. Toute cette scène de « chasse » a également comme hypotexte Moby Dick de Melville. En proie à un délire de chasse, l’aîné manchot, comme l’unijambiste Capitaine Achab, tente de tuer sa proie longtemps désirée : « [I]l s’approchait de son chien de père comme d’une baleine qu’il allait harponner. » (112)
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[55]
Sur cette notion ethnocritique, voir Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme. La revue du xixe siècle, no 145, 2009, p. 25-35, et Sophie Ménard, « Le “personnage liminaire”. Une notion ethnocritique ».
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[56]
Notons ici que le roman réinvente le motif de « l’animal reconnaissant » qui, dans les contes, offre son aide au héros après que celui-ci, « égaré dans la forêt, torturé par la faim », a résisté à la tentation de le manger (RH, 200). Notre héros ne résiste pas à sa pulsion orale et sanguinaire. Sur le langage des oiseaux, et plus spécifiquement celui des corbeaux (ou des corneilles, selon les traductions), on pourra lire le conte La reine des neiges d’Andersen, dans lequel une jeune fille, Gerda, part à la recherche de son ami et voisin, Kay ; pendant une de ses aventures, elle converse difficilement avec une corneille, car ce n’est pas une langue qu’elle a « apprise ». Hans Christian Andersen, Contes, Paris, Le livre de poche, coll. « Les classiques de poche », 2003, p. 168.
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[57]
Émile Nelligan, « Les corbeaux », Poésies complètes, 1896-1941, texte établi, annoté et présenté par Réjean Robidoux et Paul Wyczynski, Montréal, Fides, coll. « Nénuphar », 2004, p. 221.
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[58]
Daniel Fabre, « La voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage », L’Homme. Revue française d’anthropologie, vol. XXVI, no 99, juillet-septembre 1986, p. 7-40.
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[59]
« Au coeur du rapprochement entre le garçon et l’oiseau », il y a le fait que « l’oiseau est un animal à langage », il est même « l’être parleur par excellence [qui] mène le garçon de la non-parole (celle de l’infans) à la parole déliée du jeune homme, en passant par le babil, le chant, l’air sifflé ou joué ». Voir Marie Scarpa, « La voie du faucon », Jean-Marie Privat (dir.), Ma montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse, p. 164 ; l’italique est dans le texte. Sur le lien entre robinsonnade et voie des oiseaux, voir cet article également.
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[60]
Daniel Fabre, « La voie des oiseaux », p. 36.
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[61]
Daniel Fabre, « La folie de Pierre Rivière », Le Débat, no 66, septembre-octobre 1991, p. 104.
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[62]
Ibid., p. 106.
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[63]
Que les « frères » s’appellent « l’aîné » et « le cadet » indique bien que la question de la filiation est l’enjeu principal du roman.
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[64]
Nicole Belmont, « Destins féminins entre mariage et maternité », p. 65.
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[65]
Claudine Fabre-Vassas et Daniel Fabre, « Du rite au roman », p. 15.