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L’un des derniers livres de poésie de Pierre Ouellet s’intitule Une outre emplie d’éther qui se rétracte dans le froid [1]. La formule est empruntée littéralement à un écrivain français, Gérard Cartier, cité dans le « Liminaire » (13). Son auteur l’applique au corps qui se défait (« La chair se fripe, le corps s’en va », [13]), et Ouellet la rapporte au poème, cet « agitateur du corps et de l’esprit » (13). Corps ou poème, l’outre que reproduisent fort esthétiquement, tout au long du livre, les photographies surréalistes de Christine Palmiéri enferme un corps de femme à la fois réel et rêvé, figé en diverses poses, un corps-poème.

Voilà tout de même une première surprise : le titre est entièrement l’oeuvre d’un autre, certes admiré du poète et donc copié sans remords, sans plagiat non plus puisque la source est déclarée. Mais la convention, la « politique » du titre telle qu’elle se pratique universellement s’en trouve ébranlée. Le titre, surtout d’une oeuvre de fiction, ne doit-il pas exprimer l’essentiel du livre en ce qu’il a d’unique ou de personnel ? Ici, le créateur fait un pied de nez à la « propriété » littéraire — on sait, du reste, que des titres identiques, souvent par inadvertance, ont pu servir à des auteurs d’époques ou de littératures différentes tout au long de la tradition littéraire. Dans le cas présent, l’étonnement résulte toutefois de l’aspect très particulier de l’énoncé, qui est long, complexe et forme à lui seul un petit poème baroque. Il porte donc plus qu’un autre la marque de l’esprit qui l’a conçu. On peut en déduire que le poète s’est senti l’égal de cet autre, et le complice total de son inspiration, pour ne pas dire son double ! Quant aux poèmes qui « remplissent » le recueil à la façon d’un éther froid, ils sont bien de Pierre Ouellet, de toute évidence, et même doublement de lui. Car le poète y reprend, en les récrivant, quelques-uns des recueils publiés au début de sa prolifique carrière. Voilà une seconde surprise, et de taille. Là encore, la propriété littéraire se trouve ébranlée, mais cette propriété concerne l’auteur lui-même et elle est mise à mal à des fins de création problématiques. Il ne s’agit pas ici de produire des versions plus achevées d’oeuvres existantes sur la base d’une même esthétique — en somme, de corriger des oeuvres de jeunesse. L’intervention du poète, qui reprend en bonne partie le même matériel verbal et signifiant, change quand même du tout au tout la diction poétique et le message qui en découle ; et on se demande, dès lors, quel est l’intérêt de faire du neuf avec du vieux quand il serait plus simple et, peut-être bien, plus rentable de repartir à zéro.

Si j’ai mis « vieux » en italique, c’est que je ne suis nullement sûr que la première version ait tant vieilli et qu’il fallût la récrire. Elle garde toute la cohésion de ses procédures, qui sont bien à elle et chargées de sens. Je ne pense pas non plus que l’auteur soit disposé à rayer les recueils en question de sa bibliographie. Les poèmes « nouveaux » ne remplacent pas les anciens, ils s’ajoutent à eux, comme si l’imparfaite jeunesse et la maturité pouvaient marcher d’un même pas, côte à côte, et faire l’objet d’appréciations distinctes.

Le matériel verbal est en bonne partie le même, ai-je dit, mais les poèmes nouveaux ajoutent des éléments aux anciens, beaucoup plus qu’ils n’en retranchent. Ils sont donc plus développés. Voilà une première différence. Elle va de pair avec un accroissement sensible de la longueur des textes, dû aussi au fractionnement des vers longs en vers brefs (un vers, souvent, en devient deux ou davantage).

Une autre différence, plus importante, tient à ce qu’on pourrait appeler la dispositio. Tous les poèmes de Théâtre d’air et de L’avéré (qui le suit dans l’édition originale [2]) comportent deux blocs de vers qui commencent par la majuscule, sauf s’ils sont précédés des deux-points (:). Cet usage des deux-points en début de vers est tout à fait étranger aux lois de la ponctuation traditionnelle et constitue une provocation. Il peut arriver aussi que le vers soit intercalaire et commence en milieu de page, souvent précédé, là encore, des deux-points :

Labyrinthe qu’errer

 : autour de soi,

Élève — suivant le plan

 : imperceptible,

Du désert que cela fait

 (à quoi ne mène

: qu’à genoux et dans des cris, […]

17

Les poèmes, dans Théâtre d’air et L’avéré (premières versions), ne sont pas très longs, et ils se terminent par un bloc formé d’un seul vers entre parenthèses (ou d’un vers et d’un demi-vers qui le prolonge) et en italique :

(Il ouvre la porte. L’embrasse

 — du regard, des lèvres)

17

Ce dernier vers (et demi…) a des allures de didascalie, en conformité avec le « théâtre » du titre. La fiction réalise ainsi la conjonction des genres. Poésie et théâtre communiquent.

Ce n’est plus le cas dans la version récente, où la didascalie est en quelque sorte avalée par le discours poétique, lequel se déploie de façon uniforme du début à la fin du texte. Ainsi, la didascalie de la page 19 (première version), « (Toutes les portes se referment : sur lui,/que son ombre enfonce) » se saborde en cette fin de poème pour se modeler formellement sur le texte qui précède :

des portes se

referment

que vivre enfonce depuis loin en

dedans

23

On voit, par cet exemple, le genre de travail d’addition et de soustraction qui donne naissance au nouveau poème. « Toutes les portes » devient « des portes » ; « se referment » est conservé tel quel ; « que son ombre enfonce » fait place à un énoncé beaucoup plus énigmatique où « enfonce » est conservé. L’enfermement, thème central, semble formulé plus radicalement dans la première version (« Toutes les portes se referment » ; [je souligne]), mais la dernière version, qui fait appel au vivre comme actant plutôt qu’à l’ombre, suggère peut-être un désastre pire. C’est celui même de l’être contraint non seulement à la solitude, mais à cette rétraction dans le froid qu’évoque le titre d’ensemble du recueil.

Pour compléter la comparaison entre les deux versions, il faut souligner que les fameux deux-points en début de vers ou d’énoncé de la première version, non seulement de Théâtre d’air (et L’avéré), mais aussi de Fonds et de Faix [3], disparaissent dans Une outre, dont les poèmes affichent une morphologie plus verticale et homogène, avec leurs vers sans majuscule. Or, ce qui pouvait être perçu par plusieurs lecteurs comme un irritant, les deux-points, est ici remplacé par une agression non moindre à nos habitudes de lecture. En effet, à tout moment, le mot est interrompu par un trait d’union qui commande le retour à la ligne et donc, un nouveau vers :

crue a-

près crue

le fleuve s’est a-

lité : mille rives […]

25

Quelle est la raison de ce que j’appellerai, faute d’un meilleur terme, ces hoquets du discours ? Servent-ils le rythme ? ou le sens (on se demande comment) ? Prétendent-ils casser le langage au profit d’un ordre supérieur de signification ? Disent-ils la rétraction dans le froid d’un contre-langage qui serait la négation, la déconstruction du logos ? Il faut sans doute chercher la réponse du côté des théories les plus postmodernes, tant la poésie de Ouellet se réclame peu de la tradition. Ainsi, les mots du poème ne sont jamais les supports de thèmes au sens strict, mais plutôt d’isotopies signifiantes qui pointent généralement vers une représentation en loques du monde, de l’humain, des rapports amoureux : « […] aimer se passe/d’aimer » (37). Lyrisme et expression sont absents. Le paysage littéraire est volontiers crépusculaire, voire apocalyptique :

il n’y a

aucune limite entre soi mort et soi

vivant : on est

éternellement

mourant litté-

ralement parlant litté-

ralement criant

276

Certes, il arrive que la vie se déclare, parmi les brisures :

[…] la souche

de vivre est dans un feu

nourri de fruits rouges

de fleurs roussies l’oiseau s’envole en es-

carbille l’oeil à vif il sème la

terreur dans le feu roulant que sa

beauté répand

310

Image positive, éclatante de vie, malgré le négatif auquel elle fait appel (terreur, brûlure). Mais généralement, le poète se repose dans le sentiment de l’égalité en tout de la vie et de la mort :

le ciel est le

berceau le

tombeau d’une terre

qui naît et meurt dans chaque

arbuste qu’on plante et qu’on

abat […]

268

Voilà le message d’une poésie certes accordée aux temps indécidables que nous vivons. Une poésie jamais vraiment optimiste, bien au contraire, mais qui a le grand mérite d’échapper au petit lyrisme individuel, si répandu de nos jours.

Pour conclure, je reviens à la question que pose la présence du même matériau verbal dans des versions poétiques distinctes. On peut penser au théâtre actuel dont Hervé Guay fait l’analyse dans un numéro récent de la présente revue [4]. Le texte, si important dans le théâtre traditionnel, devient aujourd’hui secondaire, est ravalé au rang des autres discours scéniques (mime, danse, projections, etc.) qui l’accompagnent, ce qui rend problématique l’édition de la pièce. Que dire, dans les recueils de Pierre Ouellet que j’ai abordés, du flux verbal identique que des formules poétiques foncièrement différentes peuvent harnacher en métamorphosant du coup sa charge signifiante ? Les mots du poème deviennent les simples faire-valoir d’un ton, d’une dispositio qui, elle, constitue l’essentiel. Le fait est que, quand on lit Pierre Ouellet, on est en quelque sorte distrait du message au profit d’un chant formel qui, certes, a sa beauté, et les « irritants » que sont les deux-points ou les coupes de mot intempestives ont précisément pour but de neutraliser la signification immédiate pour nous introduire dans une signifiance illimitée. En conséquence, l’emprunt du titre à Gérard Cartier n’est nullement un coup de force ou une inconvenance ; il est plutôt l’indication que l’autorité du texte, même poétique, serait chose du passé.

*

Le poète a un autre double que lui-même : le critique — surtout quand le critique est lui-même poète. Tel est le cas de Jean Royer, qui publie une édition revue et augmentée de son Introduction à la poésie québécoise, parue d’abord il y a vingt ans [5]. L’intervalle est le même que pour Pierre Ouellet, mais Jean Royer, mis à part quelques remaniements, n’a pas récrit son texte. Il lui a simplement, et pertinemment, ajouté une « sixième partie » de façon à rendre compte de la production des années 1990 et 2000. Cinquante pages, soit près d’un cinquième de l’ouvrage [6]. Celui-ci se trouve ainsi parfaitement actualisé, et le panorama est revitalisé dans son ensemble.

Jean Royer se défend bien d’être un critique à la façon des universitaires, et revendique plutôt le titre de chroniqueur. La chronique, on le sait, est une forme supérieure de journalisme, et Royer l’a pratiquée longtemps, au Devoir et ailleurs. On trouvera donc non pas une histoire en bonne et due forme de notre poésie, mais plutôt un panorama suggestif, inspirant, de ce que nos poètes ont produit de significatif depuis les origines, ainsi que des vues d’ensemble sur les principaux paramètres sociaux et culturels qui encadrent notre littérature.

Le xixe siècle, qui ne séduit plus guère les lecteurs d’aujourd’hui, est vite expédié sans qu’on trouve à y redire. L’auteur a beau jeu d’enjamber un François-Xavier Garneau, mentionné seulement pour son Histoire du Canada. Il s’emploie surtout à poser rapidement des jalons pour arriver à ce qui importe, c’est-à-dire Nelligan, tout de même annoncé par Eudore Évanturel, notre premier « moderne » (25). De Nelligan, il trace un portrait fort sympathique, en mettant à contribution Louis Dantin, mais il en fait peut-être abusivement un « poète maudit, victime de son anti-conformisme absolu » (31). N’y a-t-il pas un côté bon garçon chez l’auteur du « Vaisseau d’or » ? Rimbaud présentait des allures autrement plus inquiétantes ! Mais qu’importe ? Royer signale avec justesse que la poésie nelliganienne, « à la fois symboliste et parnassienne, aura modernisé comme en un éclair celle de son époque » (31). Ce genre de formules, qui ne vise pas à l’exactitude historique (il faudra beaucoup de temps avant que Nelligan ait des émules), constitue une évocation avant tout stimulante des croyances poétiques qui sollicitent le lecteur d’aujourd’hui.

Le travail du chroniqueur se rapproche beaucoup de celui du poète. Présenter en quelques lignes, souvent cinq ou dix seulement, l’oeuvre d’un écrivain sans tomber dans l’arbitraire ou la formule passe-partout requiert une intuition très sûre de ce qui, dans un univers poétique singulier, s’impose à l’attention et dont la formulation peut servir la justesse générale du panorama.

Il va de soi que Jean Royer ne peut, à tout coup, réussir la définition de ce qui s’exprime globalement chez un auteur, mais il suffit que bon nombre de ces tentatives emportent l’adhésion. Le défi est évidemment plus grand, à cause du manque de recul, quand il s’agit de rendre compte de la production plus récente. Aussi les chapitres qui terminent l’ouvrage paraîtront-ils, à cet égard, particulièrement intéressants. De riches et nombreuses évocations de recueils, réparties selon de grands axes thématiques (l’intimisme, le féminisme, le réalisme, l’amour, l’humour, le formalisme, la ville…), couvrent les années 1980 puis cèdent la place, pour les deux décennies suivantes, à une autre stratégie fondée sur la recension des oeuvres marquantes, puis de la diversité polyphonique des courants poétiques, et enfin, de vingt-cinq recueils particulièrement méritants.

On imagine la somme de lectures qu’il aura fallu pour décrire avec pertinence un corpus aussi considérable. Il faut aussi une intelligence littéraire très aiguisée pour repérer, dans le foisonnement des textes, les courants qui confèrent aux discours poétiques particuliers leur vérité globale. Dans ce parcours, Jean Royer ne ménage ni les accents d’enthousiasme (« Ce magnifique livre du désir », dit-il de Cobra et colibri, de Jean-Paul Daoust [222]) ni les formules saisissantes (« Le poème, dans ses à-coups mordants, étonnants, détonnants aussi, fait exploser la conscience » — sur Fors le silence, de Diane-Ischa Ross [225]).

C’est ainsi que la chronique, portée au plus haut point du développement matériel et herméneutique, peut servir admirablement notre poésie et notre littérature.