Dans sa dernière chronique, ma collègue Martine-Emmanuelle Lapointe s’interrogeait sur l’existence de l’Amérique . Cette chronique-ci pourrait en constituer le prolongement, tant les trois romans recensés questionnent le signifiant polysémique qu’est l’Amérique. Il est vrai que dans Mayonnaise d’Éric Plamondon et Onze d’Annie Dulong, on parle de l’Amérique du Nord, plus particulièrement de sa version états-unienne, alors que dans Amerika de Sergio Kokis c’est en partie la confusion autour du mot « Amérique » qui sert de moteur à l’intrigue du roman. Quelle différence y a-t-il entre les États-Unis d’Amérique et le Brésil ? Les habitants de Lazipils, une bourgade de la région de Livonie (en Lettonie), n’ont jamais entendu parler du Brésil, mais c’est bien vers cette terre pleine de promesses que les conduira Waldemar Salis. Ce pasteur luthérien obsédé par des idées apocalyptiques et inspiré par la pensée de Kierkegaard rêve de fonder une nouvelle Jérusalem avec ses paroissiens, afin de vivre en toute tranquillité dans la vraie foi et la langue lettone, loin de la foi orthodoxe et surtout de la langue russe, que l’on impose aux habitants. L’émigration en Amérique devient un « possible » (au sens kierkegaardien) puis une réalité quand un groupe d’Allemands sollicite la participation des Lettons à cette grande aventure dans le but de défricher et d’occuper une terre offerte gratuitement en Amérique. Est-ce trop beau pour être vrai ? Oui, il va sans dire, car la seule Amérique que l’on connaît, c’est la grande Amérique riche et prospère de Rockefeller, celle qui fait rêver. Le Brésil, est-ce la même Amérique ? Est-ce encore l’Amérique ? Le point de départ du roman de Kokis se trouve dans un voyage similaire qu’a fait le père de l’auteur, arrivé à un très jeune âge au Brésil en provenance de Lettonie avec ses parents et un groupe d’immigrés. À la fin, Kokis intervient même pour livrer une brève confession et expliquer pourquoi il a écrit ce roman, ou plutôt cette fable, selon son qualificatif : « Elle fut écrite parce que l’auteur la gardait dans son esprit depuis l’enfance, et il ne voulait pas qu’elle se perdît lorsqu’il ne serait plus là pour continuer à s’en souvenir […]. » (267-268) Cette aventure encore jamais écrite, Kokis l’avait déjà évoquée dans un épisode de son récit autobiographique L’amour du lointain, dans lequel il parvient à ce constat : « Plutôt que de s’encombrer avec les ruines de nos origines, mieux vaut chercher ses propres illusions, quitte à devoir mentir ou se mentir le restant de nos jours . » Les soucis de vérité ou d’exactitude ne se situent donc pas au coeur du projet romanesque de Kokis dans Amerika, même si le protagoniste, Waldemar Salis, semble vaguement inspiré du grand-père que l’auteur n’a pas connu. Kokis fait du pasteur un personnage exalté, naïf et grandiloquent, passionné de théologie, qui voit des signes eschatologiques partout autour de lui, mais ne s’en inquiète pas : « Cet étrange sentiment d’être l’un des élus, l’un des justes inscrits dans le livre de la vie dont parle le texte de l’Apocalypse, lui semblait être une évidence presque banale […]. » (11) Kokis choisit de situer l’action initiale qui précipite le départ du groupe de Lettons en 1905, année remplie de troubles politiques dans l’empire russe, qui mèneront à la « première révolution », événement historique majeur trop souvent occulté par la grande révolution de 1917. Dans les cinq premiers chapitres du roman (qui en compte douze), l’histoire des habitants de Lazipils est narrée de manière un peu badine. Kokis mise sur l’humour, l’ironie et un certain esprit carnavalesque …
Quelle Amérique ?[Record]
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Pascal Riendeau
Université de Toronto