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Pourtant, aimer nous précède plus ancien que les failles et l’appui[1]
Du nombre
Et des disparitions
Rose parmi les roses
Les noms entiers[2]
Les circonstances de la vie m’ont entraînée récemment dans une méditation sur l’amour, dont j’ai voulu faire l’objet de cette chronique. S’il a inspiré, depuis des siècles, écrivains et penseurs, le sentiment amoureux, étonnamment, n’est pas si souvent abordé dans la poésie québécoise actuelle. À part, peut-être, le livre de René Lapierre cité en épigraphe (mais qui emprunte un tout autre registre), on ne trouve guère aujourd’hui d’oeuvres comparables aux poèmes d’amour d’un Gaston Miron ou d’une Marie Uguay, ni aux poèmes érotiques d’un Fernand Ouellette. Il n’est pas rare qu’on remarque la présence d’un sujet de l’adresse pouvant être associé à l’amoureux ou à l’amoureuse, mais le plus souvent son identité demeure floue, diffuse, si bien que l’amour plane sur les poèmes à la manière d’une instance spéculative, une visée utopique, sans jamais être abordé de manière frontale. Est-ce à dire que l’amour n’aurait plus la cote ? Ou bien la rhétorique amoureuse est-elle en voie de transformation[3], vouée à de nouvelles orientations, mise à l’épreuve d’exigences liées, par exemple, à un souci de revenir à des valeurs collectives après s’être longtemps adonnée à l’intimisme ? Ou encore s’agit-il plutôt de cette « extrême solitude » du discours amoureux que Roland Barthes remarquait en 1977 et qui perdurerait aujourd’hui[4] ? Quoi qu’il en soit, il existe des exceptions — même si, pour en rendre compte, il m’a fallu remonter un peu en amont de 2014. C’est le cas du beau recueil de Carole Forget, Et le désastre, mon amour[5], qui avait retenu mon attention au moment de sa parution. C’est le cas également des livres d’Hélène Dorion, Coeurs, comme livres d’amour[6], et de Martine Audet, Des voix stridentes ou rompues.
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« Nous en sommes arrivés là. Cerclés de toutes parts. Tu ne cries pas. Je ne parle pas. Sur une enclave calculée, prévue, nous tenons ferme. » (7) Ainsi commence Et le désastre, mon amour, qui se déploie sur le mode de l’étonnement, du questionnement. De l’amour naissant, on retient et on explore la part de mystère. Qui sommes-nous, qui est ce « nous » à qui l’amour advient ? Qu’est-ce qui nous arrive ? Qu’advient-il de nous en cette ère de désastres où « [l]e commencement de [l’]amour et la fin de la terre s’entremêlent » (48) ? Et qu’est-ce qui tombe ainsi en décrépitude ? Est-ce le monde autour ou la société sur laquelle l’intimité du couple — résistante — se découpe ? Et qu’en est-il lorsqu’on cesse d’être focalisé sur le seul désir (son désir propre) pour observer attentivement ce qu’institue la relation amoureuse ? Voilà autant de questions que soulève le recueil. Ce constant questionnement, cette inquiétude, ces minutieuses observations, s’ils ne freinent pas le sentiment amoureux, contribuent à complexifier et à densifier l’expérience relationnelle, un peu comme si deux miroirs se faisaient face, décuplant à l’infini les surfaces et les points de fuite.
Quel âge ont ces amoureux dont l’histoire s’écrit sur des ruines ? Ils ne sont apparemment pas jeunes : « Je te rejoins là où ma chair vieillit plus rapidement. Cette matière fatiguée des joies circonscrites » (39). Or les amours matures sont généralement empreintes de gravité, comme si elles entretenaient un rapport privilégié avec la mort — qui les intensifie — aussi bien qu’avec l’enfance : « En pleine alerte, nous nous immergeons dans une seconde enfance. La beauté nous habite, reposant aux côtés de l’inquiétude. » (43) En même temps, il y a dans cet amour une soif délibérée de se perdre, un renoncement à la compréhension, une aspiration au repos :
Les chemins de l’aube s’égarent dans l’inertie et nous allons loin dans l’incompréhension. […] Nous ne croyons pas au bonheur, nous embrassons la nuit, au sein d’une humanité somnolente.
11
Mais nous n’osons plus nous réjouir. Devant toi, mes hanches se balancent, elles te font avancer vers une plus grande fatigue. L’heure est à l’épuisement de tout.
13
Mais l’amour peut-il être un repos ? Il ne semble guère offrir davantage qu’un refuge, et encore ce n’est pas sûr : « Aucune place n’offre d’accalmie. À quel refuge me rejoins-tu ? » (16)
Dans cet univers en ruines, ce monde en perdition, est-il possible d’échapper à la feinte et à l’endurcissement, deux attitudes qui menacent pareillement l’intégrité de l’amour et l’intimité des amants ? Si le recueil ne permet pas de trancher, plusieurs poèmes évoquent la difficulté de ne pas se laisser submerger par « le sentiment de la fin », pour reprendre une expression de Paul Chamberland[7] :
Aucune route ne te fera éviter le pire. L’agonie de la terre broie tes meilleurs jours, et les îles du sud s’éloignent de tes aspirations. Une détresse accoste. Serait-ce un rivage pour nos lèvres inanimées ? Tu me prends souvent les mains comme on regarde se dissoudre des glaçons dans un verre.
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En revanche, la maturité permet d’approcher la détresse de l’autre, de la partager. C’est peut-être là le seul refuge qu’offre l’amour, en particulier celui qu’on éprouve lorsqu’on avance en âge. Peut-être parce que cela fait si mal de le dire, de se le dire et de le réaliser : notre peur, notre peur viscérale, atavique, celle qui jamais, malgré les apparences et l’assurance que donne l’expérience, ne se tarit ni ne se tait, voilà peut-être ce que nous partageons de plus intime. « Tu m’aimeras cette nuit. Contre des milliers de secondes épouvantées, il y aura la tienne. L’unique sur moi. » (28)
À aucun moment les corps des amants, même dans l’étreinte, ne semblent fusionner ; ils apparaissent plutôt comme en apposition, ou en état de superposition. Or les corps, comme les années, comme les morts, comme les amours, ne s’annulent ni ne se remplacent l’un l’autre : ils s’accumulent. Ainsi les amants sont traversés par la multitude, tandis que le vide se creuse en eux : « Un espace se creuse en toi, et l’on ne se voit pas très bien. Je n’ai pas d’arme non plus pour mes paroles qui lentement renoncent. » (31) L’abri, le refuge, le seul, serait-il le vide, celui qui sépare les amants en faisant de leurs corps des abysses, et qui ce faisant les pousse l’un vers l’autre ? Comme pour faire écho à cette dynamique, les poèmes sont construits sans véritable souci d’unité. Les phrases sont souvent incomplètes, et les liens entre elles sont parfois absents, ce qui renforce cette impression de vide, de même que l’étonnement du lecteur, l’amour apparaissant dès lors dans toute son étrangeté, son caractère improbable, mais aussi lumineux, voire miraculeux.
Dans cet amour qui résiste à la tentation de la fusion ou de la réduction au même, l’autre apparaît plus comme une question que comme une réponse. On lui touche, on s’en approche, mais on ne se repose pas sur lui. Rien n’est jamais acquis à l’amoureuse, ni de l’autre, ni du monde ; et c’est là semble-t-il la leçon à tirer de cet amour. « Ainsi, écrit René Lapierre, ce que tu aimes ne s’attache pas à toi. Tu ne le retiens pas[8]. » Voilà peut-être ce que l’amour nous apprend de plus difficile, et qui expliquerait qu’il se révèle différemment à l’âge de la maturité. « Nous avons attendu longtemps avant de toucher l’inacceptable. […] Tant d’années à tout regarder par une fenêtre. Nous arrivons à l’affliction, sans désir d’adversité. Touchés en plein coeur. » (50)
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Hélène Dorion s’attache à définir le mot « coeur » et explore ses multiples ouvertures sémantiques. D’entrée de jeu, la démarche apparaît pragmatique, voire systématique : « Coeur :/organe//central/situé entre les deux/poumons » (13). Mais immédiatement après cette définition, le regard se pose sur le lac, et ainsi s’opère la rencontre du sujet — son corps — et du paysage, lequel, par l’effet d’étrangeté que crée la focalisation sur l’organe, devient méconnaissable. Ce jeu de renvois et d’échos, qui structure l’ensemble du recueil, oblige le sujet à chercher le centre en lui : « Je ne reconnais rien du paysage/à l’intérieur de moi//je cherche le centre. » (13) Dans l’ensemble, la démarche relève de ce qu’on pourrait appeler une herméneutique. Il s’agit d’apprendre à lire le coeur et à le décrypter, d’en interpréter les plis, les méandres, les lignes de faille et de faire tenir tout cela dans le poème. S’appuyant sur le cycle des saisons pour relater l’épreuve de la séparation (le livre compte trois chapitres, qui explorent respectivement : I) la joie de l’amour ; II) la douleur de la séparation ; III) le retour de l’espoir), Coeurs, comme livres d’amour se présente un peu comme le pendant poétique de L’étreinte des vents[9], ce bel essai sur la rupture amoureuse paru quelques années auparavant, si bien qu’on peut voir dans ces livres deux volets d’une même démarche.
Comme toujours chez Hélène Dorion, la quête est de nature philosophique et spirituelle. Source de joie et d’étonnement, l’amour est aussi et peut-être avant tout une source d’apprentissage.
19La neige nous dérobe à l’éphémère
pointe l’infini qui respire à travers ton regard
soudain je vois
ce que l’amour nous apprend de l’amour
L’attention est toute tendue vers le mouvement, l’impermanence, ce qui bouge et se transforme, se métamorphose[10]. Nous passons dans ce monde, nous dit la poète, mais notre passage, comme « des volées d’oies blanches » (16), est ce qui nous (re)donne ce monde en constante mutation et l’empêche, lui, de passer :
28De vastes lambeaux de temps traînent
sur le fil de l’horizon :
fragiles blessures, acres de désert
un rideau de cendres
recouvre l’étendue, recouvre mon coeur.
Tant de vies froissées
pour métamorphoser la nuit.
Creuset où s’opèrent toutes les mutations, de connivence avec le temps qui, lui, « accompli[t] sa tâche » (26), le coeur lui-même se métamorphose et devient instrument de mesure, puis représentation du sujet — un sujet qui n’en fait apparemment qu’à sa tête, et qui peut parfois faire illusion. Ici, comme chez Carole Forget, l’amour jamais ne va sans gravité, sans rappeler l’absence, la solitude qui persiste dans l’intimité, la détresse qui nous consume. Il ne peut rien, par exemple, contre la peur d’un enfant photographié dans le journal, qui fait tache sur le jour et sur la conscience. Les livres non plus.
37Le chemin de lumière et le chemin de peine
s’étirent, dans la brûlure du soir
qui dénude le vaste horizon
tu n’ignores plus rien de ton coeur.
Au fil du temps et des poèmes qui la reprennent, la définition du coeur s’élargit, se paysage, pour ainsi dire, en même temps que le paysage prend corps.
30Coeur :
tache sombre — ou claire
vaste empreinte
enveloppe où pèse le sang
terre enserrée
un scribe entaille le rocher
C’est peut-être uniquement dans cette rencontre du sujet amoureux et du paysage que la présence subsume l’absence et que la solitude est rompue. Parce que dans le paysage, la faille se révèle comme ce qui relie[11]. Ainsi ce rocher que le scribe entaille devient, quelques pages plus loin, ce « coeur tissé de longs sentiers/qui m’éloignent/et me ramènent » (33). De même que ce rocher, lorsqu’entaillé, prend vie et se met à palpiter, de même le monde recommence dans les mains de l’amoureuse. Le coeur habité finit par englober le paysage et devenir lui-même le lieu de tous les accomplissements, ce lieu « où commence/et s’achève le poème » (36).
L’hiver sonne le glas de l’amour, et la deuxième partie du livre est marquée par l’absence, les poèmes oscillant dès lors entre l’adresse à l’absente et le « tu » autoréflexif. Le coeur, à la fin de l’hiver, est devenu étranger au poème même qui se/le disloque : « est-ce coeur cet espace/tenu fermé comme un rocher ? » (48 ; l’auteure souligne.) Mais on y revient sans cesse, car jamais l’amour ne sera épuisé de son mystère, jamais le coeur n’aura livré tous ses secrets.
53maintenant, étonnée
de vivre encore, je n’ai fait le tour
ni de mes rêves ni de l’amour.
Il s’agit d’investir cette « blessure », d’entrer de plain-pied dans la faille afin de sillonner encore les chemins du coeur ; c’est ce que permettra l’écriture, évoquée à la fin de la deuxième partie, et qui ramène à l’intériorité, au centre, au coeur : le livre.
59[12]Le vent commence à froisser le jour
et pendant que je retourne à l’intérieur
des volées de mots s’agitent, bientôt
se posent sur des lignes compactes.
Dans la troisième partie, le regard se décentre, se déplie, se porte aux alentours, s’arrête sur un ciel coloré de cerfs-volants, les livres de la bibliothèque ; les paysages à nouveau s’animent. Le sujet est en voie vers l’apaisement, ce par quoi le monde lui est redonné. Est-ce la présence de l’aimée qui lui est ainsi rendue ou est-ce sa mémoire qui, avec le travail du temps, trouve enfin la paix et peut actualiser autre chose que la blessure ? Même si on ne retourne pas sur les pas de la blessure, la blessure, transfigurée par l’écriture, devient à son tour cette faille qui relie. Dans les deux longs poèmes de la fin, la voix se dénoue, la langue se délie, en même temps que les saisons, qui s’y trouvent toutes réunies, en se parlant entre elles recréent le lien — et le lieu des possibles. Amorcé à l’automne, le cycle se termine au printemps, alors que le sujet, reconnaissant dans cette odyssée une « leçon de beauté, leçon de fragilité » (87), opte encore et toujours pour le mystère : « Voir et rejoindre, je choisis//ce qui m’échappe/et me dénude. » (87)
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Il y a une parenté entre le livre d’Hélène Dorion et Des voix stridente ou rompues de Martine Audet. Des recoupements subtils, mais évocateurs. Comme toujours, chez Martine Audet, l’amour s’entoure de pudeur et d’une aura de mystère. Nous sommes sans cesse dans l’étonnement, qui traverse et ébranle le corps du sujet, mais il s’agit d’un étonnement tranquille, philosophique. Comme chez Dorion, il est parfois difficile de distinguer le sujet de l’adresse du « tu » autoréflexif, bien qu’ici, l’adresse apparaisse souvent au centre du poème, sous la forme de deux vers couplés, comme si la parole offerte était sertie dans le coeur — du poème, du sujet. Divisé en trois parties, le recueil emprunte le même cycle que le livre de Dorion, allant de la présence à l’absence de l’être aimé, l’ensemble se présentant comme une méditation sur le vide.
Le sujet paraît instable, traversé de sentiments mêlés, parfois obscurs, tendu entre intériorité et extériorité, et c’est sur ce seuil, cette mouvante frontière, que l’autre apparaît et se tient. On ne sait pas s’il est présent ou absent, ni s’il est attentif à l’adresse. Mais il rend un écho à la présence du sujet (« Des gestes font miroir » [13]), comme s’il lui servait de balise, de boussole, lui permettait de se situer dans l’espace, et peut-être aussi dans le temps. Le laconisme des poèmes rend la tension et l’effet d’écho d’autant plus sensibles. Les poèmes semblent s’écrire sur une ligne de faille, laquelle s’articule à une poussée verticale :
9J’ai tendu la main vers les nuages
ce n’était pas vraiment une langue
plutôt une question de poids
avec du vide
et sa visée
Ce poème liminaire est immédiatement suivi par celui-ci :
10Tu lèves ta main lente
Son halo de sang
Léger
Si léger
Sous mes paupières
Un seul poudroiement
En vertu de cette séquence, le « je » et le « tu » des deux poèmes se trouvent à la fois dos à dos et face à face, absents et présents l’un à l’autre, baignant dans ce vide qui les traverse et les ouvre. Le mouvement vertical accusé qu’ils empruntent s’observe partout dans ce recueil où les nuages abondent et que le vent sans cesse balaie. À cela s’ajoute une correspondance intime entre l’intérieur du corps et des éléments du paysage, par quoi le plus familier côtoie le plus étrange :
26Ton souffle se détache
Pour refaire
Si vaste
Le vent
Midi joue de ses cris
34Des voix stridentes
Ou rompues
Et le vibrant de midi
Tu es intacte entre les failles
Tu ne viens à bout
D’aucun chemin
Une voix stridente, c’est une voix perçante : elle fend l’air, pénètre le corps et la conscience. Mais une voix rompue opère également une trouée, crée du vide. Ainsi ce qui monte et redescend en plein coeur du jour se rencontre au centre du corps, lieu de résonance où le vide retentit d’échos et où la voix loge. Or, il semble qu’au plus intime des êtres les identités se perdent, n’ont plus aucune importance — seul compte le lieu de la rencontre, qui circonscrit les êtres et leur donne comme par défaut leur essence. Mais, on le voit bien, l’essence amoureuse, s’il en est une, est menacée.
38Tristesse d’herbe
De terre fraîchement tournée
Et cette clarté
Qu’emprunte le jour
Je suis petite en nos visions
Tu me couvres d’essence
Et de vieux journaux
C’est que l’amour, en consumant les êtres, instaure du même coup le règne de l’absence :
47Le calme
De même le coeur
Est là
Cendre
Détails des roses
Qui mènent au chemin
Purs travaux d’abandon
Placé en plein centre du poème, ce coeur en cendres, qui n’est pas sans rappeler le « rideau de cendres » (28) d’Hélène Dorion (lui aussi au centre du poème), n’illustre-t-il pas à sa façon le paradoxe du sentiment amoureux, lequel, en rapprochant les êtres et en les rendant indispensables l’un à l’autre, les voue à la solitude et au vide ?
65Car chaque beauté avive la perte
Et tu veux la beauté
Ses trous d’oiseaux bénins
Dans la troisième partie, le désir des corps mêlés, la soif se font sentir. La douleur est cuisante et la tension constamment maintenue à la limite de la violence et de la douceur. Cela provoque des renversements, donnant à voir le revers des êtres, aussi bien que le versant lumineux de la douleur. De tels renversements tiennent d’un pari poétique, voulant qu’une fois la disparition prise en charge par le paysage et le vide relayé par le poème, la souffrance de l’esseulée gagnera la légèreté du vent, la beauté du mystère. Ce pari est aussi un défi, que Martine Audet, dans cette magistrale finale à son beau livre, relève avec une grande maîtrise :
72Pas un nom
Que le récit des voix
Enjambant l’abîme
Pas une lueur
Ni la durée d’un paysage
Seulement les taches de prières
Avec des cris fraîchement coupés
L’étoile s’enfonce dans la nuit
La nuit est parfaite
Le vide, ce déclencheur du désir, si l’on se rend à son ultime logique, ne serait-il pas le nombre d’or de l’amour, son nombre le plus entier — plus proche du zéro que de l’infini ? C’est du moins ce que suggèrent les trois poètes, dont les oeuvres amènent aussi à se demander si l’autre nom de l’amour, celui que les immortels appellent « l’Emplumé », selon Platon, ne serait pas également le vide. Il semble en effet qu’il ne puisse viser l’infini qu’en prenant en lui et sur lui l’absence qui le constitue. Il doit s’en nourrir, s’en imprégner, la subsumer, s’ouvrant ainsi à la dimension spirituelle d’un sentiment que les clichés réduisent souvent à son aspect le plus bêtement humain. Ainsi peut-être, comme le suggère Denis de Rougemont, un mystique sommeille-t-il dans le coeur de chaque amoureux, chaque amoureuse. Et alors l’amour serait cette voie sacrée vers un plus être, ou vers un « autrement qu’être », pour reprendre la formule de Lévinas, en nous rendant plus réceptifs à la grâce, rejoignant ainsi la sagesse d’une Simone Weil, pour qui l’« amour n’est pas une consolation, il est lumière[13] ». « La grâce comble, écrit-elle encore, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait le vide[14]. »
Appendices
Note biographique
DENISE BRASSARD est professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Poète et essayiste, elle a publié notamment L’épreuve de la distance (Éditions du Noroît, 2010), La rive solitaire (Éditions du Noroît, 2008) et Le souffle du passage. Poésie et essai chez Fernand Ouellette (VLB éditeur, 2007 — Prix Raymond Klibansky). Elle a codirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont États de la présence. Les lieux d’inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise actuelle (en collaboration avec Evelyne Gagnon ; XYZ éditeur, 2010), et signé de nombreux articles, essais et fictions, parus au Québec et à l’étranger. De 1996 à 2004, elle a dirigé la revue de poésie Exit ; elle y demeure engagée comme membre du conseil d’administration.
Notes
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[1]
René Lapierre, Aimée soit la honte, Montréal, Les Herbes rouges, 2010, p. 23.
-
[2]
Martine Audet, Des voix stridentes ou rompues, Montréal, Éditions du Noroît, 2013, p. 46.
-
[3]
S’intéressant à l’héritage du mythe provençal de l’amour courtois dans la culture occidentale, Denis de Rougemont relève l’emprise d’une rhétorique codifiée sur nos comportements amoureux et leurs représentations : « L’adoption d’un certain langage conventionnel entraîne et favorise naturellement l’essor des sentiments latents qui se trouvent les plus aptes à s’exprimer de la sorte. C’est dans ce sens que l’on peut se demander, avec La Rochefoucauld : combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972, p. 191.
-
[4]
« Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. » Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, dans Oeuvres complètes, t. V, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 27. Barthes souligne.
-
[5]
Carole Forget, Et le désastre, mon amour, Trois-Rivières, Éditions d’art Le Sabord, coll. « Rectoverso », 2013, 55 p.
-
[6]
Hélène Dorion, Coeurs, comme livres d’amour, Montréal, l’Hexagone, coll. « L’appel des mots », 2012, 87 p.
-
[7]
Voir Paul Chamberland, Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantissement, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2004, 283 p.
-
[8]
René Lapierre, Aimée soit la honte, p. 53.
-
[9]
Hélène Dorion, L’étreinte des vents, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2009, 140 p.
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[10]
On retrouve une attention similaire dans L’étreinte des vents : « On ne surmonte pas la douleur, on la traverse, et l’on perd pour cela l’illusion de vivre dans un monde stable et d’être nous-mêmes des créatures stables ; on abandonne la conviction que ce qui nous entoure est permanent et s’inscrit dans une durée qui, en réalité, n’est elle-même que provisoire. » Ibid., p. 108.
-
[11]
La question du lien se trouve également au coeur de L’étreinte des vents : « Nous sommes des êtres de liens. Plus que tout, nous tendons vers ce qui nous relie — à nous-mêmes, à l’autre, au monde et à ce qui nous transcende. Nous avons besoin de nous sentir ainsi liés, et ce sentiment précède celui d’être unis, de participer à cette formidable et vertigineuse aventure qu’est la vie. » Ibid., p. 10. L’auteure souligne.
-
[12]
Dans L’étreinte des vents, l’écriture de la faille est aussi ce qui guide le sujet vers l’affranchissement : « Les mots me dictent le chemin ; plus encore, ils l’inventent à mesure. Mille fois le même mot, mille fois, et soudain c’est un autre qui surgit, creuse un sillon et permet à une nouvelle réalité d’émerger. Un mot ne s’accorde plus parfaitement avec ce qu’il désigne, il crée alors une faille qui fait apparaître un autre mot, nouveau, et avec lui une mémoire neuve, c’est-à-dire tournée vers le présent, survient. Ainsi le passé peut-il commencer à se dénouer, à se libérer de lui-même. » Ibid., p. 80. L’auteure souligne.
-
[13]
Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1988 [1947], p. 22.
-
[14]
Ibid., p. 18.