ChroniquesPoésie

Paroles tenues[Record]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Il est des expériences qui poussent à écrire alors qu’elles nous acculent au silence le plus opaque. La mort d’un proche engendre fréquemment ce paradoxe : le poème qu’elle appelle semble s’écrire depuis son impuissance. Il arrive alors que la poésie s’arrache à l’écriture pour atteindre à la parole ; celle des poètes ne manque pas de nous rappeler à notre condition de mortels, et tout lecteur compte dans sa bibliothèque intime des oeuvres auxquelles il aime revenir, à l’occasion d’un deuil ou au détour d’une saison, qu’on pense à Quelque chose noir , de Jacques Roubaud, aux Heures  de Fernand Ouellette, à Tombeau de Lou  de Denise Desautels, ou encore à Dixhuitjuilletdeuxmillequatre  de Roger Des Roches, pour n’en citer que quelques-unes. Avec Denise Desautels, Paul Chanel Malenfant est certainement de ceux qui ont le plus écrit à partir de l’expérience du deuil et de la mélancolie. Des ombres portées  demeure à mes yeux un modèle d’écriture de l’absence, que je relis toujours avec la même émotion. Malenfant est aussi un héritier de Fernand Ouellette, dont il a étudié l’oeuvre minutieusement . Or c’est une particularité des livres recensés dans cette chronique que de parler de la mort en se plaçant dans un rapport de filiation avec des écrivains et des artistes. En revendiquant un tel héritage, la parole endeuillée renoue le fil en substituant au lien rompu une communauté de sens. Le dernier recueil de Paul Chanel Malenfant, La petite mariée de Chagall , porte moins sur l’absence que sur la mort. De manière très touchante, il relate l’agonie de la mère, gravement atteinte de la maladie d’Alzheimer. Les poèmes en vers, figurant la verticalité, et qui en cela ne sont pas sans rappeler les poèmes des Heures de Ouellette, mettent en présence la mère et son fils, qui lutte pour préserver la mémoire se délitant de toute part, même s’il sait que la tâche est vaine : « le poème n’a plus de raison/d’être devant le corps/de la mère mourante » (11). Penché sur ce corps d’oiseau fragile étendu sur le lit, ce corps rachitique à la peau translucide dont il observe les moindres mouvements, les moindres altérations avec une attention telle qu’il les ressent en lui-même , le fils entreprend le récit de la vie de sa mère, déterminé à reconstituer ses souvenirs, car si la mémoire s’efface, les livres, eux, lui survivent. Un double mouvement marque ces textes, qui tiennent autant de l’écoute que du discours : C’est la langue maternelle qui bruit en lui : La démesure de la mort d’un seul être se fait sentir lorsqu’elle se découpe sur fond de massacre historique. En même temps, le massacre réverbéré fait retentir l’intensité de la douleur. Entre deux souvenirs évoqués, deux scènes reconstituées, la petite mariée s’envole, légère, revenue à la vie. Elle se déplace doucement dans ce tableau où sont convoqués tour à tour les objets de femme devenus aphasiques, « la petite robe noire des fêtes de famille » (68) bientôt sans corps, ce décor de papier peint où tout est sens dessus dessous, « les ananas et les oiseaux du paradis » (117) confondus, univers familier où désormais rien ne résiste au rêve, cet envers lumineux de la démence. Dans la tête de la gisante, sur ses tempes, « là où pense la pensée » (62), des paroles s’agitent où les âges se répondent, paroles qui remontent dans la bouche du fils et avec elles les souvenirs les plus profondément enfouis : Il avait six ans lorsqu’un oncle, un shérif des États-Unis, lui a pris son innocence. Or il se pourrait que …

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