ChroniquesPoésie

Quand la pensée respire[Record]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

La poésie lyrique se donne volontiers comme tâche d’exercer cette nécessaire vigilance au sein de la rumeur ambiante, de prévenir les consciences contre l’entreprise de déshumanisation à laquelle nous soumettent le discours marchand et la pensée positive. De ce concert de voix soucieuses, traversées par l’urgence, certaines toutefois se distinguent et choisissent plutôt de célébrer l’existence, disant la joie d’appartenir à la terre, d’emprunter les détours qu’elle propose, de tendre l’oreille aux questions qu’elle pose. C’est là le sentiment, rare et précieux, que j’ai éprouvé en lisant les livres recensés ici. En cette fin d’automne sombre à plus d’un titre, mal avisée eût été celle qui aurait boudé son plaisir. Après un premier livre paru en 2004 , Lili Côté poursuit son exploration de l’intimité amoureuse et de l’érotisme en abordant cette fois leur dimension spirituelle. Inspiré du tao, Un désir chinois nous met en présence de deux amants dont les âmes fusionnent aussi bien que les corps, leur union passant entre autres par la respiration. « Inspirez » (16), « Expirez » (26) : ces deux verbes, qui sont aussi des poèmes, sont les maîtres mots de ce livre où le traitement du désir manifeste une retenue et une finesse dignes des classiques érotiques chinois. C’est qu’il y a du souffle dans ces corps, qui ne renient pas pour autant leur passé, et de l’âme — elle pèse de tout son poids —, qu’il s’agit précisément d’alléger. Aussi est-il question d’accord, de soin, de bonté, de fragilité reconnue, assumée. Loin de réduire la charge érotique, cet accueil de la fragilité l’accroît, les partenaires n’en semblant que plus nus. S’il y a une pudeur dans l’approche, le désir de la femme pour l’homme s’exprime en toute liberté, de même qu’est valorisée la complémentarité des corps : La patience, comme l’absence, attise le désir — dans la seconde partie du livre, les amants, séparés, sont habités par l’espoir d’une prochaine rencontre. Elle participe de l’art d’aimer. Elle maintient cette distance empêchant de réduire l’autre à un objet, d’ignorer sa souffrance. Par elle, l’union véritable se réalise. Ce n’est qu’en s’exerçant à la lenteur, en s’accordant au souffle de l’autre  qu’on libère le qi, lequel libère à son tour les êtres d’eux-mêmes : Dépris d’eux-mêmes, les êtres accèdent au repos, au pardon, à la guérison. Ainsi l’on avance, au fil des vers aériens de ces courts poèmes, un pied dans la simplicité la plus nue, l’autre dans le sublime, tandis qu’autour des amants la nature veille, constante, bienveillante : L’habitation, la rencontre des continents et le défilement des saisons sont autant de modalités, autant de versions de l’amour. De nouveaux temps du verbe « aimer » , pourrait-on dire. Ces temps sont ceux de l’accueil et du renoncement, de l’abandon et de l’affirmation du désir, de l’équilibre entre les forces. Cette réunion dans la dévotion au souffle est par moments bouleversante d’intensité. Alors à la fin du livre, quand les amants exultent, libérant dans une simplicité désarmante toute la force que suppose la rencontre de deux mondes, de deux civilisations, on exulte avec eux : Parvient-on encore à regarder, à voir, à observer ce qui nous entoure ? C’est la question que décline sans cesse Maude Smith Gagnon, qui signe elle aussi, avec Un drap. Une place, un second livre. Mais cette question ne s’attache pas qu’à la vue. On pourrait parler de cette poétique comme d’une géométrie des sensations. Les suites de poèmes en prose qui composent le livre instituent une sorte de géographie de l’intime. Des choses banales placées en regard les unes des autres prennent un sens …

Appendices