Abstracts
Résumé
Cet article se penche sur Nous autres, les autres de Régine Robin (2011) et sur la dynamique d’inclusion et d’exclusion que suppose le pronom « nous ». Tandis que Robin dénonce le « nous » trop restrictif employé par la majorité québécoise, elle-même adopte une énonciation ambiguë dans l’essai. Souhaitant donner la parole à un « nous » plus diversifié — qui tienne compte de l’expérience immigrante —, l’essayiste s’appuie sur son expérience personnelle de l’exclusion, ce qui a pour conséquence de l’isoler à nouveau dans un « je » singulier.
Abstract
This article examines Régine Robin’s Nous autres, les autres (2011) and the dynamic of inclusion and exclusion implied by the pronoun “we”. While Robin denounces the overly restrictive “we” used by the Québécois majority, she herself adopts an ambiguous utterance in this essay. Intending to give voice to a more diversified “we”—one that takes the immigrant experience into account—she bases herself on her personal experience of exclusion, finding herself as a consequence isolated, once again, as a singular “I”.
Resumen
En este artículo se estudia Nous autres, les autres (Nosotros, los otros), de Régine Robin (2011), así como la dinámica de inclusión y de exclusión que supone el pronombre ‘nosotros’. Mientras Robin denuncia el ‘nosotros’ demasiado restrictivo utilizado por la mayor parte de los quebequenses, ella misma adopta una enunciación ambigua en el ensayo. Deseando dejar la palabra a un ‘nosotros’ más diversificado — que tenga en cuenta la experiencia inmigrante — la ensayista se apoya en su experiencia personal de la exclusión, lo cual tiene como consecuencia aislarla de nuevo en el ‘yo’ singular.
Article body
Dans son essai Nous autres, les autres [1], Régine Robin adopte une posture d’extériorité — celle de l’observatrice au regard clair — afin de jauger les difficultés de la société québécoise à intégrer et à prendre en considération la différence, notamment ethnique, linguistique et culturelle. Revenant sur des moments charnières où l’homogénéité de l’identité québécoise s’est vue questionnée, Robin s’autoreprésente à la fois en étrangère désireuse d’intégration et en perpétuelle exclue. Dans un premier temps, il me faudra considérer pourquoi le vocable « nous » devient porteur de tensions dans le climat intellectuel québécois. En effet, trois « nous » se dégagent de l’essai et entrent en conflit : le « nous » limitatif (celui des Québécois d’origine canadienne-française) que Robin identifie dans le discours dominant, le « nous » alternatif issu des marges (en premier lieu la voix des immigrants) et le « nous » véritablement inclusif dont elle rêve. Dans un second temps, je procéderai à l’analyse de la position d’énonciation de Robin qu’elle décrit comme « à la fois dedans et dehors » (NA, 50 ; Robin souligne). Je confronterai la dynamique entre exclusion et inclusion critiquée par Robin (qu’elle observe dans le discours social québécois) à celle qu’elle-même pratique dans son essai ; il s’agira de déterminer si l’auteure, en s’appuyant sur son expérience personnelle, parvient à proposer « un “Nous” véritablement habitable » (NA, 50) ou si l’identité québécoise qu’elle esquisse se redistribue en deux groupes : « nous » et « les autres ».
En marge de sa trajectoire d’historienne et de sociologue, Régine Robin est bien connue du milieu littéraire non seulement pour ses recherches sur l’écriture de soi [2], mais aussi — ou surtout — pour son roman La Québécoite [3] et son recueil de biofictions L’immense fatigue des pierres [4]. Roman éclaté et polyphonique, La Québécoite possède un caractère essayistique indéniable, et Robert Dion le décrit comme situé « à la jonction de l’essai historique et du récit de fiction, à l’interface de la grande et des petites histoires [5] ». Pour Dion, la dimension essayistique de La Québécoite est visible tout autant dans le discours historique sur l’histoire juive récente et l’expérience de la migration que dans ce qu’il appelle « une intention, ou peut-être même [une] thèse : la productivité supérieure, sur tous les plans, esthétique, intellectuel, voire moral, de l’entre-deux, de l’identité mondialisée [6] ». Robin est revenue à plusieurs reprises sur La Québécoite, notamment dans une postface incluse dans la réédition du roman en 1993 et dans l’article « L’écriture d’une allophone d’origine française [7] » en 1999 ; elle poursuit cet autocommentaire à différents moments de son argumentation dans Nous autres, les autres, allant jusqu’à lui consacrer un chapitre vers la fin de l’essai (NA, 285-292).
Si l’on tient compte du tableau des divers registres empruntés par l’essai esquissé par Robert Vigneault [8] et repris entre autres par Pascal Riendeau [9], l’on pourrait décrire Nous autres, les autres comme un essai de nature polémique, puisqu’il cherche non seulement à exprimer des idées, mais également à convaincre [10]. Vigneault identifie dans l’essai polémique « une présence marquée […] de l’énonciateur […], persuasive, agressive même, dans la mesure où elle vise à la fois à séduire l’allocutaire et à réduire l’antagoniste [11] ». Dans le cas de Nous autres, les autres, l’investissement de l’essayiste dans son propos ne fait aucun doute. Bien qu’elle ne conçoive pas ce livre comme un texte autobiographique (NA, 10), Robin se base sur son expérience personnelle pour filtrer sa discussion de ce qu’on pourrait appeler un peu dramatiquement la crise identitaire québécoise. Le « je » de l’essayiste ne se laisse pas oublier et inscrit Robin en tant que « sujet réfléchissant », selon l’expression de Pascal Riendeau (MVE, 10). Dans les pages qui suivent, je porterai particulièrement attention aux « subjectivèmes » (MVE, 12) visibles dans l’essai, afin de jauger la façon dont Robin s’autoreprésente et de préciser la fonction de cette autoreprésentation dans son propos sur le « nous » et « les autres ». En effet, si la question de l’inclusion difficile intéresse tant l’énonciatrice, c’est qu’elle l’interpelle profondément en raison de son expérience personnelle de l’exclusion ; ici comme dans de nombreux essais, il s’agit de « [p]arler de soi (de son savoir ou de sa présence au monde) par l’intermédiaire d’un objet culturel » (MVE, 41). L’essai de Robin présente une structure plutôt discontinue (trois parties, huit chapitres, en plus d’une introduction et d’une conclusion), chaque chapitre se concentrant sur l’un des « moments de crise qui [lui] ont paru décisifs » (NA, 49) — que ce soit le « dérapag[e] » (NA, 69) de Jacques Parizeau au lendemain du référendum de 1995, la réception houleuse du rapport de la commission Bouchard-Taylor sur l’accommodement des différences culturelles en 2008 ou la controverse entourant la commémoration du quatre centième anniversaire de la ville de Québec, en 2008 également. Lors de ces épisodes où la société québécoise se montre clivée, Robin emprunte la posture qu’elle avait fait adopter à sa protagoniste dans La Québécoite, elle qui devant la question de la séparation du Québec éprouvait une « peur de l’homogénéité/de l’unanimité/du Nous excluant tous les autres/du pure laine » (Q, 133).
Un « nous » problématique
Avec Nous autres, les autres, Robin explore les liens entre langue et histoire dans la construction d’une identité commune — celle dite des « Québécois de souche » —, ce qu’elle considère comme un frein à l’inclusion non seulement des nouveaux arrivants, mais aussi de tous les autres individus (notamment les Autochtones et les anglophones) ne pouvant s’identifier à cette mémoire ethnoculturelle. Cette question occupe Robin depuis longtemps et s’inscrit en rapport avec son parcours personnel. Certains motifs hantent la majorité de ses articles critiques des trente dernières années, tels l’illusion d’une langue commune, les problèmes causés par le « roman mémoriel » québécois [12], ainsi que l’attitude et les pratiques de défense de la langue française au Québec [13]. Déjà en 1983, sa réflexion théorique sur l’écriture de l’histoire faisait un détour par l’expérience personnelle de la migration :
Je viens de terminer un roman qui est […] une sorte de longue méditation sur l’Histoire, la mienne, je devrais dire : les miennes et celles des autres ; ma rencontre avec le Québec, les joies et les malentendus, la rencontre de l’altérité dans le même ou le supposé même, car la langue commune est un leurre [14].
Le travail de chercheur, l’oeuvre d’écrivain et l’expérience immigrante, loin de demeurer cloisonnés chez Robin, se trouvent placés sur un continuum où ils s’informent les uns les autres, ce qu’elle est la première à noter :
On me permettra d’entremêler mon propos théorique d’exemples autobiographiques. Je les crois fondamentaux, non comme marques d’une pure subjectivité qui aurait « aussi » le droit de se déployer, mais comme points d’appui de la réflexion, car je suis à moi seule une petite Amérique, un pluralisme ethnoculturel [15].
Dans les articles de Robin portant sur le rapport entre culture et identité québécoises, un type de commentaire sur la réception houleuse de ses idées revient tel un leitmotiv : « De temps à autre, j’ai pu écrire un article d’humeur ou d’érudition. À chaque fois, les levées de bouclier que mes écrits timides ont entraînées m’ont renforcée dans les premières impressions qui avaient été miennes autrefois [16]. » Comme nous le verrons, Nous autres, les autres s’inscrit parfaitement dans la lancée de la réflexion critique de Robin amorcée dès le début des années 1980 — d’autant plus qu’il reprend à l’occasion des passages déjà publiés sous forme d’article dans des revues savantes.
Dans son essai, Robin déplore que l’histoire québécoise soit, dans l’esprit de bien des gens, résumée de façon grossière comme la « lutte des “bons” et des “méchants”, de “nous” contre “les autres” » (NA, 254), un récit qui renforce la polarisation sociale (entre les « Français » et les « Anglais », dans un premier temps ; entre les « Québécois » et les « immigrants », dans un second temps [17]). Selon elle, la situation minoritaire du Québec au sein du Canada entraîne une vision de soi et une autoreprésentation qui mettent l’accent sur la « fragilité » et la « précarité » (NA, 255) de la culture québécoise. De ce discours, Robin retient une angoisse fondamentale, sur laquelle elle insiste au moyen d’une répétition lexicale :
peur de disparaître, peur pour sa langue qui pourrait être noyée par « l’océan anglophone » qui l’entoure, peur pour son homogénéité qui pourrait être « hybridisée », « métissée » par les vagues d’immigration qui arrivent et entraînent sa pluralisation et son hétérogénéité, peur de la mondialisation, peur pour ses traditions devant l’américanisation de la culture, et même, plus récemment, peur pour son héritage religieux devant les immigrés musulmans.
NA, 255 ; je souligne
En regroupant ces différentes peurs sous forme de liste, Robin structure ce discours — qu’elle considère à la base du nationalisme québécois contemporain — comme le reflet d’une paranoïa [18] ayant pour conséquence de marginaliser davantage ceux qui ne s’insèrent pas aisément dans le « nous » élaboré à partir de critères sociohistoriques et ethnoculturels communs. Dans cette perspective, la réaction de repli identifiée par l’essayiste serait causée par la peur de perdre un sentiment de continuité avec le récit fondateur que la société s’est donné, voire de se retrouver sans récit commun. Robin affirme toutefois qu’il est possible de se représenter un récit alternatif qui, sans mettre l’histoire de côté [19], soit en mesure d’inclure « les autres » plutôt que de les antagoniser :
Il est donc important de mettre en oeuvre un nouveau récit de l’américanité qui mette en évidence la diversité des influences et, donc, de son héritage culturel […] ; de promouvoir une « autre mémoire » à l’écoute des fils hétérogènes multiples qui ont tissé l’imaginaire canadien-français, puis québécois, fils parfois souterrains qu’on n’avait pas vus ou pas entendus. C’est de cette façon que les immigrants seront partie prenante non seulement du présent, de l’avenir et des projets politiques et sociaux mis de l’avant mais, plus encore, partie prenante d’un passé qui ne les exclut pas.
NA, 259
De la sorte, l’hybridation de la société québécoise ne serait plus considérée comme un événement nouveau, un facteur de déstabilisation du corps social ; elle constituerait plutôt un fil rouge dans l’histoire de la nation.
Le « je » d’une marginale
La perspective de Robin sur les débats sociaux au sujet de l’identité québécoise est principalement influencée par deux facteurs : l’immigration et le statut professionnel. Incidemment, ces deux éléments constituent aussi ce qui donne toute sa légitimité au discours de Robin sur l’échec de l’intégration puisque, de façon divergente, ils font d’elle une « experte » de la question. Tandis que le premier facteur est souligné par l’essayiste d’entrée de jeu [20], elle n’insiste pas sur le second — ou plutôt elle parle souvent de son statut professionnel, mais sans mesurer l’impact (du moins explicitement) de ce facteur sur sa perception des événements et son intervention dans le débat.
L’une des choses que Robin découvre avec stupeur lorsqu’elle arrive au Québec est que « la langue commune [est] un leurre » (NA, 25), c’est-à-dire que le français qu’elle parle la range d’emblée dans la catégorie autre [21] : « le fait de ne pas avoir le même accent, de ne pas partager la langue vernaculaire avec sa prosodie spécifique, de ne pas pouvoir être assigné à la même identité, la même origine, la même parlure, suffit à vous mettre à part, à vous retrancher des autres, irrémédiablement » (NA, 25). Le français, qu’elle imaginait être une source de rapprochement avec ses nouveaux compatriotes, lui fait endosser une identité qu’elle croyait quitter : « C’est au Québec que je suis vraiment devenue Française, que cette “identité” m’a collé à la peau du matin au soir, dès que j’ouvrais la bouche. » (NA, 25) L’accent français la tient à distance en trahissant l’écart qui l’exclut du « nous » majoritaire, ce qui n’est que renforcé par les bourdes de la nouvelle arrivante. À ce titre, l’anecdote du parc La Fontaine est emblématique du décalage culturel entre la France et le Québec, que l’énonciatrice n’avait pas prévu. Robin demande à un chauffeur de taxi de la déposer au « Parc Jean de La Fontaine » ; celui-ci corrige sa méprise en commentant : « “Nous avons aussi une histoire ici, souvenez-vous-en.” » (NA, 23) Entre la France et le Québec, l’histoire, comme la langue, est à la fois partagée et distincte.
Sa confusion dans les petites choses de la vie quotidienne ne l’empêche pas de détenir un statut social enviable. Dès le deuxième paragraphe, l’essayiste établit sa prise de parole dans un cadre universitaire qui lui octroie prestige et autorité : « J’ai beaucoup écrit sur le Québec ; mon roman La Québécoite, mais aussi des articles et des communications pour des colloques auxquels j’avais été invitée » (NA, 9) ; « J’ai aussi consacré beaucoup de temps à la mémoire collective un peu partout dans le monde. » (NA, 9) L’essayiste mentionne en outre qu’elle est l’auteure d’« une vingtaine de livres, professeure émérite à l’UQAM, […] associée au département de sociologie » (NA, 10). En plus de servir de pacte de lecture — puisque l’énonciation est prise en charge par l’écrivaine et chercheuse Régine Robin —, ce passage inscrit le « je » comme détenteur d’un droit de parole (qui exige, en retour, l’attention du destinataire). L’insistance sur l’importance de la voix de Robin est également visible dans les nombreuses références — dans le corps de l’essai ainsi qu’en notes — aux oeuvres littéraires et aux textes critiques de l’auteure, qui sont en outre abondamment cités.
En contraste apparent avec l’établissement d’une figure d’autorité positionnant l’auteure au centre du débat demeure l’autoreprésentation dominante qui pose Robin en « outsider », en « marginale » et en « exclue » (NA, 13), soulignant par là son expulsion du « nous » québécois auquel elle désire appartenir. Robin attribue son exclusion à son refus de rejoindre le discours nationaliste, dont elle critique divers aspects dans Nous autres, les autres. La marginalité de l’énonciatrice est également visible dans une posture d’observatrice [22] qu’elle adopte dans l’essai, comme si elle assistait au spectacle de la crise identitaire québécoise sans y participer. À plusieurs reprises, elle exprime sa stupéfaction ou son désarroi dans des segments tels que celui-ci : « En tant qu’historienne, je reste ébahie par ces querelles permanentes d’interprétation d’un passé que l’on convoque à tout bout de champ. » (NA, 245 ; je souligne.) Avec l’expression « je reste ébahie », l’énonciatrice feint l’incompréhension du phénomène qu’elle observe, tout en développant un discours intellectuel sur l’attitude qu’elle critique. Parmi d’autres exemples [23], celui du « J’en suis restée comme deux ronds de flan » (NA, 13) est particulièrement intéressant, parce qu’ici le « je » est marginalisé non seulement par son incompréhension du comportement de la majorité, mais aussi par l’usage d’expressions idiomatiques qui l’inscrivent dans l’espace franco-français plutôt que québécois. De même, elle met parfois l’accent sur sa distance d’avec le « français québécois » en soulignant la bizarrerie de certaines expressions ; on le constate entre autres dans la nécessité de recourir aux guillemets : « le cinéma québécois m’est familier, de même que certains “chansonniers”, comme on dit ici » (NA, 285 ; je souligne). Tout en exprimant un savoir (elle connaît la chanson et le cinéma québécois), ce type de formulation illustre l’impossibilité, pour l’essayiste, de considérer ce savoir comme intime.
De tels segments singularisent le « je » tout en renforçant le sentiment d’une homogénéité du « nous » de la majorité (qui parle et pense d’une certaine façon), représenté de manière négative. Ces passages ont sans doute pour effet escompté de renforcer la position de Robin en convainquant le lecteur des errements du nationalisme québécois, mais ils ne viennent pas sans effet secondaire : ils inscrivent également le regard de l’énonciatrice sur son objet comme condescendant et paternaliste [24]. La position d’extériorité par rapport à son objet d’étude [25] paraît essentielle à Robin, qui lui attribue la possibilité même de développer un regard incisif et un discours critique : « On me permettra de penser qu’il y a d’autres manières de vivre ici, sans être “parfaitement assimilée à l’espace identitaire québécois [26]” — itinéraires sans doute plus solitaires et plus douloureux, mais qui maintiennent à vif l’esprit critique, tout simplement la capacité de penser » (NA, 13). Ici, sa posture marginale est présentée par l’essayiste comme à la fois privilégiée — en raison du point de vue différent sur la société québécoise qu’elle lui octroie — et non privilégiée, parce qu’elle est source de souffrances.
Quelle marginalité ?
Robin déplore la rigidité du « nous » québécois qui peine à s’ouvrir et à se repenser à l’ère des migrations [27] ; toutefois, l’on constate que son essai participe dans une certaine mesure à la situation qu’elle dénonce, en solidifiant les frontières de ce « nous ». L’énonciatrice se glisse dans la posture de l’exclue qui lui est dévolue, selon elle, par le discours dominant, mais elle ne parvient pas pour autant à ébranler le régime de pouvoir. Comme le remarque Pascal Riendeau au sujet des stratégies narratives employées par Roland Barthes, « s’il est commode de se marginaliser (une position enviable pour dénoncer le pouvoir), il n’est pas aussi simple de se complaire dans son statut de marginal sans tomber dans l’un des excès du discours de pouvoir que l’on veut dénoncer » (MVE, 110). Que l’essayiste s’autoreprésente comme « bardée de diplômes » avec « une carrière universitaire brillante » (NA, 15) donne sans doute du poids à ses observations, mais ces marques de prestige et de privilège ont en même temps pour effet de décrédibiliser sa posture de porte-parole des personnes marginalisées.
Le fait même qu’elle cite abondamment des gens dont elle partage l’opinion (Marc Angenot, Gérard Bouchard, Jocelyn Létourneau, Jocelyn Maclure et Yvan Lamonde, pour n’en nommer que quelques-uns) indique que Robin n’est pas la seule à tenir ces positions. Toutefois, elle construit sa voix de façon à ce qu’elle ait l’air d’émaner d’un combat solitaire. L’essayiste insiste beaucoup sur les obstacles qui se sont présentés — c’est ainsi qu’elle parle du « mur » auquel elle se « heurt[e] » (NA, 65) — et les efforts déployés pour évincer sa prise de parole. Elle justifie ainsi son ton défensif en illustrant qu’il y a d’abord eu une offensive extérieure ; sa réponse mordante paraît dès lors mieux justifiée. Robin met en scène l’empêchement de sa parole jusque dans les remerciements à la fin de l’ouvrage : « Ma gratitude enfin aux Éditions du Boréal, qui n’ont pas craint d’accepter de publier une pensée plutôt à contre-courant de l’hégémonie discursive québécoise. » (NA, 343 ; je souligne.) L’octroi de pouvoir au discours qu’elle condamne permet à l’énonciatrice de se présenter comme courageuse de contester publiquement ce qu’elle présente comme un consensus oppressif.
La position de marginalité de l’essayiste par rapport au discours majoritaire se trouve renforcée par une rhétorique de la répétition, qui illustre le statisme observé par Robin dans la société québécoise : « Inutile de continuer. Le lecteur voit déjà que le même problème, les mêmes enjeux traversent l’ensemble des polémiques. Les mêmes arguments reviennent toujours. » (NA, 250 ; je souligne.) La lassitude exprimée dans ce passage cherche à établir une complicité avec le lecteur : l’énonciatrice reconnaît que le propos de l’essai est répétitif, mais elle le justifie en blâmant la répétitivité du discours social. L’immobilisme perçu du Québec est fréquemment confronté au dynamisme que Robin retrouve en Europe, notamment en France : « [J]e me plaignais à mon ami Marc Angenot de notre isolement malgré notre “surface sociale” à l’étranger, notre renom, nos publications, nos prix et nos subventions de recherche. » (NA, 15) Soulignons que les nombreuses comparaisons entre le Québec et la France utilisées dans Nous autres, les autres sont rarement favorables au premier terme de l’équation ; c’est que Robin a l’impression que ses travaux sont diversement appréciés ici et là-bas. Elle est d’ailleurs consciente que son essai rencontrera une réception difficile : « Pour quel public a-t-il été écrit ? En France, on n’en comprendrait sans doute ni le contexte événementiel, ni le contexte discursif. Au Québec, il risque de se heurter à un “rejet global”. » (NA, 49)
Enfin, la marginalisation du « je » énonciatif est également construite dans l’essai grâce au topos de l’écrivain incompris, qui vient complémenter l’impression de censure éprouvée par Robin. Ici encore, le « je » de l’essayiste oscille entre deux pôles qui peuvent paraître opposés : d’une part, elle se présente comme une écrivaine célébrée par la critique — elle est l’auteure de La Québécoite, « dont on connaît la postérité comme roman emblématique de la littérature migrante » (NA, 275) — et, d’autre part, elle déplore que les lectures qui ont été faites de son oeuvre soient demeurées lacunaires. Un passage sur l’expérience de Robin au sein du groupe Vice Versa — qui réunissait des écrivains réfléchissant à la transculturalité — illustre bien comment ces deux aspects (succès et échec) s’entremêlent :
Notre échec fut, malgré tout, très productif. Même si nous n’avons pas été compris, nous avons développé une pensée qui a l’avenir pour elle […]. Nous ne nous faisions pas une idée utopique, lyrique de la transculture, mais nous savions que nous avions l’avenir pour nous à long terme […]. À coup sûr, nous avons constitué un véritable cheval de Troie dans l’institution littéraire québécoise et son récit national.
NA, 283
L’échec même du projet est une preuve de sa nécessité et donc, paradoxalement, de sa réussite. Notons cependant que, dès la page suivante, Robin recentre ce « nous » (le groupe de Vice Versa) sur son « je » d’écrivaine : « Mais, le vrai cheval de Troie, on l’aura compris, ce fut l’écriture migrante et la destinée inattendue de La Québécoite. » (NA, 284 ; Robin souligne.) L’essayiste revient sur la réception de La Québécoite parce que le roman de 1983 s’inscrivait déjà dans le questionnement global de Nous autres, les autres, soit : comment les individus qui ne correspondent pas à l’identité dite « de souche » peuvent-ils parvenir à s’intégrer à la société québécoise ? Dans son argumentation, elle utilise comme preuves non seulement son oeuvre (longuement citée), mais surtout la réception qui en a été faite.
Robin mentionne d’abord la somme importante de données incluses dans La Québécoite et les obstacles à la lecture qui en découlent :
J’en conviens, le narrataire de mon roman est un lecteur impossible comme le lieu que je décris […]. Peu de lecteurs pouvaient [en] déchiffrer toutes les allusions […]. C’est ainsi que j’inverse le résultat des élections allemandes de 1932 […]. Qui s’en est aperçu ? […] [P]eu de critiques ont saisi la mise en écharpe de l’ensemble des allusions, des références et des intertextes.
NA, 286 ; je souligne
Ici, la difficulté du texte est connotée positivement et la compréhension imparfaite ou incomplète du public et des critiques devient une preuve supplémentaire de la complexité de l’oeuvre et de l’adresse de la romancière. Si La Québécoite est destinée à un « lecteur impossible », de quel « nous » le roman est-il issu ? Robin revient sur la phrase « On ne devient pas Québécois », qui, selon elle, est le seul aspect que la critique ait retenu du roman :
Personne ne s’est attardé à déchiffrer ce que cela voulait dire en 1983 […]. Je pressentais qu’un autre groupe, totalement hétérogène, allait s’immiscer entre les deux blocs [les francophones et les anglophones] […]. Je pressentais ce genre d’échanges qui pourraient bouleverser la donne. Je voyais déjà la chose s’amorcer avec mes étudiants ou avec des inconnus que je rencontrais au « dépanneur du coin ».
NA, 291 ; je souligne
L’essayiste construit ici une opposition entre l’écrivaine et ses lecteurs et critiques, où elle apparaît seule voyante parmi les aveugles, et seule apte à interpréter son oeuvre [28], puisqu’elle seule a l’expérience requise pour comprendre l’ensemble des références et allusions qu’elle a placées dans son texte. Robin poursuit en insistant sur l’accueil déficient qu’a reçu La Québécoite lors de sa parution :
La réception fut d’abord glaciale. On ne savait pas quoi faire de cet « ovni ». On ne comprenait pas la structure même du texte […]. On ne comprenait pas le travail de la multiplicité, l’inscription du multilinguisme, la recherche de l’hybridité. […] Il y avait un autre discours politique auquel personne ne s’est intéressé qui concernait la France.
NA, 292 ; je souligne
L’autocommentaire critique sur La Québécoite a ici comme effet de tirer le roman vers l’essai a posteriori, en le faisant servir d’illustration à des idées défendues par l’auteure. Dans Nous autres, les autres, le topos de l’écrivain incompris est utilisé pour valoriser l’énonciatrice — dont la pensée paraît complexe et subtile par contraste avec celle des lecteurs et critiques de La Québécoite, qui semblent avoir manqué l’essentiel. L’une des conséquences de la structure oppositionnelle mise en place est que le « je » de l’essayiste est positionné résolument dans la marge — une auteure d’exception s’adresse à un lecteur d’exception (« impossible ») —, ce qui rend problématique l’énonciation d’un « nous » inclusif par ailleurs renvendiqué dans le texte.
En se faisant porte-parole des oubliés du « nous » de la majorité québécoise, l’auteure se place dans une position vulnérable ; non seulement par rapport au « nous » dominant, qui, selon elle, menace d’imposer le silence aux voix dissidentes, mais aussi en regard d’autres figures minoritaires qui semblent plus exposées aux violences de l’exclusion qu’une professeure d’université, blanche de surcroît. Sans mettre en doute les discriminations vécues par les « minorités audibles [29] » (NA, 25), l’on peut seulement supposer que la violence de l’exclusion du « nous » majoritaire se fait sentir de façon encore accrue chez les personnes qui, pour des raisons raciales, ethniques, religieuses, de langue, d’orientation sexuelle, d’identité de genre ou de statut socioprofessionnel, se trouvent « disqualifiées » d’office et reléguées au statut d’autre.
Dans un court essai, « Ma langue, mes langues, mélanges [30] », Ching Selao réfléchit à son expérience d’immigrante au Québec à la lumière du livre de Jacques Derrida Le monolinguisme de l’autre [31]. En raison de son apparence qui trahit des origines asiatiques, Selao n’a pas le luxe de pouvoir dissimuler son extériorité au « nous » dominant. La jeune femme raconte son désir de se fondre dans le « nous » de la majorité par la maîtrise de l’accent québécois « afin qu’à travers lui, [s]on corps ne soit plus perçu comme un objet d’impureté » (ML, 27). Il s’ensuit que son corps et sa voix paraissent en disjonction dans le regard d’autrui : « [O]n me prenait pour une “vraie” Québécoise, tant qu’on ne me voyait pas. » (ML, 27) Même si elle maîtrise la langue et l’accent, la personne dont l’apparence révèle un ailleurs n’est pas au bout de ses peines, comme Selao l’illustre avec l’anecdote pour elle récurrente du « Tu parles vraiment bien français ! » (ML, 27) — commentaire qui, s’il se veut flatteur, vient plutôt souligner une incongruité. Pour Selao, « c’est aussi, et peut-être surtout, [lui] rappeler qu’[elle] ne fai[t] pas partie de ce “nous” puisque “Tu parles vraiment comme nous !” veut également dire “Tu parles comme nous pour quelqu’un qui n’est pas nous” » (ML, 28). Selao met au jour la façon dont de nombreux Québécois lisent son corps et l’interprètent littéralement comme un corps étranger en s’adressant à elle en anglais, « la langue de l’Autre » (ML, 29). De toute évidence, « on ne change […] pas de peau comme on change de langue » (ML, 31), et les personnes racisées se font souvent refuser l’appartenance au « nous » de la majorité. Parce que les frontières du « nous » sont constamment gardées et renforcées, elles demeurent très difficiles à percer, et Selao — dans une perspective un peu différente de celle de Robin — exprime elle aussi le désir d’être contenue dans ce « nous » :
Si les théories et la littérature […] entretiennent les notions de l’entre-deux, des errances, du no man’s land et du no man’s langue, il me semble que dans la réalité, on aspire à autre chose. J’aimerais bien savoir qui, dans un camp de réfugiés, rêve au no man’s land ou à l’entre-lieu.
ML, 31
Ce passage illustre bien le gouffre entre une notion séduisante dans l’abstrait et une réalité qui l’est beaucoup moins.
En terminant sur ces observations de Selao, je ne voudrais pas délégitimer le discours de Robin dans Nous autres, les autres ; les expériences de l’exclusion n’ont bien sûr pas à entrer en lice les unes avec les autres. Toutefois, il m’a semblé nécessaire d’identifier les limites à partir desquelles il devient impossible de généraliser une expérience sans parler pour les autres — et donc à leur place. Alors que, dès le titre, elle se plaçait comme porte-parole d’une communauté d’exclus, l’importance accordée au « je » de l’énonciatrice dans l’essai de Robin fait dérailler le « nous » véritablement inclusif qu’elle envisageait. Le personnage de son roman était d’ailleurs conscient que même dans ce « nous autres » des exclus, il y avait une hiérarchie : « Québécoite/ Privilégiée quand même/même si on ne veut pas de toi/même si on te rappelle tous les jours que tu n’es pas d’ici/Privilégiée quand même. » (Q, 87) Dans La Québécoite, la ville et la protagoniste étaient toutes les deux brisées et marquées par la mobilité [32], et c’était en partie ce qui les rendait habitables (bien que de façon douloureuse) par diverses personnes, de façon différente. Dans Nous autres, les autres cependant, l’espace de la ville et du personnage se sont rétrécis et figés, au point que la situation paraît être une impasse ; l’on voit mal qui pourrait dire « nous » sans participer à un régime de l’exclusion.
Appendices
Note biographique
JOËLLE PAPILLON est professeure adjointe à l’Université McMaster (Hamilton, Ontario), où elle enseigne les littératures québécoise et franco-canadienne. Elle a dirigé le numéro de temps zéro sur les « Imaginaires autochtones contemporains » (décembre 2013), et s’intéresse actuellement à l’oeuvre de Naomi Fontaine, de France Daigle et de Régine Robin en rapport avec les questions de littérature minoritaire. Par ailleurs, elle est l’auteure de plusieurs articles et chapitres de livre sur la question de la représentation du désir, entre autres chez Marie Nimier, Nelly Arcan et Camille Laurens.
Notes
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[1]
Régine Robin, Nous autres, les autres. Difficile pluralisme, Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2011, 346 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle NA suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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[2]
Voir Régine Robin, Le golem de l’écriture. De l’autofiction au cybersoi, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature », 1997, 302 p.
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[3]
Régine Robin, La Québécoite, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Romanichels poche », 1993 [1983], 224 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Q suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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[4]
Régine Robin, L’immense fatigue des pierres, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Étoiles variables », 1996, 189 p.
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[5]
Robert Dion, « Aspects non narratifs du roman québécois des décennies 1980 et 1990 (Bessette, Robin, Martel, Micone, Monette) », René Audet et Andrée Mercier (dir.), avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au Québec, t. I : La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 149.
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[6]
Ibid., p. 153.
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[7]
Régine Robin, « L’écriture d’une allophone d’origine française », Tangence, no 59, janvier 1999, p. 26-37.
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[8]
Robert Vigneault, L’écriture de l’essai, Montréal, l’Hexagone, coll. « Essais littéraires », 1994, 330 p.
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[9]
Pascal Riendeau, « Incursions et inflexions du narratif dans l’essai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) », René Audet et Andrée Mercier (dir.), avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au Québec, t. I : La littérature et ses enjeux narratifs, p. 257-286 ; Pascal Riendeau, Méditation et vision de l’essai. Roland Barthes, Milan Kundera et Jacques Brault, Québec, Nota bene, coll. « Littérature(s) », 2012, 269 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MVE suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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[10]
Notons que, si l’on s’en tient à la définition de Vigneault, l’ouvrage de Robin ne correspond pas en tous points à l’essai polémique, et se rapproche plutôt du pamphlet. Vigneault distingue essai polémique et pamphlet entre autres en ce qui a trait au rapport de l’énonciateur à la vérité ; selon lui, l’essayiste cherche la vérité tandis que le pamphlétaire est convaincu de la posséder (L’écriture de l’essai, p. 102 ; l’auteur souligne). J’aurai l’occasion de revenir sur l’inscription de l’autorité de l’énonciatrice dans Nous autres, les autres, mais ce point n’entre pas en conflit, à mon avis, avec les autres enjeux de l’essai polémique tel que pratiqué par Robin.
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[11]
Robert Vigneault, L’écriture de l’essai, p. 94.
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[12]
Robin développe la notion de roman mémoriel pour désigner « les différentes formes d’appropriation collective du passé », la « base discursive » sur laquelle s’appuie la construction d’une identité nationale fondée sur une histoire commune (Régine Robin, « Défaire les identités fétiches », Jocelyn Létourneau [dir.], avec la collaboration de Roger Bernard, La question identitaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux, hors-lieux, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Culture française d’Amérique », 1994, p. 218). Elle y a aussi consacré un ouvrage : Le roman mémoriel. De l’histoire à l’écriture du hors-lieu (Longueuil, Le Préambule, coll. « L’univers des discours », 1989, 196 p.).
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[13]
Outre les articles de Robin cités dans ce paragraphe, considérons également les suivants : « La culture, les cultures, ma culture, les pièges du culturalisme », Francophonies d’Amérique, no 10, 2000, p. 7-21 ; « Postmodernisme, multiculturalisme et political correctness », Tangence, no 39, mars 1993, p. 8-20 ; ainsi que « Une dissonance inquiète », Liberté, vol. L, no 4, décembre 2009, p. 58-86, qui se trouve à être un premier jet de Nous autres, les autres.
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[14]
Régine Robin, « L’histoire c’est le manque », Liberté, vol. XXV, no 3, juin 1983, p. 54.
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[15]
Régine Robin, « Défaire les identités fétiches », p. 218.
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[16]
Régine Robin, « Vous ! Vous êtes quoi au juste ? Méditations autobiographiques autour de la judéité », Études françaises, vol. XXVII, no 3, 2001, p. 114-115.
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[17]
Le statut ambigu des immigrants au sein de la société québécoise est visible jusque dans le titre du livre de Clément Moisan et Renate Hildebrand sur l’écriture migrante, Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997) (Québec, Nota bene, coll. « Études », 2001, 363 p.), qui illustre bien la tension entre dedans et dehors (« étrangers »). C’est encore le cas pour le titre de l’ouvrage de Robin, qui joue de l’expression québécoise « nous autres » pour y faire entendre à la fois l’inclusion et l’exclusion. Dans le contexte d’un « nous » immigrant, « nous autres » vient fonder le sens de la communauté dans une altérité partagée. Simon Harel constate pour sa part que la littérature migrante contribue « à briser l’illusion d’une “naturalité” de l’identité québécoise » (Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature », 2005, p. 34), dont la nature composite est dès lors révélée. Pour cette raison, la littérature migrante « justifie un retour critique sur le présupposé d’homogénéité qui anime la société québécoise lorsque cette dernière fait du nous un argument rhétorique imparable » (ibid. p. 36).
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[18]
Robin utilise à plusieurs reprises le mot paranoïaque pour qualifier l’attitude de défense d’une identité québécoise perçue comme en péril (voir, par exemple, « La culture, les cultures, ma culture, les pièges du culturalisme », p. 13 ; et « Vous ! Vous êtes quoi au juste ? », p. 121).
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[19]
Notons la difficulté de déterminer la juste place de l’histoire et son utilisation adéquate à des fins identitaires. Selon Hans-Jürgen Greif, le personnage du professeur Himmelfarb dans La Québécoite aurait pour fonction de souligner l’importance de la connaissance de l’histoire pour la constitution d’une identité juive contemporaine : « Et c’est là que réside le message même de La Québécoite : sans le rappel incessant de l’Histoire dont nous sommes le produit, nous errons dans un no man’s land sans repères identificatoires. » (« D’une identité à l’autre, d’une religion à l’autre. Problématiques de transculturation dans La Québécoite de Régine Robin », Laval théologique et philosophique, vol. LIX, no 3, octobre 2003, p. 446.) Il y aurait ainsi, d’une part, une connaissance et une commémoration insuffisantes de l’histoire juive et, d’autre part, une célébration exagérée d’une histoire canadienne-française épurée de ses moments troubles (les présupposés xénophobes d’un Lionel Groulx, par exemple, que Robin dénonce à maintes reprises).
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[20]
Robin identifie comme facteurs déterminants pour expliquer sa difficulté à s’intégrer à la suite de l’immigration le fait qu’elle soit arrivée tardivement (à l’âge adulte, avec une carrière déjà amorcée) (NA, 15), le fait qu’elle soit partie en gardant plusieurs attaches à la France (sa fille, des occasions professionnelles) (NA, 28), et sa judéité laïque (NA, 37).
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[21]
L’autodescription en « allophone d’origine française » qu’elle propose dans un article de 1999 (et sur laquelle elle revient dans Nous autres, les autres) s’expliquerait non seulement par le rapport intime qu’elle entretient avec le yiddish, mais aussi par le sentiment d’une différence insurmontable entre le « français français » et le « français québécois », ainsi que par une volonté de solidarité avec les écrivains migrants ayant adopté le français comme langue d’écriture.
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[22]
Elle présente sa carrière de professeure à l’UQAM comme un « poste d’observation » qui lui permet de développer un regard critique sur « les conjonctures, les enjeux, les discours [et] les mots », d’autant qu’elle se décrit — à juste titre, bien sûr — comme une « spécialiste de l’analyse des discours » (NA, 50).
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[23]
L’énonciatrice est aussi « sidéré[e] » (NA, 191), elle n’a « jamais compris » en quoi Mordecai Richler pose problème et elle « reste, sur ce plan, d’une autre planète » (NA, 327), etc.
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[24]
Certains exemples sont particulièrement consternants. Lorsqu’elle parle de la génération d’immigrants ayant grandi après la loi 101 et ayant appris le français à l’école, Robin note : « nombre de ces jeunes, notamment parmi les Haïtiens ou les Latino-Américains, sont parfois favorables aux options indépendantistes, confondant sans doute Bernard Landry et le Che » (NA, 68). Même si l’essayiste tente de traiter la question avec humour, un tel énoncé témoigne du regard infantilisant qu’elle pose sur ceux qui ne partagent pas ses opinions. Dans le cas de la phrase citée, cela est d’autant plus déplorable que les personnes dont les choix sont dénigrés devraient appartenir au « nous » alternatif de Robin (puisqu’ils sont immigrants ou enfants d’immigrants), mais que cet accès leur est refusé en raison de leurs opinions politiques. Robin se trouve alors à reproduire le fonctionnement qu’elle critiquait dans le discours nationaliste (selon lequel les immigrants ne sont pas nationalistes donc pas tout à fait Québécois) : les immigrants nationalistes ne sont plus tout à fait des… immigrants. Enfin, mentionnons qu’il est peu probable que l’image « romantique » du Che émane particulièrement de la communauté latino-américaine…
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[25]
Cela rappelle en outre le dispositif romanesque de « l’ingénu » — l’étranger qui pose un regard neuf sur la société majoritaire — comme dans l’oeuvre éponyme de Voltaire (L’Ingénu, Paris, Larousse, coll. « Petits classiques Larousse », 2000 [1767], 287 p.).
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[26]
Robin reprend l’expression de Nathalie Petrowski (« Des gens d’entendement », La Presse, 23 mai 2008, p. A7), dont elle critique les positions sur l’intégration des immigrants.
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[27]
Dans certains cas, la volonté d’ouverture à l’autre paraît forcée, liée au besoin de protéger le corps social en assimilant — et donc en faisant disparaître — ce qui semblait a priori hétérogène. Simon Harel dénonce par exemple un certain engouement superficiel pour l’écriture migrante qui, tout en perpétuant l’exotisation d’auteurs néo-québécois, s’approprie un imaginaire de l’errance et du nomadisme en le vidant de sa dimension traumatique (« Une littérature des communautés culturelles made in Québec ? », Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. V, no 2, 2002, p. 57-77).
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[28]
À la suite de Pascal Riendeau (MVE, 131-132) — qui étudie l’essayistique chez Milan Kundera —, notons à quel point il devient délicat pour la critique de commenter des oeuvres dont l’auteur a déjà présenté un « commentaire officiel ». Paradoxalement, on peut croire que l’effet de censure s’en trouve déplacé, et que c’est la critique qui ne paraît plus libre.
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[29]
Dans un passage essayistique de Soigne ta chute (Flora Balzano, Montréal, Lanctôt, coll. « Petite collection Lanctôt », 2005 [1991], p. 36), la protagoniste du roman se décrit elle aussi comme une « minorité audible » en raison de son accent européen qui détonne dans le paysage québécois et l’empêche d’obtenir un rôle à la télévision.
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[30]
Ching Selao, « Ma langue, mes langues, mélanges », Tessera, vol. XXXVII-XXXVIII, 2005, p. 25-35. Désormais, les références à cet article seront indiquées par le sigle ML suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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[31]
Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre. Ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1996, 135 p.
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[32]
Sandrina Joseph souligne que la narratrice de La Québécoite n’est jamais immobile entre deux lieux ou deux états, mais qu’elle se distingue plutôt par l’oscillation entre des pôles censés s’exclure. (« “Désormais le temps de l’entre-deux”. L’éclatement identitaire dans La Québécoite de Régine Robin », Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. IV, no 1, 2001, p. 31.) Dans ses articles critiques, Robin présente d’ailleurs la fixation identitaire de façon négative et valorise la position « entre, c’est-à-dire dans un espace où il y a du jeu, du va-et-vient entre une origine assumée dont on arrive à se déprendre et le devenir-autre, le changement qui ne mène pas à la pulvérisation » (« Défaire les identités fétiches », p. 229 ; Robin souligne).