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Quand on veut mesurer la distance qui sépare les esprits libres de la moyenne de la population canadienne-française (soit dit sans offense), il est toujours bon de s’attacher à leur correspondance. Prenez le cas d’Arthur Buies. Francis Parmentier, autrefois professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières, vient de faire paraître chez Lux une nouvelle édition de la correspondance du pamphlétaire[1], publiée initialement en 1991 chez Guérin. S’il n’y a à peu près pas de nouvelles lettres dans l’ouvrage (c’en est même décevant), on se conforte de nouveau en découvrant ce bon vieux Buies, instable, se payant la gueule du recteur de l’Université Laval, Louis-Jacques Casault, étudiant à Paris puis chemise rouge en Italie, mangeant du curé au déjeuner, encensant puis vilipendant Honoré Mercier, admirant le curé Labelle, faisant tous les temps. Bref, nous sommes mieux renseignés sur le personnage, mais tout cela ne modifie guère notre perspective sur l’homme, même si les passages romantiques des lettres à sa femme surprendront peut-être. Aussi y voit-on une société verrouillée à double tour, Buies couchant sur le paillasson. L’ultramontanisme, ce n’est un cadeau pour personne, sauf pour les zouaves.

En lisant cette correspondance d’Arthur Buies, nous mesurons certes la distance entre le libre-penseur et sa société, mais aussi la distance entre Buies, le Québec de 1868 et celui de 2017. Il y a bien là du réconfort, fût-ce sous une forme ténue, à voir le chemin parcouru, la distance qui nous sépare de ces temps où il était une fois des gens malheureux. J’exagère : le lecteur averti sait bien qu’on pouvait avoir du plaisir en 1868, que Buies pouvait écrire malgré les interdictions de Mgr Bourget ou de Mgr Taschereau. Mais je ne suis pas sûr que l’idée de vivre de choléra, de mandements et d’eau fraîche sourit à plusieurs de mes contemporains.

Le réconfort est-il le même lorsqu’on s’attache à une autre correspondance, comme Le droit d’être rebelle[2], qui passe au travers de ce que d’aucuns voient comme l’enfer sur terre, soit la « Grande Noirceur » ? Se compare-t-on avantageusement avec tous ces Canadiens français brimés ? Se conforte-t-on en pensant que finalement, de Maurice Duplessis à Jean Charest, nous avons beaucoup « évolué » ? L’historiographie ayant fait sa part depuis vingt-cinq ans au moins, je sais et vous savez que le Canada français sous Duplessis n’était pas exactement une terre de Caïn pour les artistes et les intellectuels, que l’agriculture se faisait avec des tracteurs modernes, que les ministres de l’Union nationale mélangeaient allègrement les appels à la tradition et au progrès. Mais encore. Ça vous dirait, vous, de vivre comme le réformiste Robert Cliche, époux de Madeleine Ferron, qui voyait ses discours à la radio sabotés par le gérant du poste « sous la griffe de Duplessis » (189) ? De devoir vous battre chaque fois contre une certaine idée de la bêtise et du mépris ? Comptez-vous chanceux d’avoir un premier ministre du nom de Philippe Couillard, qui ne vous fera pas la vie dure même si vous n’êtes pas de son avis.

Alors, quand on lit cette correspondance, on se console et on se réjouit de voir la lumière sourdre pendant les années 1960 ? Ce n’est pas nécessairement ce qu’on découvrira ici, dans ce vaste corpus de lettres qui vont de 1944 à 1985, choisies par la fille de Marcelle Ferron, Babalou Hamelin. On y lira les lettres de Jacques Ferron, le chef de famille (il faut le dire vite), qui ne se départit jamais de son persona, même avec les siens ; de Marcelle Ferron, qui est le point focal de cet ensemble épistolaire, peintre de plus en plus célèbre, mariée et divorcée, installée en France et faisant figure de femme qui ne fuit pas (« Je vis dans un milieu d’artistes, où ce genre de vie ne permet pas d’enfants. […] Moi je travaille, je garde les enfants, mais l’amour fout le camp — et je m’en fous ») ; de Madeleine Ferron, romancière tardive, amoureuse d’un politicien intègre qui veut changer les choses à partir de la Beauce, ce nid de gauchistes ; de Paul Ferron, l’étudiant en médecine devenu médecin, qui fait figure de stabilité dans ce bordel permanent ; de Thérèse Ferron, sans doute la plus touchante, femme au foyer qui plaque tout et devient reporter, avant de mourir tôt, en 1968. Les lettres sont moins nombreuses à partir de la deuxième moitié de la décennie 1960, surtout parce que Marcelle Ferron revient s’installer au Québec, explique sa fille Babalou.

La sélection des lettres a été faite selon des motifs imprécis, ce qui laisse le lecteur dans le flou quant aux coupures, aux lettres retranchées ou mises de côté. Il faudra lire l’ensemble et s’en contenter. D’autant que la postface ne nous éclairera pas non plus et nous décevra, tant elle en reste à quelques généralités. On notera au final que cette correspondance n’a pas de prétention à la littérarité : quand on parle du chandail reçu en cadeau, on parle du chandail reçu en cadeau. Il y a bien sûr les lettres de Jacques Ferron, qui sont toujours coincées dans cette esthétique particulière, au seuil du jeu et de l’ironie. Mais, lorsqu’il quitte la Gaspésie où il est médecin de campagne et revient dans la région montréalaise, ses lettres sont beaucoup moins fréquentes.

Donc, que découvre-t-on dans cette correspondance ? Le lecteur pressé trouvera de quoi alimenter le mythe de la Grande Noirceur, qui a bien quelques fondements, surtout pour ceux qui ont vécu la période. Ainsi, moins d’un mois après l’élection des libéraux de Jean Lesage en juin 1960, Madeleine écrit à sa soeur Marcelle que « ça démarre très bien » et que les libéraux « partent en lions : réorganisation de la police provinciale, assurance-hospitalisation, gratuité scolaire prévue, etc. Enfin on commence à respirer ! » (413) Un mois plus tard, toujours enthousiaste, Madeleine écrit de nouveau à sa soeur :

La province a recouvré la voix et les journaux sont remplis de déclarations, de projets ; c’est fou ce qu’on était arriérés dans tous les domaines… enfin nous progressons, enfin nous bougeons et quand nous serons allés au bout des réalisations libérales, peut-être serons-nous enfin des adultes, une race adulte capable de prendre en main sa destinée et de continuer. (416)

Mais justement : est-on allés au bout du processus ? S’est-on suffisamment dépris des vieilles habitudes ? La volonté d’atteindre l’âge adulte, qui est un topos de la période (l’appel à la maturité est partout dans la littérature canadienne-française depuis au moins les années 1940), semble devoir passer par la politique, certes, mais aussi par l’individu lui-même. Yvan Lamonde parlait, en ce sens, d’une sorte de « décolonisation mentale[3] ».

La victoire libérale n’est donc pas le terminus ad quem. D’ailleurs, on peut lire, dans cette même lettre de Madeleine à Marcelle du mois d’août 1960 : « Jacques écrit beaucoup dans les tribunes libres cet été et engueule un peu tout le monde. » (417) Victoire libérale ou pas, le médecin continue de faire ce qu’il faisait déjà en Gaspésie : prendre des positions politiques en jouant ou en étant sincère, mais toujours en accord avec une volonté de stylisation. Ce processus est analogue à ce que décrivait Fernand Dumont dans Le lieu de l’homme : « la stylisation est le déchirement de la conscience soucieuse de se voir et de se contester, attachée à son paysage familier, mais hantée d’autres décors, hésitante entre le chez-soi et l’ailleurs[4] ». Aller à hue et à dia pour mieux savoir qui l’on est, pour être à la hauteur de son temps, peu importe si le temps retarde ou accélère dans la province de Québec. Jacques le dit bien en décembre 1947, parlant de lui-même à la troisième personne, ce qui n’est pas la moitié de ses forces : « [I]l a de bons amis à droite, de bons amis à gauche, il est de gauche à droite, de droite à gauche ; il trahit tout le monde sans se trahir lui-même. De quelque côté que ce soit, il trouve du charme partout. » (69)

Le temps de soi et celui des autres, le choc de leur rencontre, sont partout présents dans cette correspondance. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’on a choisi ces mots de Marcelle Ferron comme épigraphe : « On nous considérait à l’époque comme des révolutionnaires, alors que nous étions seulement à l’heure. On avait osé être nous-mêmes et on s’est retrouvés à l’avant-garde. » Être soi-même et devancer le temps collectif : c’est quelque chose qui s’est construit lentement, difficilement, et que le lecteur découvre, page par page, lettre par lettre. Les Ferron en sont conscients : en 1948, Jacques dit se laisser « mûrir sans effort » (73) et constate que sa soeur Marcelle a « subitement mûri » (84) ; il confie se remettre à la littérature et « recommencer par des jeux, mais l’on verra bientôt dans [s]es oeuvres une fraîcheur nouvelle, un sourire plus triste, plus doux, plus humain » (98). L’affirmation n’est pas loin des mots de Pindare : « À quarante ans, je serai Jacques Ferron. » (98) En février 1950, Marcelle, quant à elle, brûle les années dans une lettre à sa soeur Thérèse :

Je sors d’une grande révolte qui me donne l’impression d’avoir vieilli de dix ans. Jamais je n’admettrai de vivre une vie mâchée — où je serai de second plan — où l’injustice régnera — où je ne serai pas libre — où le choix de ma vie sera un collier et non pas une joie.

178-179 ; l’auteure souligne

Et sa soeur Thérèse, prise dans une vie où elle s’éteint, lui répond : « Une chance que nous nous sommes réveillés à temps » (181). En 1956, Madeleine, devant le succès de son mari dans la faune réformiste, écrit à Marcelle : « Nous vieillissons : nous devenons plus importants. » (322)

Vieillir, sauter dix années comme on saute par-dessus une table, chercher à être soi-même à quarante ans ; changer de vie, partir en Europe avec les siens, mener une vie d’artiste et de mère de famille monoparentale tout à la fois : autant de gestes et d’actions qui fatiguent la fratrie Ferron. On ressent tout ça sur quarante ans : des séjours à l’hôpital, des blessures, des dépressions (entre les lignes), de la fatigue, surtout. Beaucoup de fatigue, semblable à celle que vit le narrateur des « Salicaires » de Jacques Ferron.

Comme un point d’orgue, ces mots de Marcelle dans la dernière lettre du recueil, datée du 26 mars 1985, à propos de Jacques : « [J]e sais qu’on ne peut faire vivre quelqu’un malgré lui, mais nous serions malheureux si nous avions à nous reprocher de n’avoir pas été attentifs. » (618) Jacques Ferron meurt le 21 avril 1985, d’un arrêt cardiaque. Étrangement, c’est au grand frère qu’on donne la conclusion : « Et nous avons cru bon d’arrêter cette correspondance à la mort de Jacques, en 1985 » (12), dira Babalou Hamelin. Étrange, comme s’il fallait déplacer le point focal de cette correspondance de Marcelle à Jacques Ferron. Pourquoi ? On ne saurait dire, mais Marcelle aussi est fatiguée : « Jacques est mort. J’ai fui dans mon lit. » (618)

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Philippe Couillard n’est pas Maurice Duplessis, et personne ne va saboter vos discours à la radio, mais vous ne sortirez pas réconfortés de la lecture des lettres de la « Ferronnerie ». Vous n’aurez pas l’impression que vous êtes beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier. Parce que ce qu’on lit, ici, c’est le parcours d’une famille dont les réflexions ne se limitent pas à des appels d’air en vue d’une libération politique. Ce serait trop facile de tout mettre sur le dos de cette pauvre province libérée ou encore à libérer, qui ne peut vous faire « mûrir » tranquillement, à votre insu. Il y a toujours du travail à faire pour styliser sa vie et pour ne pas se laisser porter, mûrir sans se gâter. Ça fatigue, tout ça.

Deviens ce que tu es, disait Pindare — ou un livre de psycho pop.