ChroniquesPoésie

Pour l’amour du Nord[Record]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Est-ce parce que je les ai lus alors que je me trouvais au Lac-Saint-Jean, parmi ces nuages fous dont la ronde jamais ne cesse et en contemplant un paysage avec lequel leurs mots résonnent si fort, que les derniers livres de Serge Patrice Thibodeau  et de Jean Désy  m’ont touchée à ce point ? Cette terre de sable, d’eau et de conifères leur seyait si bien qu’il m’a semblé que mes compagnons d’errance parlaient d’une seule et même voix. Le souffle de ces prières aux esprits du Nord, de ces invocations amoureuses, de ces hommages nous aura certainement mis tous les trois, cet après-midi de fin d’été, au diapason du paysage jeannois. Serge Patrice Thibodeau s’est rendu jusqu’à la Terre de Feu avant de prendre la décision de franchir la même distance vers le nord — ce qui devait l’amener à écrire Sous la banquise. Dans Chez les ours, Jean Désy affirme que c’est dans le Nord que sa poésie a pris son essor. Thibodeau profite de cette exploration nordique pour revenir à son origine acadienne et refaire le trajet de son avancée spirituelle. Pour Désy, ce dernier livre est l’occasion de libérer la mémoire la plus ancienne qui l’habite et de faire l’éloge du métissage. Leurs poésies ne se cantonnent pas dans une quête esthétique ; elles s’ancrent en toute sensibilité dans les territoires qu’elles traversent et qui les traversent, dont ce Nord qui, plus que tout autre peut-être, nous dit ce qui nous rassemble. Les poètes nomades méditent ici plus qu’ils ne se hâtent, s’intéressant autant à ce qui les a précédés qu’à ce qui vient, ce qui intensifie leur présence et donne au poème un caractère inclusif, voire atemporel. C’est à travers la contemplation du paysage et de son histoire millénaire que le sujet, plus posé, moins exalté qu’au cours des premiers voyages dont la poésie de Thibodeau s’est inspirée, prend la mesure de son parcours, y accuse son âge, et l’accueille comme un guide : cinq doigts d’une main marquant le temps, une ride, des cheveux blancs, voilà autant de balises, de mesures de l’avancée. Sans doute faut-il en effet manifester plus d’écoute, être plus silencieux lorsqu’on se trouve au « seuil infranchissable d’une histoire tenue secrète, mais écrite entre les lignes taciturnes des inukshuks » (12). De même que l’histoire à laquelle il convient de prêter l’oreille se cache sous la banquise, de même le paysage s’éprouve depuis l’intérieur du corps, où il finit par se loger. « Un parfum de ciel gris avant la tempête. Le très noir brille, prédit le goût fibreux des truffes à la fleur de sel, vue insolite de la nuit dans tous les recoins du corps. » (14) Le paysage résonne dans le corps du passager, semble couler dans ses veines, battre dans son coeur comme ses pas résonnent dans les coursives du bateau. Dans le désert blanc, ciel et terre agissent comme des vases communicants ; inversant parfois leurs proportions, ils se partagent également les sens et la présence des hommes. L’auteur met en oeuvre un subtil jeu de palindromes, de paronymies et d’homophonies qui figure cette coïncidence du corps et du paysage, dispositif qui rend d’autant plus éloquentes les notations auditives dont le livre est cousu. Ces pulsations indiquent le temps qui passe : « Le temps recule, s’écarte ou tarde, il ne renonce pas. Il bat la mesure lento du haut de son podium […]. » (18) Le voyageur est témoin de la menace que le Blanc, explorateur ou simple touriste, fait peser sur l’écosystème. Sur ce bateau se côtoient « le peuple d’Orion …

Appendices