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Au bout de la langue[Record]

  • Jean-Philippe Warren

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  • Jean-Philippe Warren
    Université Concordia

Dans une longue et savante introduction, les directeurs de l’anthologie La langue au quotidien. Les intellectuels et le français dans la presse québécoise , dont le premier volume, intitulé Les douaniers de la langue (1874-1957), vient de paraître, tentent de parer à la réaction de lassitude du public devant la publication d’un nouvel ouvrage sur le français au Québec. Après tant de compilations, de florilèges, de répertoires et de catalogues sur la question, on peut en effet douter de la nécessité de lancer un recueil qui dresse un inventaire chronologique (1874-1957) de textes de journaux ayant contribué, bien avant la parution des Insolences du frère Untel, à structurer le débat sur la langue. Et pourtant, force est de constater que cette histoire écrite par des acteurs souvent privilégiés mais aussi par d’autres bien moins connus nous offre une occasion particulièrement riche de reconnaître comment s’est organisée la défense de la langue à l’époque du Canada français. Car c’est bien à l’aube du Canada français que commence cette histoire, comme c’est à son crépuscule qu’elle se termine, embrassant près d’un siècle de cléricalisation de la communauté de langue française du nord-est de l’Amérique du Nord. Les francophones minoritaires sont alors poussés à dire et à redire les motifs de leur survivance. Les événements et les polémiques les entraînent dans les entrelacs de la raison, de la rhétorique et de l’idéologie. Ils deviennent des « douaniers de la langue », non pas selon l’acception qu’en donnait Victor Barbeau, qui se moquait de ceux qui tournaient le dos à la France, mais dans le sens plus large qui inclurait Barbeau lui-même, d’un écrivain sans cesse aux aguets des contrebandes et des fraudes linguistiques. Cette expression désigne en fait tous ceux (politiciens, publicistes, journalistes, romanciers) qui se sont tenus jadis à la frontière de l’acceptable afin d’y défendre une pureté, une essence, une vérité. Pour délimiter ce territoire de la langue, les directeurs de l’anthologie ont retenu 118 articles tirés des journaux. Choix difficile et contestable, à l’évidence, qui mise d’abord sur le méconnu, l’originalité, la quotidienneté, l’actualité, le « concret » et même la « diversité réjouissante » (15-19). Pour avoir l’honneur d’être reproduit, le texte devait éviter les trop monotones discours normatifs sur les expressions fautives (ce qui explique l’absence d’articles sur le modèle de « ne dites pas, mais dites ») ou les longues tirades tissées de lieux communs. La lecture devait en être agréable, soit par une certaine densité conceptuelle, soit par l’originalité de la perspective, soit par la maîtrise du style. Critères personnels ? Les éditeurs ne s’en cachent pas. En ces matières, l’objectivité aurait confiné à l’exhaustivité ou à la représentativité, ce qui en retour aurait sérieusement compromis le plaisir du lecteur. L’approche adoptée nous paraît par conséquent la bonne, n’en déplaise aux puristes de la méthode ; ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans risques. Je ne donnerai ici qu’un exemple. Pourquoi, pourrait-on demander, n’avoir pas retenu le texte « La langue française » d’Edmond de Nevers, un article reproduit pas moins de dix fois dans les journaux du Québec et de la Nouvelle-Angleterre entre 1896 et 1905 ? La question reste en suspens pour qui a lu (et, dans notre cas, relu) l’introduction. Les auteurs de l’anthologie le soulignent : pour les écrivains issus d’un petit peuple prétendant au droit à l’existence dans une période d’intenses poussées impérialistes, le « poids du regard » des autres était lourd à porter. Si le cri du coeur lancé par Henri Bourassa en réponse aux propos désinvoltes de l’archevêque de Westminster a retenti aussi puissamment dans …

Appendices