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Contrastante et contradictoire, mais aussi étrangement cohérente, l’écriture romanesque de Marie-Claire Blais suscite des questions. Les discordances ont été constatées à plusieurs reprises : Gilles Marcotte met en relief les procédés de récupération parodique et en même temps valorisante de la tradition littéraire qu’il qualifie, en se référant à Bakhtine, de « réalisme grotesque [1] » ; Józef Kwaterko montre, dans une excellente analyse d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, la particularité de la subversion blaisienne qui consiste à démythifier, tout en confirmant le statut du littéraire et du sacré, les valeurs du roman du terroir, du discours national et de la religion [2] ; Nathalie Roy et Irène Oore ont étudié l’ambivalence des topoï mythopoiétiques tels que « mer », « île », « jardin », « désert » [3]. Notons aussi que les thèmes blaisiens, souvent attachés aux problèmes d’actualité, au point de donner l’impression d’une littérature engagée, sont traités par des personnages dont le discours, comme le constate Françoise Laurent, déploie une « langue poétique abstraite [4] ». Et Laurent Mailhot de remarquer que le roman blaisien, tout comme celui d’Aquin ou de Ducharme, « surpoétise son impuissance à être vraiment romanesque [5] ».

Les contradictions/cohérences qui se manifestent aux différents niveaux structurels des textes blaisiens appellent une explication qui permettrait de mieux saisir ce que Jan Mukařovský et Leo Spitzer ont respectivement appelé « le geste sémantique » et « l’étymon spirituel », le premier en insistant sur la réalisation textuelle de l’intentionnalité, l’autre, sur l’aspect psychologique de l’expression [6]. Malgré la diversité de cette oeuvre qui s’étend sur un demi-siècle, il n’est sans doute pas impossible de trouver des affinités entre l’écriture des années 1960 et celle qui caractérise les derniers romans de Marie-Claire Blais. Une restriction du champ d’investigation devrait faciliter notre analyse, à savoir la comparaison de deux moments significatifs : d’une part, Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) et Manuscrits de Pauline Archange (1968) qui constituent, à notre avis, un premier sommet, stylistiquement marqué, de l’écriture blaisienne, et d’autre part, les ouvrages récents, particulièrement frappants, du cycle de Soifs : Soifs (1995), Dans la foudre et la lumière (2001), Augustino et le choeur de la destruction (2005), Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (2007), Mai au bal des prédateurs (2010).

Le néologisme figurant dans le titre de cet article nécessite une explication quant à la distinction entre la période historique révolue qu’est le baroque et les tendances baroquisantes qui peuvent émerger, par exemple, dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel, à des périodes dominées par des esthétiques de types différents. Selon Václav Černý, dont la conception nous sert ici d’appui, la particularité du baroque, et des tendances baroquisantes, consiste entre autres dans une double articulation simultanée — celle du baroque et de l’antibaroque —, autrement dit, dans l’affirmation subvertie, complexe, d’une esthétique [7]. Ainsi, « baroque » veut dire en même temps « antibaroque », car le baroque n’existe pas sans l’antibaroque ou plutôt le baroque et l’antibaroque coexistent, chez différents auteurs, au sein d’un ensemble de gestes sémantiques simultanés, paradoxaux. Avant d’entrer dans le détail, notons que les traits mentionnés peuvent se rapporter à l’écriture blaisienne, de même que certaines autres caractéristiques dégagées par Černý : le fondement de la vision théologique sur laquelle repose le baroque ; le malaise (ou le vertige) existentiel dû au doute ontologique et noétique (la grâce est-elle accordée ou refusée ?), ainsi que l’engagement militant (il faut agir pour [se] sauver) qui n’a d’égale que la soif de l’idylle arcadique d’un ailleurs harmonieux ; la matérialité, même la plus abjecte, qui peut être le réceptacle de la spiritualité et de l’idéal ; la conscience d’une langue imparfaite, déchue car babélique, et qui ne peut procéder que par rhétorique et figuration tout en aspirant à atteindre la pureté et l’harmonie de la lingua paradisiaca ; la fragmentation (ontologique, noétique, langagière) contredite par l’aspiration à embrasser l’ensemble des savoirs et des dires. Constitutive de l’approche baroque (et baroquisante) est la tension dialectique qui s’instaure au sein de la polarité paradoxale, signifiante, de l’affirmation/négation de ces éléments.

Quant à l’écriture blaisienne, posons l’hypothèse de la présence d’un geste sémantique qui sous-tend, telle une constante, les oeuvres analysées. Plusieurs aspects, convergents et complémentaires, devront retenir notre attention, en particulier les différents mécanismes générateurs de tensions constitutives de l’affirmation/négation baroquisante : la relation entre l’écriture et la réalité, les discordances sémantiques, grammaticales ou narratives, l’imaginaire à la fois antinomique et fusionnel, la fragmentation contredite par la vision totalisante de l’harmonia mundi.

Écriture antimimétique

Certains textes de Marie-Claire Blais instaurent d’emblée une sorte d’inquiétude due à la tension entre la référence représentée et la représentation. Une double distanciation ironique, en effet, s’introduit aussi bien en regard de la référence que de l’institution littéraire : un positionnement ludique, à la fois sérieux et dépréciateur, bouscule l’axiologie, génère l’incertitude, nie et affirme en même temps. Rappelons le superbe incipit des Manuscrits de Pauline Archange :

Comme le choeur de mes lointaines misères, vieilles ironies que le temps a revêtues du sourire de la pitié (une pitié puant légèrement la mort), les religieuses qui, autrefois, berçaient ma vie de leur cruelle bonté, m’épient encore au grillage d’un cloître perdu dans la fade campagne, sous un ciel mécontent, au bord de la tempête, mais qui accueille comme un encens maladif la plainte de leurs prières, de leurs cantiques au Saint-Sacrement. La joue jaunie par les veilles, leurs petits yeux courant comme des billes dans la lune contemplative de leur visage, leur front trahissant (frivolité secrète) une noire mèche de cheveux drus qui tremble fièrement au seuil de la coiffe, elles suspendent aux carreaux de leur couvent (d’où je vois encore de grands dos blancs majestueusement inclinés vers l’autel où brille comme une furtive indécence la mince bottine brune sous la lourdeur des robes, et un lacet dont le noeud oublié au réveil semble rompre, aux yeux de la Supérieure qui embrasse des yeux l’ensemble et les détails de sa chapelle, toute la discipline de la maison) cette expression de mépris que connaissent bien les mauvais élèves dont je fus : « Pauline Archange a désobéi, nous la priverons des restes de notre pain d’hostie… »

PA, 11-12

La syntaxe proustienne, complexe, sinueuse et majestueuse, euphonique et euphorique, est truffée de parenthèses qui, par des détails malicieux, inscrivent une distance ironique par rapport au ton sérieux et à la mélancolie supposée du souvenir. Les épithètes oxymoriques (« cruelle bonté », « encens maladif », « pitié puant légèrement la mort »), la tension sémantique entre le nom et son épithète (« ciel mécontent », « dos majestueusement inclinés »), entre le verbe et son adverbe (« tremble fièrement »), entre le nom et son extension qualificative (« la plainte […] de leurs cantiques au Saint-Sacrement »), ainsi que le choix de la dénomination abstraite (« lourdeur des robes »), qui renverse le rapport habituel entre la substance et la qualité, soulignent les connotations allotopiques, pour la plupart négatives et déstabilisantes, des affirmations. Une tension analogue caractérise les comparaisons et les images (« religieuses » = « choeur de mes lointaines misères », « lune contemplative de leur visage ») tout en les orientant vers une interprétation symbolique soutenue par une scénographie dont l’allure dramatique (« cloître perdu dans la fade campagne », « sous un ciel mécontent », « au bord de la tempête ») est renforcée par l’agencement spatial qui oppose l’espace ouvert à l’espace fermé (« campagne, grillage, chapelle »). La narration est dynamisée par une focalisation mouvante, en spirale, qui passe de la narratrice à la Supérieure pour revenir, à un autre niveau, à la narratrice tout en opérant une sorte de renversement de rôles : la narratrice qui par son jugement domine son univers devient, momentanément, Pauline jugée et punie.

Notons aussi la présence de deux éléments qui accompagneront, telle une constante, l’oeuvre de Marie-Claire Blais : le vocabulaire sacré, qui traduit une religiosité à la fois niée et affirmée, et la présence du chant (« cantiques au Saint-Sacrement ») qui s’amplifiera, dans le cycle de Soifs, en une sorte d’harmonia mundi, recherche d’un autre langage, d’une lingua paradisiaca impossible mais rêvée, car susceptible d’instaurer un accès direct au secret de la création et des êtres.

Ce rapport complexe à la référence représentée, intentionnellement indirect, distancé et par là forcément ironisant et auto-ironisant, est en fait une sorte de figure qui ressemble mutatis mutandis à la peinture ou à la chorégraphie (que le cycle de Soifs thématisera). Il s’agit en effet de privilégier le travail sur le signifiant même afin de rendre tangible l’image de la forme qui, alors seulement, au second degré, rend compte du signifié. Cette approche se complète par une autre distanciation, cette fois vis-à-vis de la tradition qui fonde l’écriture. En plus de la préciosité ironisée des épithètes et des comparaisons (« cruelle bonté », « lune contemplative », « furtive indécence »), le passage cité se réfère à Marcel Proust — par sa thématique, sa syntaxe, mais aussi par le tour narratif qui éloigne la narratrice et Pauline —, tout comme les romans de Soifs reprendront, en la transformant, la technique narrative de Virginia Woolf, et comme d’autres textes blaisiens dialogueront avec diverses sources intertextuelles, qu’il s’agisse d’auteurs (Lautréamont, Verlaine, Rimbaud), d’archétypes mythologiques (Narcisse), de modèles génériques (le roman du terroir) ou stylistiques (le grand style oratoire). Or, comme tant d’auteurs modernes et postmodernes, Marie-Claire Blais rompt — par cette distanciation et cette réflexivité mêmes — avec la tradition mimétique de la littérature, celle qui, justement, sous-tend encore l’oeuvre de Proust ou de Virginia Woolf. Ce qui distingue son écriture, c’est le statut de la fiction. Si le lecteur n’a aucun problème à ancrer les récits blaisiens dans le Québec des années 1940 ou dans le village planétaire qu’est le monde d’aujourd’hui, il n’en est pas moins dérouté par les invraisemblances qui ponctuent le texte. On ne peut que souscrire à l’observation de Françoise Laurent au sujet du Sourd dans la ville : « Il y a refus d’utiliser ce qui serait réalité brute, non réfractée, aveu direct. […] le lecteur passe d’une lecture logique et temporelle à une écoute poétique et musicale [8]. » Autrement dit, à une écriture figurative [9].

On ne doit pas alors être surpris par les discours fleuris des enfants et des adolescents que sont Jean Le Maigre ou Pauline Archange, ni par ceux des personnages du cycle de Soifs, tels Caridad, qui expose à son fils Lazaro la violence subie par les femmes dans le monde musulman (DFL, 152), ou Tigli, qui entend calmer Angelina au moment de l’accouchement en lui racontant les conséquences apocalyptiques du tourisme sur la population locale (NR, 224), etc. À côté de ces invraisemblances situationnelles, on se heurte à des stylisations pour le moins frappantes du discours direct modulé au passé simple :

et Caroline dit, Miss Désirée, sans doute est-ce parce que je ne mange plus depuis quelques jours et bois à peine, mais même en dormant si peu, j’ai fait un cauchemar, il y avait un pont de bois dont je m’approchais, basculait-il au-dessus d’un mince cours d’eau, était-il suspendu, c’était un obstacle à franchir dans la peur, car j’entendais les battements de mon coeur, serais-je cloisonnée ici, puis je vis une femme qui venait vers moi, je l’entendis plutôt, j’entendis le son de sa jambe boiteuse contre les planches du pont

ACD, 235[10]

La tension qui s’instaure entre les formes verbales reflète le façonnement du récit en figures de style : le discours direct n’a pas pour fonction de reproduire la référence, mais de la moduler sous l’effet de la distanciation narrative qu’exprime le glissement du passé composé à l’imparfait et au passé simple. Cette transfiguration semble liée à l’institution littéraire — à la médiation et à la réfraction au sens de Kwaterko, soit une affirmation/négation simultanée, filtrée à travers le rappel de la tradition ironisée, distancée. À preuve, les passages conclusifs d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, où les scènes du bordel de Madame Octavie sont narrées à travers trois topoï de la courtoisie et de la préciosité, à savoir la chasse amoureuse :

[…] Mme Octavie à qui il arrivait d’emprunter la rutilante dignité des fauves, […] écoutant s’échapper de sa poitrine drapée d’or des soupirs de lionne et gardant repliée contre sa hanche la belle main féroce qu’elle avait l’intention d’abattre à un moment ou l’autre sur le cou de l’une de ses gazelles effrayées — chasseresse mais non meurtrière laissant à M. le Notaire (ici, on paie d’avance cher monsieur…) le soin de faire la morsure lui-même.

SVE, 115-116

le topos platonicien des muses et du septième ciel :

Sages planètes, les jeunes filles attendaient la décision de M. le Notaire […], le vieillard respirait abondamment le parfum de ses astres, les pieds dans ses pantoufles. (Vous êtes chez vous, M. le Notaire, vous êtes chez vous…) et de ses doigts potelés jouait déjà avec la forme de la lune.

SVE, 116

et le topos amour-navigation :

M. le Notaire avait à peine commencé à dévêtir Héloïse qu’il perdait le souffle — il le perdait de plus en plus à l’approche des récifs, et Héloïse n’entendait plus que des clapotements lointains à mesure que se poursuivait son aventure — quelle humiliation si M. le Notaire ne remontait plus à la surface de cette rivière boueuse, il faudrait appeler Mme Octavie, et qui encore…

SVE, 117

On ne saurait mieux magnifier, tout en les subvertissant, le plaisir charnel et la déchéance de la chair. Le sublime courtois et néoplatonicien s’inscrit dans un contexte mesquin dont l’ironie, sans le nier, inverse la signification en rendant à la femme « aimée » (Héloïse) sa supériorité idéale.

Tensions sémantiques

Comme l’analyse de l’incipit des Manuscrits de Pauline Archange l’a montré, l’écriture blaisienne ne dédaigne pas les éléments dynamisants, source de tensions sémantiques qui contribuent également à la complexité du sens dans le cycle de Soifs : oxymores [11], antithèses [12], usage contrastant des figures de style [13] ou de certaines images métaphoriques [14]. La coexistence des contraires est d’autant plus marquée si elle s’inscrit dans une scénographie qui tend à leur conciliation paradoxale :

en songeant à mon Capitaine, à sa descente vers les profondeurs de l’océan, avec les cendres de Fatalité, de cette main de scaphandrier, mon Capitaine déposerait parmi les coquillages roses des récifs de coraux et les poissons aux lignes fluorescentes le petit sac vite tiraillé par les eaux, les cendres parsemées telles les graines de vie, les pépites de feu du dernier sommeil dans la végétation marine de Fatalité

MBP, 235 ; il s’agit de la scène des obsèques de Fatalité

Le thème récurrent de la mer, image fusionnelle et contrastante de la vie et de la mort, traverse l’ensemble du cycle de Soifs au même titre que celui de l’oiseau, du chien, du serpent, du pont, de la brume, du jardin, etc. Ces constantes cachent une pluralité de significations, souvent opposées, comme l’illustre Dans la foudre et la lumière où l’image de l’oiseau se réfère tantôt à la cage, symbole de la liberté confisquée et de la civilisation pervertie (DFL, 32-33, 35), tantôt à la vie naturelle en liberté (DFL, 40), ou encore au rêve d’Icare qui apporte la mort (DFL, 56, 67), au déplacement dans l’espace et à la communication entre les hommes (DFL, 58), à l’oiseau victime de la chasse (DFL, 71), à l’oiseau de proie qui donne la mort (DFL, 137), etc. Ces quelques exemples tirés du cycle de Soifs ne font qu’accentuer la symbolique de l’oiseau déjà présente dans Une saison dans la vie d’Emmanuel (SVE, 31, 35, 82, 119) et dans les Manuscrits de Pauline Archange (PA, 82).

La complexité du sémantisme est mise en évidence par la thématisation du mensonge et de l’apparence/vérité qui se joue à deux niveaux. Elle se présente d’abord comme un avertissement qui à la fois confirme et infirme la véridicité des personnages :

Le Septième pensait tristement : « Il faut que j’arrive le premier à l’orphelinat, car le directeur va nous demander de conjuguer le verbe MENTIR et Jean Le Maigre ne le sait pas. »

SVE, 36

Vivant trop en compagnie de ces miroirs estompés qui vous reflètent avec mensonge, l’on devient étranger à sa propre image.

PA, 69

car le visage de Mai était aussi menteur que le visage de chacune de ces filles, dans son angélisme attardé

MBP, 16

Mais c’est aussi un encouragement à démasquer la réalité, à percer les dehors pour cerner la complexité de l’être humain :

la violence était là, partout, voilée par la chair et dévoilée par elle. La frontière des apparences traversée, on était bien peu sûr de la dignité de ce corps depuis longtemps marié à la bête : allait-il tuer, violer, ou simplement aimer, jouir, protéger le semblable, l’étranger à lui mais qui le réconfortait si bien ?

PA, 182

avant que Jamie […], ne reconduise chacune des filles à son port de résidence, à la clinique du médecin Dieudonné, ou à leur appartement où continuerait une existence en apparence normale, mensongère, mais normale

MBP, 311 ; les « filles » sont en fait des hommes travestis

En effet, la nature humaine est ambivalente et la distinction entre la masculinité et la féminité ne tient qu’à la surface :

l’énergie consolatrice que déployaient ces femmes, rigoureusement masculines dans leurs souliers plats, l’étroit tailleur d’où la forme d’une hanche pointue exprimait, elle aussi, la volonté, l’audace, rigoureusement maternelles aussi, mais se protégeant de cette faiblesse sous une apparence militaire elle-même très fragile, au contraire, leur énergie, leur inquiète vigueur semblaient contenir pour nous cet élément de robuste tendresse dont on nous avait privées jusque-là.

PA, 60-61

C’est surtout Mai au bal des prédateurs, dont une grande partie est située dans le milieu des travestis, qui esquisse, par le brouillage pronominal (il, elle) et les accords grammaticaux, le rêve androgyne, symbolisé par le personnage de Yinn et « sa céleste androgynie, sa parfaite ambiguïté » (MBP, 321). Ainsi, au-delà de la problématique de l’orientation sexuelle, on perçoit un autre filon thématique, celui de l’aspiration vers l’unité, la fusion et la plénitude de l’être. Le mythe de l’androgyne s’inscrit également dans la thématique de l’harmonia mundi et de l’agape communautaire.

Narration déstabilisée

L’écriture blaisienne ébranle la narration traditionnelle par plusieurs procédés complémentaires. Le moins apparent est sans doute l’usage ambigu des pronoms personnels, tel le cas du « on » dans une des séquences introductives des Manuscrits de Pauline Archange. Se rapportant d’abord à Pauline :

On porte sur sa poitrine, d’une main engourdie, le paquet frémissant de retailles d’hosties, tenant de l’autre main la main nue de Séraphine Lehout qui a perdu son gant de laine et pleure, les joues, le nez souillés de larmes qui tombent sur son manteau comme une rosée.

PA, 14

il désigne, quatre pages plus loin, Séraphine :

soudain, on se blottissait dans les bras de l’Archange Pauline et toutes les deux roulaient enlacées dans une neige tiède et complice […]

PA, 19

Il ne s’agit pas seulement d’une sorte de fusion entre Pauline et Séraphine, mais aussi de la mise en place d’une distance narrative mouvante, dynamique, qui adopte tantôt la perspective de la narratrice, tantôt celle de Pauline. Un jeu analogue concerne aussi la distribution de la parole :

Nous allions bientôt rentrer dans la nuit et ne plus en sortir. Où allions-nous donc ? Comment reconnaître votre rue dans la nuit, la maison où votre mère vous attendait avec une expression inquiète : « Mais où étais-tu donc, mauvaise ? » On voyait déjà le bol de soupe chaude au bout de la table, la cuillère posée à plat sur la nappe comme une présence amie…

PA, 21

La scène évoque l’escapade de Pauline, au cours de laquelle celle-ci se trouve accompagnée d’un ivrogne. Si la première phrase est attribuable à Pauline, la question qui suit peut être posée aussi bien par Pauline que par l’ivrogne. Cette ambiguïté se prolonge dans le « votre » et le « vous » de la troisième phrase (avec, en plus, un appel au lecteur), avant de déboucher sur le discours direct — le reproche de la mère, imaginé par Pauline. Le « on » conclusif semble unir Pauline et la narratrice dans une hypotypose — l’image idyllique du foyer qui contraste avec l’angoisse de la nuit.

Sur un autre plan, mais avec un effet analogue, on constate une sorte de fusion/fragmentation des différents registres d’énonciation — du monologue intérieur (ou de ce qui pourrait y être assimilé) et du discours direct. Ce procédé, marqué par la graphie, est surtout utilisé dans Une saison dans la vie d’Emmanuel :

Mais Grand-Mère Antoinette se croyait immortelle. Toute sa personne triomphante était immortelle, aussi pour Emmanuel qui la regardait avec étonnement. « Oh ! Mon enfant, personne ne t’écoute, tu pleures vainement, tu apprendras vite que tu es seul au monde ! »
— Toi aussi, tu auras peur…

SVE, 9

— Moi, je sais boire au moins, je ne suis pas malade. (Mais sa main tremblait légèrement en tenant la chandelle. « Comme la lune est étrange ce soir dans le ciel ! » soupirait Jean Le Maigre, regardant les minces rayons de lumière qui frappaient le carreau — Mon Dieu, je ne l’ai jamais vue comme ça !)
— Mais il n’y a pas de lune, ce soir, répondait le Septième, incrédule, tournant vers Jean Le Maigre son petit visage ravagé par la fatigue. Où est-ce que tu vois la lune toi, hein ?

SVE, 19-20

Marie-Claire Blais recourt aussi à la fusion des discours directs qui se rapportent à des situations distinctes du point de vue spatiotemporel :

Hé, Jambe de bois, montre donc ta jambe de bois, l’père !
À l’heure des confidences nocturnes, Jacob m’avait raconté comment il avait vu son père, lui, « c’grand porc qui a pas de coeur, enlever sa jambe de bois pour s’coucher ».
— Hé oui, cousine, c’est vrai comme j’te parle, y a une jambe de bois, y a coupé sa vraie jambe dans la machine aux grains. […]
Si j’avais une jambe de bois, mon possédé, y a longtemps que j’t’aurais écrasé avec, tu peux me croire.

PA, 83-84

Alors que la première et la dernière répliques reproduisent le conflit entre Jacob et son père, le dialogue intermédiaire entre Jacob et Pauline se rapporte à une situation antérieure.

La fusion/fragmentation narrative, projetée dans le courant de conscience des personnages, s’accentue dans le cycle de Soifs, où elle n’est souvent perceptible qu’à travers le jeu des formes verbales :

le garçon au chapeau est venu dans ma chambre et j’ai eu peur, dirait Mai, quel garçon au chapeau, non cela ne peut plus durer, je le dirai à ta mère, oui, je lui dirai cette fois, cela ne peut plus durer, […] quelle honte, dirait Marie-Sylvie, ah, si je n’étais pas là, qu’arriverait-il, hein, et Mai pleurnichait, de peine et de honte, le garçon au chapeau est venu dans mon lit, dirait-elle.

ACD, 240-241 ; Mai, qui a fait un cauchemar et a mouillé son pyjama, imagine sa défense face à la gouvernante Marie-Sylvie

Mais elle engage également l’agencement spatiotemporel, à la fois fragmenté et uni :

bien des années plus tard la douleur était encore violente, Mélanie pensait à son fils dont elle serait bientôt séparée, encore une heure de réflexion avant le départ de Samuel pour New York, ce jour-là dans les Pyrénées, il y avait eu un crime, et bientôt Samuel partirait, Samuel qui ne savait pas que sa mère l’observait, perchée à la terrasse d’un hôtel d’architecture mauresque d’où l’on voyait la ville

DFL, 10

Par rapport à Une saison dans la vie d’Emmanuel et aux Manuscrits de Pauline Archange, la narration du cycle de Soifs se complexifie. Les textes se présentent comme un flux ininterrompu de la parole où plusieurs situations narratives peuvent se combiner : la voix de la narratrice se confond avec celle des personnages, et celle d’un personnage peut assumer, en les juxtaposant, différents registres d’énonciation, ou encore transiter par la voix d’un autre, passer de l’un à l’autre, indépendamment de l’espace-temps. Or, cet agencement même produit des failles et des tensions syntaxiques, donnant lieu à une prose dont la syntaxe apparaît tantôt déséquilibrée, tantôt ambivalente ou ambiguë, voire illogique :

Nathanaël ne les verrait pas, son bourreau, être secret par excellence, ne se montrerait pas à Nathanaël, seraient-ils son espoir, pendant quelques secondes, tremblait, ténu pour Nathanaël, cet espoir, les officiers rejoindraient-ils le gouverneur par téléphone, ce gouverneur magnanime accorderait-il son pardon ?

DFL, 137

était-ce sciemment qu’Olivier haussait les épaules, semblait moins attentif aux paroles de Mélanie bien que la nuit fût superbe

ACD, 112

Les failles se remarquent, notamment, dans l’usage des conjonctions « et » ou « quand » :

et Renata longtemps serait vivante quand eux tous déjà n’auraient plus même l’apparence de la vie, des moineaux, des cerfs dont la candeur avait été trompée, et écrivait le moine Asoka à Ari, j’ai quarante ans aujourd’hui, je ne sais combien de temps j’habiterai ce corps

DFL, 71

le moine novice allait au lever du soleil, un vase à la main, sous les plis de son sobre vêtement orange, mendier sa nourriture auprès des villageois, dans la quête de l’humilité, quand Ari, par ses mêmes aubes qui seraient toujours chastes pour Asoka, serait exubérant, sensuel avec les filles, sur un voilier parti à l’aventure, une cargaison de haschisch ou de cannabis rouge sous ses planches

DFL, 76

Ce n’est pas un simple brouillage des pistes d’un narrateur postmoderne non fiable, mais une continuation, du côté de la narration, de la figuration. Cette narration figurative est caractérisée par l’effacement des cloisons et de la hiérarchisation des voix narratives, qu’il s’agisse de la relation entre le narrateur et les personnages, entre les personnages ou entre les divers registres énonciatifs d’un même personnage.

L’effacement de la hiérarchisation est souligné par un autre procédé que trahissent de nombreuses inversions pronominales, dues soit à la présence d’un « peut-être » ou d’un « sans doute », soit aux questionnements des personnages ou de la narratrice (l’attribution des paroles étant souvent indécidable dans le cas du discours indirect libre) :

[…] Séraphine peut-être attendait-elle de moi, à la fin du jour, dans la cour du couvent (où le soleil couchant dessine des choses étranges sur les murs par un doigt du gel), une consolation à la mesure de ses supplices ?

PA, 17

l’elfe Nijinski avait-il triomphé du mal de son époque, ou en endossant son costume de scène s’enveloppait-il avec autant de langueur que de léthargie du vêtement d’une animalité, fuyant avec des sauts qui étaient aussi des ailes, qu’il fût tigre, serpent ou oiseau, loin de ce monde, plus loin que la salle de théâtre où il dansait.

NR, 207-208

Le statut de la parole devient énigmatique, l’affirmation forte est tempérée par le doute, l’hésitation et le questionnement. En même temps, le flux de la parole est dynamisé, dramatisé par la distanciation noétique qui s’introduit entre la parole et la référence représentée. On rejoint par là, mais d’un autre côté, la complexité des tensions sémantiques et la thématisation du mensonge et de l’apparence/vérité. En même temps, dans le dernier exemple cité, le statut incertain, dynamisé, de l’énonciation contribue à renforcer l’effet baroquisant du complexe thématique évoqué — serpent (terre)/oiseau (ciel), homme/animal, déguisement/réalité, espace limité/infini, léthargie/danse (envol) — dans une scénographie où la scène de théâtre prend les dimensions du theatrum mundi. La stratégie narrative renforce l’effet contrastant de l’imaginaire.

Notons par ailleurs qu’à l’effacement de la hiérarchisation (et à la fusion) de la parole correspond la non-hiérarchisation des personnages. On sait que les titres donnés par Marie-Claire Blais à ses romans peuvent être trompeurs. En effet, qui est le protagoniste d’Une saison dans la vie d’Emmanuel ? Sans doute pas Emmanuel. Mais ce ne sont pas non plus, ou du moins pas au sens plein, Jean Le Maigre, Grand-Mère Antoinette, Héloïse ou le Septième. Le cycle de Soifs accentue cette tendance car Augustino prend plus d’importance dans Naissance de Rebecca que dans le roman éponyme, où le drame de Mai est par contre représenté avec plus de détails que dans Mai au bal des prédateurs, centré en grande partie sur le bar des travestis et sur les personnages de l’entourage de Petites Cendres. En effet, le protagoniste blaisien semble être, plutôt qu’un individu, une collectivité d’individus ou une communauté — famille, école, habitué(e)s d’un bar, groupes d’amis ou de militant(e)s, etc. Cette tendance, déjà présente dans les romans des années 1960, s’accentue dans le cycle de Soifs.

Vision théologique, lingua paradisiaca et harmonia mundi [15]

La vision théologique fait partie de cette vision communautaire de l’être humain. Critique et christique, elle est à la fois intérieurement contrastée et tendue, malgré tout, vers le rachat et le salut. Le péché originel est inhérent à l’histoire de l’humanité :

on ne rachetait jamais les fautes de ses pères, y aurait-il enfin une génération d’hommes équitables, pensait-il accablé.

S, 15

je crois comme vous au retour des âmes, comment expliquer autrement la confusion du monde, ai-je écrit cela, le retour des âmes ? dit Daniel, mais oui, souvenez-vous, dit Rodrigo, vous avez écrit, ces âmes rejetées par les crimes de leurs parents qui habitaient des corps innocents immolés trop tôt reviennent sur la terre, qu’ils ravagent de leurs frayeurs et parfois de leurs crimes […] ces âmes en écueils rôdaient autour de nous dans le gluant brouillard des sévices ancestraux.

DFL, 43

Un autre élément, tout aussi contrasté, concerne l’ecclesia, la communauté figurée par les agapes (les fêtes de famille dans un jardin édénique entourant la maison, thématique récurrente du cycle de Soifs) qui constituent des îlots fragiles, menacés par les folies humaines — guerres, pogroms, désastres humanitaires, intolérances, cristallisées dans des visions apocalyptiques :

une démente au fin visage auréolé de boucles blondes, assise sur le trottoir parmi des monceaux de sacs, avait-on jamais vu une porteuse de sacs aussi enfantine, pensait Samuel, c’était une écolière, déclamait sans les comprendre d’effroyables prédictions de la Bible ouverte sur les genoux qu’elle lisait à l’envers, car elle était analphabète […] divinité des Temps modernes, la Vierge aux sacs, une enfant de treize ans, […] elle voyait le supplice du feu dont brûlait déjà la terre, dans la flambée des bombes, […] assise sur le trottoir, propre comme si elle eût été lavée par les pluies dans sa jupe plissée, elle attendait la condamnation des hommes autant que celle de Dieu, espérant que cette colère de Dieu saurait engloutir avec elle la ville de New York […] les bras en croix […] par ce paroxysme de la fin du monde […] l’eau diluvienne débordant de tous les éviers, de toutes les cuvettes murales, se propageant partout, finirait par épurer la terre et recréerait la vie […] d’autres ressentaient dans leur chair l’éruption d’une planète […] croyaient voir exploser sous leurs yeux la grappe de leurs entrailles et de leurs organes gangrenés

DFL, 63-65

À la thématique apocalyptique s’ajoute celle de la danse macabre. Esquissée ironiquement par l’énumération des enfants décédés dans Une saison dans la vie d’Emmanuel (SVE, 53), elle s’affirme à plusieurs endroits du cycle de Soifs :

je veux savoir, c’est tout, peut-être ai-je envie que chacun constate que ces moments de la fin d’une vie n’appartiennent qu’à lui seul, pourtant c’est dans une danse collective que nous mourons, que voit-on, que ressent-on pour la dernière fois ? Est-ce cynique de vouloir l’accomplissement d’une danse entre tous ces êtres séparés qu’une même crainte unit ? Je veux une levée d’âmes triomphantes, déterminées, nous formons alors un cercle, une arche, il n’y a pas que cette union du sexe et de la mort, son image euphorique, il y a aussi que la mort est vitale, qu’elle est pour tous un recommencement, nous pouvons tous convertir notre mortalité en une matinée de survie, et cela varie pour chacun, pour chacune

DFL, 102

ceux qui marchaient dans la nuit sous les façades noires des immeubles de Zenica, ces enfants, leurs mères, ils étaient eux aussi de cette grande marche de la mort vers la vie, pendant que Franz dirigeait en Bosnie ces oeuvres de Berlioz, la Grande Messe des morts, L’enfance du Christ, quand pour le lancinant malaise de chacun, pensait Renata, la guerre était photographiée et que sonnait le cor du massacre funèbre

DFL, 125

Comme on le voit, la danse macabre n’est pas univoque : la crainte se mêle à l’espoir, le mal au rachat, la mort à la vie. Le vocabulaire polarisé trahit un imaginaire paradoxal de l’affirmation/négation dans lequel la figuration (« cercle », « arche ») et l’art assument une fonction médiatrice. En effet, dans le second extrait cité ci-dessus, la tension existentielle, matérialisée par le lexique, fait appel à la musique et à l’art, constituant par là le lien avec la thématisation de l’art et la réflexion sur le statut de l’art en général et de l’écriture en particulier. Dans le cycle de Soifs, la thématique récurrente de la danse est reliée avant tout au personnage de Samuel, celle de la musique, à Franz et à Mère, alors que la photographie est associée à Caroline, la sculpture, à Ari, la poésie, à Jean-Mathieu, le journalisme, à Olivier, le roman, à Daniel et à Augustino. Mais ce sont la musique et le chant qui semblent l’emporter, ne serait-ce que parce qu’ils sont perçus comme contigus à la nature, comme les deux modes qui rapprochent le plus l’homme de l’essence du monde.

Derrière le rêve de l’art total [16], il y a le rêve de la lingua paradisiaca, d’essence divine, non corrompue, celle qui, à l’origine du monde, permettait à l’Adam primitif de communiquer avec l’univers, directement [17] :

il aurait mieux valu que cette musique ne soit que mélodie et douceur, tel le chant prolongé des tourterelles ou ce chant cosmique que concevait le compositeur ornithologue, Olivier Messiaen, dans une notation nuancée de chants d’oiseaux, on aurait dit en entendant les oiseaux à leur réveil que le monde venait de renaître, celui qui avait signé une oeuvre qui s’intitulait Réveil des oiseaux, […] n’avait-il pas eu la sensation un instant d’être l’auteur, le créateur d’un jardin de merveilles, celui du paradis originel, avec tous ses arbres et ses bêtes, le lieu initial de la naissance de la musique, le premier chant d’oiseau, lequel nous parviendrait de son lointain écho encore cristallin, comme jailli d’un noir tunnel, à travers l’assimilation de nos rythmes à nous et les sonorités qu’utiliserait le musicien.

ACD, 32-33

Ainsi, à l’image tourmentée, contrastée, fragmentée de l’univers répond une aspiration à l’union, à l’harmonie, à l’accord fondamental avec le monde où l’art joue un rôle essentiel et où la parole peut se faire non plus oxymorique, mais fusionnelle, rythmée de paronomases, d’euphonies et d’images mélodieuses rachetant les souffrances :

il fallait que l’on entende le requiem de Britten, ces voix se déroulant comme les vagues de la mer, Mère croyait entendre ce chant latent, languissant sur les lèvres de Franz.

ACD, 36

C’est l’art, en effet, qui transfigure la réalité, aussi brutale qu’elle soit, en beauté. Il transmue la disgrâce en grâce :

Schubert fut le chant des esprits au-dessus des eaux, mais ici ce chant des esprits au-dessus des eaux des grands poètes allemands que Schubert mit en musique, c’est le chant de la disgrâce par la syphilis, les eaux de la tourmente physique et mentale dont émerge l’esprit du compositeur n’atteignant la sérénité ou ce don ineffable de la joie qu’au seuil de la mort, oui, était-ce bien ce qu’avait dit Franz, un don ineffable, la joie, voilà d’où naît cette musique, avait dit Franz, des abîmes de la désolation.

MBP, 141

D’où cette affirmation, réservée mais claire, de la mission que devrait assumer la littérature, et la vision pathétique et héroïque de l’engagement : « Olivier n’avait peut-être pas tort de dire que la littérature était à la base des changements les plus profonds dans une société, la reconstruction idéologique d’un pays. » (NR, 289)

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La présente étude n’a pu aborder que de manière partielle quelques aspects de la poétique blaisienne. Il s’agit d’une écriture qui se dégage de la tradition mimétique pour aller vers une écriture figurative, autotélique, poétique, et qui maintient une double distance ironique aussi bien vis-à-vis de son référent que de la tradition littéraire. Le geste sémantique dominant consiste à maintenir la tension entre deux pôles opposés : entre rupture et unité, entre fragmentation et fusion, entre dissonance et consonance, dans l’usage de la langue, dans le sémantisme du texte, ainsi que sur le plan de la syntaxe narrative et des structures narratives. Ces traits du geste sémantique blaisien correspondent aux tendances baroquisantes par la tension même de l’affirmation/négation qui les régit et par la vision théologique dont ils sont la manifestation, vision qui, en tant que fondement éthique de l’esthétique, les sous-tend.

L’effort de dégager les constantes et les points communs a eu pour effet d’insister sur les ressemblances tout en occultant les différences entre les romans des années 1960 et ceux des deux dernières décennies. Pourtant, les transformations de l’écriture blaisienne sont perceptibles en un simple coup d’oeil. La dynamique à laquelle elles obéissent consiste avant tout dans le déplacement d’un pôle vers l’autre : de la rupture et de la fragmentation vers l’union et la fusion ; de l’individualisme vers la communauté ; de la discordance vers l’harmonie.

Le baroquisme de Marie-Claire Blais n’est pas un fait isolé dans la littérature québécoise. Il s’agit d’un héritage culturel lié à l’affirmation/négation de la tradition catholique et qui revêt diverses formes chez des auteurs aussi différents que le romancier et essayiste Hubert Aquin, le dramaturge Michel Tremblay ou le cinéaste Denys Arcand. Voilà une raison de plus de considérer Marie-Claire Blais comme une auteure classique, celle qui intègre le passé au présent et le phénoménal à l’universel.