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À ma connaissance, Belleau n’a pas commenté, et probablement pas lu, l’oeuvre d’Auden. Il n’a d’ailleurs guère écrit sur les littératures britannique ou américaine[1] (préférant, de loin, l’idée d’américanité et la nécessité de « dire l’Amérique en français[2] »). Il y eut cependant de nettes affinités entre leurs pratiques de la prose : « Auden loved aphorisms, extracts, notes, lists. […] He liked their refusal of systems […], he placed little value on continuities[3]. » L’écriture de Belleau manifeste une semblable propension à la discontinuité, à la fragmentation, une même prédilection pour les notations brèves et fulgurantes. Dans la critique comme dans la fiction, ses textes tournaient court, et transformaient le sens même de cette expression en réussite. Belleau écrivait des articles, plutôt que des livres ; des nouvelles, plutôt que des romans. Dans une note révélatrice de son carnet de lectures, étrangement affublée du titre de « Déclaration » alors qu’elle se moule dans la forme de la confession diaristique, il signalait un moment d’épiphanie, à ce sujet :

Aujourd’hui [10 janvier 1980], […] une pensée m’est venue avec la clarté, la force de l’évidence : je ne suis pas fait pour le roman. Tous mes projets de roman se sont transformés en nouvelles. […] Je me rends compte que mes fantasmes, mes hantises, mes moments, mes configurations, peuvent trouver place dans le fragment. […] Je me rends compte au surplus que l’essai-fragment […] permet d’insérer des éléments théoriques. […] Le fragment-essai partiellement fictif permet d’unifier le plus grand nombre de tendances en moi[4].

Cette unification par la fragmentation, qui constitue une dynamique sous-jacente de l’écriture de Belleau, guidera mes propres analyses, précisément afin de reconstituer, par la juxtaposition de multiples facettes, les traits marquants de son oeuvre. Il ne s’agit pas, par mimétisme, d’esquisser une écriture « à la Belleau » sur l’écriture de Belleau, mais de recourir à une forme, celle du fragment, qui permet, en procédant par bonds et ruptures, de « rapailler » Belleau tout en demeurant au plus près de la disjonction, du disparate et de la présence constante du doute, caractéristiques de sa pensée.

Creuset formel donnant cohérence, malgré l’hybridité générique, à l’ensemble de sa prose, l’essai-fragment trouve son équivalent stylistique dans le caractère parfois perpendiculaire de l’agencement de ses phrases, le passage brutal de l’analyse d’un détail à des reformulations synthétiques étonnantes. Sa description de Wiener comme « prince du coq-à-l’âne, de la fantaisie, de l’humour » se promenant « avec une liberté royale dans le jardin de la connaissance » et « sautant les haies[5] » pourrait ainsi lui être retournée. Philosophiquement, cette tendance fait de lui, comme Auden, un réfractaire aux systèmes totalisants. Cela explique possiblement pourquoi, des figures tutélaires de la sociologie de la littérature et de la sociocritique, il fut un des moins hégéliens, des moins marxistes, malgré son admiration pour Lukács et Bakhtine, et cela explique sans doute aussi pourquoi il demeura étranger aux groupes et revues inspirés du marxisme, à l’exception d’un article dans Stratégie en 1974[6]. Peut-être pourrait-on voir, dans ce trait, un révélateur, au sens chimique du terme, de la tension profonde, voire de l’antinomie entre totalité et multiplicité, qui travaille de l’intérieur l’oeuvre de Bakhtine aussi bien que la théorie du discours social. Quoi qu’il en soit, une image entre toutes cristallise ce tropisme, celle de la villa aux multiples portes (quatorze ou neuf selon les versions), lesquelles ouvrent toutes sur l’extérieur, que Belleau emprunte à deux reprises à William James, à seize ans de distance, une fois en incipit[7], une fois en guise de conclusion[8].

CONFLIT DES CODES/DISCOURS SOCIAL

La notion de code est sans doute celle qui manifeste le plus fortement, chez Belleau, l’intertexte structuraliste et ses fondements linguistiques, celle qui date aussi son discours, tant elle fleure bon les années 1970[9]. On pourrait croire que Belleau cédait à l’esprit de système, à la volonté de quadrillage systématique, exhaustif, du fait littéraire, qui animait plusieurs des structuralistes, Barthes y compris[10]. Et pourtant, non. Elle fut surtout, il me semble, un moyen pour Belleau de plonger le texte dans des ensembles plus vastes, et d’examiner l’idéologie, la doxa, dans la « structure du contenu » plutôt que dans le contenu lui-même. Ce glissement vers le social le conduisit du code vers le code social, puis vers le discours social : cette notion fait son apparition dans ses textes et manuscrits entre 1975 et 1978. Ses notes de cours présentent alors les codes comme produits par le discours social[11].

Il revint à un autre chercheur, comme on le sait, d’échafauder une théorisation poussée de cette notion[12]. Toutefois, le rôle de Belleau comme interlocuteur théorique, dans la période de coalescence du projet de recherche sur le discours social, est négligé et pourtant important[13] ; les trajectoires d’Angenot et de Belleau semblent se croiser, à la fin des années 1970, à la faveur de leur intérêt commun pour l’essai, le croisement de l’idéologique et du narratif, ainsi que pour Bakhtine. Le Cercle Bakhtine, fondé et animé par Belleau, de 1982 à 1986, fut un des lieux où la notion de discours social se transforma en théorie spécifique[14]. Alors qu’en 1982, dans une conférence au Cercle Bakhtine intitulée « Discours social et discours du récit », Belleau juge que le discours social équivaut au plurilinguisme social de Bakhtine, Angenot expose au même moment, dans le premier numéro du Bulletin CQFD, son projet de recherche sur le discours social de 1889. Puis, le 9 avril 1984, ce dernier présente au Cercle Bakhtine une conférence correspondant pour l’essentiel au chapitre liminaire de 1889[15]. Cela signale à la fois la proximité des intérêts et le très grand décalage entre les méthodes : Belleau lance des hypothèses, accomplit des microlectures et cristallise celles-ci en formules frappantes ; pas d’exposés de « problématiques d’ensemble », de larges corpus, de typologies, chez lui.

DU DÉSIR DANS LA POÉSIE ADMINISTRATIVE

« L’administrateur, à mon avis, est un poète[16]. » Cette forte déclaration, dans l’entretien avec Wilfrid Lemoine, fait du gestionnaire, du véritable gestionnaire, un maître des discours, un réinventeur de situation, et résume en quelque sorte sa propre expérience dans la bureaucratie fédérale, de 1954 à 1967 : « J’écrivais des rapports. J’adorais ça[17]. » Quelques années plus tard, devenu professeur à l’UQAM, le poète en prose administrative reprend du service dans une « autocritique » aussi forte dans l’analyse qu’étonnante dans son jeu avec les codes. Ce bilan s’ouvre avec la remarque suivante : « La première (et plus difficile question) est celle-ci : quel est mon langage sur la littérature[18] ? » J’imagine l’étonnement du doyen d’alors, et le secret plaisir de certains, à recevoir un tel rapport. Belleau esquisse ensuite la réponse suivante :

Si je me reporte aux divers cours que j’ai donnés […] depuis septembre 1969, je remarque certaines constantes. D’abord, l’essentiel de mon discours a porté et porte sur des textes. Je parle sur des textes. Je commente des textes. Le texte est mon espace de travail, de confrontation, de risque, de succès ou d’échec […]. [J]e me suis presque toujours senti obligé de faire ce que j’appelle “le saut herméneutique”.

Et Belleau d’ajouter une parenthèse pour désamorcer le danger d’autocélébration : « pas le “sot” »…

Résumant l’évolution de sa pratique, de ses conceptions et de ses références, via Wiener, Lukács, Marx (« que je lus bien tard et bien partiellement ») puis Barthes, il en vient à exprimer l’aboutissement de ce parcours : « Maintenant, sans renoncer à l’exigence interprétative (qui est pour moi d’ordre existentiel et non théorique), je sais beaucoup mieux ce qu’est un texte, je suis davantage conscient des conditions réelles de sa spécificité et de son autonomie relative, il me semble que je puis pénétrer de façon plus incisive dans l’opacité textuelle », ce à quoi il ajoute à nouveau une parenthèse humoristique : « ma foi, c’est un viol ! » Deux pages plus loin, dans ce même rapport, Belleau opère un autre décalage ironique : « [J]e ne réussis pas toujours à tenir sur un texte un discours que je juge satisfaisant. Chaque fois, c’est à recommencer, et ça ne marche pas à coup sûr (encore un certain langage de la “conquête” amoureuse. Serais-je un boss vis-à-vis le texte ?). »

Ces ruptures de ton sont à mes yeux hautement significatives. Elles font entendre un langage ludique et interrogatif, dans un des lieux où la sclérose, l’ossification discursive tend le plus à réduire le discours universitaire à la logique du pouvoir, au néfaste trio rationalité, efficacité, productivité. Elles manifestent une autre relation à l’énonciation, par le retournement des affirmations les précédant. La voix sérieuse et affirmative du « commentateur de textes » fait surgir celle, moqueuse, du lecteur de la première, lecteur de soi, analysant son propre discours, dans un jeu qui accomplit textuellement l’acte de lecture en même temps qu’il introduit le soupçon quant à toute véritable « maîtrise » du langage. Enfin, et peut-être surtout, elles font apparaître, sur la scène des études littéraires, le topos du désir. On pourra, avec raison, trouver un peu trop fortement « genrées » les métaphores utilisées, cependant, elles signalent que la lecture est d’abord, pour Belleau, une entreprise subjective, et que le désir habite la théorie, l’écriture : « [J]e n’ai jamais parlé que de textes qui m’attiraient. Le discours que j’ai pu tenir sur eux était habité par des fantasmes et donnait forme au désir. » Dans cette perspective, le discours sur la littérature ne met pas en branle un appareillage objectif ou un savoir « neutralisé ». C’est le désir, en somme, qui fait de l’essayiste un écrivain : le désir du texte.

DANS LE TEMPLE : LES COUILLES

Je dois à Belleau une lecture du Deutéronome. J’avais en effet été perplexe devant l’extrait placé en exergue de « Si l’essentiel m’était conté… », qui va comme suit : « Celui qui a les testicules écrasés… n’entrera pas dans l’assemblée de Iahvé[19]. » J’ai d’abord cru à une mystification, avant de découvrir que la loi judaïque se préoccupait bel et bien de ces questions. J’ai alors pu apprécier à sa juste mesure le coup opéré par Belleau (comme on peut admirer les coups des joueurs de cartes), la Bible « autorisant » l’emploi du terme « testicules » dans la sérieusement littéraire Liberté, afin d’introduire une chronique consacrée aux Convergences de Jean Le Moyne (lequel a dû apprécier, mais en grinçant un peu, cette forte valorisation du corps, tout autant que la source de la citation). Introduire les testicules dans le temple, celui de Iahvé ou celui de la critique littéraire, est volontairement déstabilisant. Antérieur de plusieurs années à sa découverte de Bakhtine, cet article permet d’entrevoir la disposition favorable à la lecture du théoricien russe, à la collision du haut et du bas, à la contamination du discours savant par l’irrévérencieuse vulgarité[20]. En même temps, on découvre a posteriori que la critique du dualisme développée par Le Moyne[21] a pu faire de ce dernier, pour Belleau, un médiateur entre le néothomisme de sa formation et le théoricien du carnavalesque (notons que Belleau a fait de Le Moyne le représentant de la « sociocritique québécoise traditionnelle[22] »). Cependant, la célébration de « l’emportement viril » de Le Moyne tend à reconduire une conception de la scène intellectuelle qui associe audace et combativité à la virilité, comme pouvait le faire Parti pris à la même époque[23].

LE MARCHEUR DES RUES

En mars 1954, employé de la Royal Bank of Canada et fréquentant, avec quelques réserves, le « cercle de nos jeunes poètes[24] », selon son expression, André Belleau écrit un poème intitulé « Le marcheur des rues ». Bien qu’engoncé dans une gangue allégorique — « C’est le marcheur des rues qui n’ont point de maisons/Il vient de nulle part pour remplir sa mission/[…]/Sa mission de malheur sa mission de néant[25] » —, le personnage du titre allait devenir une des principales figures de ses nouvelles ultérieures (avec sa compagne, la prostituée). Belleau reprend d’ailleurs en 1959 dans « Suite urbaine[26] », son premier texte de création publié dans Liberté, des extraits du « Marcheur des rues », présentés comme d’« absurdes poèmes à demi-oubliés » de l’écrivain fictif-narrateur : « Toi tu marches sur la rue Saint-Denis/la rue de ta jeunesse/T’as comme Apollinaire un livre sous le bras[27]. » On croirait entendre un plagiat par anticipation de « Rue Saint-Denis » de Jacques Brault[28]. Belleau célébrera d’ailleurs dans « Quelques remarques sur la poésie de Jacques Brault » l’importance de cet « espace premier », qualifiant au passage le poète de « marcheur des rues[29] », lui appliquant ainsi le titre de son propre poème. Cette figure, en fait, hante la littérature québécoise du début des années soixante, des poèmes de Miron, Brault et Chamberland à la prose de Major, Renaud et Straram. Cependant, l’espace de la rue, chez Belleau, n’est pas tendu par une critique de l’aliénation, une poétique du quotidien morose, misérable et dominé, comme chez ces derniers. Il est au contraire celui de l’ouverture sur le monde concret, matériel, du contact avec la multiplicité grouillante, où s’exprime le désir. D’étranges vers de jeunesse, repris et réécrits dans « Suite urbaine », donnent une image frappante de ce dernier trait : « Bien loin les coins de rue aux brouillards jaunissants/[…]/Le grand parc au vagin humide et frémissant[30]. » Cette image signale au surplus que le sexe féminin, chez Belleau, n’est pas menaçante clôture ou vagina dentata mais, comme la rue, espace du sentiment océanique, signe du désir d’ouverture fusionnelle sur le cosmos.

DOMICILES

Le tout premier document dans les archives de Belleau, rangé sous la désignation « Chronologie 1928-1980[31] », s’avère, à la grande déception du chercheur, une liste de domiciles classés par date et commençant avec le 4851 Brébeuf, où la famille Belleau a habité de 1928 à 1931. Le document porte à cet endroit les mentions « Gilbert né en 1929, André en 1930 ». Suivent onze autres adresses, qui montrent les déplacements successifs de la famille dans le Plateau et La Petite-Patrie, puis l’ascension sociale d’André, qui habita Notre-Dame-de-Grâce, Ahuntsic puis Outremont.

Bien qu’il ait probablement été placé dans cette position liminaire par les archivistes, je ne peux m’empêcher de voir là le signe de l’attention portée par Belleau à l’espace comme catégorie sociale et symbolique travaillée par la littérature. Celle-ci le conduira par exemple à voir dans Poussière sur la ville un univers structuré comme un western. Cette lecture, d’abord formulée dans un cours, il la présente en 1975 comme une « hypothèse constative » qu’il ne peut « rapporte[r] à rien » mais dont il souhaite qu’elle « prépar[e] le terrain pour des lectures plus systématiques[32] ». Or, cette idée le mènera, entre autres, à celle du conflit des codes, élaborée entre 1975 et 1978 dans sa thèse de doctorat, où, pourtant, Langevin, le western et les structures spatiales ne jouent aucun rôle. Cette attention, comme la pente herméneutique de son esprit, est d’ordre « existentiel », pour reprendre son propre terme ; du moins est-ce la conclusion qu’on peut tirer de deux fragments de texte. Le premier est issu des notes et ébauches de ses carnets, dans lesquelles il esquisse un roman à écrire (probablement Marcel Duchamp attendait la mort, pour lequel il a signé un contrat en décembre 1970 aux Éditions de l’Actuelle[33]) : « J’ai besoin de Montréal. Absolument essentiel[34]. » Le second est tiré de l’émouvante finale d’« On ne meurt pas de mourir », texte publié comme on le sait dans le numéro de Liberté accusant le coup de l’échec du référendum :

En attendant, écrit-il, il n’y a que deux appartenances qui m’apparaissent, présentement, à peu près certaines : je suis Montréalais, je suis né et j’ai grandi en plein centre de Montréal, j’ai joué dans ses ruelles, je reconnais en lui le lieu de tous mes signes[35].

L’espace comme lieu de croisements et de confrontations des signes constitutifs des identités. Avec son fondement « urbain », cette définition qui spatialise Bakhtine semble annoncer les recherches de « Montréal imaginaire » aussi bien que les conflits exposés dans La Québécoite.

ENCORE L’ADMINISTRATION

Parmi les textes plus rarement lus et presque jamais cités de Belleau, deux sont franchement mauvais, au point où l’absence à soi-même de l’énonciateur, le caractère plat des formules suscite des interrogations. Qu’est-ce qui a pu l’amener à aussi peu écrire les articles en question ? L’un d’eux est sa contribution au tout premier numéro de Liberté, intitulée « Le nouveau Statut de la radiodiffusion au Canada[36] », texte quasi parfait dans son échec, je veux dire dans l’abstraite analyse du projet de loi du gouvernement Diefenbaker, à mille lieues de « Début d’inventaire[37] », publié dans le même numéro, où on défend avec force les grévistes de Radio-Canada, estimant que la situation oblige à accomplir « l’inventaire de nos libertés démocratiques[38] ». Étrangement, dans ce premier numéro de Liberté, le moins essayiste de tous, c’est Belleau.

Le second a été écrit avec Jean-Guy Pilon (dont il faut dire que les « éditoriaux » manquaient particulièrement de tonus). Belleau et Pilon s’attaquent à l’antiadministrationnisme des Québécois, « attitud[e] propr[e] aux pays sous-développés qui se méfient aussi bien de la culture que de l’administration, et qui les regardent comme des activités marginales réservées à un petit groupe coupé du peuple[39] ». On voit malgré tout poindre, ici, le Belleau pourfendant l’anti-intellectualisme. Refusant de reprendre l’opposition catégorique entre administrateurs et créateurs, Belleau et Pilon présentent au contraire comme une exigence « quasi primordiale », pour les administrateurs des domaines culturels, d’être eux-mêmes des créateurs : « Nous croyons qu’un administrateur qui poursuit parallèlement une oeuvre de création peut faire preuve de plus de sensibilité, d’imagination et, il faut bien le dire, d’ouverture d’esprit dans ses relations avec les créateurs[40]. » On ne peut s’empêcher de voir, dans cet article, un autoportrait de leur propre situation. Il y a, dans ce court texte, une intuition sociologique nette (tout autobiographiquement fondée qu’elle soit), mais un embarras de langage, une hésitation entre une prose, disons, humaniste (l’administrateur doit être un créateur, un animateur, un éveilleur, un pionnier) et une prose neutre, descriptive, redoublant le langage de l’administration. Ce qui manque, en somme, c’est un langage critique, apte à dire, en les distinguant, les fonctions sociales, les formes de pouvoir et les marges de liberté. Bakhtine viendra bientôt donner ce langage à Belleau (mais peut-être aussi la lecture de Jean-Charles Falardeau).

Belleau et Pilon, administrateurs et créateurs. Ce double parcours, et le double habitus qu’il suscita, contribua fortement à la longévité de Liberté, revue qu’en six mois de direction, Aquin avait presque menée à sa perte. Cependant, là où Belleau, venu de l’administration, allait très bientôt la quitter et revendiquer de plus en plus fortement la liberté créatrice propre à l’essayiste, Pilon, de son côté, connut un parcours inverse, le poète étant de plus en plus nettement happé par l’administration.

L’ATHÉORIE

En 1995, Liberté publia un numéro sur la littérature et la théorie, ou plutôt, un numéro de littéraires violemment antithéoriques[41]. À ces positions, Belleau avait répondu, à l’avance : « La mollesse théorique n’est pas le contraire de la raideur oppressive : elle en est plutôt la figure[42]. » Il fut sans doute un des rares, à Liberté, à défendre la nécessité de la réflexion théorique, comme il fut le seul des collaborateurs pressentis pour le numéro d’Études françaises sur la mode[43] à juger que ni le structuralisme ni le poststructuralisme n’étaient de purs effets de mode[44] ; c’est qu’il avait la passion de la théorie. Il avait à cet égard un « pli » intellectuel, certains diraient un habitus, lui venant de ses études de psychologie et de philosophie. Dans son journal, en 1954, il déplorait le « manque de rigueur », l’« imprécision maladive des concepts[45] » chez les jeunes poètes, contrastant avec sa propre « passion pour les problèmes idéologiques ([…] les considérations abstraites sur les techniques ou les questions de philosophie impliquant des techniques[46]) ». Le recours à des précisions conceptuelles constitue d’ailleurs un tournant dans plusieurs de ses essais, dont celui sur l’usage de l’anglais par Bernard Derome. La désignation théorique, chez Belleau, est la figure rhétorique du réaménagement du dicible, annonçant l’envol de l’essayiste.

BIOGRAPHÈMES

Notre Barthes. Cette formule me séduit, malgré le caractère hautement réducteur de telles associations, surtout quand elles ont une visée légitimatrice et menacent de reconduire la « confirmation par Paris » de la valeur des écrivains québécois. Importance de l’écriture fragmentaire, jeu entre essayisme et théorie, rôle fondateur de la linguistique puis de la pensée bakhtinienne (plus proche de Kristeva, cependant, chez Barthes, et plus portée sur l’intertexte que le carnaval), relative imperméabilité, dans l’écriture, face à la doxa révolutionnaire, accès tardif à un poste universitaire : bien des traits rapprochent Belleau de Barthes, sans compter l’exploration de l’autobiographie par le biais de biographèmes notés sur des fiches de lecture. On trouve en effet, dans les archives, l’esquisse d’un André Belleau par André Belleau, rédigée en avril et mai 1980, sur seize petites fiches. Pour l’essentiel, c’est l’autobiographie en miettes d’un lecteur, d’un marcheur, mais aussi d’un amoureux de l’école, de l’apprentissage. Fiche no 2 : « Lecture de L’île mystérieuse de Jules Verne à 12 ou 13 ans. Éblouissement. Bonheur. Peut-être les moments les plus heureux de ma vie. » Fiche no 3 : « La veille de la rentrée des classes, une joie, une hâte, un espoir si intenses que, gonflé, radieux, je ne réussis pas à dormir. […] Aura entourant ce que l’on nommait “fournitures scolaires”. […] À quatorze ou quinze ans, les ai-je assez aimés, ces calepins dans lesquels j’écrivais quoi ? Les titres des livres lus ? Je les palpais, je les aimais. » Fiche no 10 : « Lecture de romans policiers en vacances. […] Le sentiment d’un temps infini devant moi, sans pression. […] Profond apaisement, profonde et pure joie. » Fiche no 11 : « Hiver 1968. Je suis étudiant à l’Université de Montréal. Je travaille dans ma chambre. […] Joie intense, profonde, opérante, du travail intellectuel. Sentiment de coïncider parfaitement avec ce que je faisais[47]. » Les moments de joie unifiant la figure du moi sont ceux de la (quasi-)dissolution dans le savoir, la lecture.

SOLIDAIRE À DISTANCE

« La morale commence avec la grammaire. » Cette formule qui claque sert de clausule à l’article sur Amos Oz[48], où Belleau développe une de ses premières envolées théoriques basées sur la microlecture d’un texte, d’un seul. De la lecture comme exemplum théorique : chaque texte lu semble offrir à Belleau l’occasion de relancer le questionnement théorique, de faire de la théorie un incessant questionnement, voire un jeu second avec le langage, alors que nombre de ses contemporains s’en servaient comme mise en ordre sinon comme mise au pas de la littérature. C’est le corpus, comme problème méthodologique, opération fondamentale dans l’analyse, qui n’est étrangement pas interrogé par Belleau, et cela constitue sans doute une des difficultés, pour lui, de construire une analyse ayant la dimension d’un livre. Le seul « corpus » interrogé comme tel est celui de sa thèse.

Mais revenons à Amos Oz, dont le roman Ailleurs peut-être permet à Belleau de s’interroger sur la possibilité, pour l’écrivain, de manifester sa solidarité avec le peuple. Plus précisément, l’interrogation se formule comme suit : « Comment être manifestement solidaire du groupe dans la distance, et qui plus est dans une distance ironique, parfois cruelle[49] ? » On comprend aisément, à relire cette phrase quarante ans plus tard, qu’il s’agissait là d’une question éminemment personnelle pour Belleau, d’une exigence éthique fondamentale, liée à sa double position de professeur et de bourgeois. Être solidaire dans la distance, avec cette ironie de la participation découverte chez Bakhtine, cela excluait aussi bien le populisme de l’identification que l’ironie de la distanciation, de surplomb, qui constitue, sans doute, le démon familier de l’intellectuel et du littéraire.

BELLEAU BOURGEOIS

Le Montréalais et le bourgeois : ce sont là, comme on l’a vu, les deux seules identités demeurant « à peu près » certaines, pour Belleau, au lendemain du référendum de 1980. La première d’entre elles a accompagné l’interprétation de son oeuvre essayistique et fictionnelle, mais la seconde, bien qu’assumée sans équivoque, constitue probablement un des importants impensés des études sur Belleau. Il faut concéder, d’ailleurs, que la bourgeoisie ne s’avère pas une notion centrale, opératoire, dans l’appareillage analytique de Belleau. Autour de lui, aussi bien à Liberté (au début des années soixante) qu’à l’UQAM, d’innombrables articles associaient la littérature et la bourgeoisie (et plus largement les classes sociales), de façon évidemment négative.

C’est bien plutôt le peuple qui fut chez Belleau la catégorie sociologique cruciale (et non pas le prolétariat, terme d’emploi très rare chez lui). Heureusement, l’apport de Bakhtine lui permit de cadrer, historiquement et linguistiquement, les rapports entre la littérature et « le peuple », dépassant ainsi le caractère flou et l’héritage romantique du terme. Cependant, l’attention accordée au point de vue « d’en bas » et aux manifestations textuelles de la culture du carnaval a conduit Belleau à surestimer la part du populaire dans la littérature québécoise, négligeant de ce fait même le caractère « bourgeois » des multiples langages ayant structuré ce corpus. Ainsi quand il évacue, au détour d’une phrase, la possibilité même de bourgeoisie « nationale » québécoise, et, partant, les effets qu’aurait pu avoir une culture « bourgeoise/sérieuse » sur la construction des personnages de romancier fictif dans le roman québécois[50]. Était-ce là un effet indirect de la thèse de la « classe ethnique » formulée par Marcel Rioux, laquelle prenait le relais de celle, antérieure mais tout aussi « anthropologiquement englobante », de la « folk society » pour en donner une reformulation « prolétarienne » ? Belleau bourgeois, Belleau administrateur (donc cadre) : ces positions sociales — et leurs points de vue sur la langue, la culture, le savoir —, Belleau ne les a pas directement et ouvertement retournées contre elles-mêmes. Ce n’est un problème, pour l’interprétation de la littérature québécoise, que dans la mesure où il a en quelque sorte contribué à en délégitimer l’étude.

SURTOUT, NE PAS CONCLURE

« [M]on texte tend à se défaire lui-même au lieu de conclure, ce qui est bien, après tout, la meilleure façon de conclure[51] » ; « Je ne désire pas conclure. […] Je laisse donc à mes auditeurs (ou lecteurs) les quelques questions que j’ai pu soulever[52]. » Combien de textes, chez Belleau, auraient pu se terminer sur cette confession : « je n’aime pas les conclusions[53] » ?

Ironie de l’histoire, due à la force du style : ce même Belleau qui présentait ses lectures comme « essentiellement provisoire[s][54] » les a si bien écrites qu’elles ont pour plusieurs été canonisées, traitées comme définitives, indépassables. Ce fut le cas, entre autres, de sa thèse sur l’écrivain fictif dans le roman québécois, qui n’a guère suscité de relectures critiques[55] ; et pourtant, cette étude passe sous silence le très significatif corpus de romans-essais des années 1940 (Hertel, Baillargeon et cie), peuplé d’écrivains fictifs, romans où l’opposition roman du code/roman de la parole perd de son caractère opératoire ; de même, l’analyse séminale du roman de Lemelin réduit l’imaginaire de l’écrivain à la figure héritée du romantisme, négligeant ainsi près d’un siècle de mutations, en plus d’occulter le rôle joué par Lise dans la configuration des signes du littéraire élaborée par le roman. Il était difficile, en effet, d’échapper à la séduction de son écriture, bien que cette lecture menace de transformer en dogme une écriture profondément hostile au dogme, à la pensée monologique. Peu à peu, cependant, l’examen critique des propositions de Belleau permet de relancer ses idées, et non plus simplement de les réaffirmer.

Le désamour envers les conclusions dynamise l’écriture de Belleau, faite de « fusées », au sens baudelairien, d’idées lancées, non de thèses affirmées et arrimées à une démonstration implacable (sur ce plan, Angenot et lui n’ont pas du tout le même discours). Les essais de Belleau se fondent sur le désir des départs, et l’inverse hantise de la maîtrise, du discours du savoir se transformant en autorité, de la pensée s’arrêtant de chercher, s’immobilisant, se fossilisant. Conclure, chez Belleau, paraît mortifère. Sous l’apparente pirouette rhétorique, le déni de la conclusion manifeste la rencontre entre une éthique bakhtinienne, un vitalisme bergsonien et un tragique romantique. Il lui faut donc, plutôt que de conclure, relancer le questionnement. Aux étudiants qui peinent tant à écrire les phrases « d’ouverture » réclamées par le modèle classique de la dissertation, on devrait faire lire Belleau, un des essayistes par excellence des fins ouvertes : il concède ainsi « [c]e ne sont là que quelques remarques sur une question complexe[56] » ou encore « on excusera la brièveté de ces quelques indications[57] », pour faire surgir immédiatement de nouvelles recherches, présentées au conditionnel : « il faudrait voir de plus près […] [m]ais il importerait surtout d’examiner […][58] » ; « une recherche plus étendue montrerait [… ][59] ». Au revers de ce désir de perpétuel mouvement intellectuel se profile la confrontation au silence, à la mort, cruciale dans les essais d’Aquin, de Ouellette ou de Rivard, mais rarement abordée de front par Belleau avant « Lorsqu’il m’arrive de surprendre les voix », le dernier essai qu’il a écrit : « Ce “vide au coeur du monde”, ce trou d’indétermination au creux de tout texte […], engagent-ils le silence comme terme ou comme commencement[60] ? » Écouter les voix de Belleau, ne serait-ce aussi entendre et faire entendre ce silence, qui hante ses textes, avec les questions qu’il engouffre ou recèle ? Et, pour ce faire, surtout ne pas conclure.