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nous sommes toujours au moins à une chronique de la vérité [1]
Les livres dont j’ai choisi de parler dans cette chronique sont atypiques. Chacun à sa façon se tient au seuil du poétique, travaille dans ses marges, le pousse dans ses derniers retranchements. Chacun sollicite une attention aiguë, invitant le lecteur à focaliser sur un objet, un paysage, un moment de l’histoire, et à s’en approcher très près, si près qu’il est peu à peu pris de fascination et que par son regard altéré la nature de toutes choses se trouve mise en question.
Mahigan Lepage a remporté le prix Émile-Nelligan 2011 pour Relief [2], un premier livre étonnant, qui se démarque tant par son style que par son sujet. On y passe à rebours quatre saisons à L’Ascension-de-Patapédia, ce village gaspésien de deux cents âmes, bâti sur un plateau et situé à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick. « Un village même pas : un hameau. Comme une encoche, une entaille — une plaie à la peau de l’écorce terrestre : peau coupée saignée chauffée à blanc. » (10) L’auteur prend à la lettre certaines caractéristiques du lieu et s’en sert pour construire une allégorie. À L’Ascension, anciennement appelé L’Ascension-de-Notre-Seigneur, la terre est plate. « Où qu’on regarde, d’où qu’on regarde à L’Ascension tout est plat ou très bas. » (14) Le paradoxe structure l’ensemble du livre. Ainsi la terre se résume à un disque entouré par du vide, de menaçantes coulées. Ignorant, l’homme qui l’habite n’en est pas moins orgueilleux, et s’acharne sur la nature jusqu’à ce qu’elle se retourne contre lui, sous forme d’inondation, de feu de forêt, de tordeuse d’épinette, de verglas.
Dans le village, tout est délabré. L’école est fermée, le toit de l’église s’est effondré sous le poids de la neige l’hiver précédent. La messe est célébrée dans la salle communautaire, un lieu quelconque au plafond bas. Il n’y a pas de bar. Les hommes se rassemblent chez Marius, le dépanneur (« On aurait dit magasin général mais ça n’existe plus. » [16]), pour boire de la bière, au comptoir ou à l’extérieur.
Hameau — si c’est même un hameau que cette creusée et cette jetée de matière de gauche et de droite d’une rue polluée par le souffle des camions semi-remorques chargés de grosses billes de bois vert ou de machinerie forestière — que ces maisons inhabitables bordant une rue intraitable — que ces hommes et ces chiens traversés de part en part et jour après jour par les ronflements, les entrechoquements des lourdes mécaniques. (12-13)
Ainsi que le montre cette description, au village, comme rétréci, s’oppose un mouvement de dissémination induit par la force cinétique des engins mécaniques dont la puissance atterre les êtres vivants, qui semblent réduits à l’impuissance, et comme déjà effacés par la poussière. La citation offre aussi un exemple de l’observation minutieuse, presque clinique, à laquelle sont soumis le village et ses habitants. Partout se lit ce souci de rendre avec exactitude le spectacle de la désolation, comme si dans sa désolation même le village faisait énigme. On scrute les gestes, on dissèque, on tronçonne les corps, à la recherche d’un indice, d’une faille. Le moindre mouvement est consigné, décomposé, diffracté. L’espace est lui aussi découpé finement ; il y a abondance d’un lexique dénotant ou connotant le découpage. Chaque fragment observé s’ajoute au portrait, où il tombe comme un poids, une fatalité.
L’apparence d’objectivité [3] se double d’une richesse métaphorique qui fait distorsion. Il n’y a pas de distinction entre le village et ses habitants. Tout est de la même trempe, un mélange indistinct de terre, de chair, de métal et de matière ligneuse, incarnant la lutte avec le territoire supposé faire vivre mais qui, en réalité, précipite vers la mort. Le fabuleux combat des Timberjack avec ce qu’il reste de la forêt (67-68) en est un exemple éloquent. Ces monstres respirent, leur mécanisme fonctionne exactement comme les organes du corps humain, et on ne fait aucun cas de leurs conducteurs, comme s’ils s’étaient fondus au métal. D’ailleurs les villageois n’ont pas de personnalité. On les voit bouger, boire de la bière, tousser, se déplacer, sans plus. Ils n’ont pas non plus de femme, à l’exception de Romu, « père fondateur déchu » (18), sorte d’archétype de l’habitant entêté qui se confond avec ses actions (passage Romu, parcours Romu, roche Romu), et dont l’ombre portée sur le sol du cimetière reproduit la forme du village. Il agit comme un principe amplificateur ; en sa présence la matière se contracte et gagne en densité. « Au passage de [sa] camionnette, les éléments disjoints du décor plat se conglomèrent et se hérissent comme une poudre de fer sous un aimant. » (21) Inextricablement lié au destin du village, le personnage fascine. On suit ses déplacements et ses errements, curieux des motivations et des révélations qui l’animent, à travers un foisonnement de détails qui crée un véritable suspens.
« À des milles à la ronde la forêt a été rasée : restent des souches, des friches, des arbrisseaux. » (22) Seuls sont encore debout les hommes « sous les manteaux gorgés d’eau de pluie, les pieds plantés dans les grosses bottes sales » (26). Les « hommes souches s’enracinent au plancher » (27). Au jour anniversaire de L’Ascension, Romu, par condensation de la matière et concentration des regards, sera bien porté jusqu’au plafond, mais l’ascension est aussitôt stoppée par l’effondrement du toit et l’inondation. C’est dire que l’ascension souhaitée n’aura pas lieu ; ni celle de Dieu ni celle des hommes. Aliénés, fourbus, désemparés, ces derniers sont invariablement ramenés au sol où ils persistent à vouloir s’ancrer et qui néanmoins les rejette. Ce qu’ils laissent dans l’ignorance et confinent au néant dans leurs efforts aveugles, c’est une possible sagesse, une autre voie, celle des « fils abandonnés », et dont la voix sourd du sol, incarnée par le néant qui parle pour eux sous le nom de coulée : « parole jaillissant d’un coup d’os et de roche et de bois émergeant dans le repli de la terre pour ébranler les fondations de la patrie au-dessus » (11). C’est par l’intermédiaire de cette voix qu’on pénètre au coeur du village ; c’est elle qui donne au récit ses airs de réalisme magique.
Au fond de la coulée file la Patapédia, dont le nom en micmac signifie « courant capricieux ». Elle plonge Romu dans la terreur, alors qu’au belvédère appelé Soleil d’or le vertige lui donne à voir son propre corps noyé. La faille, point de chute du paysage, se trouve à l’intérieur même du corps de Romu. Coincé dans un pli de l’espace et du temps, son coeur pompe mal, et défaille. C’est de là, de ce repli du temps, de cet enfouissement de l’espace où passé et avenir se rencontrent, que monte la voix des fils abandonnés. Cette voix, présente dès la première partie du livre, revient à la fin, dans une magistrale harangue, qui ramasse et relie tout, les avertissements semés au fil des textes, la vie et la mort du village, de Romu, la fatigue et la colère de générations vouées au silence. Ainsi court en filigrane de ce livre remarquable une question d’une importance cruciale : que peut le poème pour notre monde en chute libre ? De quelles blessures terrestres, de quelles voix étouffées, de quels destins floués peut-il encore se faire l’écho ?
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Romancière et nouvellière, Danielle Roger vient de publier un premier recueil de poèmes extrêmement intéressant. Composé de courts textes de prose narrative, Éclats de verre en vase clos [4] propose un parcours de mémoire. On retourne dans le passé de la narratrice, fille unique d’une famille dysfonctionnelle assez typique, et qui cependant s’avère un terrain fertile pour aiguiser sa conscience du langage.
La narratrice collectionne les boules de verre. Chacune apparaît comme la cristallisation d’un moment signifiant, qu’il s’agisse des mariés (ses parents) sous les confettis ou encore d’une chambre vide, par la fenêtre de laquelle le personnage (on suppose la mère) s’est enfui. La dernière boule, celle où la famille se trouve réunie, est la plus fragile : « Si on l’agite les personnages se détachent et tombent au fond. » (77) Elle la lance par terre ; elle éclate. Il y a, on le voit d’emblée, une volonté d’affranchissement à l’oeuvre dans ce livre. Il s’agit de couper les liens du sang, comme on se coupe les veines. En même temps, chaque texte peut être considéré comme un éclat de verre, un morceau du puzzle qu’est cette enfance fracturée. « Le désamour navigue dans mon sang, comme un bateau aveugle qui s’en va à la dérive. » (74)
La fillette est le témoin forcé d’un combat : « Ils ont besoin de moi pour assister à leur guerre. […] Leur sang mêlé coule dans mes veines, là où pourrit leur union.//Moi qui survis à l’intérieur de la cellule éclatée. » (15) Coincée entre un père absent, alcoolique et colérique et une mère rêveuse qui espérerait partir mais ne part pas, se réfugiant plutôt dans ses fictions (elle vit dans sa bulle), la fillette perce des fenêtres avec les mots afin de laisser entrer un peu d’air et de lumière dans son quotidien éreintant. Ainsi elle imagine sa mère élevée au ciel, ravie par une force qui la soulèverait, flottant dans l’air, aussi légère qu’un personnage de Chagall, ou encore enlevée sur une moto par un policier, sa robe de chambre bleue soulevée par le vent. Ces répits qu’elle offre à sa mère marquent la solidité de la filiation, la fille ayant vraisemblablement hérité du pouvoir d’imagination de la mère, laquelle ne rate pas une occasion de chanter ou de se faire son cinéma. De ces moments de connivence émane une profonde tendresse, si bien que le recueil prend parfois des allures d’éloge du rêve. Si la détresse s’y fait aussi sentir, elle ne donne jamais dans la complaisance ou l’apitoiement. Rien n’est appuyé dans ce livre où l’ironie souvent affleure. Tout y est savamment dosé, et la poésie tient dans la précision du regard et le fin travail d’assemblage :
Mon père apparaît surtout le dimanche. Entre le plafond jauni et les fleurs du tapis.
En position horizontale, les pieds plus hauts que la tête. Il nous annonce que Dieu n’existe pas.
Mauvaise nouvelle.
12
Les titres des poèmes, soigneusement choisis, contribuent à accentuer cet effet de décalage entre l’apparente banalité des faits relatés et l’intensité des émotions vécues par les personnages.
La fillette envie « l’existence tranquille des poupées » (32). Quand elle n’est pas en train d’essayer de disparaître dans la neige ou de se rêver morte, elle essaie d’élucider le mystère qui plane autour de son père. « Ce n’est pas cet homme-là que j’ai épousé » (24), lui dit sa mère. Alors elle « cherche l’erreur » (24), met ses parents en regard l’un de l’autre, compare leurs peurs et leurs croyances, qui semblent s’opposer. Elle poursuit son enquête en observant des photos d’avant leur mariage, ou en revenant sur certains moments heureux où « l’homme que [sa] mère a épousé » (67) fait de brèves apparitions. Mais le plus souvent, la dissemblance persiste, et c’est sans regret que la mère et la fille jouent à « la veuve et l’orpheline » (45) quand le père s’absente.
Avec son père, la fillette apprend les mots qui blessent, « les mots qui tuent » (34). Les « mots de combat », ceux qui rendent la mère malade, et qu’on ne peut écrire « ailleurs que sur le sable » (37). Ces mots-là entrent dans la chair comme des éclats de verre et n’en ressortent pas. « La lame d’un couteau s’enfonce facilement dans la partie tendre de l’enfance. Mais il est plus difficile de retirer des éclats de verre qu’une lame. » (9) Si les mots sont des armes, comme le dit le poème (« Le choix des armes »), une arme peut parfois se retourner contre son porteur. C’est ainsi que la machine à écrire, que ses parents lui offrent dans l’espoir qu’elle devienne secrétaire, contribuera à la libération de la narratrice.
« J’écris parce que je cherche à comprendre comment sauver le petit animal qui hurle au fond des coeurs malades » (77), lit-on dans l’avant-dernier poème. En fermant le livre, on se prend à espérer que la recherche de Danielle Roger empruntera de nouveau la voie poétique, car il y a dans ce premier recueil de fortes, belles et émouvantes pages.
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Gilles Cyr est un écrivain particulier, une sorte d’électron libre dans le paysage poétique québécois. Il a toujours pratiqué cette approche frontale qui s’alimente à une constante remise en question de ce qu’on a tendance à tenir pour acquis, poussé par une curiosité indéfectible pour les choses simples, celles avec lesquelles on ne fait généralement pas de poésie. Voici que son dernier livre nous propose Huit sorties [5]. Si jusqu’ici j’avais lu l’auteur avec un intérêt certain, mais plutôt intellectuel, cette fois je me suis d’emblée laissée prendre au jeu et j’ai traversé le livre avec un immense plaisir. La forme y est moins concentrée, plus déliée que ce à quoi il nous a habitués. Si les poèmes sont formés de distiques, que ponctuent ici et là quelques vers isolés, comme cela est fréquent chez Cyr, ils font ici une page et parfois plus. En cela ils semblent mimer le pas du marcheur, mais un marcheur souvent ralenti, et parfois arrêté sur une jambe, car se laissant volontiers distraire, interpeller, émouvoir, questionner. La forme renvoie aussi à la rêverie du promeneur, parcours mental allant au gré de ce qu’il croise sur son chemin. L’adresse fréquente à un interlocuteur dont l’identité n’est pas définie, mais à qui le lecteur peut aisément s’identifier, accentue le caractère familier des poèmes. L’humour, enfin, toujours subtil, qui traverse tout le livre, finit de rendre le lecteur complice de l’entreprise.
25Après nous avoir couronné
Platon nous expulse ?
ce sera d’abord des villes
prévoyons sur les routes
des bouchons monstrueux
Chacune des « sorties » constitue une partie du livre. Dès les premières pages, il y est question de lieux, de paysages, de parcours, de voyages. Dans ses déplacements, le voyageur évite « les sentiers didactiques/c’est un motif d’irritation » (17), préférant retourner aux fondements de la sensation, de la perception. En toute candeur, mais sans naïveté, et avec une saisissante lucidité, il élabore un éventail de contrastes qui nous font voir les choses sous un nouveau jour. Par exemple, sur les concerts en Italie :
18cela suppose une confiance
dans les sonorités
qu’on n’éprouve pas toujours
au milieu des glossaires
Le dernier poème de la suite intitulée « Le voyage » nous met en présence d’un personnage qui écrit. Cette « personne que vous pouvez connaître » (34) pourrait être l’auteur lui-même, le poète en train d’écrire, mais ce n’est pas sûr. La distance qui marque le rapport du voyageur aux choses et aux êtres, et qui paradoxalement nous les rend très proches, opère aussi sur le sujet écrivant et sur les poèmes, lesquels du coup apparaissent dans leur matérialité, leur singularité formelle, nous faisant apprécier d’autant plus leur saveur — leur gratuité. Ils auraient pu en effet ne pas être écrits. Et au fait, quel motif ont-ils sinon d’assurer le lien entre là-bas et ici ?
63dans l’été fréquemment
les choses sont moins nettes
quelqu’un tousse très fort
effectivement ça se discute
évitons voulez-vous
les conversations qui tombent
nous disions que
le chantage au climat
concrètement, ça marche !
Gilles Cyr pratique souvent l’ironie — il l’exerce d’abord sur lui-même (« l’auteur voudra peut-être réfléchir/sur un petit ajout ? » [37] ; « ne m’interrompez pas/j’aperçois une idée » [40] ; « toujours lyrique je demande/comment ça marche » [41]). Ainsi il adopte un ton scientifique pour parler des engouements du jour (végétarisme, écologisme, etc.), mettant en évidence leurs possibles errances, travers, affectations. Il se moque aussi des écrivains et intellectuels en vue (Meschonnic, tel auteur d’un gros récit à l’imparfait), des buveurs de taverne (parmi lesquels il prend place), et même des lecteurs, avec qui, si « le dialogue est plaisant » (128), on ne cause pas forcément de la même chose. Ces remises en question, et parfois aussi à l’ordre, le poète les fait sans jamais catégoriser ni vraiment juger. Simplement, il montre les choses dans leur simplicité trompeuse, et ce faisant en dévoile l’ambiguïté, la complexité. Et on lit, et on savoure joyeusement les vers, souriant de leurs étonnants couplages — Cyr est un maître incontestable de l’ellipse — et l’on accepte sans rechigner de tout revoir depuis le début, et puis de rire de soi.
129-130comme il sortait
pour la promenade du soir
coup de veine et tant mieux
l’auteur lui-même n’est-ce pas
on a pu lui parler un instant
ça fait toujours plaisir
d’une voix de basse
il déclare qu’il faut rebondir
que c’est même tout l’enjeu
d’une création vivace
que ça ne sert à rien
de faire une tête d’enterrement
à chaque mot estampillé
matériau de remploi
C’est ainsi qu’on entre en fascination sans tomber dans l’aveuglement.
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Je voudrais en terminant saluer la parution du Passage de Franklin de David Solway. Voilà un autre projet pour le moins singulier, mené à bien par un auteur tout aussi singulier. Né à Sainte-Agathe-des-Monts, où naquit également Gaston Miron, David Solway a toujours fait pour ainsi dire cavalier seul. Yves Gosselin, dans la présentation de son choix de poèmes publié il y a quelques années, le présente comme quatre fois exilé [6]. Comme Gilles Cyr, Solway est reconnu pour son ironie et son sens de l’humour, et il n’hésite pas à l’occasion à faire de ses poèmes des coups de gueule.
Passage de Franklin relève de ce qu’on peut appeler une poésie documentaire. L’auteur y part sur les traces de Sir John Franklin, commandant d’une expédition lancée en 1845 à la recherche du passage du Nord-Ouest et qui n’en est jamais revenue. Depuis, de nombreuses entreprises ont été tentées en vue d’en retrouver les vestiges. En dépit de l’ampleur des fouilles et de la technologie moderne mise à profit lors des dernières recherches, le sort des membres de l’équipage ainsi que l’emplacement des épaves demeurent une énigme. Cette énigme est le point de départ du livre. Chaque texte s’y présente comme un document permettant à l’auteur d’élaborer une réflexion autour de l’histoire et de la notion de vérité. L’histoire initiale, celle de l’expédition de Franklin, est recouverte et comme patinée par les récits des explorateurs qui ont tenté de retrouver sa trace. Il faut donc, pour y voir clair, tout étaler devant soi et confronter les documents, les hypothèses, les différentes versions de l’histoire. Il faut également prendre en considération la subjectivité de l’écrivain qui refait à son tour le parcours, et qui n’est en somme qu’un explorateur parmi d’autres. Mais c’est un explorateur du langage.
10Il sait
qu’il doit
filer l’intrigue,
apposer ses signes familiers
sur une surface blanche,
codifier une furtive gerbe
de benoîtes et de lupins
en rapport
déchiffrable
et intelligible.
La plupart des faits connus sont évoqués : le roman retrouvé, le plomb qui aurait empoisonné les hommes, l’exhumation et l’autopsie des cadavres découverts sur l’île, etc. L’auteur change de point de vue ; adoptant tantôt celui de James Fitzjames, capitaine de l’Erebus, tantôt celui d’un romancier, il raille Franklin, ce « quatrième choix de l’amirauté pour l’expédition » (18), ancien de Trafalgar jugé trop vieux (à 59 ans) pour en prendre le commandement, « homme sans conviction » « au service des ambitions de sa femme », « imbécile sans jugement » (20), à qui on a faussement attribué la découverte du passage. Il n’épargne pas davantage nos contemporains, ces éminents scientifiques qui ont prétendu retrouver les épaves en usant d’équipements sophistiqués :
34[…] même si on n’arrive pas à reconstituer
les entreprises désastreuses des hommes,
on peut toujours se photographier
avec un attirail d’outils prodigieux,
vêtu d’un parka, les joues rouges, souriant.
Certains poèmes expriment par ailleurs l’émerveillement devant l’immensité des paysages, l’appel du lointain, la nature du froid, qui « n’est pas l’absence de chaleur » mais « une chose en soi » (36) et qui donne « forme à la syntaxe du Nord » (35). Le poète considère également les vertus du voyage pour lui-même, « le Passage du Nord-Ouest [étant] inévitablement coincé/dans les hautes banquises de l’intransitivité » (40) :
41[…] le vrai miroir, c’est le voyage
Sans bosse ni impureté,
il arrache la peau de l’habituel
et reflète la silhouette intérieure
vaguement devinée et machinalement déformée,
comme le rapport d’un vaisseau
qui raconte l’histoire des découvertes et des pertes
et qui nous renvoie, ahuris, à nous-mêmes.
Dans cette entreprise de reconstitution, certains éléments semblent dénués de liens avec le reste, et comme arrivés « directement du royaume du hasard » (66) — ce sont les plus fascinants. Or le hasard est justement ce que le projet tente de faire ressortir. Car au fond, que sait-on de ce qui s’est vraiment passé et de l’effet du hasard sur le destin des explorateurs ?
62Le message est clair :
ce qu’on appelle les preuves ne révèlent pas grand-chose.
Il n’y a que les cartes des erreurs passées,
il n’y a que les histoires qui restent.
Le hasard posséderait-il le fin mot de l’histoire ? Chose certaine, il a un rôle à jouer non seulement dans les faits eux-mêmes, mais dans leur reconstitution. La vraie histoire et ses déterminants nous échapperont toujours. « Nous ne devrions pas ignorer nos fictions, nous dit l’auteur. Il y a toujours une autre histoire à raconter. » (67) Et cette autre histoire, qui est une question bien plus qu’une réponse, s’accommode bien des rencontres fortuites et des fertiles croisements qu’elles engendrent. Incidemment, le dernier poème nous montre l’auteur hésitant entre une émission de David Suzuki sur l’expédition de Franklin à CTV et « un affrontement glacial/entre les Pinguins de Pittsburg et le club de l’Armée rouge » (77) à CBC. Mais il refuse de choisir, préférant créer « un passage absolu/entre deux mondes/pour que l’histoire continue » (77).
Appendices
Note biographique
DENISE BRASSARD est professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Poète et essayiste, elle a publié notamment L’épreuve de la distance (Éditions du Noroît, 2010), La Rive solitaire (Éditions du Noroît, 2008) et Le souffle du passage. Poésie et essai chez Fernand Ouellette (VLB éditeur, 2007 — prix Raymond-Klibansky). Elle a codirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont États de la présence. Les lieux d’inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise actuelle (en collaboration avec Evelyne Gagnon ; XYZ éditeur, 2010), et signé de nombreux articles, essais, fictions, parus au Québec et à l’étranger. De 1996 à 2004, elle a dirigé la revue de poésie Exit ; elle y demeure engagée comme membre du conseil d’administration.
Notes
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[1]
David Solway, Passage de Franklin, traduit de l’anglais par Marie Frankland, Montréal, Éditions du Noroît, coll. « Latitude », 2012, p. 43. Parue en 2003, la version originale a remporté le Grand Prix du livre de Montréal.
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[2]
Mahigan Lepage, Relief, Montréal, Éditions du Noroît, coll. « Initiale », 2011, 107 p.
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[3]
Il est intéressant de noter la brève apparition d’un « je » à la fin du livre (96), qui intervient subrepticement, pour nuancer le propos, et qui vient comme enrayer la machine. Cette brève apparition, qui pourrait faire office de signature, porte à associer l’auteur aux « fils abandonnés ».
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[4]
Danielle Roger, Éclats de verre en vase clos, Montréal, Les Herbes rouges, 2012, 78 p.
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[5]
Gilles Cyr, Huit sorties, Montréal, l’Hexagone, coll. « L’appel des mots », 2012, 145 p.
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[6]
D’abord dans une langue, la sienne, qu’il est le seul à parler, car un poète ne parle toujours que sa propre langue ; ensuite dans une province où les poètes francophones n’ont jamais daigné en 25 ans faire le moindre effort notable pour le traduire ; puis au sein du milieu littéraire anglophone au Canada, qui ne lui pardonne visiblement pas de ne pas s’inscrire dans une thématique à la John Newlove ; exilé enfin dans un siècle qui comme tous les siècles fait du poète un courtisan, un bouffon pitoyable, ou un Job sur son tas de fumier.
David Solway, Poèmes choisis. 1963-2003, choix de poèmes, traduction et présentation par Yves Gosselin, Montréal, Éditions du Noroît, 2004, p. 5