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À bien des égards, l’entre-deux-guerres constitue le point de bascule de la littérature canadienne-française dans la modernité[2]. Des travaux récents ont permis de saisir les modalités des transformations qui s’opèrent dans la vie littéraire des deux décennies — développement de l’activité éditoriale, déploiement de la presse et de la radio, naissance d’une critique laïque et plurielle, essor du genre romanesque ou accès collectif des femmes à la littérature — et qui participent d’un premier mouvement progressif d’autonomisation du champ de production et de réception[3]. Ces processus semblent se cristalliser au seuil des années 1930 lorsque quatre titres sont publiés dans la collection « Les Romans de la jeune génération », aux éditions Albert Lévesque : Dans les ombres (1931) d’Éva Senécal, La chair décevante (1931) de Jovette-Alice Bernier, Dilettante (1931) de Claude Robillard, et L’initiatrice (1932)de Rex Desmarchais[4]. En effet, selon les coauteurs de La vie littéraire au Québec, ces romans représentent un « tournant », tant pour leur production et leur composition que pour leur réception au parfum de scandale[5]. Sur ce dernier point, on sait que les commentateurs, d’abord affolés par Dans les ombres, se lancent avec La chair décevante dans une polémique sur les orientations morales, esthétiques et sociales de la littérature, ainsi que sur l’écriture des femmes[6]. Toutefois, si on connaît bien la réception critique des romans et son impact sur le secteur éditorial et sur la trajectoire des auteurs publiés[7], et si on s’entend pour reconnaître que les textes de cette collection font école[8], on s’est, à l’inverse, très peu intéressé à comparer les quatre romans entre eux sur les plans thématique et formel, exception faite de la synthèse proposée par La vie littéraire au Québec :

D’abord, les personnages de ces romans, généralement de jeunes bourgeois, participent à la modernité urbaine ambiante […]. Ensuite, les héros de ces romans vivent tous […] une épreuve à caractère initiatique. […] Enfin, [ils] sont dotés d’une individualité propre qui ne permet pas d’y transposer les types nationaux jusqu’alors esquissés dans le genre romanesque[9].

C’est en tenant compte de ces observations, et en vue de cerner davantage le « tournant » qu’évoque La vie littéraire au Québec, que j’examinerai les « Romans de la jeune génération » à partir de l’unité éditoriale qui les caractérise ainsi que de la diversité des formes et des figures qui y dialoguent, convergent et s’opposent. Plus spécifiquement, j’entends montrer comment la collection inaugurée par Albert Lévesque participe du déploiement de ce qu’Yvan Lamonde nomme l’épistémè de la vie et du vivant dans le discours social, et qui agit comme force centripète de la modernité au Québec dans les années 1930[10]. C’est cette épistémè, me semble-t-il, qui constitue la pierre angulaire des formes et des discours relayés par cette série éditoriale. Comment, dans la texture romanesque, se manifestent « l’individualité » et « la vie » ? Quels sont leurs procédés de mise en récit, leurs images ? Je chercherai ici à mettre en lumière les innovations poétiques portées par « Les Romans de la jeune génération », dans leur dimension à la fois sérielle et singulière. Pour ce faire, j’aborderai les textes en isolant trois variables interreliées : le genre romanesque, la représentation de la parole écrite ou lue, et les figures et discours qui prédominent. On verra comment l’arrimage du roman psychologique avec les dispositifs autoréflexifs infléchit le discours de la vie et du vivant, au sein d’une collection qui irrigue en profondeur l’imaginaire romanesque au Québec.

PORTRAIT D’UNE COLLECTION

La publication des « Romans de la jeune génération » en 1931 et en 1932 bénéficie de la coprésence de trois phénomènes qui reconfigurent substantiellement la structure, le personnel et l’imaginaire du champ littéraire — phénomènes que La vie littéraire au Québec a déjà largement examinés et documentés. Aussi me permettrai-je de n’en rappeler que les grandes lignes. D’abord, l’entre-deux-guerres marque l’entrée en scène d’une cohorte d’écrivains et d’écrivaines qui rejettent l’esthétique régionaliste en mettant de l’avant la subjectivité individuelle. Composée d’individus nés vers 1900, la « génération perdue[11] » se distingue par son désir de liberté, qui se reflète tant dans sa manière d’agir dans le champ que dans ses productions littéraires. Issus de cette génération, les auteurs publiés chez Lévesque ont entre vingt et trente ans en 1931[12]. Si les auteurs masculins sont peu connus au sein du champ, les femmes, elles, bénéficient déjà d’une large reconnaissance critique et institutionnelle acquise en poésie. Corrélé à la montée de la « génération perdue » et aux succès des poètes, le deuxième phénomène réside dans l’essor du milieu éditorial. Les années 1920 sont en effet propices à l’apparition et à la consolidation de maisons d’édition qui tendent à échapper aux contraintes cléricales par la mise en place d’une autocensure et d’une « autorégulation du milieu[13] ». Bien que leurs entreprises s’essoufflent au cours des années 1930, Édouard Garand (circuit élargi) et Albert Lévesque (circuit restreint) symbolisent cette émergence d’un commerce du livre qui soit indépendant et apportent une vision moderne du métier d’éditeur. Enfin, on assiste à une redistribution des capitaux et des valeurs au sein de l’économie des genres littéraires, puisque la poésie perd sa relative prépondérance au profit du roman. Au Québec, l’« effet Maria-Chapdelaine[14] » se vérifie dans l’augmentation du nombre de textes romanesques publiés en volumes par année, ainsi que dans la réception critique, prête à mesurer chaque titre à l’aune du chef-d’oeuvre inégalé. De fait, alors que le roman du terroir et le roman historique tendent à se réinventer, de nouvelles formes font leur apparition, comme les fictions d’aventure. Dans la foulée du Débutant[15] d’Arsène Bessette, le roman de formation, quant à lui, poursuit son évolution, précisément en misant sur la psychologie des personnages.

C’est l’enchevêtrement de ces trois conditions qui donne l’élan à la création des « Romans de la jeune génération ». En 1930, Albert Lévesque inaugure un concours censé récompenser les meilleurs romans écrits par les auteurs émergents[16]. En plus de la somme d’argent qu’ils reçoivent[17], les récipiendaires du premier concours, Éva Senécal et Claude Robillard, voient leurs textes inaugurer la série. Jovette-Alice Bernier et Rex Desmarchais font quant à eux déjà partie de l’écurie de la Bibliothèque de l’Action française, ce qui facilite la publication de leur roman dans la nouvelle collection[18].

Si, comme le soutient Liette Bergeron, « l’arrivée d’un nouveau type de roman à l’enseigne des éditions Albert Lévesque s’est faite […] par le truchement du Prix Lévesque lancé en 1930[19] », il appert que la collection approfondit ce renouvellement romanesque en lui fournissant d’emblée une identité générique. Bien qu’elle ne soit qu’éphémère, la collection « Les Romans de la jeune génération » repose sur un ensemble de caractéristiques qui vont fonder la sérialité de sa composition et jouer sur sa réception dans le champ. Marqueur déterminant de l’identité commune des textes et de leur valorisation dans une perspective commerciale, le titre de la série indique l’effet de génération qui régit le projet et, de façon plus forte encore, son aspect presque manifestaire, puisqu’il s’agit selon Lévesque de « modifier l’orientation de nos oeuvres romanesques[20] ». Sa structure polysémique renvoie à la jeunesse des écrivains qui en signent les titres, à celle des personnages présentés dans chaque récit, et à la communauté de lecteurs à laquelle les oeuvres s’adressent. En outre, le nom de la collection joue autant sur l’émergence de nouvelles voix romanesques que sur la rupture engendrée par cette « jeune génération » d’avec les codes régionalistes et nationalistes. En ce sens, la série de 1931 est une ramification, tant extensive que contradictoire, de la collection « Les Romans » qui fait les beaux jours des éditions Albert Lévesque, et dans laquelle se côtoient des auteures patriotiques comme Maxine, Laure Conan et Blanche Lamontagne-Beauregard. Le paratexte vient d’ailleurs souligner ce rapport d’opposition et d’association entre les deux collections : sur la quatrième de couverture, une liste présente conjointement les séries « Romans » et « Romans de la jeune génération ». Chose certaine, au-delà de la stratégie commerciale de Lévesque, qui cherche à élargir son champ d’action et son lectorat, une volonté de prendre de la distance vis-à-vis des grandes tendances qui marquent la fiction romanesque de l’époque s’esquisse au travers de cette collection.

La présentation matérielle des quatre romans traduit cet effort de singularité en matière de proposition éditoriale au Québec. Pour le dire avec Stéphanie Danaux, « Les Romans de la jeune génération » se rapproche visuellement des collections françaises de Fayard et de Ferenczi, et des enjeux économiques qui les sous-tendent :

Les ouvrages […], destinés au grand public et non aux bibliophiles, se caractérisent par des formats in-octavo élancés de dix-neuf à vingt-cinq centimètres et de cent cinquante pages (en moyenne) reliées par un encollage assez sommaire. Les premières de couverture, légèrement cartonnées, sont imprimées en couleurs sur fond jaune à beige. […] [L]’uniformisation de la présentation et des couvertures s’inscrit dans une optique de production en série, en vue d’une baisse des coûts de production et d’une fidélisation du lectorat[21].

De même, les illustrations présentées dans les volumes cristallisent l’effet de série, du moins pour les trois premiers titres de la collection (on ne trouve aucune image dans L’initiatrice). D’une part, elles sont l’oeuvre de deux jeunes artistes, Alyne Gauthier et Jean-Paul Audet, formés à Paris et qui utilisent les techniques modernes de la gravure. D’autre part, et dans la perspective qui nous intéresse, soit celle de la représentation de l’individu et de la vie, elles mettent globalement en scène l’inaction des sujets, la contemplation d’un paysage (particulièrement dans Dans les ombres), et la douleur ou la nostalgie des personnages. Comme l’écrit Danaux, « Jean-Paul Audet et Alyne Gauthier privilégient une lecture psychologique des romans, ce qui rejoint l’introspection développée par les romanciers. Les deux énoncés — littéraire et plastique — fonctionnent ainsi selon une belle complémentarité[22] ». Il est très clair que l’objectif d’« exploiter les richesses universelles du coeur humain, tout en s’inspirant des expériences, des moeurs et des tempéraments canadiens[23] » est au centre du travail de l’éditeur, de l’auteur, et de l’illustrateur. Plus largement, l’effet de série suggéré témoigne du développement de sensibilités esthétiques communes dans le champ littéraire canadien-français, ainsi que de leur mise en marché par Albert Lévesque.

La présentation éditoriale des « Romans de la jeune génération » appelle irrémédiablement une lecture épousant l’originalité des fictions. À cela s’ajoute le discours promotionnel dynamisé par les éditions Albert Lévesque, et qui met l’accent sur le caractère inédit, vivant et réaliste des romans. Dans les ombres est présenté comme une « étude psychologique de l’âme féminine », tandis que Dilettante, à la manière d’une « peinture de moeurs vivante », révèle « les façons de vivre et de raisonner de la jeunesse montréalaise en l’an 30[24] ». Contrairement à la série « Romans » où alternent titres historiques (Comme jadis, La sève immortelle) et récits régionalistes (La terre vivante, Un coeur fidèle) à valeur moralisatrice (Nord-sud), la nouvelle collection passe pour miser sur l’urbanité, la représentation fidèle d’une époque contemporaine, et surtout, l’analyse introspective.

DU ROMAN D’AMOUR AU ROMAN PSYCHOLOGIQUE : HYBRIDATIONS GÉNÉRIQUES

Sans s’attarder sur le résumé des quatre titres, on remarque que chaque récit fonctionne autour d’un personnage ou d’un couple : Camille L’Heureux (DO), Didi Lantagne (CD), Jérôme et Andrée (D), le narrateur et Violaine Haldé (I). Issus de l’élite bourgeoise[25], tous espèrent trouver dans l’amour leur propre réalisation. Pour Camille, nouvellement mariée à Robert, cet amour prend toutefois le visage et la voix de l’Américain Richard Smith, ouvrant la voie à la tentation de l’adultère, puis au repentir de l’héroïne. Dilettante, pour sa part, narre les insatisfactions et frustrations du couple que forment Jérôme et Andrée, avant que cette dernière ne périsse dans un accident de voiture au cours des dernières pages. Dans La chair décevante, « l’accident », en tant que tel, s’est déjà produit : Didi est une fille-mère qui cherche à élever son fils tout en espérant renouer avec l’amour, malgré la réprobation sociale. Enfin, dans L’initiatrice, le narrateur essaie d’obtenir les faveurs de la mystérieuse Violaine.

Cette « place prépondérante de l’amour[26] » dans les titres est marquée par l’échec du couple et, plus fortement, par la désillusion conjugale, à l’instar de ce qu’observait déjà Isabelle Boisclair pour l’ensemble de la prose féminine de l’entre-deux-guerres[27]. La désillusion prolonge le courant néoromantique amorcé en poésie dans les années 1920, auquel étaient associées Bernier et Senécal[28], et dont l’esthétique intimiste centrée sur le sentiment amoureux s’inscrivait dans la foulée des poètes romantiques fin-de-siècle français comme Paul Verlaine, Edmond Rostand ou Anna de Noailles[29]. C’est également un motif qui cristallise toute une peinture plus pessimiste du personnage de fiction et de ses modes de socialisation, comme on peut l’observer à la même époque dans les romans de Harry Bernard[30]. Dans ce sens, le cheminement amoureux proposé par le récit conduit à un même dénouement que celui proposé par les néoromantiques, marqué par la mort (D et I), la folie (CD), la résignation (DO) ou la mise à l’écart de la société ; en d’autres termes, par la déréliction du sentiment amoureux, celui-ci n’étant pas toujours partagé, ni sincère, ni durable, ni capable de coexister avec la prise de conscience du personnage de sa capacité à agir.

La mise à l’épreuve et l’effritement du sentiment et du discours amoureux se confirment sur le plan formel. Si les quatre romans émanent d’une même matrice générique, celle du roman d’amour (pris au sens où l’histoire racontée est celle de la conjonction du couple hétérosexuel[31]), celle-ci s’hybride avec celle du roman psychologique. Ce dernier, pour le dire avec Patrick Guay et François Ouellet, met en scène

une conscience malheureuse aux prises avec des figures d’autorité aliénantes, contre lesquelles elle se sent très souvent impuissante ; au mieux, elle parvient à esquisser les promesses d’un changement possible. Mais l’échec auquel aboutit habituellement le héros est en soi une contestation[32].

Les stratégies énonciatives, comme la focalisation interne (D et DO), l’usage de la première personne du singulier (CD et I) ou l’intégration de formes et de discours de l’intime, comme la lettre (DO) et le carnet personnel (CD), favorisent cette hybridation. Ce recours à la parole pour accéder au moi de chaque personnage, sur lequel on reviendra plus loin, propulse dans le texte une pensée individualiste qui retourne les mélodrames amoureux sur le personnage lui-même. En découle l’expression, parfois métaphorique, d’une douleur, d’une solitude ou d’un difficile positionnement par rapport à la vie.

Sans s’achever sur la conjonction des protagonistes amoureux, la fin des romans semble décloisonnée, tiraillée entre un dénouement dysphorique où les protagonistes sont marginalisés et la fin d’un cycle pour le héros ou l’héroïne. Deux tendances peuvent être observées. La première, que condensent Dans les ombres et Dilettante, s’articule autour du motif du retour. Le repentir de Camille est en soi plus proche de la résignation, puisque l’épouse accepte de réintégrer l’ordre social : « Remplir son rôle de femme, simplement, pour l’homme qui l’aime et dont elle est l’épouse, maternellement pour les petits qui viendront avec leurs yeux pleins de ciel… » (DO, 149) Ce n’est pas l’amour qui l’emporte, mais plutôt une société axée sur la reproduction, qui oblige une jeune femme à réprimer ses désirs[33] et à revenir « dans la maison qui semble une ombre de plus parmi celles de la nuit commençante » (DO, 150). Dilettante s’achève sur un même mouvement effectué à rebours : « Une branche cassée barrait le sentier. Plutôt que de l’enjamber, [Jérôme] revint sur ses pas… » (D, 180) Ce thème du retour (vers la maison chez Senécal, vers le cimetière où gît Andrée chez Robillard) marque, à l’instar des points de suspension qui ferment le récit de Dilettante, l’immobilisme tragique d’une conscience frappée par le deuil et la nostalgie. La deuxième tendance, observable dans La chair décevante et L’initiatrice, consiste à faire émerger un espace d’action alternatif, quoique précaire, pour le personnage. À l’issue de son internement, Didi, devenue folle, matérialise dans son carnet ce que Lori Saint-Martin a identifié comme « la promesse d’un nouvel ordre discursif[34] », et où les images du passé se confondent avec les sensations du présent : « Où est Paul ? Lucien a remué sous la terre tantôt. Il m’attend, Lucien… Et Jean Vader aussi m’attend. Là, je comprends… » (CD, 134) Privée du stylet dont elle se servait pour écrire, l’héroïne rompt progressivement avec le langage pour amorcer un nouveau cycle de vie, qui la conduit lentement vers la mort. Un même constat guide l’épilogue de L’initiatrice, puisque le personnage principal, après la mort de Violaine, cesse son récit et entreprend de partir : « Tout cela c’est le Passé. Il faut s’arracher aux délicieuses et vaines mélancolies, tourner le dos aux morts, si chers soient-ils. Adieu, vous tous, Adieu, Violaine ! » (I, 173) Qu’il se caractérise par le retour (DO et D) ou le départ (CD et I), l’excipit table sur l’irrésolution des intrigues sentimentales, accentuant davantage les inconforts existentiels d’un personnage qui ne parvient pas, seul ou en couple, à démêler les fils de son parcours diégétique. Chose certaine, on est loin des clausules apothéotiques propres à la collection « Les Romans », publiée dans les mêmes années chez Albert Lévesque.

Ces rapides considérations invitent à réviser le constat de Patrick Guay et François Ouellet selon lequel l’histoire du roman psychologique au Québec commence avec Angéline de Montbrun (Conan, 1884), pour continuer, dans les années 1940, avec les romans de l’inquiétude spirituelle (de Robert Charbonneau, de Robert Élie, d’André Giroux)[35]. Introduit par Laure Conan — qui conserverait ainsi son statut de « pionnière » —, le genre aurait attendu plus de cinquante ans pour se développer et connaître son essor. Dans une perspective historique, cette conception est discutable, puisqu’elle perpétue un récit marqué par les apories et les processus d’exceptionnalisation. Les « Romans de la jeune génération » le montrent bien, il est tout à fait possible d’observer d’autres « consciences malheureuses aux prises avec des figures d’autorité aliénantes » entre Angéline de Montbrun et Ils posséderont la terre[36], à condition que l’on essaie d’examiner les textes dont elles émanent par le prisme du tour de force esthétique qu’ils représentent, et non comme des oeuvres d’introspection « hésitantes et maladroites[37] ». En outre, il convient de remarquer, avant les années 1940, une pratique du roman psychologique qui s’effectue non pas uniquement à l’aune des oeuvres de Fiodor Dostoïevski, de Georges Bernanos et de François Mauriac comme ce sera le cas chez Charbonneau et Élie, mais de celles de Pierre Loti ou d’André Gide. D’ailleurs, le phénomène intertextuel qui ponctue trois des quatre « Romans de la jeune génération » (sauf La chair décevante) intègre la présence d’auteurs de romans psychologiques français contemporains ou du xixe siècle : Maurice Barrès (I, 18, 26 et 172), Alphonse de Lamartine (I, 41-42), André Gide (I, 55 ; D, 46), André Maurois (D, 7), François Mauriac (I, 55), Pierre Loti (D, 40 ; DO, 11) ou Lucie Delarue-Mardrus (D, 85)[38]. Le titre que choisit Robillard pour son roman, Dilettante, est un renvoi explicite aux postures des romanciers français du tournant du xxe siècle, une « attitude de distance au rôle et au monde qui fait l’originalité des adeptes du roman psychologique[39] ». Le roman de Bernier, quant à lui, emprunte de façon nette à la prose gidienne, et particulièrement aux Nourritures terrestres[40] : écriture de l’immédiateté, adresse à un destinataire (le fils ou l’Autre chez Bernier ; Nathanaël chez Gide), descriptions de lieux exotiques (Venise chez Bernier ; Naples chez Gide).

C’est à la lumière de la littérature psychologique française de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle qu’il faut lire « Les Romans de la jeune génération », collection volontairement ouverte sur les oeuvres contemporaines, mais outre-Atlantique, et où les récits psychologiques s’échappent hors de l’espace circonscrit par la littérature consacrée au Québec — l’espace de la communauté, de la terre et de la nation — pour s’approprier d’autres formes, d’autres langages, d’autres façons de lire et d’écrire le monde.

DES AMBITIONS LITTÉRAIRES AUX ATTITUDES ROMANESQUES : LES FIGURES DE L’ÉCRIT

Comme je l’ai évoqué, le roman psychologique se construit, dans cette collection, tout particulièrement à partir de la représentation de l’écrit. Les textes de Senécal, de Bernier, de Robillard et de Desmarchais fonctionnent à partir d’une spectacularisation de l’activité scripturale qui vient appuyer le déploiement d’un « je » et, ultimement, déplacer l’intrigue amoureuse vers une introspection plus personnelle et une expérience plus incarnée de l’existence. Ici, le terme de « figure de l’écrit » peut être commode pour appréhender un large système de représentations de la parole, que celle-ci soit écrite ou lue. Par « figure de l’écrit », je fais allusion à l’inscription de marqueurs de l’écriture, et dont la fonction narrative est primordiale[41]. On peut distinguer deux sous-ensembles de figures de l’écrit dans la collection : d’une part, la présence de la littérature par le biais de son personnel (aspirant écrivain, critique, etc.) ; d’autre part, l’écriture, en tant que pratique d’individuation ou de socialisation (correspondance, journal intime, témoignage) et son rôle dans les instances du récit. On en conviendra, l’usage des figures ne constitue en rien ni une nouveauté des années 1930 ni une spécificité des « Romans de la jeune génération ». Toutefois, eu égard à l’effet de série et au projet qui alimente la collection mise en place par Lévesque, la recrudescence de ces figures abonde dans le sens d’une mise en abyme du vivant, particulièrement par le truchement d’un effet de réel émanant de cette autoréflexivité.

Dilettante et, dans une moindre mesure, L’initiatrice s’apparentent à des romans de la vie littéraire[42]. Dans ces textes, Jérôme (D) et le narrateur (I) partagent une même passion pour l’écriture, bien qu’ils se destinent à une tout autre carrière. Le jeune héros de Dilettante, finissant en droit et convaincu de « l’aridité » (D, 18) de son futur travail, espère « pouvoir faire un jour de la littérature sa seule occupation » (D, 19). Un tel désir n’apparaît pas chez le narrateur de L’initiatrice, destiné à devenir médecin comme son père. Toutefois, le personnage, lecteur invétéré, se plaît épisodiquement à rédiger un sonnet en l’honneur de Violaine (I, 39). Les deux héros ont en commun d’être profondément partagés entre leurs choix professionnels et leur désir d’écriture : chez Robillard, Jérôme « aimait réellement son art, mais il n’était pas assez esthète, assez “buveur d’eau” pour vivre de cet art, et pour le placer au-dessus des préoccupations matérielles » (D, 31) ; tandis que le narrateur, chez Desmarchais, se décide à faire des études dans le seul but de « gagner de l’Argent, avoir une occupation fixe, obtenir un rang social pour mériter Violaine » (I, 94). Ces aspirants à la carrière littéraire, sans oeuvre existante, mais manifestant une passion certaine pour les lettres, inscrivent dans la fiction certaines caractéristiques d’un imaginaire de l’écrivain : tantôt, ce dernier est solitaire, retranché sur une montagne lui permettant d’observer le monde et la ville cancanière, trouvant dans la littérature la solution à l’amour et aux délits de jeunesse (I) ; tantôt, il caresse l’espoir d’obtenir la distinction sociale et l’argent nécessaire pour vivre de son art et jouir d’un statut aussi privilégié que décrié (D).

Dans les deux romans, l’écriture — qui plus est, l’ambition qui l’active — creuse le lit des relations sociales. Chez Robillard, elle motive la rencontre de Jérôme avec Renaud Beaudry, littérateur sûr de lui et détenteur des règles de l’illusio littéraire, rencontre qui pulvérise les attentes du jeune homme tout en affermissant ses croyances en l’amour. Chez Desmarchais, la littérature, source d’« exaltation » et d’« enthousiasme stérile et fécond » (I, 12), guide les premiers échanges entre Violaine et le narrateur. En outre, les deux personnages ont recours à l’écriture privée, soit un journal intime (Jérôme tient « un grand cahier rouge où s’inscrivaient chaque soir ses impressions de la journée » [D, 31]), soit une sorte de témoignage fait a posteriori. Néanmoins, alors que le désir d’écrire s’efface progressivement dans Dilettante, il constitue le socle du récit de L’initiatrice, puisque le roman est structuré autour de ce « bilan personnel[43] » : « Avant le départ [pour l’Europe], dressons le bilan de quatre années et racontons-nous, pour ne jamais l’oublier, l’histoire de Violaine, intimement liée à la mienne […]. Je reprends le stylo. » (I, 12-13[44])

Le récit de L’initiatrice rappelle ici la parole de Didi Lantagne, dans La chair décevante. Le roman de Bernier fonctionne comme un carnet personnel où le personnage féminin note ses anecdotes et ses impressions. Sans datation, ce qui le distingue du journal intime, le carnet laisse libre cours à la spontanéité de Didi, dans une voix qui alterne entre le silence du passé et une langueur chuchotante. Alors que, chez Desmarchais, le témoignage était fait pour le narrateur lui-même, constituant in fine une leçon de vie (« Au terme de ces pages, peut-être posséderai-je une meilleure connaissance de moi-même, de mes forces propres, de mes faiblesses… » [I, 13]), l’écriture de La chair décevante est portée par un projet communicationnel, celui de tout dire à un destinataire : « De tout ce que tu viens de lire, oui, il y a de cela quinze ans, mon fils : j’ai gardé pour ta vingtième année ce secret[45]. » (CD, 30) Tantôt adressée au fils, tantôt adressée à l’homme qu’elle aime — Jean, l’Autre, Lucien —, tantôt encore adressée à soi-même, la parole féminine chez Bernier, quoique trébuchant sur les non-dits et les points de suspension, figure un acte permettant au sujet de réintégrer, même de façon partielle, l’espace social du langage.

Ni basé sur l’écrivain ni fondé sur le témoignage écrit du personnage principal, Dans les ombres condense néanmoins l’amour pour la littérature observable chez Desmarchais et Robillard, et la tentative d’expression de soi lisible chez Bernier. Le rapport à la parole écrite se situe sur deux plans. En premier lieu, Camille n’entend pas faire de la littérature, mais bien vivre en littérature. Force est de constater, au gré du roman, l’incorporation du romanesque dans la focalisation interne de l’héroïne : qualifiée de « petite romanesque » (DO, 30), Camille voit la vie « comme dans les contes de fées » (DO, 52), « à travers les livres » (DO, 61). Empreinte d’un état proche du bovarysme (« Pour essayer de combler le vide qu’elle sentait autour d’elle, elle s’était mise à lire éperdument, au hasard, sans direction » [DO, 31]), Camille envisage sa vie comme un roman, ce qui a pour conséquence de spectaculariser le récit. En outre, la deuxième moitié du récit s’ouvre sur un échange épistolaire entre la jeune femme et l’Américain. En même temps qu’elles brisent la narration à la troisième personne, ces lettres représentent la seule prise de parole de l’héroïne : Camille y fait sa déclaration d’amour, s’épanche sur ses tourments, et prend position dans un récit où ses actions priment sur sa voix, absente ou inaudible[46].

On ne peut s’empêcher de voir, dans les quatre romans, combien l’écriture et la parole des femmes s’accomplissent selon des schémas différents de ceux des hommes. Chez Bernier et Senécal, les figures de l’écrit renvoient à l’intimité, à la sphère privée, aux confidences. Chez Robillard et Desmarchais, l’écriture est associée à la profession, à la sphère publique, elle est un art plus qu’un moyen de communication. Dans tous les romans toutefois, l’écriture ou la lecture impose un autre rapport entre le personnage et le monde. La reproduction des lettres ou d’une pratique quasi diaristique distille un effet de réel qui va alimenter l’introspection autour de laquelle fonctionne le roman psychologique. Quant à la littérature, tant dans sa production que dans sa réception, elle est une porte ouverte sur la rêverie et sur la contemplation de l’autre et de soi ; un prisme d’analyse de l’inconfort qui parcourt l’épiderme des personnages de papier. Remarquons enfin combien cette obsession pour la parole — et la posture « romanesque » qui en découle — n’aboutit qu’à un échec, ou du moins à une interruption de l’écriture et de la lecture. Dans L’initiatrice et La chair décevante, une fois que la vérité du passé éclate (l’identité du père de Paul, le fils illégitime de Didi ; les causes du décès de Violaine, victime expiatoire de la faute de ses parents), le personnage délaisse l’écriture. En ce qui concerne Dans les ombres, la littérature n’y offre qu’un refuge temporaire aux rêves et à la passion de Camille, forcée de quitter l’Américain pour retrouver son mari. Enfin, dans Dilettante, la trajectoire de Jérôme trahit un éloignement vis-à-vis du projet de devenir écrivain, le héros se perdant dans des dédales intérieurs qui accusent un autre projet, celui de vivre.

« VIVRE, VIVRE, DÉSESPÉRÉMENT VIVRE… » : FIGURES DU DÉBORDEMENT

Puisant conjointement aux matrices du roman d’amour et du roman psychologique, balisés par plusieurs types de figures de l’écrit spectacularisant la fonction communicationnelle de la littérature, les quatre romans de la collection portent leur focalisation sur un personnage à la subjectivité affolée. Partagés entre les désirs personnels et les exigences de la société, les héros et héroïnes semblent évoluer dans un tiers espace discursif et pratique. Cette évolution est marquée par un état — permanent ou épisodique — de débordement, au sens où les personnages se situent en dehors des limites du code, que celui-ci soit social ou poétique. Or, c’est précisément dans ce débordement et son déploiement discursif que se cristallise le discours sur la vie et le vivant dans les « Romans de la jeune génération ».

Le débordement se manifeste sous différents aspects. Chez Robillard, il est synonyme d’échauffement lorsque Jérôme, à la suite d’un long argumentaire sur ses valeurs et son amour pour Renée, s’excuse auprès de son interlocuteur et mentor Renaud Beaudry : « je me suis encore échauffé, dit-il. J’ai été ridicule… […] J’ai probablement dit des choses contradictoires. » (D, 60-62) Quoique contraint par ses accès de cupidité et par sa volonté de se distinguer socialement, Jérôme accuse, en même temps que son innocence, son emportement hors des cadres de l’argumentation. La peur d’être ridicule ainsi que la contradiction dont il se justifie sont les marqueurs d’une exaltation qui va à l’encontre du dilettantisme de Renaud Beaudry. Chez Jérôme, cette tendance au « hors-limite » définit le cadre d’un malaise intérieur, tant face à l’être aimé que face à l’illusio littéraire auquel il prétend accéder. La même exaltation se retrouve dans L’initiatrice, par le truchement de grandes envolées monologiques de la part du narrateur : « Ô Violaine, ne crains plus ni la solitude hostile, ni les bruits nocturnes ! Je serai près de toi toujours si tu veux m’ouvrir ton coeur et ne plus me dérober une part de ta vie. » (I, 52) Outre les lectures lamartiniennes, c’est la jeunesse qui semble servir de prétexte à de tels échauffements, comme l’écrit le narrateur : « On n’est jamais pervers à vingt ans, mais irréfléchi et révolté contre les contraintes. » (I, 55) Ce qui fait écho, bien entendu, à la collection éditoriale et à ses principes esthétiques et sociaux. Dans La chair décevante et Dans les ombres, le débordement est moins explosif, plus latent, mais surtout bien plus subversif. Dans le premier, Didi est une héroïne languissante, maniant un discours de la sensualité qui dévie des cadres de représentation du féminin de l’époque : « J’allais à l’encontre de toutes les lois naturelles : ma taille trop moulée me faisait honteuse ; mon bras nu était un péché ; le regard des hommes brûlait ma chair ; j’étais dans mon coeur la plus amorale des femmes sans m’en douter. » (CD, 16) Dans une langue syncopée et libérée des carcans syntaxiques, Didi conjugue sa féminité et sa sensualité au maternel, ce qui, tant dans le roman que dans le Québec de 1931, est véritablement un comportement de la déviance[47]. Pour Camille, dans Dans les ombres, le débordement s’apparente plutôt à une fuite dans la nostalgie :

Camille n’avait jamais su vivre dans le présent. Sans cesse l’avenir miroitant déroulait ses arabesques ou le passé captivait, retenait, inexorable. Quand le jour allait finir, elle voulait le reprendre, l’empêcher de fuir, malgré son vide et son néant. Tout ce qu’elle sentait fini lui mettait à la bouche un goût de cendre et d’amertume.

DO, 34

Dans les quatre romans, l’échauffement, la sensualité et la nostalgie sont des écarts de conduite, volontaires (I et CD) ou subis par les personnages eux-mêmes (D et DO). En ce sens, l’accident de voiture, motif romanesque récurrent de la prose des années 1930 et symptomatique de la fascination pour la vitesse et le progrès technique au Québec[48], est à lire comme une métaphore des détours sentimentaux et psychiques d’un je inquiet. Dans Dans les ombres, l’accident, qui apparaît au détour d’une analepse au début du récit, est le résultat d’une « fuite joyeuse » (DO, 32) de Camille et Robert, tout juste mariés et convolant en noces. Dans Dilettante, il survient au moment où Jérôme et Andrée se réconcilient (D, 174-175). À première vue, le motif de l’accident d’automobile met un terme à une situation amoureuse euphorique. Toutefois, pour le dire avec Klaus-Dieter Ertler, la voiture — et la « speedomanie[49] » qui la caractérise — « crée de nouveaux espaces intérieurs qui fonctionnent comme des microsphères de l’intime[50] ». En ce sens, la vitesse et la perte de contrôle, étroitement liées au débordement d’une individualité initialement comprimée, mais également à l’urbanité et à la modernité en mouvement, sont les marqueurs symboliques des détours et des sorties de route de personnages en quête d’eux-mêmes.

Dans son article sur la naissance d’une parole féminine autonome dans la littérature québécoise, Lucie Robert écrit très justement : « Angéline de Montbrun et la Chair décevante ont alors ceci en commun qu’ils proposent aussi bien une esthétique qu’une éthique de rupture. Refusant le point de vue traditionnel, Laure Conan et Jovette Bernier refusent du même coup l’écriture traditionnelle[51]. » Ce postulat peut être élargi à l’ensemble des « Romans de la jeune génération ». Dynamisées par le débordement, ses figures et ses représentations (la voiture, mais aussi, chez Bernier, le bateau de croisière qui amène Didi en Europe), cette éthique et cette esthétique convergent vers l’épistémè de la vie et du vivant dont parle Lamonde ; vers ce noeud où s’entrelacent tradition et modernité[52] au cours des années 1930. Tous les personnages clament leur intention, leur nécessité de vivre, à l’instar de Jérôme dans Dilettante : « Oui, assister à la vie en spectateur, se ficher de tout, s’endurcir le coeur au point de ne souffrir de rien, je conçois qu’une telle mentalité réduise considérablement la part des déceptions et des désillusions ; mais elle limite aussi les instants de bonheur. » (D, 58) Les stratégies formelles, élaborées sur le principe de la parole écrite ou lue, et sur les effets de réel qui en découlent, abondent dans cette tentative de coller à la réalité en jouant sur l’autoréflexivité des supports de l’écriture.

Plus spécifiquement, deux titres symbolisent cette problématisation du vivant, vu dès lors non plus comme un thème romanesque, mais aussi et surtout comme un idéal philosophique. En effet, un regard s’impose sur la portée manifestaire que recèlent L’initiatrice et La chair décevante. Dans l’épilogue du roman de Desmarchais, le narrateur fait le compte rendu de son apprentissage — révélant ainsi le sens du titre du roman, puisque Violaine est « l’initiatrice », celle qui aura permis au héros de comprendre le sens de la vie. Concentrées autour de considérations existentielles sur la connaissance de soi, sur la liberté individuelle, sur la mémoire et le sensible, les dernières pages aboutissent à un même réquisitoire en faveur de la Vie, ici personnifiée et exaltée :

La vie studieuse n’est pas toute la Vie. Aujourd’hui, je le comprends, une force toute-puissante me pousse. Je veux vivre intensivement comme toi, Violaine, et si je secoue sans regret la poussière de mes jours sédentaires, si je m’élance en avant, l’intelligence accueillante et le coeur hospitalier, à qui le dois-je sinon à toi ?

I, 174-175

L’élan de cette clausule pulvérise la fixité du personnage principal, qui est enfin prêt à partir, et du même coup l’activité d’écriture, puisque le témoignage s’interrompt tout de suite après. Il y a, dans ces dernières phrases du narrateur, la promesse d’une vie en dehors de la littérature — constat paradoxal vis-à-vis du système des figures de l’écrit, mais dans lequel se trouve vraisemblablement une des clés de compréhension de la littérature romanesque des années 1930.

Dans le roman de Jovette-Alice Bernier, l’aliénation de Didi ainsi que sa condamnation symbolique par la société ne tablent pas tant sur son statut de fille-mère que sur le fait d’avoir voulu « vivre, vivre, désespérément vivre » (CD, 62). Faisant un usage de la personnification qui rappelle celui de Desmarchais, l’héroïne exprime tout autant sa méfiance que son amour pour la vie :

On aime le rêve, on aime la féerie, on n’aime pas la vie. Tant pis ! la vie, en revanche, nous vole ce qu’on aime.

CD, 21-22[53]

Il y a quelque chose de plus fort que le courage, la tendresse, le dévouement, le sacrifice ; il y a plus fort que toi, l’Amour, et toi, la Mort ; plus fort que tout, plus fort que vous tous, il y a la Vie.

CD, 23

Le texte de Bernier est rempli de ces aphorismes, ce qui permet de lire le roman sur un ton plus essayistique, ou du moins dans son aspect métadiscursif. En témoigne ce rejet constant des masques du théâtre, de l’inventé, de la « féerie », au profit d’une épaisseur du réel dont le roman tente, entre deux mélodrames, de rendre compte. De même, objet mouvant et difficilement perceptible, jamais stable, la « vie » évoque le rebondissement, la péripétie, le changement : les facettes d’un même ordre littéraire, celui du romanesque et du mélodrame.

Soutenus par un éditeur souhaitant mettre en valeur la production d’une nouvelle génération, Bernier, Senécal, Robillard et Desmarchais investissent en l’espace de quelques mois le roman comme le terrain d’une expérimentation poétique et épistémologique. Par le truchement de stratégies énonciatives qui misent sur les effets de réel et sur la réappropriation de la parole, les récits psychologiques publiés pointent inévitablement vers un questionnement et un repositionnement du sujet dans la vie. L’apport de la collection « Les Romans de la jeune génération », où se condensent des modèles et des figures discursives similaires, comme celle du débordement, se mesure ainsi sur d’autres plans que celui du littéraire. Les quatre romans sont branchés sur les préoccupations intellectuelles, spirituelles, voire politiques qui secouent le Québec de la Crise. En particulier, les deux romans de Bernier et de Senécal sont étroitement liés aux bouleversements entourant la condition féminine. Dans ces deux cas, le débordement féminin, sous les traits de la sensualité ou de la nostalgie, ébranle tout autant l’édifice littéraire national qu’un système social et culturel où le féminin est réduit au silence et à la désincarnation.

À la lecture des « Romans de la jeune génération », il apparaît de plus en plus pertinent d’évoquer le brouillage des frontières entre le réel et la fiction qui agite la littérature canadienne-française d’alors. L’émergence du roman psychologique, tout comme cette récurrence formelle et discursive de « la vie », invite à penser la modernité littéraire sous l’angle de la subjectivité, certes, mais aussi à partir d’un rapport nouveau, et parfois assumé, entre l’histoire vécue et celle représentée dans les textes « d’imagination ». Particulièrement, l’illusion biographique dont les romans ont souvent fait l’objet marque assurément ce que Chantal Savoie nomme, à propos de l’accès collectif des femmes à la littérature, la « réconciliation » d’un « habitus littéraire, des postures littéraires adoptées et des textes produits[54] ». Le phénomène a déjà été observé chez les femmes[55], mais une lecture prenant en compte les dynamiques de co-construction des genres masculin et féminin est tout aussi envisageable. Dans le cas de la collection éditoriale publiée chez Lévesque, ce sont Bernier et Desmarchais qui en synthétisent le plus la portée esthétique : la première, par ce souci de « l’inconvention » qu’elle partage avec l’héroïne du roman de 1931 ; le second, en exploitant une deuxième fois l’autoréflexivité et les thèmes croisés de l’amour, de la littérature et de l’attrait pour la vie dans son deuxième roman, Le feu intérieur (1933). Cet élargissement des possibles en matière de postures littéraires et de leurs prolongements dans la fiction pourrait bien marquer, de façon collective, l’avènement d’un type de roman à saveur autobiographique, ouvrant la voie, selon des modalités diverses qu’il resterait à décrire dans une double perspective sociologique et poétique, aux Demi-civilisés de Jean-Charles Harvey[56], à La plus belle chose du monde de Michelle Le Normand[57], ou au Beau risque de François Hertel[58]. En d’autres termes, à un décloisonnement généralisé des formes et des discours romanesques traditionnels, et à l’infusion d’une ferveur pour la vie hors la loi (c’est-à-dire qui déborde des cadres clérico-nationalistes) au sein de l’imaginaire des années 1930.