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En 1965, dix ans après la fondation des Éditions de l’Hexagone, la parution de Je[1] de Denis Vanier bouleverse le paysage poétique québécois et crée un véritable effet d’émulation. De Lucien Francoeur aux actuels « Poètes de brousse » en passant par les fondateurs de la revue Gaz Moutarde, ils sont nombreux à se reconnaître dans cet important représentant de la contre-culture et à s’en inspirer. L’une des caractéristiques de l’oeuvre de Vanier est d’entretenir un rapport problématique et paradoxal avec son ancrage canadien-français, et en particulier avec la religion[2]. S’il est vrai que l’art, depuis le début du xxe siècle, n’a eu de cesse de rejouer la mise à mort de Dieu, cette mise à mort n’a pas pour autant tari notre soif de transcendance ni ne nous a débarrassés de Dieu, bien au contraire[3]. L’oeuvre de Vanier en est un excellent exemple, qui ferait à elle seule la preuve que le vent de laïcisation qui a balayé le Québec de la Révolution tranquille n’a ni liquidé le fondement religieux de sa culture ni détruit son attachement au catholicisme, et que la poésie se présente comme un lieu privilégié d’expression et de perpétuation de cet attachement[4]. Transgressant les tabous, soumis à tous les excès, à toutes les violences, le corps du poète y est donné en sacrifice, se voyant du même coup transfiguré[5]. L’oeuvre poétique de Roger Des Roches se situe dans le sillage de celle de Denis Vanier. En empruntant abondamment à l’iconographie religieuse, tout en se dégageant peu à peu des courants contre-culturel et formaliste qui ont marqué ses débuts, Roger Des Roches contribue à étendre cette filiation, en la faisant remonter jusqu’à Saint-Denys Garneau et même jusqu’à Nelligan, deux figures de poètes sacrifiés, permettant peut-être de lire autrement l’héritage catholique[6]. C’est l’actualisation de la figure christique dans ses oeuvres poétiques récentes que je propose d’étudier ici.

Il peut paraître étrange de placer Roger Des Roches dans le sillage de Denis Vanier, quand ils appartiennent en fait à la même génération[7]. C’est que Vanier n’avait que seize ans lors de la parution de son premier livre. Dans sa préface à Je publiée dans les Oeuvres poétiques complètes, Des Roches décrit sa rencontre avec celui qu’il associe aux surréalistes comme un « coup de grâce[8] ». Cette lecture l’a bouleversé, dit-il, et a suscité chez lui un désir d’écrire qu’il assouvira en imitant Vanier de toutes les manières, stimulé en outre par le souhait de battre son record de précocité en publiant un premier recueil à l’âge de quinze ans. Ce souhait ne se réalisera pas[9] ; mais pour Des Roches, qui n’a, depuis sa découverte de Tristan Tzara, que lui a fait lire Vanier, jamais renié ses influences surréalistes, la glace était cassée.

Il n’est pas inutile de s’arrêter un instant sur le titre du livre qui fut le déclencheur de l’écriture pour Des Roches et qui a tant marqué sa génération. Connoté par un désir impérieux de s’affirmer et une révolte adolescente qui s’est exprimée dans les nouvelles valeurs de l’époque : sexe, drogue et rock and roll, ce Je ne va pas sans contradictions. En effet, Vanier, tout révolté fût-il, se bardait en quelque sorte de cautions intellectuelles, esthétiques, institutionnelles, en ajoutant à ses premiers livres de nombreuses préfaces et postfaces[10]. Si ces prises de parole, où il est moins question du livre à introduire que d’une nouvelle culture ou d’une nouvelle posture à faire valoir, donnent à ses livres des allures de manifestes, elles rappellent aussi que la marge, seul lieu habitable selon lui, se définit toujours par rapport à un centre, sans lequel elle n’existe pas. C’est dire que l’autorité, l’ordre, la pureté ne sont nullement disqualifiés par les gestes ou les propos séditieux, qu’au contraire le rebelle s’y appuie et en a besoin pour circonscrire son champ d’action. Or c’est le propre des figures religieuses et attributs de la sainteté, chez Des Roches, que de pourvoir les êtres d’un coefficient de pouvoir ou de pureté. Chez lui, comme chez Vanier, plus forte est l’autorité, plus grand le plaisir de la transgression, plus pure est la figure, plus grande la jouissance de la profanation.

Qu’elles expriment une volonté de cooptation, des salutations entendues ou la reconnaissance d’une dette envers le précurseur —  comme c’est le cas pour celle de Des Roches —, les pseudo-préfaces qu’on trouve dans les livres de Vanier ont en outre pour conséquence de renverser l’ordre des choses : ce qui se présentait comme dévié, subversif, voire nocif, se trouve du coup redressé, concevable, parfaitement recevable. Et si les efforts des préfaciers ne suffisaient pas à rendre légitime la parole révoltée, du moins le sera-t-elle pour les pairs qui appartiennent à la communauté marginale. À travers cet étalage de « bonnes relations » se profile donc une communauté. Chez les poètes de cette génération, on a en effet souvent l’impression que la marge, un peu paradoxalement, s’exprime toujours au « nous », que l’individualité s’y dissout, que la voix des poètes est nécessairement plurielle. Vanier forme d’ailleurs le voeu de fonder, dans l’est de Montréal, une communauté qui défie les lois civiles et transgresse les frontières culturelles[11]. Ainsi le « je » se trouve en quelque sorte fondu dans cette confrérie doublement marginale de bums poètes, laquelle n’est pas sans rappeler les communautés religieuses. Lieu de jouissance et d’expérimentation des limites du sens et du langage, la poésie prend en effet à leurs yeux valeur de sacerdoce, de vocation : on y entre comme on entre en communauté.

Entre autres caractéristiques, Des Roches partage avec Vanier le besoin d’affirmation et le désir de transgression — et, partant, l’attachement aux figures d’autorité. Comme lui, il use abondamment de la première personne et n’hésite pas à recourir à la matière autobiographique. Si Des Roches demeure attaché au surréalisme, alors que Vanier est jusqu’à la fin un poète baudelairien[12], ils sont tous deux exubérants, excessifs, crus, pornographiques. Chez l’un comme chez l’autre, la formule « je suis » revient abondamment, et vise à multiplier les identités du sujet (soumis à de multiples métamorphoses), ce qui a comme résultat d’étendre son pouvoir de rayonnement, mais parfois aussi, et même simultanément, d’entraîner sa dissolution, voire sa disparition. Parmi les identités d’emprunt que privilégie Des Roches, celle du Christ prend une importance particulière dans Dixhuitjuilletdeuxmillequatre[13], comme si le choc de la mort de la mère, dont le recueil s’inspire, avait entraîné un retour du religieux. Or le fils de la mère — figure centrale de ce livre et autre trait identitaire qui rapproche Des Roches de Vanier — serait une version de la figure christique une fois la figure de Dieu tombée dans l’absence[14].

L’amorce du recueil évoque la Genèse, mais la lumière qui y règne est une lumière de fin du monde, une lumière annonciatrice de la faute, de la chute. La chambre d’hôpital où Dieu ourdit son funeste plan, la mère apparemment déjà tombée dans l’inconscience, baigne dans une atmosphère ténébreuse :

De la lumière

de

l’odeur de

la fin du

gris de la couleur du jour de la chambre de la seule avec

Dieu qui gratte et Dieu qui tire et Dieu qui mord :

douzejuilletdeuxmillequatre

l’a transformée en pantin

une étrangère vient de naître

bousculée

divorcée

mangée

dont les yeux ne mesurent rien

pas même le péché d’abandon.

Je suis debout

à genoux

je ne regarde pas je parle mal.

Freud-le-charlatan le Diable sourit.

D, 11

Le péché originel ici n’est pas la faute de l’homme, mais la trahison de Dieu, et, suivant le mouvement de chute de la lumière auquel répondent tant les états de la mère (bousculée, divorcée, mangée) que les postures du sujet (debout, à genoux), tout le monde est entraîné dans la chute. Trahir, c’est se détourner, ne plus reconnaître, ou manquer à une parole donnée. Bien qu’il fasse le récit de la mort de la mère, l’enjeu de ce livre s’avère moins la mort en soi que « le péché d’abandon », celui de la mère amnésique « dont les yeux ne mesurent [plus] rien », et conséquemment le procès d’étrangéification du fils. Devenue étrangère, la mère fait de son fils de tout temps un étranger :

Et j’ai été

Cinquante-quatre ans

Son petit étranger.

Et je ne m’éveille pas.

Je mangeais un crucifié.

D, 20

C’est donc d’une perte d’identité que parle le livre, et elle est d’autant plus grave que l’oubli de la mère raye l’existence du fils de l’histoire. Et s’il veut réintégrer l’histoire, il doit d’abord retrouver son identité. Qui cherche à rétablir l’histoire se pose en outre la question de la vérité et du mensonge. Mais où est la vérité dans un univers familial où la fable a prévalu, où la mère, gardienne de la foi, a depuis toujours menti au fils (« car la mère ment toujours à son fils » [D, 41]) ? Ainsi, ce à quoi le sujet fait face n’est pas tant une mère mourante/morte qu’un immense vide qui menace le réel et le laisse sans voix. Il doit même rappeler à la mère qu’elle est morte : « Je lui rappelle : /“Tu es morte/tu avais les yeux plats/je ne te reconnaissais plus.” » (D, 12) La mère n’étant plus là pour garantir l’identité du fils, il doit se nommer lui-même : « “Roger, hurle si tu veux./Avoir mal ne signifie pas se souvenir.” » (D, 12) Cette question cruciale de la vérité et du mensonge, le poète la tourne et la retourne dans tous les sens, sous la forme de propos rapportés ou empruntés, de fausses équations ou encore de strates de sens qu’on peut déplier à loisir, autant de stratégies visant à brouiller les identités et à détourner le sens du discours :

Je dis

« Je suis la mère qui dit :

je suis la mère qui dit

je suis ensevelie dans le souvenir dans la famille

dans le mensonge. »

[…]

Puis j’écris il n’y avait plus

Maintenant Papa-les-poumons

Qui allume une cigarette dans la cuisine noire.

Puis je n’ai jamais écrit :

« Attention ! Père mort ! Père mort ! »

D, 16

Elle a dit s’il vous plaît je dis :

« J’écoutais battre ton coeur

pendant que tu mentais. »

[…]

elle a dit mais je dis :

« je suis devenu Rogerj’aitoujourspeur.

Ne regarde pas dans mes yeux.

Regarde dans un livre

Qui est perdre qui est ma tête qui est moi.

Brisée, brisé. »

D, 19

Afin de consolider l’univers qui s’effrite, et comme si la prolifération pouvait colmater le vide, le poète non seulement multiplie les identités d’emprunt, mais il prête aux êtres des attributs — qu’il leur greffe avec des traits d’union —, ou encore en forme des mots-valises : « Du passé/fait des millecris/fait pour Maman-la-douleur/avec bientôt ce O ouvert par Dieu-le-lourd. » (D, 13) En plus de créer un effet de densité, l’usage de mots-valises peut être interprété de deux façons, renvoyant à la même réalité : d’une part, ils disent la brisure, la cassure, la perte du lien, et l’impossibilité désormais d’articuler les mots les uns aux autres pour former des syntagmes, puis des phrases et ainsi lire le sens du monde — il faut forcer ces liens ; d’autre part, ils disent l’union persistante au-delà de la mort, l’impossibilité de désunir ce qui a été si étroitement lié, en l’occurrence le fils et la mère. Mais Dieu est plus fort que le langage, et inflige le châtiment de la perte à cet ange déchu qui bientôt prendra les traits du fils sacrifié :

Bientôt, il me faudra payer

mes ailes de fils étonné.

D, 13

Je suis

le personnage cloué

le personnage avec des mains maigres

avec des larmes prêtes

pour ses cahiers

le fils raide

le fils bénit

accueilli par les chiens

[…]

« J’écris je mens un jour je suis je vais être puni

ce jour est arrivé. »

D, 14

Le châtiment n’a pas de sens, semble dire le poème. Il n’y a pas de péché. N’y en a jamais eu. Néanmoins le châtiment tombe de toute sa fatalité. Ou est-ce, comme le laisse entendre Agamben, que le péché aurait toujours déjà eu lieu, inscrit en filigrane dans le texte de la Genèse comme faisant partie de la nature humaine, ce qui équivaudrait à disculper l’homme de toute faute[15] ? Quoi qu’il en soit, chercher la raison du châtiment revient ici à chercher Dieu et ses subalternes, et c’est ce que fait le fils au chevet de sa mère :

Des yeux

cloués

devenus les pièges

du fils Roger

des yeux

qui fouillent

du ciel de gauche du ciel de droite

des anges à mâcher.

D, 15

La trahison se révèle être le mensonge de la mère et de tous les messagers de Dieu[16]. Aussi la mort de cette dernière ramène-t-elle le cadavre de Dieu, soulevant le côté sombre de la foi. Sans la mère, la foi n’est même plus une virtualité. Ce qu’elle tenait pour vrai n’est plus, et la mémoire elle-même est détraquée, car elle n’a plus d’ancrage. Et sans la vérité de la fable qu’assurait la mère, le fils n’est plus que « la moitié qui allait survivre » (D, 22), un Christ de pacotille, « attaché à la croix et peint » (D, 23). Inutile désormais de se révolter contre Dieu, la baudruche est dégonflée. Or le recueil n’en est pas moins traversé par une terrible nostalgie du divin. Partout un fervent petit garçon couve sous les poèmes : « MonDieumonDieumaiscroireunefois/un peu une fois une seule […] aiguisé par la prière croire. » (D, 17) Ces poussées de ferveur donnent à penser qu’un attachement à l’autorité divine, en tant que garante du sens de l’histoire et de la cohérence de l’univers, persiste en dépit du sentiment de déréliction suscité par l’oubli. Apparemment convaincu que la mémoire, sans les objets religieux autour desquels elle s’est cristallisée, ne peut être rétablie, le poète prie, et même abondamment. Dans le poème 12, un long texte où le sujet se présente d’emblée comme « attaché à la croix » (D, 22), on remarque que le verbe « être » est conjugué à l’imparfait, ce qui n’est pas fréquent dans le recueil[17]. De plus, les attributs qu’il introduit sont majoritairement négatifs, le sujet apparaissant de fait dans son incomplétude, son imperfection :

J’étais pauvre les doigts jaunes la mémoire affreuse.

J’étais prier pour respirer pour trouver

l’ordre le devoir.

J’étais je demande je recule

Roger.

J’étais Roger ne sait pas ne veut pas.

La foi noire.

Coeur. Doigts. Ventre. Yeux.

J’étais la foi noire

parce que la fin était proche

et le coeur était vide

et les péchés multipliés.

D, 22

La mort de la mère comme la mort de Dieu jette l’homme dans un monde insensé, le rendant seul responsable de son destin. Il cherche l’ordre, le sens, l’autorité, mais cette chambre d’hôpital où il se tient, immobile, impuissant, devant celle qui l’accuse de ne pas la reconnaître, ne recèle que des moitiés d’êtres, de l’anonymat, du vide. La « foi noire » n’est pas l’absence de foi, mais la foi du conquis, du martyr, du fils trahi, de l’orphelin, la foi de celui qui ne croit plus à la rédemption mais croit encore au péché, et qui pour cela persiste à prier. Une telle foi n’ouvre pas la voie à une parole libre, désentravée, mais à un langage laborieux, lesté de cris retenus, de colères rentrées, de terreurs qui grondent, ce dont la forme singulière des poèmes, d’apparence dévoyée mais en réalité très maîtrisée, où le phrasé sans cesse oscille entre la dislocation et la concaténation, rend très sensible. Or, c’est certainement l’un des héritages les plus lourds du catholicisme, en particulier chez les générations d’avant 1960, que ce respect démesuré pour l’ordre divin et l’institution religieuse, qui semble faire retour dans ce livre, et qui engendre honte et culpabilité[18]. Incidemment, en lieu et place de la reconnaissance qu’il appelle de ses voeux, ce sont des reproches maternels que le fils reçoit : « Cent yeux blancs comme des grammaires./“Tu m’oublies, dit-elle/des mères plein les yeux./Tu m’oublies/tu me défais/tu m’inventes/tu me trompes.” » (D, 27) Ce à quoi le « fils approximatif », le « fils les dents cassées » répond : « “Maintenant, tu ne sais plus parler./Tu as fait de moi l’unique témoin./Tu m’as volé mon passé.” » (D, 29)

Des Roches accorde une grande importance à l’oralité, à la manducation, à tout ce qui passe par la bouche, comme si cette dernière était l’outil de mesure le plus exact de la vérité. En toute circonstance, et comme afin d’éprouver leur réalité, il convient de goûter les choses et les êtres, de les lécher, de les avaler. Ce n’est pas par hasard que l’hostie figure parmi les objets religieux les plus souvent évoqués. Et même lorsqu’il est relatif à la parole, le mot « langue » ne peut jamais être entendu de manière univoque. Il semble donc naturel que le sacrifice commence par une communion, laquelle se fait sous l’auspice du corps crucifié et non du corps ressuscité[19] : « Je mangeais un crucifié » (D, 20), dit-il quand l’imminence du décès le frappe de plein fouet. En effet, comment pourrait-il communier au corps du Christ ressuscité (et le devenir), lui qui n’a pas d’abord été désigné et reconnu comme fils ? Afin d’alléger le fardeau de la mère et d’exprimer la douleur de sa perte, il n’a d’autre choix que de poser en martyr en s’offrant lui-même en sacrifice, et, en tant que seul témoin du drame et dépositaire de la mémoire familiale, d’assurer sa propre légitimité. Et si cette mort, par les multiples métamorphoses qu’elle entraîne, a quelque chose d’une transfiguration[20], c’est une transfiguration du peu, une transfiguration du pauvre, pourrait-on dire, et elle procède de la honte plutôt que de la grâce[21]. Le sacrifice auquel le fils consent, cette crucifixion à laquelle il se prête, est moins une mise à mort qu’un long processus de mutation, une transsubstantiation, qui passe en premier lieu par l’incorporation, pour ensuite prendre soit la voie d’une prolifération identitaire, soit celle d’un démembrement ou découpage du corps, et ce jusqu’à la disparition[22].

Je suis ce que je dis

La nostalgie de Dieu qui traverse le livre semble en partie liée à la nostalgie du père, dont la présence est ranimée par le deuil de la mère, et qui apparaît avec insistance dans la seconde partie. On sait que l’enjeu de la transfiguration de Jésus, telle qu’elle est relatée dans les Évangiles, est précisément la reconnaissance du Fils par le Père, qui annonce la résurrection[23]. Mais ce qu’annonce la voix qui sort de la nuée, où l’on peut entendre parler l’Esprit, c’est aussi bien la Trinité. Par ailleurs, si la mère, en perpétuant le mensonge, se fait gardienne de la fable, le père, lui, serait gardien de l’histoire et, partant, de la vérité. C’est donc, un peu paradoxalement, sur une quête du père que se conclut le livre[24] :

Écoute le son de papapère.

Lui celui le crucifié au pardon.

Qui traverse chaque pièce

dans son uniforme taché.

Avec ses yeux surprise :

il porte en lui l’histoire

il va me transmettre l’histoire.

D, 30

Dans ce poème, il y a inversion des rôles et du détenteur du legs, mais il y a aussi pardon et donc, dans une certaine mesure, affranchissement. Le père devient le crucifié, et c’est lui, devenu fils, qui doit transmettre l’histoire au fils devenu père. En portant la voix de la reconnaissance et en assignant lui-même les identités, le fils renverse la lignée et rend possible la transfiguration. Ainsi non seulement il peut rédimer sa relation avec sa mère, mais il peut échapper à la honte qui semble intrinsèquement liée au souvenir du père. Car les réminiscences venant avec cette « moitié blanche » à « l’uniforme de farine » (D, 32) semblent aussi délétères que l’absence de reconnaissance maternelle[25]. Le père et la mère formant en outre une meute contre laquelle le fils semble impuissant, l’histoire ne pourra être pleinement rétablie que par la prise en charge du mensonge :

Papamaman meute à deux.

Le presque Dieu le dieu mineur te mentira.

« Je veux être un masque », dis-je.

D, 31

Le masque est aussi bien le livre, le rêve, la parole rapportée, reprise ou répétée, autant de dispositifs servant à permuter les identités et à brouiller les repères spatiotemporels. Or le menteur qui porte un masque ne dit-il pas la vérité sur son identité ? Et si, pour l’écrivain, le mensonge peut contenir la vérité et non le contraire, ne serait-ce pas la fiction, le mythe qu’il s’agit d’investir, n’est-ce pas la fable qu’il s’agit de réécrire, plutôt que l’histoire ? C’est en tout cas ce que donne à penser le poème 19, ce rêve halluciné d’un tête-à-tête avec la mère dépouillée de ses attributs maternels et rendue à sa féminité, où le sujet, redevenu ce « garçon de métal frais », peut dire « j’étais complet » (D, 34) :

« Je veux être le visage

décoré par le masque », dis-je.

L’amour léché dans cette femme

à mon bras disait oui.

Disait :

« Ma salive mes lèvres mon souffle sont vrais. »

Disait pain modèle la peau

nourrie par la peur douce et la nuit douce.

Sa salive goûtait le ciel donné

Répète. Le ciel l’amour donné à un garçon.

D, 36

Il y a de la tendresse et de l’érotisme dans ces vers qui disent l’irréalité de la mort, en même temps qu’ils semblent chercher à exacerber la fiction : « le rêve répète le rêve ». En fantasmant cette intimité avec la mère redevenue femme désirable et désirée, le fils usurpe moins la place de l’amant (le père redevenu fils, représenté par le pain[26]) que celle du Père, le Créateur (de mots) rétablissant ainsi la Trinité : « papamamanrogerétranger » (D, 38). Cependant cette Trinité réinventée, située à la jonction de la fable et de l’histoire, et dans laquelle le fils assume sa propre désignation, eût été impossible sans la mort de la mère :

J’avais besoin de sa mort prochaine.

J’avais j’étais honte et amour.

Je dis j’étais colère mais non seule la colère nourrit.

La parole jaunie.

L’animal blanc brisé.

La preuve le deuil doré.

Le paysage J’aimerai-pleurer.

L’animal blanc

Brisé je dis le Dieu affamé

Le Dieu vole toujours l’histoire espère en moi.

D, 41

Le travail de réinvestissement de la fable et de restauration de l’histoire est poussé encore plus loin dans Le nouveau temps du verbe être[27], où le sacré, le profane et même le vulgaire sont partout intriqués. Le sujet y poursuit également la quête du père. Mêlé au réel le plus trivial, l’univers religieux s’y présente comme une pâte dans laquelle, à partir de laquelle le corps du sujet se découpe, d’abord indistinctement, puis de plus en plus précisément. Cette mise au jour, ou cette mise bas, n’a de cesse et commence par la mise à mal de Dieu, qui prend la forme d’une grande entreprise de profanation :

J’ai mon écrivain sur la langue, vois-tu,

Qui crache sur ses ailes,

La gare du ciel criard, le cadavre avant

Qui rêve vite, bouche pleine de rose,

L’appareil du pardon,

[…]

Je mange mange du protégé, je mange du chicané,

J’écris avec de la poussière de draps changés,

Peau grise comme de la salive, je mange,

[…]

l’adorateur de la faim, Christ fort.

[…]

Je fabrique ma chair de la chair sèche,

mon début de ma parole, oui, voilà,

je bande, je grille,

je deviens, Christ gris, je pleure vite.

[…]

Arrache les ongles aux saints.

Christ vert.

Arracher chaque jour des livres au Christ vert.

NT, 13-15

Une visée prométhéenne, voire un vent de nihilisme traverse ce livre qui s’ouvre et se ferme sous le sceau de la science[28], où le sujet s’arroge le pouvoir divin et le ramène au sol en mangeant la chair du Christ. Il s’agit de respirer sans contrainte et avec force afin de libérer les « saints enfermés dans l’hostie » (NT, 11), et de rendre inoffensives les figures religieuses en les réduisant au statut de pures images. Le Christ, aussi « pourri » (NT, 11) soit-il, ne meurt pas davantage que dans le livre précédent, mais est tenu en agonie — ce qui est rejoué sans cesse ici, c’est la crucifixion : « “Me voici comme mille clous neufs plantés/dans les poignets du Christ.” » (NT, 28 ; l’auteur souligne.) Le même sort attend la famille :

papa et maman poison

qui se brûlent la langue pour me sauver.

Ça ne meurt pas, ça devient des masques.

Puis papa devant et dernier sur son tapis de coïncidences

et maman qui m’adore dans le rôle du divin.

NT, 18-19

Le poète ici entre d’emblée dans la fiction en portant les masques, multipliant les identités. Dans un poème intitulé « Noyade dans le paysage intérieur » (NT, 21), il affirme inventer un rêve mettant en scène un dieu trompeur. Dans « La soupe à fantômes », « Le livre à péchés », il puise et recueille la mère et le père afin de se doter d’une identité de parole : « Je suis ce que je dis avec jappement. » (NT, 22) Or ce mensonge exponentiel nous plonge dans le substrat du vrai, à savoir qu’il n’y a de réel qui tienne qu’en vertu de la fable, qu’en réalité il n’y a jamais eu personne d’autre que le fils lui-même, tout seul dans son « paysage intérieur », toujours déjà orphelin :

Je dis en rêve :

« L’horloge noire. L’hostie.

Maman l’éternelle

Est je ne suis rien petite et rompue.

Le Christ travaille. Plus personne. »

Je demande :

« Qui va me détester maintenant ? »

NT, 22

Désormais isolé, le sujet se tourne vers l’amante et lui fait porter les attributs de la divinité. La femme est un ostensoir, son sexe une hostie. Sa chair est sanctifiée, son corps est un autel, elle est élevée au rang de sainte. Cette sacralisation intensifie le désir. Des Roches, comme Vanier, entretient un véritable amour du blasphème, particulièrement sensible dans ce livre. Cela se manifeste notamment par la jubilation qu’il semble éprouver à donner aux saints des noms saugrenus[29]. À la fois exposée au regard — un regard volontiers pornographique — et tenue à distance, la femme n’est jamais aussi désirable que lorsqu’elle se refuse. Et s’il fantasme sans retenue sur ses orifices et ses fluides, et si parfois il l’embrasse, jamais l’union complète des corps n’est réalisée. C’est la nudité primordiale, celle révélée à Adam et Ève après qu’ils eurent mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, qui semble intéresser le poète, celle-là même qui fait événement en révélant le péché. C’est d’elle, dirait-on, qu’il est nostalgique. Or cette nudité, qui est science, marque l’entrée de l’homme dans l’histoire. Ce moment charnière, où il n’est plus tout à fait au Paradis et pas encore en Enfer, est peut-être aussi celui où le Bien et le Mal ont été le plus proches. D’où, peut-être, la pureté un peu paradoxale et la presque candeur qui accompagnent souvent l’érotisme chez Des Roches, lequel passe presque invariablement par le regard. Mais s’il importe de maintenir la tension du regard qui relie les amants, c’est également parce que c’est lui, désormais, qui est le gardien de l’identité. Ève de la fable revisitée ou Ariane de la mémoire détraquée, la femme semble tenir le fil de l’histoire, car c’est sur son corps que s’écrit la fiction :

Nue, debout, décorée.

Premier nu, seconde nue.

Autre souffle, autre, étoufferoublier.

J’écris. Rien. Rien.

De la liquide seulement.

De la mouillée mangée mordue.

[…]

Une femme berce le passé,

La petite culotte nommée parmi les armes.

Baisse la petite culotte, invente,

Puis rien, il fait froid, droit, ridicule.

NT, 37-38

Dans la seconde partie du livre, l’érotisme prend ainsi le relais de la mémoire. Et si c’est encore le Christ qui désigne le sujet, en posant sa main sur sa poitrine ou en traçant une croix sur son sein, la femme semble avoir seule le pouvoir d’unifier tous les Roger (à la fin du livre, il n’en reste plus qu’un), lui permettant d’échapper à la disparition. Ainsi tiendrait-elle dans ses poings qu’elle desserre la clé de la transfiguration[30]. Dans un long poème intitulé « Je revenais d’une tempête », et qu’on pourrait citer au complet tant il est significatif, famille, érotisme, religion, écriture s’entremêlent pour former une sorte de magma fusionnel, les figures religieuses apparaissant enfin pour ce qu’elles sont : de simples ancrages de la mémoire :

Le souvenir vient d’une croix tracée sur le ventre.

Mais meurt vite, le souvenir meurt vite,

[…]

ce qui ne peut être dit est nu, science.

J’écris les ongles sales de la mère,

car je suis la mère maintenant.

Je me remets au plaisir et je chante la victime.

Les crochets de science dans les yeux.

De père et de fils, il ne peut y avoir d’ordre.

[…]

Voici des images de mon passé paraître.

La messe, la prière, les larmes

s’exécutent, se confondent,

s’inquiètent, s’écrivent mal.

NT, 44-45

Les derniers poèmes du livre font de plus en plus de place à l’écriture, qui devient l’ultime et véritable enjeu de la quête. Le poème intitulé « Les regards vastes », par exemple, se veut une sorte de bilan poétique ; un bilan somme toute humble, mais qui en même temps semble annoncer le prochain livre, au titre pour le moins ambitieux : La cathédrale de tout[31]. Le dernier poème, quant à lui, révèle que la femme que le sujet convoite, en lui disant « [l]a mémoire nous rend immobiles ou amoureux », n’est nulle autre que la poésie elle-même :

Je l’imaginais heureuse comme la femme qui découvre

qu’elle ne croit plus en Dieu.

Une victime fine et pâle. Madame-les-boucles, oui,

les c, les j, les c couvrant son pubis gonflé.

Le bon pubis gonflé contenant le bon Saint-Esprit.

NT, 59

Dans ce dernier recueil qui reprend, en le condensant, le mouvement des deux précédents, le poète, une fois assumées toutes ses contradictions, endossées et unifiées toutes ses identités, et le péché défait par le mensonge même qui l’a engendré, est tout à la fois la cathédrale[32], cet ouvrage monumental qui contient le réel et toutes ses représentations, et son bâtisseur. Mais la cathédrale de tout, c’est aussi le poème, objet ultime de la quête qui réunit tous les autres, et qui devra lui aussi être sacrifié, afin de le libérer de la poésie comme une femme se libère de la foi. Dans la première partie, « Histoires, histoire », les poèmes courts où les références religieuses sont peu nombreuses, et qui contrastent avec ceux des livres précédents, pourraient en effet figurer les pierres que l’on taille pour ériger le temple. Dans la seconde partie, intitulée « Cathédrale soufflée » — un long poème qui énumère, rassemble des êtres et des objets hétéroclites, des actions contradictoires ou divergentes —, le temple se remplit jusqu’à l’éclatement :

Cathédrale soufflée on veut.

Éclats de foi, les pages noires, appelle.

Étude des siècles soulevés par les hanches,

que l’on flaire, renversés et gisants.

Famines, visages à l’orage, cheval du vieux dieu,

la maison est complète,

chaque livre ment.

Ma poitrine est un marteau de prière.

Goût de vingt et deux prisonnières dans ma bouche.

Le père de la poussière.

Le père dans l’herbe de prière.

CT, 68

Ce qui éclate avec la cathédrale — en cela elle symbolise davantage l’orgueil des hommes que la grandeur de Dieu —, ce n’est pas le religieux en lui-même, mais son pouvoir d’aliénation, son coefficient de culpabilité, de honte et de silence. Ce n’est sans doute pas sans raison qu’ici, comme à la fin du Nouveau temps du verbe être, « dieu » est précédé d’un article et s’écrit avec une minuscule. Il est en outre qualifié de « vieux », ce qui suggère qu’il aurait perdu de son pouvoir, au profit du poète bâtisseur de temples, qui aurait, lui, gagné en puissance de création. Ainsi, si la femme détient la clé de la transfiguration, il reviendrait à la poésie, territoire du mensonge, de réaliser la Trinité.

Si, chez certains poètes de sa génération, la poétique vise le démantèlement de l’appareil religieux, en reprenant par exemple le mouvement de la chute de l’homme, comme c’est le cas chez Pierre Ouellet, chez Roger Des Roches, du moins dans les livres étudiés, il semble qu’au contraire le procès de sacralisation serve de tremplin au poème. Plutôt que de développer une poétique de l’immanence, comme le fait par exemple Jean-Marc Desgent, il entretient la vivacité du religieux, notamment en sanctifiant le corps de la femme pour mieux l’érotiser. En dépit de l’entreprise de profanation à laquelle il se voue, l’univers religieux se voit donc conservé, presque intact, et dans toute sa force d’évocation. À telle enseigne qu’on pourrait voir en lui, comme chez Denis Vanier, un poète catholique. Certes, il ne s’agit pas de prosélytisme ni d’exaltation du divin, mais plutôt d’une reconnaissance de l’intrication de l’héritage religieux et de l’histoire d’un peuple. Ce n’est, en somme, qu’en écrivant l’histoire depuis la fable et inversement que le sujet peut rétablir et assurer son identité, et ainsi sceller son appartenance à une culture, à une lignée, à un peuple. En ignorant le dualisme et les contradictions, la poésie lui permet de sortir de l’impasse où l’avait tenu le péché considéré comme garant du désir. Le poème se donnant ultimement comme une prière, on pourrait dire que Des Roches fait en quelque sorte le pari de la foi, une foi qui serait le fondement de sa poétique, l’assise de sa cathédrale.