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J’ai la vergogne d’avouer que certains textes critiques me donnent, bien à leur insu et parfois sans aucun lien apparent avec le sujet dont ils traitent, une envie de broder sur eux et à côté d’eux des réflexions qui concernent mes préoccupations du moment ou celles dont le souvenir, plus fortement enraciné qu’on aurait cru, émerge en marge du texte lu. Il me semble que c’est là un service inattendu, mais somme toute assez fréquent, que nous rendent les textes de nos éminents collègues. Le compte rendu de deux textes à l’origine de cette chronique a ainsi pris un tour inattendu, celui de mes idiosyncrasies. À la réflexion je me dis, tout en battant ma coulpe, que cette attitude est inscrite en germe dans l’esthétique même de la chronique.
Moi-même traducteur à mes heures, je n’ai pas su résister au charme fou de ce livre qu’est l’essai — une suite d’essais, en fait — de Normand Chaurette, dramaturge qui se présente cette fois-ci comme le traducteur de Shakespeare [1]. Traduire est une chose et en parler en est une autre. En tant que praticien, j’adore entendre parler de la traduction, ou plutôt j’adorerais cela si les propos métatraductologiques ne relevaient pas, dans la plupart des cas, du moule générique de trois archidiscours : linguistico-technique, pseudo-intello-impressionniste et grandiloquent-philosophique. La première et la troisième de ces manières de traiter de la traduction ont leurs mérites : constituant un no man’s land dont on aimerait s’emparer, le territoire de la traduction est ainsi, selon la formation première de celui qui l’aborde, définissable en termes tantôt linguistiques, tantôt littéraires. Chacune de ces deux manières a aussi ses défauts qui lui viennent surtout de son unidimensionnalité. Le deuxième discours, eh bien ! que celui ou celle qui n’y a jamais eu recours pour parler d’une traduction ose jeter la première pierre ! C’est par ces « j’aime, je n’aime pas » péremptoires, agrémentés parfois de quelques remarques aussi vagues que catégoriques et expéditives, que s’accomplit une critique d’humeur qui est une critique d’autorité (la nôtre, bien sûr) auto-octroyée et facilement partagée par notre honorable auditoire. Qu’il est rassurant, pour un critique improvisé et pour son ou ses interlocuteurs du moment, de retrouver une entente amicale basée sur une opinion dûment partagée, et sincère par-dessus le marché, parce qu’on croit dur comme fer qu’elle est bien fondée, étant le résultat de notre lecture de la traduction (aussi inattentive et capricieuse qu’elle ait été). Personne, évidemment, ne se donne la peine de lire (ou de relire) l’original dont on garde (si on l’a lu) un souvenir bien vague, forcément sélectif et inévitablement contaminé par des interférences avec d’innombrables autres lectures qu’on a effectuées depuis.
Si je me permets de commencer ma chronique par ce mélange d’aveux personnels et de généralisations elles-mêmes peut-être tout aussi péremptoires que celles que je reproche aux autres, c’est que ce sujet touche une fibre vitale de ma longue expérience de traducteur pour qui la traduction est, à chacune de ses étapes, une suite d’innombrables décisions, de tergiversations, de petites satisfactions auxquelles se mêlent inextricablement des déceptions passagères — dont on se remet avec un léger dégoût, tout en courant déjà vers d’autres épreuves qui nous attendent juste au sortir de la phrase que nous venons de traduire. Si j’ai toujours refusé les invitations à parler de mon travail devant des auditoires savants et moins savants, c’est que la vérité de ces longs moments pendant lesquels le traducteur est en même temps soi-même et, dans une certaine mesure, l’auteur traduit qu’il poursuit dans les détours les plus intimes de sa pensée et de son style, en même temps locuteur natif de sa langue maternelle et explorateur plus ou moins compétent de la langue de l’original, cette vérité, dis-je, ne saurait s’exprimer que par un flux de conscience proprement joycien dont je suis incapable d’évaluer le coefficient de lucidité, tant ce que je crois être la vérité de ce processus est lié à des moments de semi-conscience, voire d’inconscience, dont je suis bien impuissant à reproduire tous les aléas, ni après coup ni surtout pendant que je prends ces milliers de microdécisions dont certaines ont une valeur « nanoponctuelle » alors que d’autres court-circuitent le texte à une échelle variable et parfois quasi globale.
Inutile de dire que, incapable moi-même de décrire mon expérience de traducteur et grinçant des dents lorsque j’entends de ces récits situés soit au niveau technique-linguistique, soit au niveau grandiloquent-philosophique (sans mentionner que je suis allergique aux réflexions que font sur la traduction ceux qui n’ont pas courbé l’échine sur un texte en langue étrangère d’une certaine longueur), j’ai ouvert avec une curiosité mêlée de méfiance le livre de Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare, composé de neuf essais consacrés principalement à l’histoire (souvent romancée) de la traduction par un dramaturge contemporain qui met en scène les pièces de cet auteur on ne peut plus prestigieux. C’est ici que j’ai un peu honte d’avoir commencé sur un mode personnel ; en effet, peut-on comparer mes traductions de Sartre, de Cioran, de Derrida, de Bataille, de Dali, de Deleuze, de Barthes et de quelques romanciers et nouvellistes contemporains à la tâche immense à laquelle s’est attelé Chaurette en s’attaquant au roi des écrivains de tous les pays et de toutes les époques ? Pourtant, je ne me sens pas trop mal placé pour parler de ce journal de bord de traducteur en raison de cette expérience commune qu’il me semble retrouver dans son livre. J’aime à penser que peu importe qu’il s’agisse de Shakespeare ou de Sartre (pour se limiter à des écrivains dont les noms commencent par un « s » !), quand on les traduit, on fait la même expérience d’une lecture que j’ose dire plus profonde et plus minutieuse que tout autre parcours réceptif. De l’émerveillement pour ainsi dire global devant le miracle des textes parfaits de Shakespeare, Chaurette passe vite à leur auscultation minutieuse et découvre des longueurs, des propos qui semblent dépourvus de sens, ou encore — ce qui est bien pire ! — qui paraissent celer un sens que l’exégète-traducteur est incapable de percer sous des formules pourtant bien claires, c’est-à-dire composées de mots dont la valeur sémantique est claire mais qui semblent être l’émanation d’une intention que ni le contexte direct de la scène ni celui, plus général, de la pièce ne parviennent à expliciter. Les souvenirs de la collaboration de Chaurette avec celle qu’il appelle pour la circonstance Alice au pays de Rosalind (et qui est très probablement Alice Ronfard, la dédicataire du livre) sont proprement fascinants : « Avec Alice au pays de Rosalind, pas un jour qui ressemble aux autres. La question est pourtant la même au début de chaque séance. Que dit Shakespeare ? De quoi ça parle dans cette scène en particulier ? » (97)
Chaque traducteur a connu des moments semblables sans pouvoir avoir recours à l’expédient qui tente Chaurette (ô combien je le comprends !) et qui consiste à aller voir comment ont fait les autres traducteurs — parce que très souvent le traducteur d’un écrivain effectue une traduction princeps. Derrière ces menus ennuis, le traducteur voit surgir d’autres questions qui ne sont peut-être pas directement liées au travail de mise en français mais qui gênent tout exégète, comme c’est le cas du tandem Chaurette-Ronfard pour la première traduction de Shakespeare réalisée par le dramaturge. À chaque pas, à mesure qu’il avance dans l’exégèse-traduction, que ce soit avec Ronfard ou en solo, Chaurette ne cesse de se poser des questions dont la plupart resteront sans réponse :
78Mercutio est-il du côté des bons Montaigu ou des méchants Capulet ?
Lord Hastings est-il un ami ou un ennemi de Richard III ?
Le Hamlet assassiné au commencement de la pièce est-il le père du héros ou son double apparu dans un miroir ?
Quelle est en fait la signification du Songe d’une nuit d’été ? Faut-il traduire des tirades, voire des scènes entières qui sont soit des redites par rapport à ce que l’on sait déjà, soit des excroissances inutiles pour la progression de l’intrigue ? Telles sont, entre autres, les questions que se pose Chaurette. Je me demande s’il réalise qu’il se trouve tout de même dans une situation privilégiée par rapport au simple exécuteur d’une commande dont la tâche se résume à la remise à l’éditeur d’un texte dûment francisé, ou polonisé, ou anglicisé sans qu’il puisse lui-même imaginer les circonstances de sa future réception. Chaurette, lui, traduit des pièces de théâtre, il peut assister à la concrétisation de sa traduction, à son incarnation scénique. S’il le veut, il peut guetter, tel Asmodée, des signes d’approbation (ou de désapprobation) au moment des représentations des pièces qu’il a traduites.
Plus que sur le résultat, l’essai de Chaurette se concentre sur son travail. Le traducteur n’y figure pas uniquement comme une instance traduisante, un cyborg réduit au cerveau et, éventuellement, aux doigts qui touchent automatiquement le clavier ; il y apparaît dans tous ses états idéels et corporels, dans le hic et nunc d’un labeur qui est comme l’aboutissement de sa biographie extime et intime. Le Giono qui se montre dans Noé écrivant son roman précédent se plaît à se présenter parfois comme un être translucide que traversent les personnages et les animaux de l’univers représenté, comme cette vache du monde fictif qui laisse dans le corps de son créateur le goût de la mirabelle qu’elle est en train de mâcher. De même, face aux créatures de Shakespeare, Chaurette se perçoit comme une entité immatérielle, comme un fantôme qui hante la plage sur laquelle évolue Richard III : « forcément c’est moi qui suis l’invisible, la portion de l’air dans l’air, ou de vide dans le vide. Il n’y a pas plus d’humanité physique en moi qu’il y a d’eau dans cette grève » (59). Il arrive par contre que Chaurette apparaisse dans toute sa contingence biographique : dans sa corporalité, sa mentalité, avec son chien Iago, allant chez une « dame » qui lui calcule ses biorythmes, ou bien aux prises avec sa cave inondée et ses autres soucis quotidiens. Au début et vers la fin du livre, l’auteur-narrateur-traducteur-dramaturge cède la place à des personnes ayant réellement existé qu’il transforme en personnages de son récit, tel Bantcho Bantchevsky, qui se serait suicidé, en 1988, pendant une représentation du Macbeth de Verdi au Metropolitan Opera de New York, et Delia Bacon, la malheureuse amante qui a lancé la thèse selon laquelle Shakespeare n’aurait pas écrit toutes les pièces qu’on lui a attribuées.
Ce qui est peut-être le plus attachant dans le Chaurette personnage de lui-même, c’est d’abord sa procrastination, c’est-à-dire sa manie de remettre toujours à plus tard la réalisation d’une commande, et ses déclarations voulant qu’il n’ait jamais lu les pièces qu’il s’apprête à traduire. Même si cette constatation n’est pas tout à fait vraie, en ce sens qu’il les avait sans aucun doute déjà vues au théâtre, Chaurette est tout à fait sincère : la véritable lecture est celle qu’on fait en traduisant ; et pourquoi se gâcher le plaisir de la découverte du texte par une lecture préalable qui, n’étant pas traduction, n’aurait pas abouti, de toute façon, à une compréhension suffisamment profonde ? Dans cette exploration de territoires nouveaux qui implique le désir de se laisser surprendre par des merveilles, mais aussi par des écueils que seuls les prédécesseurs ont connus, il y a une bravade et une quête d’authenticité qui ne laissent aucun lecteur indifférent s’il connaît les affres de la traduction ou s’il préfère les imaginer d’après ce récit d’aventures que nous livre généreusement Chaurette dans un style à la fois brillant et limpide.
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Dans ma chronique précédente, j’ai eu le plaisir de vanter les mérites du livre de Karine Cellard consacré à l’étude des manuels d’histoire littéraire parus au Québec dans le cours du dernier siècle [2]. L’auteure montre dans cet ouvrage l’émergence et l’évolution de la réflexion didactique sur la littérature canadienne-française et ensuite québécoise.
Après avoir collaboré à la récente histoire de la littérature québécoise parue en 2007 [3], Martine-Emmanuelle Lapointe publiait en 2008 un ouvrage magistral consacré à trois romans phares de la Révolution tranquille [4], ce qui rappelle qu’un demi-siècle nous sépare déjà de cet événement fondateur pour l’histoire du Québec moderne.
L’heure est décidément aux récapitulations. Il est intéressant, toutefois, de constater que ce ne sont pas des vétérans de la critique mais les deux jeunes chercheuses que je viens d’évoquer, Karine Cellard et Marie-Emmanuelle Lapointe, qui ont rassemblé les treize textes du collectif [5] auquel je voudrais m’arrêter maintenant. Écrites tant par des universitaires chevronnés que par des chercheurs en début de carrière, ces études sont consacrées à la transmission et aux héritages de la littérature québécoise et elles examinent les liens entre le passé et le présent aussi bien sous le signe de la transmission et de l’acceptation de l’héritage que sous celui, négatif, du refus, de la rupture, sans parler des modalités intermédiaires, analysées dans toute leur complexité de cas particuliers.
La première partie de l’ouvrage, intitulée « Institutions » et composée de cinq études [6], est axée sur les questions d’ordre plus général. On tente d’y réexaminer la dynamique de la constitution de la littérature québécoise et de la délimitation de ce corpus souvent difficile à cerner. Ce sont surtout les trois premières études qui délimitent le corpus soumis ici à l’analyse, tout en montrant la porosité de ses frontières, phénomène que Paré, champion des métaphores épistémologiques, appelle en l’occurrence la « membrane ». Métaphore pour métaphore, l’objet de la réflexion de Paré fait plutôt penser à un diamant dont l’aspect change quand on l’envisage sous l’une ou l’autre de ses facettes. Qu’importe la métaphore, les textes de Paré et de Moyes ont l’immense mérite de parler respectivement des littératures canadiennes-françaises hors du Québec et de la littérature anglo-québécoise, présentant par là même des points de vue peut-être dérangeants, mais ô combien précieux pour cerner, accompagner et parfois réévaluer le sujet principal du livre, cette littérature québécoise qui, après avoir si longtemps été « mineure » et considérée comme « ethnique », oscille maintenant entre une double et tenace fermeture par rapport à ce qui s’écrit en anglais au Québec et en français au Canada et une ouverture aux affluences migrantes qui, tout en traversant volontiers la membrane vers l’intérieur de l’espace institutionnel québécois, ont tendance à s’enkyster, pour maintenir l’isotopie biologique de Paré.
Les auteurs des cinq textes [7] réunis dans la deuxième partie, « Transmissions », se penchent sur les oeuvres injustement oubliées et sur des mésinterprétations réitérées de certains « classiques ». La dernière partie, « Filiations », qui comporte trois études [8], présente des cas particuliers de filiation sous forme de jeux intertextuels, de mises en scène d’auteurs et de filiations thématiques. Sans m’étendre sur chacune de ces treize remarquables études, qu’il me soit permis de suivre le mode idiosyncrasique que j’ai adopté au début, en espérant ainsi mieux servir la cause de la chronique par un excès de subjectivité que par l’exégèse suivie de tous ces textes si bien écrits, si judicieusement choisis et ordonnés dont certains, comme ceux de Robert, Paré, Moyes, Cambron, Dion et Inkel, m’ont particulièrement touché par leur vision novatrice et l’intérêt qu’ils ont su susciter pour le sujet de leurs réflexions.
C’est cependant le texte de Dominique Garand qui a eu sur moi l’effet le plus foudroyant en réveillant de vieux démons que je croyais oubliés et endormis pour de bon. Je ne peux que m’incliner devant l’érudition, la logique et le discernement de l’auteur. Je me permets de prendre la parole en tant que traducteur polonais de l’essai L’arpenteur et le navigateur de Monique LaRue et auteur d’un article d’accompagnement qui expliquait aux lecteurs polonais les aléas de la querelle. Il va de soi que, pour écrire mon article — j’en ai rédigé un autre récemment sur le dernier roman de LaRue [9] et je projette d’écrire un livre sur son oeuvre —, j’ai dépouillé le dossier de l’« affaire LaRue » (qui est en fait l’« affaire Sroka ») en essayant de comprendre les arguments des deux parties. Je me permets aussi de prendre la parole en tant qu’étranger, québécophile certes, mais qui entend bien ne jamais faire d’études québécoises à genoux, position malcommode qui empêche de penser logiquement. C’est là une attitude mentale nullement contradictoire avec la sympathie indéniable que j’éprouve pour mes nombreux amis québécois écrivains, universitaires et éditeurs.
Pour faire l’archéologie de ma découverte de l’essai et de la réaction qu’il a suscitée en moi, je dirai que j’ai lu L’arpenteur et le navigateur quelques années après sa première publication, à travers l’aura du scandale, en me disant d’abord, comme tout lecteur non prévenu, qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que la réaction plus que violente à cet opuscule devait bien avoir une raison cachée quelque part dans le texte. C’est dans ces dispositions que j’ai lu l’essai — et je n’y ai rien trouvé de scandaleux. Bien au contraire, dans le texte de Ghila Sroka, j’ai décelé un acharnement causé par une interprétation erronée des propos de LaRue. Au lieu des venimeux propos racistes que relevait Sroka, j’ai lu chez LaRue une indéniable générosité et une ouverture vers l’altérité. Au surplus, Sroka répétait à tout bout de champ qu’elle était une professionnelle de l’écriture (et, partant, de la lecture), ce qui constituait pour elle un argument d’autorité lui permettant de soutenir qu’elle avait bien décodé le texte de LaRue. La conclusion logique, qu’il m’était impossible de ne pas tirer, était que Sroka avait fait une lecture totalement aberrante du texte de LaRue. Dans un de ses essais consacré à la surinterprétation [10], Umberto Eco donne l’exemple — forgé de toutes pièces, est-il besoin de le dire ? — de Jack l’Éventreur qui explique aux jurés qu’il a commis ses crimes après une lecture attentive de l’Évangile selon saint Luc. Je n’aurais jamais pensé que, dans la vie réelle, j’aurais l’occasion de trouver un équivalent de cet exemple absurde.
Pourtant, ce n’est pas seulement l’interprétation erronée et l’agressivité de Sroka qui m’avaient laissé pantois. Il se trouve parfois des personnes qui éprouvent une antipathie inexplicable pour quelqu’un ; pour ne rien cacher, à un certain moment je me suis dit que les deux femmes avaient peut-être eu un litige secret (l’analyse détaillée des propos de Sroka et de LaRue m’a cependant prouvé par la suite qu’elles ne se connaissaient pas). En fait, c’est l’écho favorable qu’ont suscité les accusations de Sroka qui était surprenant. Des dizaines de personnes ont spontanément pris le parti de Sroka sans avoir forcément lu l’essai de LaRue. Il ne s’agissait donc pas d’une querelle littéraire, mais d’un de ces différends idéologiques qui divisent l’opinion publique selon une ligne de partage imperméable aux arguments du parti adverse, phénomène fréquent à notre époque, comme celui qui scinde certaines sociétés en partisans invétérés et en adversaires irréductibles de l’avortement. Seulement cette fois-ci, la ligne passait entre les rarissimes défenseurs de LaRue, qui étaient Québécois de souche, et ses nombreux détracteurs, qui étaient dans la plupart des cas des immigrants. Il s’agissait donc, à mon avis, d’un différend qui n’avait rien à voir avec la littérature ni avec le contenu de l’essai de LaRue. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les textes, souvent violents, des partisans de Sroka qui laissaient entendre que le Québec n’avait pas satisfait leurs rêves d’une société dans laquelle ils auraient aimé vivre. Il semble que se manifeste là l’attitude ambivalente d’immigrants bien instruits (ce sont eux en tout cas qui ont pris part à la polémique) qui, en arrivant au Québec, comptaient sur une ascension rapide au prix d’une assimilation de surface tout en gardant jalousement leur identité première dont ils ne voulaient à aucun prix se départir et tout en reprochant aux Québécois l’attitude crispée d’un peuple qui se sent menacé par la dissolution dans un continent anglophone. À mon avis, les immigrants s’attendaient à trouver dans leur pays d’accueil une ouverture propre aux sociétés riches, sûres d’elles-mêmes et libérales, dont le parangon sont les États-Unis. Ils ont trouvé un peuple bien hospitalier et très ouvert à l’altérité, mais qui gardait un souvenir douloureux de sa récente émancipation politique, ce qui pouvait occasionner des accès de mauvaise humeur sans toutefois dégénérer en violence. Quand on suit le déroulement de l’« affaire LaRue », on est étonné — pour ne pas dire stupéfait — par le manque de réaction ou par la mollesse des Québécois, comme si ceux-ci voulaient à tout prix garder une exemplaire rectitude politique. Tout ce que je viens de dire n’a, dans ce contexte-ci, qu’une conclusion : toute tentative d’expliquer l’affaire LaRue-Sroka avec des moyens « littéraires » se trompe de niveau d’analyse, comme c’est le cas de celle que propose, après d’autres, Dominique Garand, qui fonde son analyse de la polémique « sur l’arrière-plan institutionnel » (100) en s’étonnant de ce que Monique LaRue et Pierre Nepveu — qu’il paraît difficile d’accuser de xénophobie — soient devenus d’évidents boucs émissaires de Ghila Sroka et de ses partisans. Dans la suite de son étude, Garand déplore le fait qu’« aucun de soixante-sept articles parus dans le sillage de l’affaire LaRue ne pren[ne] la peine d’interroger à fond ces deux figures types [c’est-à-dire l’arpenteur et le navigateur] annoncées dans le titre de la conférence » (105) et affirme — à juste titre — que « l’opposition entre l’arpenteur et le navigateur ne résiste pas à un examen attentif de l’histoire littéraire québécoise » (107). Je ne nie pas le bien-fondé de ces arguments, seulement il me semble (ce qui est une manière atténuée et polie de dire que je suis certain) que, pour Sroka, l’essai de LaRue est tout simplement un prétexte pour déclencher une campagne anti-xénophobe, anti-antisémite, anti-raciste et anti-nazie. Bref, selon moi, il s’agit d’un phénomène d’ordre non pas littéraire, mais psychologique et sociologique, qu’il aurait été très utile et peut-être salutaire d’étudier il y a quinze ans, et qui a trouvé en un certain sens une suite retardée, et cette fois-ci sans aucun prétexte littéraire, lors du spectacle médiatique consacré aux accommodements raisonnables.
Outre la qualité des textes, dont certains sont particulièrement importants parce qu’ils évoquent des phénomènes jusque-là peu envisagés ou bien cruciaux pour la problématique du recueil, ce qui frappe dans ce collectif fort réussi, c’est la relative profondeur diachronique de la littérature québécoise, ainsi que la variété des cas analysés, qu’il s’agisse d’un ensemble de témoignages écrits consacrés à la réception d’un classique (Jean Rivard) qui s’échelonnent sur des décennies (l’article de Cambron) ou bien de la posture filiale (avec tout ce que cela comporte d’ambiguïtés) d’un Victor-Lévy Beaulieu tout entier à son maître Ferron attaché (l’étude de Dion).
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Deux livres bien riches et différents, donc, que j’ai soumis ici à une lecture idiosyncrasique. Ai-je bien ou mal fait en me laissant aller à mes obsessions ? La valeur des ouvrages recensés dans la présente chronique m’a permis d’en suivre avec délectation le cours, tout en m’adonnant à une réflexion parallèle sur l’existence posthume des oeuvres littéraires, celle de Shakespeare donnant une vaste profondeur historique aux considérations sur les aléas de la réception d’une littérature qui s’est donné (et se donne toujours) une épaisseur constituée de couches successives de bonnes et d’un peu moins bonnes rentrées littéraires. La profondeur atteinte au Québec ne présente peut-être pas encore une dimension paléontologique, mais elle a déjà produit un humus riche, substrat d’une véritable histoire avec ses malentendus, ses différends, ses mésinterprétations et ses oublis à travers lesquels ont essayé de voir clair plusieurs générations de critiques, qui se sont épaulées pour catégoriser et décrire des modalités de la transmission. Sur ce fond, la tentative de Chaurette de repenser, de traduire pour soi et pour ses contemporains, donc d’assimiler, en le « reverbalisant » et en se l’appropriant, l’héritage d’un prédécesseur génial est emblématique de cet effort de comprendre ceux qui nous ont précédés afin de créer un rapport au passé que chaque récepteur, qu’il soit un professionnel de la lecture ou un simple amateur éclairé, essaie d’élaborer avec plus ou moins de talent, de lucidité, de discernement et de bonne volonté.
Appendices
Note biographique
KRZYSZTOF JAROSZ est professeur de littératures française et québécoise, ainsi que de traduction littéraire à l’Université de Silésie (à Katowice, en Pologne), où il dirige la Chaire d’études canadiennes et de traduction littéraire. Il a publié récemment l’ouvrage L’immanence et la transtextualité dans l’oeuvre romanesque de Robert Lalonde (Katowice, 2011). En 2009, il a dirigé le collectif De la fondation de Québec au Canada d’aujourd’hui (1608-2008). Rétrospectives, parcours et défis. Il est fondateur et directeur de la revue littéraire et traductologique Romanica Silesiana à l’Université de Silésie depuis 2006 et également corédacteur de la revue TransCanadiana de l’Association polonaise d’études canadiennes, dont il est le président depuis avril 2007. Enfin, il est membre du Comité consultatif de la Revue internationale d’études canadiennes et traducteur en polonais des ouvrages de Barthes, Bataille, de Certeau, Cioran, Dali, Deleuze, Derrida, Kokis, LaRue et Sartre.
Notes
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[1]
Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 221 p.
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[2]
Krzysztof Jarosz, « Métarécits », Voix et Images, vol. XXXVII, no 2, hiver 2012, p. 131-137.
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[3]
Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, avec la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe, Montréal, Boréal, 2007, 689 p.
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[4]
Martine-Emmanuelle Lapointe, Emblèmes d’une littérature : Le libraire, Prochain épisode et L’avalée des avalés, Montréal, Fides, coll. « Nouvelles études québécoises », 2008, 357 p.
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[5]
Karine Cellard et Martine-Emmanuelle Lapointe (dir.), Transmission et héritages de la littérature québécoise, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2011, 265 p.
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[6]
Cette section comprend des textes de Lucie Robert, François Paré, Lianne Moyes, Nova Doyon et Dominique Garand.
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[7]
Micheline Cambron, Vincent C. Lambert, Anne Caumartin, Yves Jubinville et Jennifer Beaudry.
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[8]
Les auteurs de cette section sont Robert Dion, Stéphane Inkel et Daniel Letendre.
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[9]
Krzysztof Jarosz, « L’Autre, l’Art et l’Amour. L’Oeil de Marquise de Monique LaRue », Gilles Dupuis et Klaus-Dieter Ertler (dir.), À la carte. Le roman québécois (2005-2010), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2011, p. 245-266.
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[10]
Umberto Eco et Stefan Collini (dir.), Interprétation et surinterprétation, avec la collaboration de Richard Rorty, Jonathan Culler et Christine Brooke Rose, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 1996, 140 p.