ChroniquesPoésie

La nuit sauvée[Record]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Dans son beau recueil Outrenuit, comme il l’avait fait déjà dans Verchiel, Benoit Jutras emprunte un ton prophétique. Dès les premiers poèmes, une voix s’élève et nous parle depuis l’autre côté du mal, là où pourtant la douleur persiste : « Ma vie est là, anatomie, paysage nain, mes mains sont plus grandes que ma mort. […] Je viens de l’air noir, je porte la peur, la révélation. » (11) De cet univers en miettes où tout se mélange en une sorte de maelström (sexes, générations, espèces, règnes, etc.), celui qui prend la parole est autant le témoin que la victime. Au fil du livre, le ton oscille entre la profération et le recueillement, l’exacerbation et le dépouillement. De ce fait, la vérité dont on cherche à rendre compte ne tient pas de la révélation, mais de la simple reconnaissance de ce qui était là, déjà, et demeure dans toute manifestation de la matière mise à mal, cela que l’humain, dans sa course folle vers sa fin, refuse de reconnaître comme sien : le mal, la douleur, l’animalité. Si bien qu’on pourrait parler au sujet de cette parole d’un prophétisme de la constatation, comme si le regard ne pouvait se porter devant qu’en partant de très loin derrière. C’est depuis ce mouvement de reconnaissance et suivant un processus de retournement que s’écrivent les poèmes. Il s’agit de prendre les choses et les êtres à rebours, au revers d’eux-mêmes, en allant par exemple de la non-matière vers la matière, de la désintégration vers la recréation, afin de voir ce qui se trame dans les coulisses du jour. Car il ne s’agit pas de naître, dans cet enfer dantesque où tout se décline sur le mode de la disparition et de la virtualité, mais de renaître de ses cendres. Ainsi, associée au mal, « toute lumière [apparaît] comme un bûcher » (21) : Or la renaissance ne pourra avoir lieu que si le sujet parvient à mourir. Aussi n’aura-t-il de cesse de revivre sa propre mort. Les trois suites intitulées « Limbes » donnent à penser que ce cycle est voué à un éternel recommencement. Il semble que pour achever le mouvement de destruction il faille se prêter au désastre, en offrant son corps en sacrifice : « mourir quatre fois, faire l’amour, pénitence, faire son deuil dans les langes, vivre une seule fois, ensuite connaître la soif, le sel, ensuite toucher quelque chose, un fil de soie, un oeil fermé, un dieu de passage » (19). Cette lumière obscure transfigure moins qu’elle ne métamorphose, suivant la pente de l’animalité. Rien d’étonnant qu’on trouve dans ces poèmes une telle abondance de poils, de sexes, d’humeurs, de sueur, comme si l’animal se heurtait au désir de sainteté et inversement. D’où ces autoportraits au scalpel, pourrait-on dire, où le corps sous tous ses aspects se donne en pâture : « J’ai vécu un jour, deux jours : satyre, christ, pâtre, panique, moiteur de personne pour tout assourdir. J’ai eu l’amour des chèvres et des chiens, la maladie d’avoir dix ventres pour l’abandon. Toutes mes nourritures, je les donne au musée de l’homme. » (16) Un mouvement de polarisation et d’attraction mutuelle fait le sujet tantôt plus grand que nature, le rendant à même d’absorber le monde (« La forêt aux cent pas, c’est moi. J’attire le noir pour l’aimer dans mon ventre. » [17]), tantôt le fait tout petit et le condamne à être dévoré par lui. Vivre dans ce livre est une manducation. Tout passe par la bouche : les corps, les voix, le paysage. Les limbes seraient-elles situées au centre …

Appendices