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VOIX ET IMAGES Votre premier livre, La rage[2], a été reçu comme une sorte d’événement littéraire lors de sa publication en 1989 ; Réginald Martel l’avait louangé dans La Presse et vous avait même comparé à Jacques Ferron et à Victor-Lévy Beaulieu. Avant ce premier roman, aviez-vous déjà écrit d’autres textes témoignant d’un certain intérêt pour la littérature ?
LOUIS HAMELIN Oui, ma décision de devenir écrivain remonte aux années précédant la publication de La rage. À l’automne 1984, j’habitais à Vancouver et je travaillais déjà à un projet de roman qui se déroulerait dans le désert des États-Unis, projet qui est devenu plus tard Le soleil des gouffres. Cela faisait suite à la résolution d’écrire adoptée alors que je finissais mon baccalauréat en biologie. Il y a eu des faux départs, des ébauches de romans jamais aboutis que je tapais sur une machine à écrire électrique. Une de ces ébauches, en 1986-1987, était un projet de roman se déroulant sur la côte ouest du Canada et qui, après plusieurs transformations, est devenu beaucoup plus tard, en 2001, Le joueur de flûte. La rage est donc mon troisième projet de roman, en fait le quatrième, il y en avait eu un autre entre-temps ; en tout cas, c’est le premier qui a véritablement abouti. À cette époque, j’étais inscrit à la maîtrise en création littéraire à l’UQAM, mais La rage n’est pas mon mémoire de maîtrise : ce mémoire est devenu mon deuxième roman, Ces spectres agités.
VOIX ET IMAGES Votre décision de devenir écrivain remonte donc à l’âge de 25 ans, quelques années avant la publication de La rage. C’était l’époque où vous étudiiez la biologie. C’est un parcours assez peu usuel de passer de la biologie à la littérature !
LOUIS HAMELIN J’ai toujours beaucoup aimé la nature et les bêtes. Dès la fin du secondaire, je me voyais biologiste, mais je me rappelle également avoir passé les tests d’orientation et d’aptitudes, dans lesquels j’avais obtenu le plus haut pointage dans la catégorie « logique verbale ». On était conscient de mes aptitudes dans ma famille ; je me souviens d’avoir eu une discussion avec mon père dans laquelle nous étions d’accord sur le fait que je me dirigerais en sciences, et il avait ajouté : « Peut-être que tu écriras des ouvrages scientifiques ! » Pour ce qui est de la littérature, je n’étais pas prêt à m’y engager, parce qu’être écrivain ne me paraissait pas un véritable métier alors qu’être biologiste, oui. J’ai donc fait mon baccalauréat, et vers la fin de mon parcours j’ai commencé à ressentir une urgence d’écrire. Je me suis inscrit à la maîtrise en environnement à l’UQAM en 1986, parce que je n’étais pas encore prêt à me déclarer aspirant écrivain. Les lettres continuant de m’attirer, je me suis alors inscrit à un cours d’introduction à la littérature donné par Noël Audet.
VOIX ET IMAGES Donc, à 24-25 ans, votre décision était prise. Beaucoup de personnes ont ce goût-là à cet âge, même si, pour la plupart, ça demeure à l’état de fantasme. Dans votre cas, vous aviez la conscience d’une possibilité réelle que La rage a actualisée ? Parce qu’écrire, c’est une chose, mais devenir un écrivain « professionnel », c’en est une autre !
LOUIS HAMELIN La rage a certainement constitué le véritable déblocage. Je m’en souviens vaguement, mais l’effet que ça fait de terminer un roman pour la première fois, de pouvoir mettre le mot « FIN » au bout du manuscrit, ça procure une grosse émotion. Je ne voudrais pas gommer le rôle important qu’a joué dans ce processus Maurice Poteet, un professeur de littérature américaine au Département d’études littéraires. J’étais étudiant dans son cours sur Kerouac, et il savait que je travaillais sur quelque chose, mais il y a eu une période entre 1988 et 1989 où, étant à la moitié du livre, je l’ai abandonné, je n’y touchais plus. C’est Maurice qui m’a convaincu de continuer. Il ne l’avait pas encore lu, mais il me disait : « Je suis certain que c’est bon, il faut que tu continues ! »
VOIX ET IMAGES Maurice Poteet ne faisait pas partie du groupe de professeurs de création ?
LOUIS HAMELIN Non, mais son cours sur Kerouac m’a permis de participer à la Rencontre internationale Jack Kerouac tenue à Québec en 1987. À cette époque, j’étais un jeune étudiant à la propédeutique pour la maîtrise en création littéraire, et j’ai eu tout à coup l’occasion de côtoyer des gens célèbres : par exemple, à un moment, j’étais au comptoir du bar de l’auberge de jeunesse de Québec et, soudainement, Allen Ginsberg se commande une bière à côté de moi ! L’événement me permet aussi de rencontrer Ferlinghetti et VLB, qui est là et qui revendique Kerouac comme un écrivain canadien-français : tout ça a contribué à me rendre la littérature plus incarnée. Par la suite, Poteet m’a fait prendre un café rue Saint-Denis avec Carolyn Cassady, rien de moins que l’héroïne de Sur la route ! J’étais assis avec une légende, la copine de Neal Cassady et de Jack Kerouac. La rencontrer, ça m’a permis de rendre le monde littéraire plus concret.
VOIX ET IMAGES Ces spectres agités a été publié deux ans après La rage. A-t-il été écrit parallèlement ? Parce que, d’une certaine manière, Ces spectres agités ressemble davantage à un premier roman que La rage, en ceci qu’il est plus autofictionnel ou autobiographique, tandis que La rage apparaît davantage comme une explosion.
LOUIS HAMELIN C’est intéressant ! Ces spectres agités est venu après. Cela dit, La rage provient également d’expériences personnelles, qui ont peut-être pris plus de temps pour arriver à maturation et sont par conséquent plus éloignées du référent biographique. Mais je connais très bien la région où squatte Édouard Malarmé : mes parents avaient un chalet dans ce secteur et, en me promenant dans la forêt, je découvrais des chalets abandonnés où j’aurais pu m’installer avec les chiens du voisin qui me suivaient partout. La rage vient de ma vie, mais j’ai pris quelques années pour transformer le matériau autobiographique en roman, tandis que pour Ces spectres agités, j’étais davantage branché sur mon référent immédiat, soit ma vie d’étudiant universitaire dans un petit appartement du centre-sud de Montréal.
VOIX ET IMAGES Le mémoire en création n’est pas un passage obligé pour l’écriture, mais croyez-vous que c’est venu confirmer quelque chose pour vous ? Qu’y avez-vous appris ?
LOUIS HAMELIN Évidemment, j’en tire un bilan positif, pour toutes sortes de raisons. Bien que je ne le saurai jamais, je crois que je serais sans doute devenu écrivain même sans être passé par la maîtrise en littérature. Cela dit, je suis revenu de mon séjour à Vancouver en 1985 avec l’idée de m’inscrire à un programme de création. J’ai écrit une lettre à un certain François Hébert, dont je voyais souvent passer le nom dans Le Devoir. Je lui ai demandé : « Monsieur Hébert, est-ce qu’il existe un programme de création littéraire au Québec ? » Il m’a répondu par un petit mot qui disait, en gros, « j’ai transmis votre demande à mon collègue Gilles Marcotte », lequel m’a écrit avec une certaine hauteur qui lui est propre : « Cher monsieur, je ne sache pas que l’on puisse devenir écrivain en allant à l’université. » En potassant la documentation de l’UQAM, je me suis rendu compte qu’il existait quelque chose qui ressemblait à ce que je cherchais, et ça m’a intéressé. Je me souviens qu’une de mes motivations à l’époque, alors que je n’avais aucun lien avec le milieu littéraire, c’était de rencontrer des gens qui écrivent, ou sont publiés, ou veulent écrire, des gens dans la même situation que moi. En plus, le Département d’études littéraires est basé dans le Quartier latin, donc on est plongés dans l’univers culturel de Montréal. Je m’y suis inscrit pour rencontrer des gens qui réfléchissaient aux mêmes choses que moi, qui partageaient mes préoccupations, et sur ce plan-là ce fut un succès ; certains étudiants mais également des professeurs sont devenus très importants pour moi.
VOIX ET IMAGES Avec qui avez-vous travaillé ?
LOUIS HAMELIN J’ai écrit mon mémoire sous la direction de Noël Audet. Mais dans les faits, ce n’était pas avec lui que j’avais le plus d’affinités esthétiques ou purement littéraires, parce qu’à l’époque, je dévorais Réjean Ducharme, Gérard Bessette, Hubert Aquin et de manière générale les écrivains de la modernité québécoise.
VOIX ET IMAGES Noël Audet était surtout un conteur…
LOUIS HAMELIN Oui, et c’est une posture narrative qu’il assumait tout à fait. J’avais déjà mon projet en tête. Ces spectres agités, c’était un récit autobiographique auquel j’ai essayé de donner la forme d’une parodie de roman gothique. Dans un certain sens, Noël n’a pas eu une influence déterminante comme directeur de mémoire parce qu’il m’a laissé beaucoup de latitude. Mon souvenir est qu’après avoir lu ce que je lui soumettais, il me disait tout le temps : « C’est bon, c’est bien parti ! Continue ! »
VOIX ET IMAGES Vous avez dès le départ travaillé à l’écriture de romans. Cela veut-il dire qu’il y avait pour vous une équivalence entre l’écriture romanesque et la littérature, qu’il fallait absolument que la création passe par cette forme-là plutôt que par la nouvelle ou la poésie ?
LOUIS HAMELIN À l’époque, mon laboratoire d’écriture, c’était des cahiers à anneaux de petit format contenant trois cents pages. Je les remplissais assis sur les terrasses de la rue Saint-Denis, par exemple à La Galoche, le café avec le mur en bois rose. Je prenais des notes dans ces cahiers ; l’ensemble du futur roman La rage a d’abord emprunté cette forme-là, se présentant en morceaux détachés. J’ai également utilisé cette approche pour mes romans suivants ; c’est une technique que j’ai employée jusqu’au milieu des années 1990. C’est avec Betsi Larousse que j’ai fait la transition du stylo à l’ordinateur. J’écrivais aussi des poèmes à l’époque, mais je n’ai jamais eu l’impulsion d’envoyer un poème que je venais d’écrire à une revue comme Estuaire par exemple, parce que pour moi la poésie exprimait une émotion passagère, c’était de l’ordre du privé. La vraie validation publique, m’autorisant à me déclarer écrivain, est venue au moment du contrat signé pour La rage avec une maison d’édition reconnue, Québec Amérique. C’est à partir de là que je me suis vraiment senti écrivain. J’avais quand même connu quelques expériences de publication auparavant, des articles, des reportages dans des revues de plein air entre autres ! Même si ces premières expériences de publication ne relevaient pas de la littérature, elles ont été déterminantes : la première fois qu’on voit son nom imprimé, ça fait un petit velours. Cela dit, mon univers de référence était en grande partie romanesque. J’étais un grand admirateur d’Aquin, et je ne me suis pas senti écrivain avant d’avoir placé un roman chez un éditeur et qu’il soit accepté. La rage a été le vrai déclencheur, parce qu’instinctivement, viscéralement, je me suis toujours vu comme un romancier.
VOIX ET IMAGES Et c’est resté ! Bien que depuis sept-huit ans vous ayez publié des nouvelles qui ont été réunies dans le recueil Sauvages, par exemple. C’est une nouvelle voie que vous explorez ?
LOUIS HAMELIN Oui, mais il s’agit aussi parfois d’extraits un peu remaniés d’un roman en cours. Je tire un chapitre de mon manuscrit et je le transforme en nouvelle ; c’est ce que j’ai fait par exemple pour un texte publié dans un récent numéro de Moebius sur le territoire. Dans Sauvages, toutefois, les nouvelles étaient inédites. Mais j’étais et je demeure plutôt inspiré par les romanciers, comme Aquin par exemple, qui publie Prochain épisode à trente-cinq ans et qui devient soudainement un grand écrivain national.
VOIX ET IMAGES Avez-vous expérimenté d’autres formes, comme le théâtre ou les scénarios de film ? Vous avez travaillé avec le cinéaste Jean-Daniel Lafond, non ?
LOUIS HAMELIN J’ai participé à titre de recherchiste au film de Lafond, qui portait sur Jacques Ferron. J’ai également travaillé sur quelques projets de scénarios qui n’ont jamais abouti à des films ; en cinéma, c’est environ un projet sur dix qui se retrouve à l’écran. J’ai travaillé à temps partiel à un scénario en collaboration avec Robert Morin et Yves Sioui Durand, qui est devenu le film Mesnak la tortue, qualifié de premier film québécois réalisé par un Amérindien. J’ai connu d’autres expériences de scénarisation, mais pas autant qu’un Yvon Rivard par exemple.
VOIX ET IMAGES Travailler sur des scénarios de films ou pour la télévision, c’est généralement plus « payant » que l’écriture de romans. Est-ce que ce sont vos chroniques dans Ici et Le Devoir qui ont rempli pour vous cette fonction alimentaire ?
LOUIS HAMELIN Je collabore au Devoir depuis 1999. Alimentaire, ça l’est un peu dans la mesure où c’est régulier, mais ce n’est pas gigantesque — c’est Le Devoir ! Disons que je ne peux pas vivre de ça, par contre ça me sert de laboratoire pour jouer avec les idées et tester les réactions du lecteur. C’est un exercice que j’ai toujours aimé. J’ai continué à le faire pendant mon exil en Abitibi au cours des dernières années. Je crois que, malgré l’éloignement physique, ma chronique m’a relié au monde littéraire. Par ailleurs, j’aime de plus en plus écrire des essais, et la rédaction de chroniques y est peut-être pour quelque chose. Quand je faisais mon mémoire en création, je devais écrire un dossier d’accompagnement, un volet théorique long d’une trentaine de pages. J’avais proposé une réflexion sur la parodie, mais j’ai trouvé ça difficile. J’avais l’impression que chaque page que j’écrivais devait être portée par une logique implacable. Les contraintes de l’essai, c’est un peu ça. En écrivant mon plus récent, Fabrications, j’ai pris conscience qu’on peut aussi faire preuve de créativité au sein de cette forme, que l’on n’est pas tenu à un style académique, ce dont je n’étais pas conscient à l’époque et qui m’a longtemps éloigné de l’essai. En écrivant mes chroniques, je me suis affranchi en commençant à raconter des bouts de ma vie, un peu comme VLB dans son ouvrage sur Kerouac. L’idée est de se montrer en train de lire, d’intégrer le personnage du lecteur à la narration de la chronique. Quand je relis les chroniques que j’écrivais pendant que je vivais à Sainte-Béatrix ou en Abitibi, je me rends compte que je procédais à une véritable mise en scène de la lecture : je décrivais un gars en vélo de montagne sur une route forestière qui était moi, il arrêtait et se baignait, ensuite il sortait un livre et commençait à le lire, et il s’agissait bien sûr du livre dont je voulais parler. La fiction encadre et accompagne la création. On retrouve cette manière de faire dans Fabrications, qui est un essai ludique. Pour revenir rapidement à la dimension alimentaire de l’écriture, je rappellerai que j’ai obtenu le Prix du Gouverneur général au printemps suivant la publication de La rage, puis j’ai obtenu une bourse de 20 000 $ pour écrire le roman suivant. J’étais célibataire, je vivais dans un petit appartement qui ne me coûtait presque rien, je me suis retrouvé avec beaucoup d’argent, du moins à mes yeux, et je n’ai jamais regardé en arrière. Je me suis lancé à fond dans la littérature et j’ai réussi à survivre, grâce aux bourses, aux chroniques et aux scénarios parce que les producteurs de films sont capables d’avancer de l’argent. J’ai donc fait des travaux alimentaires, mais ça ne m’a jamais complètement détourné de mon oeuvre romanesque.
VOIX ET IMAGES Dans vos chroniques au Devoir, vous parlez beaucoup de la littérature américaine ; c’est une « commande » ou vous le faites par goût et intérêt ? La production romanesque américaine vous a-t-elle beaucoup influencé dans votre propre écriture ?
LOUIS HAMELIN Lorsque ma collaboration à Ici s’est terminée, j’ai contacté Bernard Descôteaux et je lui ai offert de collaborer au « Cahier littéraire » du Devoir. Il m’a répondu : « En ce moment, on n’a personne qui parle de littérature anglophone, anglo-saxonne, canadienne, américaine. » Au départ, ce n’était pas mon choix de créneau, même si dans mon parcours de lecteur, j’étais beaucoup dans l’américanité — Hemingway et compagnie —, qui a été et demeure importante pour moi. Par ailleurs, l’influence de l’écriture de la chronique sur ma pratique de romancier est difficile à évaluer. Dans La constellation du Lynx, la division du roman en chapitres aussi courts, aussi ramassés vient peut-être de l’habitude de synthétiser ma pensée en mille mots, une exigence de la chronique. Devant la masse d’informations, de personnages, d’événements à répartir dans La constellation, pour retrouver mon chemin là-dedans, je me disais : « Fais des chapitres courts, comme ça tu ne te perdras pas. »
VOIX ET IMAGES En fait, votre mode de composition, qu’on pourrait décrire comme une mosaïque ou une courtepointe, ne date pas de La constellation du Lynx. C’est dans La constellation que cette technique se déploie de la manière la plus évidente ou la plus concertée, mais elle est déjà présente dans la plupart de vos romans antérieurs.
LOUIS HAMELIN Je crois aussi que l’écriture change sous la pression de la technologie. On ne voit plus beaucoup de romans avec des chapitres de quarante pages de texte ininterrompu. Je crois que les travaux paralittéraires, comme la chronique (quoique je considère que les chroniques font partie de ma littérature), mais aussi les courriels, par exemple, peuvent influencer notre manière d’écrire de la fiction. Dans les courriels, on est porté à séparer beaucoup, à écrire une ligne à la fois, on ne fait pas beaucoup de paragraphes complets. Quand j’ai écrit Fabrications, je me suis rendu compte que j’avais tendance à reproduire un peu ce modèle-là, c’est-à-dire à faire beaucoup de paragraphes. Je crois que nos façons d’écrire de la fiction sont influencées par nos manières plus générales d’écrire. On le voit dans certains romans récents où les personnages s’envoient des courriels qui miment les techniques d’écriture en usage, et la brièveté des chapitres en est peut-être un reflet.
VOIX ET IMAGES À l’époque de la publication de La rage, on vous avait associé à une sorte de courant littéraire d’une dizaine d’écrivains incluant notamment Christian Mistral, Hélène Monette et Lise Tremblay. À l’époque, vous vous connaissiez, mais au-delà de ça, étiez-vous unis par une sensibilité, des accords ?
LOUIS HAMELIN J’ai rencontré Mistral grâce à Québec Amérique ; il a rapidement décidé que j’étais son frère spirituel, et nous nous fréquentions souvent à l’époque. Les autres, comme Hélène Monette, Sylvain Trudel et Lise Tremblay, qui était à l’UQAM, je les croisais de temps à autre. Parler des jeunes romanciers de cette époque comme d’une « génération », c’est un peu facile ; je vois mal comment on pourrait établir une sensibilité commune entre Christian Mistral et Lise Tremblay. Il est vrai que, par rapport à la génération des années 1980 représentée par Yves Beauchemin ou Francine Noël, on semblait apporter un renouveau que la critique a cherché à caractériser. Je considère que Mistral est un peu le VLB de notre génération, évidemment pas en ce qui concerne la production, pas mal moins importante dans son cas, mais il se préoccupait de définir notre réseau : c’était important pour lui de savoir ce qu’on était exactement. Quand Mistral et moi parlions de cela lors de soirées bien arrosées, nous nous définissions comme des nouveaux lyriques. Il y avait un certain lyrisme dans Vamp et dans La rage, dans la mesure où il y avait absence d’ironie, à la manière de Kundera, dans nos oeuvres. Le lyrisme, c’est de croire à la langue, de croire que la langue peut rendre exactement les émotions, et il y avait un peu de ça dans nos romans. Mais l’étiquette de « néolyriques » ne conviendrait pas à Lise Tremblay ni à Sylvain Trudel. On essayait désespérément de se définir. Avec le recul, je ne vois pas d’unité organique. D’ailleurs, maintenant, quand on présente dix jeunes auteurs dans une émission littéraire de Radio-Canada, on ne les présente pas comme appartenant à un courant ou à une génération, comme si la scène contemporaine était tellement éclatée que ces généralisations-là n’ont plus lieu d’être.
VOIX ET IMAGES En même temps, et ça va nous amener sur un autre terrain, on rencontre aujourd’hui dans la production éditoriale une nouvelle manière de pratiquer la littérature québécoise qui insiste sur les espaces marginaux, périphériques, les régions. On pense à des écrivains comme Samuel Archibald, William S. Messier, Raymond Bock, qui ont été réunis par Benoît Melançon sous un terme, « l’école de la tchén’ssâ ». Dans votre oeuvre, depuis le tout premier roman, on retrouve des éléments de cet ordre-là : la situation précaire du Québec au sein de l’Amérique du Nord, le squattage des lieux, l’occupation un peu marginale des espaces. On y rencontre un imaginaire de la frontière, qui n’est pas traité dans une perspective mythologique passée, mais qui apparaît comme une préoccupation contemporaine. C’est la caractéristique première des romans que vous écrivez depuis plus de vingt ans, et on l’associe à une nouvelle génération. Est-il juste de penser que l’habitation et le rapport au territoire sont une des caractéristiques centrales de votre oeuvre ?
LOUIS HAMELIN Oui, je dirais que le rapport au territoire constitue sûrement un élément fondamental dans mon oeuvre, ce qui ne fait pas de moi un régionaliste au sens parisien du terme. Quand un écrivain comme Cormac McCarthy situe son roman dans un petit bled perdu et paumé du Texas ou du Nouveau-Mexique, on ne le qualifie pas de régionaliste, parce qu’il fait partie du mythe littéraire qui s’est imposé à Paris et dans le monde entier. Un de mes voeux les plus chers, c’est d’écrire un roman qui se passe à Sept-Îles ou même dans un village de la Côte-Nord et d’atteindre à l’universel, sans que l’on me dise que c’est « régional ». Être régional ou universel, ce n’est pas une question de temps ou de lieu ! Faulkner écrit à partir d’un bled inventé du Mississippi, et ce qu’il décrit, ce n’est pas New York ou Los Angeles ! Mais comme nous sommes petits, nous n’avons pas réussi à imposer nos mythes territoriaux comme l’ont fait les États-Unis. Pour revenir à votre question, d’une certaine manière, je pourrais être considéré comme le père spirituel de « l’école de la tchén’ssâ », parce qu’à l’exception de mon roman plus urbain, Ces spectres agités, qui se déroule entièrement dans le centre-sud de Montréal, mes textes ne sont pas urbains, mais ça ne vient pas d’un parti pris : je n’ai pas délibérément choisi d’explorer l’essence du Québec profond, de régions comme l’Abitibi ou la Gaspésie. Les idées et les histoires qui vont devenir des livres me sont venues au fil de péripéties que j’ai vécues un peu partout au Québec. Sans être un grand globe-trotter, j’ai quand même roulé ma bosse pas mal, je connais bien la Gaspésie et toutes sortes de racoins. Le cadre de mes histoires surgit spontanément ; c’est le cas par exemple pour Cowboy, situé dans le nord du Québec, où je suis retourné pour écrire La constellation du Lynx. Il est vrai que, lorsque je suis arrivé à l’écriture au début des années 1990, on entendait dire que la littérature québécoise avait trop souvent pour objet les petites histoires du Plateau. J’ai peut-être réagi un peu à ça. Cela dit, le lieu où se déroule un livre n’est pas fondamental pour un roman qui peut aussi bien se déployer à Blanc-Sablon qu’à Montréal.
VOIX ET IMAGES Dans vos oeuvres, les personnages sont happés par les lieux, c’est-à-dire qu’une bonne partie de l’intrigue concerne la manière dont les lieux sont appropriés et reconfigurés par les personnages. Ça commence dès La rage, dont les premières scènes se déroulent sur des espaces interdits qu’il s’agit de s’approprier en les squattant : c’est de cette manière-là que les personnages trouvent une place dans le monde. On retrouve un peu le même scénario dans Cowboy, où les personnages arrivent dans de nouveaux espaces délimités par des frontières symboliques et, du coup, sont confrontés à quelque chose de nouveau. Dans votre oeuvre, le lieu apparaît central, sans que ce soit sur le mode « bon, je vais écrire mon roman du Saguenay, ensuite celui de l’Abitibi, etc. ».
LOUIS HAMELIN Tout à fait. S’il y a une influence de la littérature américaine, je pense qu’elle est surtout là.
VOIX ET IMAGES C’est une façon de vous inscrire dans l’américanité ?
LOUIS HAMELIN Oui, je crois. Le vieil homme et la mer de Hemingway, c’est l’histoire d’un vieux bonhomme qui se bat contre un poisson pendant trois jours, mais c’est aussi l’histoire du combat d’un homme contre la mer et l’immensité. C’est une thématique très présente dans la littérature américaine, où les personnages souvent se confrontent aux éléments : c’est là qu’ils donnent leur pleine mesure, davantage que dans les interactions sociales. Dans le roman Délivrance de James Dickey, à un point du récit, les personnages sont en canot dans un canyon enserré et ils se font tirer dessus par un hillbilly, et un des types doit grimper une falaise avec son arc pour aller affronter le tireur. La manière dont cette escalade est racontée, le contact intime avec la falaise de roche, c’est tellement beau, c’est l’homme en prise directe avec le territoire. Souvent dans la littérature américaine, ça se passe de cette manière et il est vrai que ça fonctionne un peu comme ça dans la plupart de mes livres.
VOIX ET IMAGES Dans L’humain isolé, vous écrivez qu’il y a trois éléments fondamentaux et structuraux dans un roman, soit un mythe, ou une image forte, un personnage, ou son destin, et une histoire. Et effectivement, on retrouve ces trois éléments dans chacun de vos romans. Est-ce que vous savez pour chacun lequel de ces trois éléments a constitué votre point de départ ? Dans le cas de La rage, avez-vous commencé par le personnage, ou par le thème de la dépossession et de l’expropriation, à partir du cas précis de Mirabel ?
LOUIS HAMELIN Ça varie d’un livre à l’autre. Dans le cas de La rage, les trois éléments ont convergé dès le début. Je savais que je voulais aborder l’histoire de Mirabel, le personnage de squatteur de Malarmé s’est rapidement imposé et le mythe du loup-garou, ou à tout le moins de l’homme qui se transforme en bête, était également présent dès le départ. Mais il n’est pas impossible que ce troisième élément soit venu se greffer par la suite. Le projet était beaucoup inspiré par le territoire, je voulais parler de cet entre-deux qu’est Mirabel, région mitoyenne tenant de la banlieue et un peu de la campagne, mais qui n’est pas encore la forêt profonde. J’étais très conscient de cette position frontalière de Mirabel et j’ai cherché à la décrire avec précision, avec d’un côté la plaine du Saint-Laurent et les champs, et de l’autre les Laurentides. Malarmé est situé exactement entre les deux, ce qui relevait d’un choix conscient, parce que je voulais aborder l’expropriation de Mirabel. Je crois que l’idée de la rage, incarnée dans la figure du renard, est venue plus progressivement. Si on prend Le joueur de flûte, j’avais déjà un projet de roman, je voulais utiliser le territoire de la côte Ouest, et le personnage légendaire du joueur de flûte est venu s’ajouter par la suite.
VOIX ET IMAGES Prenons un autre exemple. Dans le cas de Betsi Larousse, est-ce le mythe ou le personnage qui s’est imposé en premier ?
LOUIS HAMELIN C’est le territoire, soit la vallée de la rivière Saint-Maurice, un lieu que j’aime beaucoup, qui s’est d’abord imposé. Je ne me souviens pas exactement des détails de la germination de l’idée, mais il s’agissait — vous me direz qu’on est encore en pleine américanité ! — d’écrire un roman de la route, avec à sa base une dérive, des personnages qui se rencontrent presque par hasard et qui partent vers un chalet le long d’une route. C’était le projet de base, les péripéties au bord de la rivière et dans le chalet découlent de cette idée initiale. En disant cela, je réalise à quel point le territoire me travaille.
VOIX ET IMAGES Dans l’ouvrage que François Ouellet et François Paré ont consacré à votre oeuvre, ce dernier fait remarquer que, si le thème de l’écologie s’impose de manière très explicite dans Le joueur de flûte, il traverse par ailleurs l’ensemble de votre oeuvre. Observation intéressante qui insiste sur votre conception biologique des êtres humains et sur l’importance du rapport des êtres à leur milieu, qui sont des facteurs déterminants dans vos romans : l’écologie politique se superposerait ainsi à une écologie naturelle plus profonde, si l’on peut dire.
LOUIS HAMELIN Oui, mais il faudrait peut-être étendre encore davantage la définition de l’écologie. Je crois que la racine grecque d’« éco- » signifie « maison », et il y a bel et bien un rapport à la maison, à l’habitation dans cette conception du monde. Le rapport au lieu, à la nature, est fondamental pour moi. Il faut croire que mes années de biologie me suivent ! Par contre, je trouve réducteur que l’on me ramène à cela : « Le biologiste du roman ! » Un peu comme si j’étais seulement l’écrivain de la nature alors que mon ambition est aussi de rendre compte des rapports entre les humains. Je ne veux pas faire du plein air déguisé en fiction. Je dois cependant avouer qu’il n’est jamais facile de se faire définir. Par contre, même si la nature est l’une des grandes passions de ma vie, je continue à analyser les rapports humains. Il existe une branche scientifique, la sociobiologie, dont les chercheurs analysent le comportement humain sous l’angle de l’animalité qui subsiste chez l’humain. C’est une vision que je partage. Je vois les humains avec la part d’animalité que l’on conserve sous le vernis de la culture ; c’est un de mes points d’intérêt principaux.
VOIX ET IMAGES C’est votre côté zolien ! Cela dit, il nous semble important d’aborder ce que vous avez vous-même appelé votre « fringale sémantique[3] ». On a été frappés comme plusieurs par les nombreux néologismes et « mots rares » utilisés dans La rage ; on a l’impression que leur usage est allé en diminuant au fil des textes. Est-ce à la suite d’une décision consciente et délibérée ?
LOUIS HAMELIN Leur prolifération était délibérée dans La rage, mais je ne me l’expliquais pas à ce moment-là. Comme on me le signalait souvent, j’ai été obligé d’y réfléchir, pour réaliser que ça collait à la psychologie d’Édouard Malarmé. Comme personnage de dépossédé, il est sans lieu, mais puisqu’il possède un dictionnaire, le langage devient son royaume, il devient le roi « Édouard-Neuf » (je le nomme ainsi à un point du roman). Son tabarouette de dictionnaire, il le lit et il le régurgite ! En y réfléchissant, j’ai aussi pris conscience que moi-même, à vingt-neuf ou trente ans, j’éprouvais un certain sentiment de pouvoir grâce à la maîtrise de la langue dans toutes ses difficultés. On peut aussi y voir l’influence d’Aquin, qui utilise beaucoup de termes de pharmacopée dans Trou de mémoire, termes qu’il mélange avec des sacres dans un brassage bien carnavalesque que j’admirais. L’écrivain de La rage pensait que rien de ce qui est français ne lui était étranger.
VOIX ET IMAGES Est-ce que ça ne renvoyait pas à une conception plus restreinte de la littérature comme pratique du langage expérimentale ?
LOUIS HAMELIN Oui, mais si c’est absent dans La constellation du Lynx et que c’était très présent dans La rage, c’est en raison de l’ironie. La rage, c’est un roman qui se prend au sérieux, porté par un lyrisme qui sert à exposer des états d’âme, et qui est exempt de distanciation ironique. Kundera a noté que « le romancier construit son ironie sur les ruines de son monde lyrique ». Je pense que j’ai trouvé pour ma part ma vraie langue romanesque en renonçant en partie à la dimension lyrique de mon style. Maintenant, j’ose davantage être comique et ironique, dans la mesure où l’ironie est la petite lumière sous la phrase qui vient indiquer que je doute de ce qui y est écrit, que je n’en suis pas absolument convaincu. Beaucoup de gens ont défini l’ironie avant moi, mais je la définirais pour ma part comme la conscience de ne pas posséder la vérité, de ne pas y prétendre non plus, ce qui permet de placer son texte en perspective.
VOIX ET IMAGES L’ironie peut aisément se transformer en cynisme. Dans Le joueur de flûte, par exemple, il y a des passages sur les environnementalistes qui paraissent relever de la satire.
LOUIS HAMELIN En effet. Sur les questions de fond, je suis proche des environnementalistes. Sauf qu’on n’écrit pas un roman pour défendre d’abord une cause, et il est difficile de ne pas se moquer des gens qui se prétendent en possession de la vérité. L’humour vient pour moi naturellement dans le roman. Toutefois, dans Le joueur de flûte, j’en prenais conscience et j’en ressentais un certain malaise. J’admire beaucoup les fondateurs de Greenpeace, ces pionniers héroïques qui ont défendu les baleines sur la côte Ouest. Ce sont ces militants courageux que je dépeins dans mon roman, lesquels, en érigeant des barrages, ont réussi à bloquer la compagnie forestière MacMillan Bloodell. Je me suis inspiré d’événements authentiques et je les admire, mais, en écrivant le roman, j’ai eu tendance à souligner leurs défauts.
VOIX ET IMAGES On ne sent pas pour autant que vous cherchez à disqualifier ces actions ni le mouvement qui les commet.
LOUIS HAMELIN L’ironie ne témoigne pas tant d’une critique radicale que d’une petite mise à distance. Dans La rage, le festival de la langue occulte la dimension sociale, que je voulais aborder à partir de l’expropriation de Mirabel. Cela dit, il y a toujours des étiquettes qui nous pèsent. Je me souviens que Michel Tremblay avait dit au sujet de Cowboy, mon troisième roman : « Hamelin est un styliste hors pair. » Cette qualification m’avait énervé parce qu’elle laissait entendre que je n’avais rien à dire tout en le disant bien. Dans ces années-là, j’étais en quête d’une voix narrative plus efficace, sans pour autant chercher à faire du roman populaire. J’étais sensible aux critiques, mais cette recherche s’inscrivait aussi dans un cheminement qui me semble normal. On apprend à écrire en écrivant. J’emploie donc le mot « efficacité » sous toutes réserves, mais je crois qu’à partir de Betsi Larousse cette quête commence à se manifester davantage. Dans ce roman, je multipliais les pages sans aller nulle part, jusqu’à ce que je sois habité par le souci de raconter une histoire très simple à laquelle je me suis tenu. Les considérations littéraires et artistiques ont été intégrées et insérées dans cette trame tissée serré où le lecteur pouvait se retrouver aisément.
VOIX ET IMAGES La constellation du Lynx représente-t-elle l’aboutissement de cette quête d’efficacité à travers laquelle vous essayez de rejoindre le grand public ?
LOUIS HAMELIN Rejoindre un plus large public demeure une préoccupation, et ça va tellement de soi qu’on finit par l’intégrer et qu’on n’y pense plus au quotidien. Ce que je voulais faire, c’était écrire mon « grand roman américain » sur le modèle des récits épiques de Norman Mailer, que je lisais beaucoup à ce moment-là, et des livres de Don DeLillo, plus particulièrement son Mao II et son Libra (sur Kennedy). Je voulais écrire un roman à l’américaine, une fiction rigoureuse et exigeante. On retrouve cela chez DeLillo, qui n’est évidemment pas un auteur confidentiel et qui propose des constructions romanesques très réfléchies. Au Québec, on a tendance à séparer les écrivains en deux catégories : d’un côté les auteurs populaires comme Michel Tremblay, Yves Beauchemin et compagnie, et de l’autre les auteurs compliqués. J’ai toujours rêvé de parvenir à une conciliation des contraires, et c’est ce à quoi j’ai aspiré en écrivant La constellation du Lynx.
VOIX ET IMAGES Le passage graduel du nouveau lyrisme des débuts au récit conduit comme une enquête a-t-il permis de passer à une écriture plus efficace, dans la mesure où celle-ci est soutenue et structurée par le fil rouge de l’enquête ?
LOUIS HAMELIN Oui, parce que l’enquête permet de suivre un fil conducteur menant à une découverte. Édouard Malarmé, dans son chalet, ne poursuivait pas vraiment de quête, ou, du moins, celle-ci apparaissait confuse, tandis que Nihilo, dans son chalet de l’Abitibi, se lance dans une quête de vérité qui prend la forme d’une recherche précise. L’enquête contribue à structurer les récits, et c’est à mon avis ce qui permet d’expliquer le succès des romans policiers qui sont jalonnés d’indices conduisant à une vérité à trouver. Dans La constellation du Lynx, j’étais conscient que structurer mon récit comme une enquête allait me donner la forme que je cherchais et qui a fini par s’imposer. J’ai d’abord envisagé de faire de l’ancien felquiste le personnage principal du roman, mais au cours d’une discussion, ma copine de l’époque m’a dit : « Ce que tu devrais raconter, ce n’est pas la crise d’Octobre, c’est ta recherche sur la crise d’Octobre. » Après y avoir réfléchi, j’ai décidé de suivre son conseil et de l’intégrer à mon roman, ce qui a donné cette double trame.
VOIX ET IMAGES Qu’est-ce qui vous a initialement conduit à mettre en chantier un roman là-dessus ?
LOUIS HAMELIN Ce projet est né de la lecture de certains écrits de Vallières et de Ferron. J’avais lu très tôt le livre de Pierre Vallières L’exécution de Pierre Laporte, et ça avait été une lecture marquante. Des années plus tard, dans l’écriture de La constellation du Lynx, j’ai choisi de me démarquer de Vallières en refusant de croire que la GRC (ou l’armée, ou la mafia) avait tué Laporte. Le mystère autour de cet événement m’a toujours intrigué, particulièrement le parfum de conspiration qui l’entoure. Penser que toute cette affaire aurait pu être une gigantesque manipulation m’apparaissait constituer un moteur romanesque stimulant. Pour le reste, ça m’est venu d’une manière un peu détournée. Lors d’un séjour à Paris en 1998, j’avais entrepris d’écrire un gros roman sur Montréal dans lequel auraient figuré une vingtaine de personnages. L’un d’entre eux était un ancien felquiste qui vivait avec un lourd secret.
VOIX ET IMAGES Ce felquiste était-il le personnage principal du récit ?
LOUIS HAMELIN Non, le récit n’était pas en lien avec les événements d’Octobre, l’intrigue se serait construite autour d’un corps qui disparaissait. Mais ce projet n’a pas abouti. Le seul rescapé de ce naufrage littéraire a donc été le personnage de l’ancien felquiste, qui m’est resté en tête et a mûri. J’ai par la suite décidé de faire un livre sur la crise d’Octobre. À la même époque, Boréal a publié la correspondance entre John Grube et Ferron, très expurgée parce que l’originale était beaucoup plus volumineuse. Je l’ai lue avec intérêt. Au même moment, j’ai rencontré Lafond, qui m’a proposé de travailler sur un projet de film sur Ferron, et nous sommes allés ensemble à Toronto pour rencontrer Grube. J’ai alors eu l’occasion de lire le dossier de presse que Grube avait préparé sur la crise d’Octobre. Le dossier était très documenté, et j’ai décidé de donner à tout ça une forme romanesque.
VOIX ET IMAGES Mais vous vous êtes pris au jeu et vous avez voulu connaître le fond de l’histoire ?
LOUIS HAMELIN Oui, je me suis dit que j’allais dévoiler la vérité sur la crise d’Octobre avec les armes de la fiction. Plutôt que d’objectiver et de tenir à distance le personnage d’enquêteur du roman, j’en suis devenu un moi-même, et pendant l’écriture j’ai donc eu un pied du côté de la fiction, et l’autre du côté de la véracité historique. Je ne voulais pas trop jouer avec l’histoire, je voulais réellement comprendre ce qui s’était passé et donner aux événements une forme romanesque.
VOIX ET IMAGES Croyez-vous qu’un lecteur qui ne connaîtrait pas la crise d’Octobre pourrait comprendre le roman sans trop de difficulté ?
LOUIS HAMELIN Mon éditeur chez Boréal, Pascal Assathiany, me disait quand j’écrivais le roman : « Ne perds pas de vue qu’un éventuel lecteur français ne connaît pas la crise d’Octobre. » Or, il se trouve que j’ai lu Conversations dans la cathédrale de Vargas Llosa, un roman qui met en scène un coup d’État au Pérou, basé sur un fait historique, dans lequel les personnages fictifs sont très nombreux. Je n’ai pas tout saisi, mais le roman me fournissait assez de renseignements pour me permettre de comprendre relativement bien et de suivre le récit. J’espère avoir fourni assez d’informations pour qu’un Français ne soit pas largué en lisant mon roman. Cela dit, il est certain que les gens qui ont connu la crise d’Octobre, ou à la limite qui l’ont vécue à travers leurs proches, ont pu le lire comme un « roman à clefs ». Je me suis dit que si un auteur péruvien pouvait écrire un gros roman autour d’un épisode historique centré sur un événement politique, je pouvais faire de même avec la crise d’Octobre. J’espère avoir réussi parce que c’était une de mes préoccupations.
VOIX ET IMAGES Est-ce que l’un de vos points de départ était la présence de « trous » dans la version officielle des événements ?
LOUIS HAMELIN Les « trous » historiques constituent des attraits puissants pour les romanciers dans la mesure où on peut ajouter quelque chose à un récit ou à une interprétation lacunaires, quitte à se servir de son imagination là où on ne trouve pas de document sur lequel s’appuyer.
VOIX ET IMAGES Au sein des deux groupes felquistes mis en scène dans le roman, vous jetez le projecteur surtout sur deux personnages/personnes. Dans la cellule Chevalier, sur Godefroid/Simard et dans la cellule Rébellion, sur Langlais/Langlois, ce qui peut sembler curieux puisque ce dernier est peut-être le moins connu du réseau. Qu’est-ce qui motive ce choix ?
LOUIS HAMELIN Dans la vraie histoire, Langlois est un ami d’enfance de Simard, qui était très discret et qui a suivi un parcours assez étrange. D’ailleurs, on dit qu’il habite à Sherbrooke, je suis toujours aux aguets, mais je ne l’ai pas encore rencontré ! Il est allé vivre en Angleterre pendant deux années et est revenu ici ; il a été plus important qu’on a voulu le croire dans l’organisation des événements. Par ailleurs, d’un point de vue romanesque, ce personnage mystérieux et intrigant était plus intéressant à développer que celui d’un Paul Rose plus bourru et carré, bien qu’intéressant aussi à sa manière.
VOIX ET IMAGES Le personnage de Godefroid est décrit de l’intérieur : vous le faites même parler un moment à titre de narrateur du récit ! Avez-vous rencontré des felquistes durant l’élaboration du roman ?
LOUIS HAMELIN Avant de commencer l’écriture du roman, j’avais abordé les événements avec Jacques Lanctôt, mais nous n’étions plus en contact au moment de la rédaction. J’ai aussi discuté avec Jacques Cossette-Trudel, qui a été l’un des seuls à faire une autocritique de sa propre action au sein du FLQ. Il disait : « Ben oui, on a été manipulés, on surveillait la maison de Cross et pendant ce temps-là on se rendait compte qu’on était nous-mêmes surveillés par la police. » Il avait noté des choses bizarres. J’ai rencontré Simard à quelques reprises grâce à des amis communs de Trois-Rivières. Je prenais contact avec lui par l’entremise de Pierre Falardeau et de Jean-François Nadeau du Devoir, qui étaient ses amis. Sinon, je n’ai pas lié connaissance avec autant d’anciens felquistes que je l’aurais voulu. Je n’ai pas reçu de réponse de Paul Rose ni de Louise Lanctôt, et j’ai entendu dire que Jacques Rose faisait des rénovations dans les Laurentides, mais je ne l’ai pas retracé. Pendant un certain temps, j’ai été en contact avec la soeur de Bernard Lortie, qui semblait prêt à me rencontrer à un moment, puis elle m’a appris qu’il avait fermé la porte et ne voulait pas reparler des événements, ce que je regrette un peu car je crois qu’il aurait été intéressant d’écouter sa version des choses. Au total, je n’en ai pas rencontré beaucoup. J’ai expliqué dans Fabrications que mon interprétation repose sur des lectures croisées davantage que sur des témoignages. De toute manière, un témoignage quarante ans après les faits comporte des limites : les acteurs se défendent devant la postérité.
VOIX ET IMAGES Dans Fabrications, nous ne sommes plus sur le terrain de la fiction, nous sommes sur le terrain de la recherche de vérité.
LOUIS HAMELIN Oui, même si c’est amorcé sur le mode fictionnel, lorsque Louis Hamelin rencontre Samuel Nihilo ; à partir de ce moment, on est dans le « sérieux » du réel.
VOIX ET IMAGES Vous vous mettez en scène comme intervenant, et vous confirmez en quelque sorte ce qui est proposé dans le roman en y apportant quelques éclaircissements, notamment sur la mort de Laporte, pour laquelle vous apportez quelques précisions.
LOUIS HAMELIN Oui, circonstancielles, notamment sur le déplacement en auto.
VOIX ET IMAGES C’est votre fiction contre la fiction officielle ; elle est étayée bien qu’elle demeure une interprétation, qui n’est pas vérifiable à moins que les acteurs ne se mettent à table.
LOUIS HAMELIN Ou qu’un historien sérieux de la trempe de Frédéric Bastien se penche sur la question. Louis Fournier est à mon avis l’historien par défaut du FLQ, il a écrit sur le sujet en 1982-1983 et a bien fait son travail, mais il demeure un journaliste ; il a rencontré beaucoup de gens et s’est basé sur leurs témoignages oraux alors qu’il aurait fallu un véritable historien pour fouiller les documents. C’est important pour moi de dire que je ne prétends pas à la vérité. J’ai la prétention, et c’est déjà beaucoup, de présenter une version plus vraisemblable que celle dite « officielle », qui est pleine de trous.
VOIX ET IMAGES Après avoir consacré une décennie à la crise d’Octobre, vous devez avoir envie de passer à autre chose ! À quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets pour les prochaines années ?
LOUIS HAMELIN J’achève un roman qui raconte un conflit entre un développeur joyeusement cinglé de Québec inc. et un groupe de citoyens réunis sous la bannière d’un groupuscule écologiste. Le lac abitibien de Nihilo y est visé par un projet touristique particulièrement débile, mais l’histoire est racontée à travers d’autres personnages que lui. C’est le cadre général. La nature, la politique, la corruption, l’histoire, le territoire, tous ces traits de mon oeuvre s’y retrouvent concentrés. On y reverra même brièvement René Lévesque, qu’on rencontrait sur un quai de Percé dans La constellation… Et je m’y moque un peu moins des écolos, promis. Pour la suite des choses, j’ai commencé (à l’hiver 2015) à documenter et à écrire un roman sur l’identité amérindienne… En dire plus serait très prématuré.
Appendices
Notes biographiques
MICHEL NAREAU est professeur associé à Figura-UQAM et chargé de cours au Collège militaire royal du Canada à Kingston et à l’Université Concordia. Ses recherches actuelles portent sur la mise en récit de l’Amérique latine au Québec. Il a fait paraître en 2012 au Quartanier l’essai Double jeu. Baseball et littératures américaines pour lequel il a reçu le Prix du Canada en sciences humaines. En plus du présent numéro, il a codirigé dans Voix et Images un dossier sur l’oeuvre de Michael Delisle et a été directeur des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu de 2011 à 2015. Il est aussi critique littéraire depuis 2006 pour la revue Nuit blanche.
JACQUES PELLETIER est professeur associé au Département d’études littéraires de l’UQAM. Essayiste, auteur de plusieurs ouvrages sur les littératures québécoise (Le roman national, Le poids de l’histoire, Victor-Lévy Beaulieu. L’homme-écriture) et internationale (Le testament de Zola, Que faire de la littérature ? L’exemple d’Hermann Broch) ainsi que de livres polémiques sur les enjeux culturels et idéologiques qui interpellent nos sociétés (Les habits neufs de la droite culturelle, Au-delà du ressentiment. Réplique à Marc Angenot, La gauche a-t-elle un avenir ?), il fait partie des comités de rédaction des revues À Bâbord ! et Nouveaux cahiers du socialisme. Il dirige les collections « Essais critiques » et « Interventions » aux éditions Nota bene.
Notes
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[1]
Entretien réalisé à la résidence de Jacques Pelletier le 21 novembre 2014.
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[2]
Pour les références complètes aux oeuvres d’Hamelin, le lecteur pourra consulter la bibliographie préparée par Laurence Perron, dans le présent dossier, p. 101-119.
-
[3]
Louis Hamelin, L’humain isolé, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006, p. 30.