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Qu’est-ce qui brille en permanence bien qu’il demeure caché comme un caillou plongé dans la mer primordiale ?

Le Corps de mon Monde[1].

Quelles que soient les insubordinations génériques auxquelles les écrivains modernes nous ont habitués, les frontières entre théâtre, poésie et roman n’en conservent pas moins toute leur actualité dans notre appréhension courante de la littérature. Ce n’est pas le moindre des mérites pour une oeuvre que de susciter aussi radicalement leur ouverture, et c’est en somme une curiosité de spécialiste du roman à l’endroit de la dramaturgie danisienne que la présente lecture de e. Roman-dit se propose d’expliciter. L’origine de cet intérêt pour e, outre le plaisir pris à sa représentation, tient en effet dans la revendication expresse de la dimension narrative de la pièce par son auteur, revendication dont le sous-titre indique assez le caractère contradictoire.

Par le recours à la notion de roman, mais aussi d’épopée, de conte, ou de chanson de geste, telles qu’elles figurent dans les entretiens ou le livret de création de la pièce, Daniel Danis exaspère la tension entre récit et drame caractéristique de son théâtre pour mettre en cause leurs frontières. Cette mise en cause de la partition générique n’est, certes, pas nouvelle. Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi en situe l’émergence autour de 1880, et y voit le symptôme d’une « crise interne du drame[2] ». Confrontée au surgissement d’un nouveau contenu de type épique (c’est-à-dire narratif), cette forme traditionnelle close sur elle-même, fondée depuis la Renaissance sur le dialogue et la représentation des relations interhumaines, subit une « épicisation » progressive à travers la prise en compte d’un point de vue extérieur à l’action. Le drame se déplace alors vers l’intime (Henrik Ibsen) ou la fresque sociale (Bertolt Brecht). C’est une conception semblable que développe Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman, n’était que l’auteur voit dans la « romanisation » des autres genres le gage d’une libération plutôt que le danger de l’éclatement[3]. Dans L’avenir du drame, Jean-Pierre Sarrazac analyse quant à lui cette épicisation ou romanisation de l’écriture dramatique comme le signe d’un « devenir-rhapsodique » du théâtre, fondé sur l’usage kaléidoscopique des modes dramatique, épique et lyrique ; le montage de formes théâtrales et extrathéâtrales ; le refus de l’ordonnancement supposé par le modèle aristotélicien ; le renversement du haut et du bas ainsi que du tragique et du comique ; la présence d’une voix narratrice questionnante, etc.[4]

Si, comme on aura l’occasion de s’en rendre compte, la pièce de Daniel Danis correspond très certainement au modèle rhapsodique dégagé par Jean-Pierre Sarrazac, la revendication de la dénomination roman par le dramaturge ne laisse cependant pas de faire question. Pour cette raison, c’est à la lumière de la notion de romanisation que l’on se propose d’en faire l’étude. Dans cette perspective, l’hybridité revendiquée par e paraît relever des résurgences contemporaines de la ménippée, qui mettent précisément en cause la forme romanesque à laquelle la veine ménippéenne a, selon Mikhaïl Bakhtine, donné naissance[5]. Il s’agira ici d’exposer le détail de cette filiation quant à l’oeuvre de Daniel Danis, avec l’objectif double de traiter la question de la résurgence, mais aussi d’éclairer l’oeuvre du dramaturge à travers cette inscription dans la veine a-canonique de la ménippée.

L’hybridité généralisée

Recourant à l’épopée pour nous donner à voir la langue comme un territoire à conquérir, e. Roman-dit expose au grand jour la tension entre littérarité et oralité caractéristique de l’écriture de Daniel Danis. Non content d’introduire massivement le récit dans son théâtre, l’auteur convoque la parole et la voix dans le récit ; lieu d’une contradiction assumée, e apparaît ainsi comme la mise en question de cette rencontre. Or, le mouvement d’hybridation engagé ne s’arrête pas là. Comme toujours tissé de rêves aux dires de son auteur, le texte, plus touffu qu’aucun des précédents, joue encore avec les références historiques, les genres, les tonalités, les matériaux.

Par cette exaspération généralisée des discordances et le carnavalesque dont elles participent, e s’inscrit dans la veine ménippéenne telle qu’a pu la définir Bakhtine, veine dont les théoriciens contemporains appréhendent la propension systématique à violer les conventions à travers le recours à des procédés de rupture et d’hybridation. C’est essentiellement dans La poétique de Dostoïevski que le théoricien russe développe sa conception de la ménippée, définie d’abord par l’alliage comico-sérieux. « Combinaison étonnante d’éléments en apparence complètement incompatibles[6] », le genre, que caractérisent le dialogisme et le mélange formel, tient à la fois du dialogue philosophique, de l’aventure, du fantastique, du naturalisme, de l’utopie, etc. Pour Bakhtine, qui établit à la suite des Anciens une liste de quatorze critères définitoires se combinant pour former des configurations diverses, « c’est le carnaval et sa perception spécifique du monde qui étaient le principe réunificateur de tous ces éléments disparates en un tout organique[7] ». Née au siècle de Socrate, élargie aux dimensions du roman par Le Satiricon de Pétrone, la ménippée évolue ensuite selon lui jusqu’au début du xixe siècle, avec des auteurs tels que Rabelais, Cyrano ou Swift, même s’il faut tenir compte du fait qu’elle ne coïncide évidemment plus avec sa définition antique. Elle l’emporte alors sur la ligne stylistique concurrente de nature monologique issue du roman des sophistes pour donner naissance au roman européen moderne, qui tire de cette origine sa conscience galiléenne du langage. La forte opposition entre les deux lignes stylistiques concurrentes prend alors fin, « toutes les variantes de quelque importance du roman des xixe et xxe siècles revêt[a]nt un caractère mixte, où prédomine la ligne ménippéenne », mais Bakhtine précise que l’« on peut repérer jusqu’à nos jours une évolution plus ou moins nette de ces deux lignes, à l’écart de la grande route du roman des temps modernes[8] ».

C’est à cette évolution marginale que la pièce de Danis semble bien ressortir, par sa dimension comico-sérieuse et sa revendication de l’hybridité formelle en particulier[9]. En sus du mélange hétérogène du théâtre et du roman ou de l’oral et de l’écrit précédemment évoqué, e met en effet en place un dispositif plastique original, la falaise de Sein-Azzède de Tableau fournissant l’écran pour « cinémaginer[10] » l’histoire des Azzédiens, tandis que le découpage du texte convoque la camera obscura ou le diorama, et intègre encore la peinture au mélange, à travers la fresque, la miniature, le recours à la poudre de fusain sur papier vélin. Outre cet assemblage contradictoire de techniques et de matériaux, e présente par ailleurs la plupart des traits définitoires recensés par Bakhtine, à commencer par la logique du rêve, la non-coïncidence du protagoniste avec lui-même et la liberté d’invention fantastique empruntée à l’épopée — pays inexistant ; aventures du sage en quête de vérité ; exploration des états limites ; comique omniprésent ; bienséance et vraisemblance congédiées ; goût de l’oxymore ; intérêt pour la matérialité de la langue ; forte dimension sociopolitique : toutes ces caractéristiques sont également observables dans e. Roman-dit[11].

Mais la pièce est ménippéenne pour une raison plus fondamentale encore, qui tient dans le fait qu’elle se réapproprie le genre antique de l’épopée pour le détourner. Ce détournement semble bien en effet reconduire l’opposition entre « récit épique et roman » établie par Bakhtine dans le texte du même nom, texte dans lequel il définit justement le processus de romanisation. L’opposition considérée, qui fait état d’une théorie romanesque majoritairement constituée en négatif de l’épopée, constitue une lecture en coupe de ce qui est ailleurs présenté comme l’évolution du roman sous l’influence de la veine ménippéenne qui le travaille concurremment avec la veine monologique, jusqu’à ce que la première l’emporte sur la seconde. Le roman dont il est question dans ce texte présente en effet les caractéristiques essentielles de la ménippée, quand l’épopée partage ses principaux traits avec tous les genres nobles anciens. Il apparaît ainsi qu’en cumulant les traits de l’un et l’autre genres, Daniel Danis met en scène dans son théâtre la tension ménippéenne qui assura l’avènement du roman moderne.

L’épopée revisitée

Écrite entre 1998 et 2004 et créée en 2005 au Théâtre de la Colline à Paris, dans une mise en scène d’Alain Françon, avant d’être jouée au Festival de Théâtre des Amériques en juin de la même année à Montréal, la pièce retrace l’histoire des Métis, chassés de leur terre par la guerre, et que l’exode conduit à occuper une nouvelle terre provisoirement puis définitivement attribuée — avant d’être finalement perdue. D’un conflit à l’autre, en passant par la prise de possession temporaire du sol et la construction véritable du pays, vite avortée, e. Roman-dit s’organise autour du personnage de J’il, né sur la route et qui porta chance aux exilés près d’atteindre leur but en les protégeant des 8888 flammes d’une bombe-anneau par ses régurgitations. De cet épisode merveilleux jusqu’à son accession au rang de chef, son existence ponctuée de naissances, de morts, d’épreuves et d’exploits héroïques engage ainsi le sort de tout un peuple.

Comme le titre de la scène d’ouverture de la pièce le signale, e. Roman-dit, dont la représentation dure 2 h 20 min, a les dimensions d’une fresque. La disposition cosmogonique du théâtre de Daniel Danis, jusqu’alors relativement confinée, a fini par ouvrir l’horizon et, si le territoire dont il est question ici est un petit territoire, qui suffit à abriter les sept cent un futurs Azzédiens, l’indécision de ses contours, l’histoire fabuleuse de l’attribution de son nom et la guerre terrible dont il fera l’objet lui confèrent la grandeur du mythe. En conviant sur les planches le destin d’un pays et les hauts faits d’un héros, en mêlant histoire et légende, Daniel Danis renoue avec le genre ancien de l’épopée. Au demeurant, la référence générique est expressément revendiquée dans le livret accompagnant la pièce lors de sa création. Ce livret, dont le lexique tend tout à la fois à éclairer l’univers étrange de e et la démarche d’écriture de son auteur, comporte en effet une entrée « épopée » introduisant la définition suivante :

L’épopée est le récit poétique d’une action héroïque et merveilleuse. Le récit est ce qui la distingue de la tragédie et ce qu’elle a de commun avec l’histoire ; le récit poétique, c’est-à-dire orné de fictions, est ce qui la distingue de celle-ci ; l’action héroïque est ce qui la distingue des petits poèmes et du roman, dont le fond est toujours une historiette ou une intrigue amoureuse. L’action merveilleuse est ce qui la caractérise essentiellement[12].

Une telle définition est intéressante en ce qu’elle éclaire le projet de Daniel Danis à plusieurs égards, en particulier pour ce qui concerne la prise en charge de l’Histoire par le biais du merveilleux. Mais on s’arrêtera surtout aux contradictions inhérentes à un tel projet, pour comprendre de quelle manière le dramaturge s’approprie le genre ancien en le détournant. La contradiction la plus obvie est fondamentale, qui consiste à subvertir la triade du lyrique, de l’épique et du dramatique en amalgamant théâtre et épopée. En rejouant au niveau de ses grands genres constitutifs la partition générique qui a gouverné toute l’histoire de la littérature occidentale, e met au jour la tension entre mimèsis et diègèsis qui traverse l’oeuvre de Danis et dont son protagoniste, J’il, apparaît l’incarnation, son prénom couplant le je du discours et le il du récit dans un curieux hybride — J’il : j, apostrophe, i, l.

Cette tension entre récit et drame se redouble ici d’autres contradictions induites par le recours spécifique à l’épopée. e, en tant qu’elle relate les origines fabuleuses d’un peuple, ressortit bien à la « légende nationale » et à ce que Johann Wolfgang von Goethe et Friedrich von Schiller appellent le « passé absolu » — la temporalité de la pièce, que l’auteur dit sphérique, n’est d’ailleurs pas sans évoquer le temps « achevé, fermé tel un cercle » et « renfermant la plénitude des temps[13] » caractéristique des genres élevés, et particulièrement de l’épopée, selon Bakhtine. De même, le souffle épique qui porte e et tend à en figer le sens et la valeur instaure la distance propre au genre. Mais cette double distance, temporelle et tonale, se voit contrariée par un contact avec l’actualité immédiate et une ouverture aux sujets bas, caractéristiques quant à eux du roman selon la typologie bakhtinienne.

En effet, si e. Roman-dit convoque la mémoire du conte et celle du mythe, son péritexte n’en mentionne pas moins la Tchétchénie ou la Palestine, et la volonté d’universalisation qui préside à cette rencontre des temps trouve un contrepoint à la fois dans l’ancrage québécois, instauré entre autres par un vocabulaire ou des tournures spécifiques dont les sacres sont la manifestation la plus ostensible, et dans l’exacerbation des discordances temporelles suscitant le sentiment d’étrangeté ou le rire. À l’archaïsme du peuple des Azzédiens, qui vit de chasse et de cueillette et, pour se défendre, tire des « flèches-tomahawk » dans le plus grand désordre, répondent ainsi la technologie et la civilisation évoluées de ses ennemis, armés de bombes et d’avions chasseurs. À la tour dite moyenâgeuse de laquelle J’il vient délivrer la princesse Romane répond la moderne maison de redressement dans laquelle il a lui-même été enfermé ; aux chevaux blancs séculaires dévalant la montagne, le tracé de la jeune autoroute qu’il leur faut emprunter.

De la même manière, loin finalement d’exalter les actions héroïques d’hommes de mérite comme y invite le genre, e. Roman-dit nous donne à voir trois protagonistes aux prises avec l’humanité la plus triviale qui soit : le « monde des pères », ici, n’a rien de glorieux. Le Roué Dadagobert est indubitablement le champion du burlesque, dont le nom évoque doublement la maladresse en ce qu’il constitue une version dégradée de celui du roi Dagobert de la chanson — qui fait tout à l’envers, le monarque perdant de surcroît la royauté au profit de la ruse, tandis que la préfixation marque son patronyme du sceau de l’enfance. Cependant, si le maire Dadagobert, qui rêve de royauté avec une couronne en carton sur la tête, pousse la bouffonnerie jusqu’à perdre aux cartes la terre de son peuple si chèrement acquise, son homologue Blackburn, maire du Contre-Monde, n’est guère épargné, puisque la pièce le dépeint sous les traits d’un fat incapable de compassion avant de le parer des cornes du cocu. Même le personnage de J’il, véritable héros de cette histoire, apparaît comme un personnage bien imparfait, en proie à de noirs instincts auxquels il peine à résister et qui, contrairement aux vilenies de son père, n’ont pas l’excuse du ridicule. À cela s’ajoute le fait que J’il, « en guerre avec lui-même », n’a de cesse de s’interroger sur la violence qui l’habite et finira par refuser le combat qui la galvanise. Ainsi cet homme plongé dans le désarroi et qui condamne la guerre apparaît-il, pour finir, l’antithèse du vaillant héros de l’épopée. Ici l’expérience individuelle propre au roman redouble la destinée collective, et le doute dont elle s’accompagne défait la perfection achevée du genre épique.

Ces jeux de distance et de proximité permanents, dont rend d’ailleurs partiellement compte l’alternance des scènes en fresques, miniatures et tableaux, participent bien d’une mise en cause de l’épopée, mise en cause qui constitue le moyen pour l’écrivain de donner forme à la tension entre oralité et littérarité travaillant son écriture depuis les premières pièces. Car, si l’épopée est, pour Bakhtine, ce genre rigide que le roman tendra à défaire, comme e. Roman-dit tend à défaire l’épopée, une telle démarche chez Daniel Danis est évidemment ambivalente dans la mesure où elle passe par la réappropriation d’un genre désuet et qui ne saurait dès lors constituer un carcan dont il s’agirait de s’émanciper.

À la lumière des définitions génériques qui accompagnent la pièce et du sous-titre qui la qualifie, on peut en fait interpréter ce recours à la forme épique comme le lieu d’une définition de la poétique danisienne, voire le lieu d’une régénération de l’écriture par l’affirmation de cette poétique. Car l’épopée, si l’on quitte cette fois-ci le point de vue bakhtinien qui en fait l’antithèse-repoussoir du roman, réalise une conjonction miraculeuse pour l’écrivain contemporain inscrit dans la culture du livre : celle de la lettre et de la voix[14]. Cette conjonction, dont l’article de Gilbert David sur « le langue-à-langue de Daniel Danis » rend bien compte[15], et qu’exprime exemplairement l’appellation de « roman-dit », apparaît l’enjeu véritable de l’hybridation entre mimèsis et diègèsis opérée par le dramaturge. Le récit, qui médiatise l’expérience en même temps qu’il la donne à voir, installe une distance littéraire tout en empêchant l’illusion mimétique propre au drame. Les constantes inventions langagières de l’auteur incorporent quant à elles une dimension poétique à l’oralité manifestée dans le parler québécois, la mise en scène de personnages simples ou la présence du bas corporel. Le mouvement d’hybridation ainsi mis en oeuvre tend là encore à exacerber les discordances plutôt qu’à reconduire le partage usuel entre écrit et oral qui fait de l’écriture le lieu des langages et des sentiments élevés, et de la parole populaire celui de leurs manifestations triviales. Et cette langue invraisemblable, inusitée, qui tout à la fois conjoint et disjoint oralité et littérarité, fait des personnages de Danis à qui elle échoit en partage les porteurs de la voix de l’auteur, narrateurs-protagonistes non seulement de leur propre existence, mais d’une portion de la fable tout entière[16]. Elle est manifestement la source première des dissensions entre présent et passé dont il a été question plus haut.

Le dit de la didascalienne

De ce point de vue, la particularité de e. Roman-dit par rapport à l’ensemble de l’oeuvre tient dans la figure de la didascalienne. C’est elle qui prend en charge la totalité du récit, et autant que le destin de J’il auquel elle est indissolublement liée, le roman-dit relate justement cette advenue du récit et sa transmission par l’écrit. Ce qui jusqu’alors relevait de la langue danisienne et se manifestait dans la parole des personnages devient donc avec e l’objet de la pièce, à laquelle il fournit l’argument, la forme et la matière, en plus d’un titre. La finale l’expose au grand jour au moment du baptême de la troisième enfant de J’il : Soleil, la didascalienne, qui n’était que narratrice, choeur solitaire rejoint tour à tour par l’un ou l’autre des personnages, appartient elle aussi à leur communauté, elle en est le dernier rejeton et celle par qui nous parvient leur histoire, histoire qui se révèle finalement être celle de sa propre naissance. C’est elle qui conjoint les temporalités passée et présente en même temps que l’oral et l’écrit, le drame et le récit, l’univers de la fiction et le plan de la narration. Ainsi e, dans une démarche réflexive, incarne-t-il la poétique de son auteur à laquelle il fournit une généalogie, illustrant le conflit dont elle est l’expression en lui conférant la portée universelle du mythe.

e. Roman-dit représente explicitement ce conflit sur la scène de diverses manières, en premier lieu à travers les relations belliqueuses qu’entretiennent les Azzédiens analphabètes avec leurs voisins peu hospitaliers quoique instruits et les altercations qui opposent en particulier leurs deux chefs, Blackburn et Dadagobert, représentants respectifs de l’ordre et du désordre. Mais c’est le parcours du protagoniste de e. Roman-dit qui inscrit cette tension dans le devenir et la mène à sa résolution — J’il, dont les premiers mots constituèrent l’acte de nomination de la terre nouvelle en même temps que le baptême du peuple qui en tirera son nom. Le toponyme forgé par l’association du sein maternel aux bornes de l’alphabet conjoignant le corps à la lettre, dans une relecture ironique de la pratique onomastique canadienne-française — Sein-Azzède —, se révélera un présage du destin du jeune garçon. J’il, confronté à douze ans à l’adultère de son père Dadagobert avec la femme de Blackburn, tue le fils de celui-ci qui en est également témoin pour l’empêcher de parler. Le coupable est identifié par l’empreinte qu’il a laissée sur le sol, portant la marque poinçonnée depuis toujours sous son soulier gauche par son cordonnier de père, une couleuvre pour lui, la lettre « e » pour qui sait lire. J’il est alors envoyé à la maison de redressement de la Terre d’À Côté, où, enfermé et violenté pendant douze ans, il apprendra aussi l’écriture, par laquelle s’ouvre à lui un nouveau monde, comme le lui fera observer plus tard Blackburn cherchant à négocier la terre de Sein-Azzède. Mais cet apprentissage de l’écriture n’est pas complet, en témoigne le titre du livre de J’il auquel il manque le « e » muet final, Le corps de mon mond, livre qui ne deviendra tel que parce que sa femme lui donnera cette forme, le cousant et y ajoutant le « e ». C’est en effet dans une union contre-nature avec la fille de Blackburn, Romane Langanière, laquelle est aussi sa soeur et le fruit des amours illégitimes des deux camps, que J’il recevra le don de la langue qui lui permettra d’enfanter la didascalienne, mémoire de son peuple et gage de son devenir :

J’IL

Je dois devenir un monde de paix.

Voici la fille de ma langue

notre espérance

celle que je nomme, Soleil.

E, 116

Ainsi le peuple des Métis se dote-t-il d’une langue bâtarde, cette langue vernaculaire dans laquelle le roman puise sa source, où il apparaît que l’hybridation formelle de la pièce, dont procède le détournement de l’épopée, est la manifestation au niveau macrostructural d’une hybridation qui affecte son tout premier matériau.

Il n’est évidemment pas anodin que le baptême de Soleil coïncide avec le refus de poursuivre le combat et l’abandon du territoire par J’il, qui préfère l’exode au risque de voir les Azzédiens disparaître. Comme la Dodue Doyenne essaie de les en convaincre, « une langue vivante vaut mieux qu’une bouche éteinte par la guerre » (E, 86). En relatant sur le mode épique cette aventure linguistique, Daniel Danis fait de la langue le véritable territoire à conquérir[17]. Mais le dramaturge ne se contente pas de relater cette aventure, il la représente et la met en jeu à tous les niveaux de composition de sa pièce ; il la concrétise dans la figure de la didascalienne. À travers la romanisation de l’épopée, il apparaît que la pièce rejoue l’avènement du roman moderne sous l’influence de la force centrifuge de la ménippée, cet avènement qui consiste en une ouverture à la corporalité et au présent bannis par les genres nobles. Comme l’auteur l’explique dans un entretien, « cela forme une boucle, parcours sphérique du “dire” à l’“écrire” et de l’“écrire” au “dire”[18] ». Le théâtre fournit ainsi une scène à cette redite, ouvre le lieu du roman-dit. Et ce faisant, Daniel Danis la dote aussi d’un corps, dans ce qui apparaît comme la réalisation ultime et impossible du roman : son incarnation.

Une subtile dramatisation du roman

Comment, au terme de ce parcours, situer la pièce dans le contexte de l’épicisation de la forme dramatique ? D’abord, sans doute, faut-il tenir compte du fait que l’épicisation et la romanisation que met en oeuvre Daniel Danis sont littérales. e est tout à la fois une épopée, un roman et une pièce de théâtre, quand bien même chacune de ces trois formes se trouve malmenée par les deux autres. Un tel amalgame constitue par le fait même une nouvelle forme d’épopée, inscrite à la fois dans le corps et dans le présent. Car si « le vrai poème épique appartient essentiellement à cette époque intermédiaire où un peuple, sorti de son engourdissement et sentant son esprit s’éveiller, se met à créer un monde qui lui soit propre et dans lequel il se sente à l’aise[19] », e. Roman-dit en est très certainement un, où se donne à lire en filigrane l’histoire du Québec.

Dans la tension entre mimèsis et diègèsis caractéristique de la pièce s’exprime la conquête identitaire d’un peuple à travers l’acquisition d’une langue qui lui appartienne, par laquelle il devient capable de prendre en charge à la fois son passé et son destin (ainsi les deux premiers enfants de J’il et Romane se prénomment-ils Jadis et Demain). Le roman, en prise sur le présent, introduit précisément cette langue vernaculaire dans la forme épique, en même temps qu’il lie inextricablement la destinée collective au sort d’un individu dans lequel on peut reconnaître une figure de l’écrivain[20]. Le théâtre, qui participe lui aussi d’une temporalité du présent ancrée dans le corps, apporte en outre une dimension performative à l’ensemble. « Dis ce que vois » (E, 13), c’est ainsi que s’ouvre le discours de la didascalienne en même temps que la représentation : Soleil dit et les choses adviennent, la pièce conférant au verbe une puissance d’action. De la sorte, en dépit de la terre perdue, e relate non seulement la prise de parole du peuple azzédien, mais aussi sa prise de pouvoir.

Cela étant posé, deux remarques s’imposent quant à la spécificité de l’épique mis en oeuvre par le texte danisien. La première, c’est que celui-ci réalise la difficile conjonction de l’objectif et du subjectif et pallie ce faisant l’insuffisance parfois reprochée au théâtre épique[21]. La seconde, qui nous intéresse davantage, c’est que par le recours au récit, e donne à entendre non pas tant la voix du dramaturge que celle du peuple qu’il représente, lequel se trouve pour ainsi dire investi du pouvoir de mettre en scène sa propre histoire par la grâce de la performance. Si, donc, e. Roman-dit a besoin du récit, c’est pour mieux célébrer les pouvoirs du théâtre. Alors que les théories de l’épicisation et de la romanisation tendent à donner préséance à l’épique, le dramatique semble ici reprendre ses droits en tant qu’il confère une actualité au récit, dans une subtile inversion des polarités. On parle aujourd’hui volontiers, à juste titre, de fascination ou d’interaction réciproques entre théâtre et roman, plutôt que de lutte[22]. Mais on peut se demander si, en jouant l’incarnation du récit, le théâtre de Daniel Danis (et de quelques autres sans doute[23]) n’engage pas une forme nouvelle de dramatisation du roman.