Article body

Quel étrange texte que celui de ces Mémoires, ouvrage de nature hétérogène, écrit à six mains et en trois temps, sans autre unité apparente que celle de la personne de Robert Shore Milnes Bouchette ! Celui-là même reste peu connu dans l’histoire du xixe siècle, éclipsé en amont par la mémoire de son grand-père Jean-Baptiste, navigateur et héros de la guerre de 1775, et par celle de son père, Joseph, l’arpenteur général à qui l’on doit la première Description topographique de la province du Bas-Canada (1815). L’histoire littéraire ne lui accorde pas non plus un intérêt particulier ; il est alors éclipsé en aval par deux de ses enfants, Errol, journaliste, traducteur et romancier, auteur de Robert Lozé (1903) et de L’indépendance économique du Canada français (1906), et Marie-Caroline-Alexandra, pionnière de la littérature pour la jeunesse sous le nom de plume « Maxine [1] ». Il n’est qu’en histoire de l’art que la mémoire de Robert Shore Milnes ne soit pas encombrée par celle des autres membres de sa famille, car si Joseph dessine, ce n’est jamais que pour illustrer ses cartes, alors que Robert, qui est aussi cartographe, pratique en plus l’aquarelle, la miniature et le paysage [2].

Pourtant, au milieu de cette encombrante famille, Robert, le plus jeune fils de Joseph, que tout destinait à poursuivre l’oeuvre de son père, fait un choix aussi radical qu’imprévisible quand il embrasse la cause des Patriotes en 1837. Celui qui a reçu son prénom du lieutenant-gouverneur du Bas-Canada, Robert Shore Milnes, son parrain, qui a été élevé dans les meilleures écoles du pays [3], qui parle l’anglais aussi bien que le français [4], rompt ainsi avec une famille qui doit sa rapide ascension sociale à ses allégeances bureaucrates et à une indéfectible collaboration avec le gouvernement britannique. Lui qui pouvait aspirer aux plus hautes reconnaissances choisit de rejoindre le clan des « va-nu-pieds », comme les appelle Philippe Aubert de Gaspé, c’est-à-dire qu’il rejoint les libéraux (il fonde d’ailleurs le journal Le Libéral) et prend parti contre les Résolutions Russell et contre l’Union des Canadas [5], participant aux assemblées patriotes de la région de Québec. Arrêté une première fois avec les autres présidents de comités patriotes et libéré sous caution, il combat dans la vallée du Richelieu, est arrêté une seconde fois et est subséquemment exilé aux Bermudes. Ce choix qu’opère Robert en 1837 est déterminant pour la suite de sa carrière et de sa vie, car il renonce aux privilèges de sa classe, revient à ses racines francophones [6] et se projette vers l’avenir dans la reconstruction du pays.

Au fil des années, Robert aurait laissé plusieurs cahiers d’une écriture fine et serrée dont il a voulu tirer des Mémoires qui, par les coups du destin, sont restés inachevés et inédits. C’est donc son fils Errol qui entreprend, bien après les faits, de tirer de ces cahiers les extraits qui forment les Mémoires qui nous sont parvenus, retenant d’abord et avant tout les années de formation de son père, appelé à Londres pour travailler aux côtés de son père à lui, puis celles qui entourent la Rébellion de l’automne 1837 et le subséquent exil aux Bermudes. Errol construit ainsi un ouvrage rédigé en partie à la première personne (pour les parties de la main de Robert) et en partie à la troisième personne (il comble alors par ses souvenirs les « trous » du texte). En outre, soucieux de bien établir la mémoire de son père, il confie le manuscrit à Alfred Duclos DeCelles, qui ajoute en note des précisions et commentaires sur le sens des événements décrits. Le journal d’un exilé est écrit au quotidien, en 1838, alors que les Mémoires revus par Robert ont été rédigés entre 1859 et 1871 [7]. Il est difficile de préciser la date à laquelle ont été écrits les textes à la troisième personne et l’on ne peut offrir qu’une approximation : entre 1885, date à laquelle Errol commence sa collaboration à la Revue canadienne, et 1903, date de leur publication [8]. Quant aux notes que DeCelles ajoute au manuscrit préparé par Errol, dernière intervention avant la publication, elles sont vraisemblablement les plus récentes, et sans doute assez contemporaines des recherches menées par l’historien qui va publier son Papineau en 1905.

Le présent article s’interrogera donc sur cette triple mise en oeuvre, qui engage trois auteurs (les deux Bouchette et DeCelles), trois genres (Mémoires, biographie, journal de voyage), trois époques (le temps de l’événement, le temps de la rédaction [9] et le temps de l’édition) et il cherchera à en saisir l’enjeu. Cet enjeu est lui-même triple. Il est forcément politique, car on ne peut parler des Rébellions sans prendre du même coup une position politique ferme quant aux idéaux qu’elles ont représentés. Il est mémoriel, car il s’agit ici d’une « oeuvre de piété filiale » (M, 8), celle d’un fils qui défend la mémoire de son père contre l’oubli. Enfin, sans doute est-il aussi esthétique, car on ne peut imaginer que cet homme, qui ne se sépare jamais de ses cartons à dessins et de sa guitare, qui dédie ses chansons et romances aux jeunes femmes [10] avant de peindre les murs de sa cellule, et dont les écrits témoignent d’une solide connaissance des littératures classique et contemporaine, n’ait pas envisagé ces Mémoires aussi comme une oeuvre de littérature. Avant d’arriver là, toutefois, il nous faut décaper les Mémoires des couches d’écriture ultérieures et décanter les interventions qui, tout en ayant donné au texte une certaine cohérence, en ont peut-être déplacé, voire dénaturé le propos.

Temps 1 — le noeud de mémoire

Les Mémoires de Robert Shore Milnes Bouchette s’ouvrent sur une lettre d’Errol à Alfred Duclos DeCelles, à qui il délègue l’autorité de commenter, voire de juger les écrits de son père : « J’ose espérer que vous voudrez bien y ajouter [à ces Mémoires] les éclaircissements et les réflexions que vos études et votre connaissance profonde des hommes et des choses de ce temps pourront vous suggérer » (M, 8). C’est un curieux choix à première vue car, né en 1843, DeCelles n’a pas connu les événements que relate Bouchette et il n’a vraisemblablement jamais rencontré l’homme. Avocat de formation puis journaliste, il est bibliothécaire au Parlement d’Ottawa depuis 1880 et membre de la Société royale du Canada depuis 1885. Errol, arrivé à Ottawa en 1898, fréquente DeCelles à l’Institut canadien-français, dont ils sont tous les deux membres, puis à la Bibliothèque du Parlement, où il est lui-même nommé en 1903. Toutefois, en 1903, quand paraissent les Mémoires, DeCelles n’a encore publié que son premier ouvrage [11], mais il a peut-être déjà entrepris les recherches historiques qui vont le mener à publier successivement ses biographies de Papineau (1905), LaFontaine (1907), Cartier (1907), Laurier (1920), série que vient entrecouper The « Patriotes » of ‘37. A Chronicle of the Lower Canadian Rebellion (1916), ouvrage paru en anglais, à Toronto. C’est donc à un collègue estimé, son aîné de vingt ans, plutôt qu’à un historien reconnu qu’Errol confie le manuscrit des Mémoires. On aurait attendu un autre historien, Laurent-Olivier David, lui aussi membre de la Société royale du Canada, qui a déjà à cette date publié son histoire des Patriotes de 1837-1838 (1884), en français et à Montréal, histoire à laquelle s’ajoutent les biographies de Sir Louis-Hippolyte LaFontaine (1872) et des Deux Papineau (1896) [12].

Revenons un peu en arrière, c’est-à-dire aux enjeux que soulève la mémoire des Rébellions. À ce propos, l’historien Jean-Paul Bernard rappelle que « [s]’agissant de 1837, il existe une sorte de noeud de mémoire [13] ». L’histoire, en effet, n’est jamais que celle des vainqueurs, et force est de constater que les écrivains du xixe siècle (journalistes, historiens et romanciers) peinent à rétablir le fil de l’histoire entre les deux états de l’Union, disons entre le projet de 1822, auquel avait collaboré Joseph Bouchette, et celui de 1840, réalisé dans la foulée du rapport de Lord Durham. La mémoire refait surface d’abord à gauche, du côté de l’Institut canadien, puis elle est prise en charge par les réformistes, qui « n’entendent pas laisser aux Rouges le profit de l’évocation de la mémoire des Patriotes [14] ». Néanmoins, encore en 1849, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, alors député du comté de Québec dans le gouvernement réformiste, s’oppose à ce qu’on rende publics les documents échangés entre les autorités et les leaders patriotes : « Je ne vois pas pourquoi on demanderait ici, aujourd’hui la publication de pareils papiers, quand le gouvernement veut bien passer un voile sur tous ces malheureux événements, et les jeter dans l’oubli parfait [15]. » Or, publier « de pareils papiers » est précisément ce que fait Errol avec l’approbation, peut-être même à la suggestion de DeCelles, qui commente : « Les souvenirs personnels sur les événements de “37” ne sont pas nombreux : c’est cette rareté qui ajoutera un intérêt de plus aux Mémoires. » (M, 10)

Étudiant la pensée réformiste de ces années, Éric Bédard rappelle encore que, resurgissant de ce point de vue après l’octroi de la responsabilité ministérielle en 1848, la mémoire des Rébellions va d’abord s’exprimer contre la figure de Louis-Joseph Papineau qui « devient le paratonnerre de toutes les angoisses ravalées pendant plus de dix ans [16] ». À Papineau est reproché d’avoir eu recours à la violence, d’avoir entraîné le peuple dans la contestation ouverte plutôt que sur le chemin de la négociation ; certains vont même jusqu’à lui reprocher sa fuite aux États-Unis, comme s’il s’agissait d’une désertion. L’historiographie réformiste célèbre donc les figures de Louis-Hippolyte LaFontaine, premier ministre du gouvernement responsable, puis celles de George-Étienne Cartier, père fondateur de la Confédération canadienne, et de Wilfrid Laurier, libéral modéré. À ces trois hommes vont les faveurs du conservateur Alfred Duclos DeCelles, qui découvre dans les Mémoires de Robert Shore Milnes le récit d’un acteur légitime qui partage son point de vue bon-ententiste [17] :

Comme son père, Bouchette fut très répandu dans la société anglaise dont il partageait les goûts et les aspirations. À ce titre, nous pouvons dire qu’il était plutôt Anglais que Canadien. Il convient, ce semble, de souligner cette attitude spéciale de l’auteur des Mémoires pour donner plus de force à la position qu’il prit plus tard à côté de Papineau […].

M, 9

Le « à côté de Papineau » est une formule que DeCelles rectifie dès la page suivante : c’est « à côté de » Wolfred Nelson, qui « organisait la résistance » (M, 10), que Bouchette s’engage ; c’est avec Nelson qu’il combat, qu’il est arrêté puis qu’il est exilé. Or, séparer Wolfred Nelson de Louis-Joseph Papineau et peut-être encore plus de son frère Robert, séparer le réformiste du libéral, séparer le bon grain de l’ivraie, tel semble être l’objectif ultime de ces Mémoires, lesquels prennent visiblement position contre les travaux de Laurent-Olivier David, qui avait qualifié de « patriotes » les uns comme les autres dans une histoire qui accordait la même importance aux événements de 1838 qu’à ceux de 1837. Là, dans cette séparation, convergent les trois signataires des Mémoires. S’explique ainsi l’exergue choisie par DeCelles à l’esquisse biographique qu’il consacre à Bouchette : « La révolte de 1837, dirigée non contre l’Angleterre, mais contre la mauvaise administration coloniale, était parfaitement justifiable [18] » (M, 8). Justifiable donc, la révolte de 1837, mais pas celle de 1838, à laquelle Bouchette n’a d’ailleurs pas participé, pas plus que Wolfred Nelson.

Temps 2 — l’oeuvre de piété filiale

Errol n’est pas étranger aux thèses que soutient Alfred Duclos DeCelles. Après tout, c’est lui qui a donné à ces Mémoires la forme qui nous est parvenue, à partir des manuscrits et notes laissés par son père. D’entrée de jeu, il précise la nature de son intervention :

[ces Mémoires] sont incomplets. Des notes assez suivies permettent bien de reconstituer le récit aux endroits où l’auteur lui-même n’en a pas terminé la rédaction […] j’ai transcrit et j’ai traduit. J’ai même dû, en certains endroits, prendre la parole, mais […] je crois être resté fidèle aux idées et aux sentiments de l’auteur, lequel se plaisait, pendant mon enfance, à m’instruire par le récit des incidents de sa vie si mouvementée, si pleine et si honorable.

M, 7-8

La structure des Mémoires mérite que l’on s’y arrête un instant. Les cinq premiers chapitres sont de la main de Robert, qui raconte ses années de formation, depuis l’enfance jusqu’au voyage en Angleterre en 1832. Au milieu du cinquième chapitre, une note précise :

Ici, il y a interruption dans le manuscrit. Je puis, cependant, suppléer presque en entier à ce qui manque par le souvenir que j’ai conservé des récits de mon père, et surtout en me servant des notes volumineuses qu’il m’a laissées et qui sont maintenant devant moi. Je serai obligé de procéder de même dans certains autres endroits. Presque toujours les matériaux sont complets et toujours le récit ainsi continué est basé sur les notes mêmes de l’auteur. Leur valeur historique reste donc intacte.

M, 32

À ce moment, Errol prend la plume et poursuit le récit qui, trois pages plus loin, s’arrête au moment où Robert, désormais fiancé, s’apprête à rentrer au Canada. Le chapitre VI reproduit des extraits du journal d’un voyage en Italie [19] effectué entre-temps. À la fin de ces extraits, Errol reprend le fil du récit et, en moins d’une page, raconte les fiançailles de Robert à Marianne Gardner, leur mariage, leur retour en Amérique et le décès de la jeune femme victime du choléra en 1834.

Les chapitres VII, VIII et IX forment le récit, par Robert, des premières années de son engagement politique jusqu’à la bataille de Moore’s Corner en 1837, au cours de laquelle il est blessé. Le chapitre X est introduit par une remarque d’Errol :

Il y a ici une seconde interruption dans les Mémoires de Bouchette. Comme pour la première interruption, on peut continuer le récit, se guidant sur les notes laissées par l’auteur […] Il reste un seul point qu’il faut reconstituer par la tradition orale principalement, et c’est le jugement que portait mon père sur les événements auxquels nous venons d’assister […] J’ai recueilli ce jugement de la bouche de l’auteur des Mémoires, à une époque éloignée des événements dont il est question. Je le donne exactement ici tel qu’il se présente à mon souvenir.

M, 51

Ce chapitre est dénué de récit : il présente un bilan des événements politiques dans une forme strictement argumentative. Errol reprend le fil du récit au chapitre XI : « Nous avons laissé l’auteur des Mémoires blessé et alité dans la maison hospitalière de M. Moore. » (M, 56) À la troisième personne, il narre alors la suite des événements : l’arrestation, le retour vers Montréal, l’emprisonnement. À l’occasion, il cite les documents, une phrase, parfois un paragraphe. Contrairement à son habitude, il ne précise pas l’état de ses sources ni le travail qu’il a alors dû effectuer.

Les chapitres XII et XIII introduisent une série de lettres accompagnées de leur discours d’escorte : « Mon père avait conservé plusieurs de ces souvenirs de sa captivité. J’ai devant moi une correspondance qu’il a voulu transcrire en entier dans ces Mémoires. » (M, 61) Errol rend alors la plume à Robert qui présente les lettres. La première est datée de janvier 1838 et signée par le colonel Thomas Dundas qui s’enquiert de la nature et des causes de ces événements dont il a entendu parler. Elle est suivie de la réponse de Robert dont la fin manque. Errol explique : « La fin de cette lettre traite d’affaires personnelles. » (M, 69) La troisième lettre, rédigée par les exilés aux Bermudes, répond à un article paru dans le London Sun en août 1838. Y est insérée une quatrième lettre, destinée à Lord Durham et rédigée quelques mois plus tôt. Sous une forme argumentative, les trois lettres reprennent les événements déjà racontés : il s’agit chaque fois de s’expliquer et de se justifier.

Les chapitres XIV à XVIII reproduisent le journal de voyage aux Bermudes que Robert aurait lui-même intitulé Le journal d’un exilé. Au chapitre XVII, cependant, est insérée la version intégrale d’un exposé des griefs des Canadiens, préparé avec l’aide de Wolfred Nelson, « à la demande de plusieurs des officiers de ce vaisseau [le Vestal, qui conduit les exilés aux Bermudes] » (M, 107), qui reprend une nouvelle fois le récit des événements survenus entre 1834 et 1837. L’exposé est inséré au jour approximatif où il fut rédigé, mais par une intervention bien postérieure, qu’une note date de 1859.

Le chapitre XIX, le dernier chapitre, est de la main d’Errol qui, en une page, donne « [q]uelques détails sur la carrière subséquente de l’auteur » (M, 116) puis annonce : « Aussi est-ce ici que s’arrêtent, à proprement parler, les Mémoires. Les cahiers qui suivent offrent sans doute beaucoup d’intérêt pour la famille de leur auteur [… mais on] a voulu offrir au lecteur une page d’histoire, non pas un registre de famille. » (M, 117) Suivent encore un portrait de Robert et une conclusion qui, une quatrième fois, synthétise les revendications des Canadiens, en ajoutant cette fois le résumé des propositions constitutionnelles de Durham et la chronologie des principales étapes qui, depuis l’Union des Canadas en 1840, ont mené à l’obtention de la responsabilité gouvernementale en 1848.

On le voit, la structure des Mémoires de Robert, tels que publiés par Errol, est parfaitement symétrique. Aux premiers chapitres, qui forment les Mémoires proprement dits, répondent les derniers chapitres, qui réunissent la correspondance et Le journal d’un exilé, tous de la main de Robert. Ceux-ci sont encadrés par l’esquisse biographique rédigée par DeCelles (au début) et le portrait rédigé par Errol (à la fin). À l’occasion, une interruption dans le récit ou une carence dans la documentation permet à Errol de s’infiltrer, soit par le récit, soit par l’argumentation. Les récits sont tous condensés : Errol se contente de signaler rapidement les événements nécessaires à la compréhension de l’ensemble, s’interdisant de reproduire les anecdotes personnelles, à moins que celles-ci n’aient déjà été narrativisées par Robert. Ainsi, Marianne Gardner ayant été introduite dans la portion des Mémoires déjà rédigés, Errol se voit contraint de raconter sa venue en Amérique et son décès. Nous n’apprendrons que ce qui est nécessaire à la clôture de l’épisode. Nulle mention ne sera faite des deux autres mariages de Robert. L’argumentation, au contraire, est amplifiée, d’une part, par la répétition — nous aurons ainsi quatre fois l’énoncé des griefs des Canadiens qui ont mené aux Rébellions —, d’autre part, par la reproduction intégrale de larges pans des notes manuscrites et de documents attestant ces griefs. Enfin, la clôture des Mémoires, qui s’arrêtent en 1840 alors qu’Errol a encore en main de nombreux cahiers manuscrits, concentre l’attention sur un moment clé de la vie de Robert, au détriment de la totalité de son destin [20].

Au milieu de l’ouvrage, dans le chapitre X intitulé « Observations sur ce qui précède », se trouve l’argument qui vient justifier la publication des Mémoires et en circonscrire la thèse :

Une chose devient évidente à la lecture des événements qui ont précédé et accompagné l’insurrection de 1837, c’est que l’on n’est pas en présence d’un soulèvement voulu et préparé, mais d’une explosion provoquée par une suite d’actes injustifiables. Ce n’est qu’un épisode, l’événement, c’est la conquête du gouvernement responsable.

M, 52. Errol souligne.

Voilà l’histoire récrite, voilà retrouvé le fil du temps, le fil de l’histoire, un moment rompu ! Le « noeud de mémoire » est dénoué. Les Rébellions ne sont plus un échec ; tout au plus ces « escarmouches insignifiantes » (M, 55) forment-elles ce que, au théâtre, on nomme une péripétie, dans l’histoire de ce qui est désormais une victoire : « Bouchette se rangea sous la bannière de La Fontaine et de Baldwin qui avaient su continuer et mener à bien l’oeuvre de l’émancipation constitutionnelle du Canada. » (M, 116) Le déplacement de l’action, c’est-à-dire du « noeud » dramatique, entraîne du même coup celui du héros, transformé en bourgeois de comédie :

Plaignons-le [Papineau] d’être, en ce moment décisif, tombé dans un désordre d’esprit qui le rendit incapable de former et d’exécuter les résolutions énergiques qu’exigeaient les circonstances. Il dut lui-même en souffrir cruellement. Il disparut de la scène, on peut dire qu’il en disparut à jamais, car là, en vérité, se termine sa carrière.

M, 55

Temps 3 — l’attrait du voyage

« Ce ne sont pas, à proprement parler, des Mémoires que je me propose d’écrire », mais une esquisse brève « des principaux événements de ma vie, espérant qu’ils pourront servir à l’instruction future de mes chers enfants, qui sont tous en bas âge. » (M, 11) Cette note, datée de 1871, ouvre les Mémoires rédigés par Robert. Elle désigne à la fois l’intention, la nature et le destinataire pressenti de l’écrit en préparation dont ne nous sont parvenus que deux fragments : ceux qui couvrent les chapitres I à V, le dernier étant inachevé, puis les chapitres VII à IX, ce dernier étant lui aussi inachevé. Ce sont là les seuls extraits des réels Mémoires pressentis et il faut bien les considérer dès lors comme les « plus importants » ou du moins comme les plus achevés. De la main de Robert nous est également parvenu Le journal d’un exilé qui a lui aussi été l’objet d’un travail de réécriture, celui-ci antérieur à l’autre, comme l’indique la note datée de 1859. Apparaîtront à l’occasion d’autres fragments, plus courts, tirés des cahiers qu’Errol a sous les yeux, notamment le bref extrait du journal de voyage en Italie.

Tous ces fragments, qui forment les « principaux événements de [s]a vie », ont en commun de raconter des voyages : le séjour à New York et en Angleterre, le voyage en Italie, l’exil au Bermudes, mais aussi l’engagement patriote entre 1834 et 1837, qui est un voyage à partir du moment où Bouchette quitte Québec et s’engage dans une série de déplacements qui l’amènent à descendre la rivière Richelieu jusqu’au lac Champlain vers Swanton, au Vermont, puis à remonter jusqu’à Moore’s Corner, où il est blessé et, de là, vers la prison à Montréal. Il écrit : « […] j’étais tourmenté, comme la plupart des jeunes gens, par le désir des voyages » (M, 15). Et ce n’est certainement pas un hasard si, clerc chez Andrew Stuart, il s’était spécialisé en droit maritime et avait étudié, avec les mathématiques, l’histoire, les lettres et la langue italienne : « [A]vant la fin de ma cléricature, je pouvais lire dans le texte Consolato del mare [21]. » (M, 14)

Son premier voyage a lieu à New York, où l’envoie le gouverneur général pour copier les cartes de la frontière entre le Canada et les États-Unis, et où il rencontre le capitaine Pears : « [J]e serais un second Télémaque entre les mains d’un sage Mentor. » (M, 15) Nous n’en saurons guère plus malgré ce que semble promettre la figure de Mentor, empruntée aux Aventures de Télémaque de Fénelon, qui laisse subsister un lourd sous-entendu : « Je pourrais ici raconter plus d’un épisode intéressant, mais je me suis déjà trop écarté de l’ordre chronologique de mon récit. » (M, 16) Le lecteur reste pantois devant cette promesse non tenue, curieux des aventures new-yorkaises d’un jeune homme pour la première fois libéré de l’emprise familiale ; il doit se contenter d’une phrase laconique : « […] les distractions ne nous manquaient pas. Il arrivait souvent que nous assistions dans une même soirée à un dîner, à un concert et à un bal » (M, 16).

Le récit de son séjour en Angleterre — entre 1829 et 1832 — se révèle tout aussi laconique : « Je ne dirai rien de ce voyage [de Liverpool à Londres] pourtant rempli d’incidents. » (M, 19) Bouchette, cependant, ne résiste pas à l’idée de rappeler son attrait pour la ville :

Ce spectacle si extraordinaire et si nouveau pour moi, me causa un véritable éblouissement. Je ne pus que contempler sans analyser et me former quelque idée de la grandeur de la métropole où j’entrais, par la pensée que ce que je voyais n’était que le seuil d’une capitale […].

M, 19

L’éblouissement est répété à Rome, mais il prend là une signification toute différente. En effet, Londres est la ville moderne, définie au présent par le quadrillage des rues, le grouillement de la population, le bruit et la rumeur publique. Ainsi décrit-il : « Oxford Street entre deux rangées interminables de réverbères. À mesure que nous avancions, les magasins devenaient plus grands et plus brillants, les voitures nombreuses, la foule plus dense et la rumeur plus assourdissante. » (M, 19) Par contraste, Rome est la ville de la mémoire, tout entière définie par la culture classique qui imprègne le voyageur, culture toute livresque, qui agit comme un filtre et le rend incapable de saisir la capitale et son univers moderne :

Un sentiment de vénération et de bonheur inexprimables me saisit à ce premier regard jeté sur la Ville Éternelle. Rome ! Autrefois la maîtresse du monde. Rome ! Où naquirent les héros antiques. Rome ! La mère des orateurs et des poètes. Rome ! Le siège des arts, le centre de toutes les grandeurs […] Rome, dis-je, était là devant mes yeux.

M, 36-37

Dans cette partie des Mémoires, Bouchette reste avare de descriptions, d’impressions et d’images. Ce qui compte, pour lui, ce sont les personnages, mais les hauts personnages seulement, ceux qui ont un nom, une histoire, une réputation. Défilent ainsi en Angleterre le comte de Sidmouth (M, 22), l’honorable Edward Ellice (seigneur de Beauharnois) (M, 23), le juge et madame Samuel Skinner, elle surtout à qui Byron avait « adressé une de ses premières odes » (M, 24), des écrivains « dont [il] avai[t] lu les oeuvres en Canada, mais [qu’il] ne croyai[t] guère rencontrer un jour » (M, 24) : sir Edward Bulwer Lytton, Tom Moore, James Hogg, le capitaine Marriott, Laetitia Landon, Maria Edgeworth, Jane et Maria Porter, Basil Hall, Frances Trollope et l’impresario Gabriele Rossetti. Tout cela est bien rapide. Bouchette énumère et pratique ce que les anglophones appellent le name-dropping. Il n’entre pas en relation avec ces gens, ne noue pas d’amitiés. Il n’étudie pas, ne discute pas des idées ou des opinions politiques. Il ne livre pas non plus d’anecdotes, ces petits récits plaisants qui à l’époque témoignent encore de la socialité des salons : « Que de souvenirs me reviennent de ces trois années de résidence à Londres ! [… mais] je dois me borner aux incidents qui ne sont pas d’occurrence journalière et qui sont de nature à intéresser mes enfants lorsqu’ils liront cette esquisse des événements de ma vie. » (M, 24-25) Ces événements qu’il entend léguer à ses enfants sont ses rencontres avec les grands. « Dans cette dernière catégorie, écrit-il, je dois placer ma rencontre avec le prince Louis Bonaparte » (M, 24-25), qui suit de peu sa rencontre avec la princesse Victoria, alors âgée de 14 ans (M, 21). De même, l’occasion lui est donnée d’assister aux obsèques de George IV et au couronnement de Guillaume IV — « deux événements importants dans les annales de l’empire britannique […] » (M, 27) —, ainsi que, cette fois à Rome, à une cérémonie pontificale dont la nature n’est pas précisée. Nul sentiment religieux ; prime alors la description du spectacle, c’est-à-dire la combinaison de « la pompe de la royauté avec la solennité de la religion » (M, 38). La similitude des trois cérémonies est étonnante : densité de la foule, attente interminable, déploiement de carrosses, de broderies, de richesses. Le monde de Bouchette est encore tout entier imprégné d’un espace public structuré par la représentation [22].

La ville fascine, mais elle n’est pas l’objet de discours ou de réflexions. Robert n’est pas encore tout à fait détaché du discours de l’arriviste et il réaffirme sa réussite sociale. Pourtant, voilà trois générations que les Bouchette sont sortis de l’anonymat. Depuis le grand-père, Jean-Baptiste, « commandant de l’escadre sur les grands lacs ou les mers intérieures du Canada […] le seul Canadien depuis Iberville, qui ait commandé en chef une flotte de guerre, l’histoire et les romans historiques nous ont conservé le souvenir de quelques-uns de ses exploits » (M, 12), et encore Joseph, « bien connu pour ses travaux géographiques, scientifiques et littéraires » (M, 12). Londres n’est pas Québec, et Robert y éprouve le sentiment d’avoir encore grimpé un échelon dans la hiérarchie sociale [23]. De même, écrivant pour ses enfants, il censure les événements de sa vie personnelle, les « épisodes intéressants » (M, 16), les « incidents » du voyage (M, 18), les « souvenirs de ces trois années de résidence à Londres » (M, 24), les « incidents qui [sont] d’incidence journalière » (M, 24), évacués comme l’avaient été les « distractions » de New York. Ce ne sont pas là les « événements importants de [s]a vie ». Le récit condense et réorganise : la « mise en intrigue [24] » opérée entre 1859 et 1871 choisit et ordonne en fonction d’une mémoire testamentaire et épurée, reniant les hésitations, enthousiasmes, expériences et erreurs du jeune homme qui découvre le monde. Furtives sont les allusions aux théâtres, aux spectacles et à la vie mondaine ; priment la morale du travail et la socialité avec les grands.

Temps 4 — prendre la mer

« J’allais chercher des images [25] », écrit Chateaubriand dans la préface de son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Contrastent avec les parties récrites des Mémoires les journaux de voyage rédigés au quotidien, où Robert enregistre ses sentiments, ses impressions. Ses yeux et ses oreilles deviennent des instruments d’appréhension du monde. Il regarde, il écoute et il perçoit. Dans les Mémoires proprement dits subsistent quelques allusions à ces images. Ainsi, dès son arrivée à Liverpool, il remarque le tunnel de chemin de fer qui va vers Manchester : « Je ne puis oublier l’impression singulière et nouvelle que me causa le mouvement rapide de ces wagons remplis de monde se précipitant sur un plan incliné et s’engouffrant sous terre. » (M, 18) À Londres, il est saisi par la vision d’Oxford Street déjà citée : « Ce spectacle si extraordinaire et si nouveau pour moi, me causa un véritable éblouissement. Je ne pus que contempler sans analyser […]. » (M, 19) Et encore dans les notes de voyage en Italie : « Je n’oublierai jamais […] les passes terribles de l’Apennin […] elles me causèrent une impression durable […]. » (M, 35-36) Le cartographe note les « plans inclinés », les « passes terribles », les rues interminables se croisant à angle droit et « la route étroite qui longe d’un côté des hauteurs escarpées, de l’autre le fleuve qui coule au fond d’un second précipice » (M, 36). Mais est-ce encore le cartographe ou est-ce déjà le paysagiste et le musicien qui insistent sur les effets de lumière ou sur les sonorités — « Nous sortîmes de Montefiascone à la nuit tombante, mais par un magnifique clair de lune » (M, 36) —, qui entendent cette « troupe de taureaux sauvages nous dépass[er] comme une avalanche » et leur « course vertigineuse réveillant les échos dans les profondeurs des ravins » (M, 36) ? Les images et les sonorités, toutes ces sensations qui habitent l’espace physique, sont des éléments essentiels à Bouchette qui, arrivant à Swanton, note encore la « chaleur bienfaisante [qui] vient dégourdir nos membres transis et [la] lumière quasi éblouissante [qui] dissipe la tristesse de nos pensées » (M, 48).

Dans ses voyages et pérégrinations, Robert ne se sépare jamais de ses cartons à dessin ni de sa guitare. De sa prison, il écrit :

Je décorai ma chambre au moyen de mon pinceau et en reproduisant sur les murs des paysages qui se trouvaient dans mes cartons. D’un côté, je peignis les chutes Montmorency, de l’autre la villa de M. Atkinson, au Cap-Rouge. Autour de ma fenêtre cintrée s’enlaçaient une vigne et un chèvrefeuille. Les deux autres pans, car ma chambre affectait la forme d’un pentagone irrégulier, étaient occupés, l’un par des tablettes où j’avais placé mes livres, l’autre par ma petite batterie de cuisine […]. Dans un coin de la pièce, je plaçai mes portefeuilles, dans l’autre ma guitare. Le plafond, naturellement, devait être bleu ciel.

M, 60

Un de ses dessins les plus connus, Les captifs (1838), le montre dans sa prison, assis à sa table de travail, entouré de ses livres. Les murs sont repeints bien que l’on ne distingue guère le détail. Un autre, Bouchette en prison (1838), le montre dans le même décor, mais actif, en train de dessiner, la guitare déposée sur le lit [26]. Dans l’un et l’autre on remarque, près de la fenêtre, une cage, dans laquelle est enfermé un serin :

Bientôt Dick devint mon ami. Il perchait sur mon épaule et partageait mes repas. Son chant m’éveillait le matin. Pendant quatre mois nous fûmes inséparables. Mais un beau matin d’avril il sortit par la fenêtre ouverte, qui maintenant était grillée, et malgré mes appels, ne revint plus.

M, 60

Cette préoccupation pour les paysages et la lumière prend de l’ampleur dans Le journal d’un exilé. Toutefois, la perspective change. En Angleterre et en Italie, Robert voyage par choix, comme Chateaubriand : recueillir des images fait partie des objectifs de celui qui, dès le départ, s’installe « sur la poupe du vaisseau » pour dessiner « la vue de Québec qui est reproduite dans le premier volume de l’ouvrage de [s]on père » (M, 18). Il en est autrement du voyage aux Bermudes, voyage imposé par les circonstances, dans des conditions difficiles. La perception sera alors plus intérieure et toute déterminée par le sentiment de solitude. Bouchette ne reproduit plus ; il interprète, s’imprègne et médite : « Le dessin m’a été une grande ressource dans ma solitude. » (M, 69) Partis le 3 juillet 1838, les exilés n’en sont encore qu’à l’île Verte le 7. Mais c’est là, quand les derniers visiteurs ont quitté le bord, que Robert éprouve pour la première fois le sentiment d’exil : « En voyant s’éloigner sa chaloupe, nous comprenons que le dernier lien est maintenant rompu entre nous et la patrie et que nous ne sommes plus désormais que des exilés. » (M, 89)

Le cartographe peut encore quelque temps s’accrocher au paysage maritime connu : « Nous passons en ce moment vis-à-vis l’île Saint-Paul, une des rares terres canadiennes dont mon père n’a pu vérifier lui-même le gisement exact. Il m’a demandé de le faire pour lui […]. » (M, 93) Puis, quand disparaît la dernière côte repérable, Bouchette commence à observer le firmament : n’y a-t-il pas là encore un lien entre les deux temps de sa vie, dans ce ciel où « les constellations sont toujours nos amies des latitudes canadiennes ; leur position semble peu changée, sauf que l’étoile polaire est notamment plus basse que lorsqu’on l’observe de Québec » (M, 95). Dans cette observation du ciel, on ne perçoit aucune référence au Créateur. S’exprime plutôt une pensée cosmogonique où lui et les siens sont réunis sous le même ciel, observent les mêmes étoiles et, donc, partagent encore le même monde. Finalement, le ciel est vide. Le cartographe regarde les étoiles et tente de retrouver ses constellations qui elles aussi lui échappent peu à peu : « je regarde le firmament en m’efforçant de reconnaître les constellations de ce ciel nouveau pour moi » (M, 100). La contemplation devient alors rêverie plutôt que souvenir. De temps à autre, le cartographe calcule encore ; le 13 juillet : « Nous sommes à 783 milles des Bermudes » (M, 95) ; le 17 juillet : « Nous sommes maintenant à 420 milles des Bermudes » (M, 97) ; le 18 : « Nous sommes à environ 400 milles des Bermudes » (M, 99) ; le 21 juillet : « [N]ous ne sommes plus qu’à 138 milles des Bermudes. » (M, 100) C’est donc non pas le départ ou le déplacement dans l’espace qui crée le sentiment d’exil, mais le détachement qu’ils entraînent, détachement des siens, de la terre connue, de l’histoire, de l’événement, voire de l’anecdote. Dès lors, le Vestal devient une île flottante, encore une prison, mais aussi un nouveau monde, déjà socialisé : la conversation y occupe une place de choix. « Pendant deux heures, après souper, […nous] avons causé de l’Italie, de la Grèce, de dessin et de peinture, puis des choses du Canada. » (M, 91) Les souvenirs sont alors moins lourds, le temps ralentit.

À mesure que le voyage se déroule, le cartographe cède du terrain et l’artiste prend le dessus. Il constate : « Pour moi, la mer n’est pas chose nouvelle. Depuis mon enfance, elle m’est familière. Mais ma situation actuelle est si nouvelle qu’elle me porte à observer mieux les choses que je croyais connaître. » (M, 95) Observer mieux, oui, mais aussi observer autrement. Les sonorités sont non plus des bruits, mais de la musique : « [O]n entend constamment le mugissement de la mer et le gréement vibrant sous le souffle du large comme les cordes d’une harpe éolienne » (M, 98). Les images deviennent des tableaux : « Le temps est merveilleusement beau, la mer d’un bleu si profond et si pur que si on en voyait la reproduction dans une peinture on crierait à l’exagération, tant il est juste de dire que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » (M, 99) Les livres, d’abord sérieux (un traité sur la digestion, par exemple), servent désormais à se projeter vers la destination attendue : « Un des officiers m’apporte Purdy’s Memoir, un ouvrage descriptif des mers du globe [27]. » (M, 89) C’est d’abord la description physique de l’île qui intéresse Bouchette, mais peu à peu celui-ci s’arrête aux croyances, aux rituels engendrés par la peur des tempêtes. C’est à ce moment que jaillissent les deux grandes références littéraires qui vont marquer la suite du Journal : « Shakespeare a célébré ces îles dans un de ses chefs-d’oeuvre, La tempête ; Moore en fait, dans ses odes et épîtres, la résidence de la nymphe Néa. » (M, 96) Encore à l’arrivée, le 23 juillet, les deux figures sont identiques :

Nous avançons bien lentement vers « l’île de la beauté » chantée par Moore. […] au moment où l’on atteint une côte dangereuse où les récifs s’étendent au loin cachés sous les flots, dont on ne peut approcher que par un seul côté et cela en affrontant peut-être une de ces bourrasques fatales qui ont valu aux îles de la part d’un autre poète le titre « d’île des tempêtes ».

M, 102

Une fois débarqué, le mémorialiste revient à son habitude et écrit : « Je ne m’attarderai pas à faire la description des Bermudes. » (M, 112) Les images reviennent néanmoins, à l’occasion, synthétisant le point de vue du cartographe et celui de l’artiste, celui du voyageur et celui de l’exilé :

Hamilton et ses environs étaient paisibles. On trouvait partout de frais ombrages, une flore magnifique, une société agréable, aimant la musique et la poésie, puisqu’elle se souvenait de Moore dont la Néa y vivant encore toujours charmante et digne d’être l’inspiratrice d’un poète, même d’un poète qui comme Moore a chanté le Canada et les « voyageurs canadiens ».

M, 113

Il condense le récit du séjour en quelques paragraphes rapides. Deux ou trois notes, quelques anecdotes sont tout ce qu’il reste du récit qui s’arrête au moment où arrive, sur la terre de Calypso, Joseph Bouchette père, comme Ulysse retrouvant Télémaque, avec le soulagement de découvrir son fils en vie, en santé, et prêt à la réconciliation. Quelques jours plus tard parvient aux exilés la proclamation qui abroge leur condamnation à l’exil.

Là « s’arrêtent, à proprement parler, les Mémoires. Les cahiers qui suivent offrent sans doute beaucoup pour la famille de leur auteur […] » (M, 117). C’est alors Errol qui reprend la plume à son tour pour clore le voyage. Les exilés se sont embarqués le 3 novembre 1838 pour la Virginie, puis ils remontent à Washington et à New York, d’où leur parviennent les nouvelles de l’insurrection, « cette échauffourée » (M, 116) qui va leur interdire de revenir au Canada avant quelque temps. C’est donc par une curieuse prolepse que les Mémoires se terminent en 1840, comme l’annonce la page de titre. Car, en 1840, Robert est encore aux États-Unis, dont il ne rentrera qu’en 1845. Il ne joue donc aucun rôle dans la formation du gouvernement de l’Union, lequel, néanmoins, met un terme à ces années troubles. Errol revient donc ici à sa thèse, pour célébrer l’événement, encore bien plus que la mémoire de son père.

*

« Un voyageur est une espèce d’historien », écrit encore Chateaubriand [28]. Errol ne se méprend pas sur les opinions politiques de son père qui, à travers ses voyages et cahiers, réaffirme la légitimité de son geste et construit lui aussi la mémoire de l’événement. « Il me serait impossible de vous dire combien me répugne ce mot rebelle… » (M, 68), écrivait déjà Robert. À tort ou à raison, la conclusion d’Errol rappelle comment la responsabilité gouvernementale était dans les revendications des Patriotes et comment ceux-ci se sont battus pour un droit constitutionnel dans le respect de l’autorité de la Grande-Bretagne. L’« Esquisse biographique » de DeCelles ouvrait sur la rupture politique entre Robert et Joseph ; Le journal d’un exilé se termine dans la réconciliation, où un fils ayant pris ses distances avec les options politiques de son père a, ce faisant, conquis son respect et affirmé sa personnalité propre. À travers la figure de Télémaque (apparue au cours du voyage à New York) et celle d’Ulysse (retenu dans l’île de Calypso), ces Mémoires peuvent donc aussi être lus comme un récit d’apprentissage [29]. Il y a là une construction rhétorique plus proche des Aventures de Télémaque de Fénelon que de l’Odyssée d’Homère, mais une construction déjà bien présente dans les écrits de Robert, que le travail réalisé par Errol sur le manuscrit des Mémoires a pour effet de transférer au Bas-Canada tout entier : « Et c’est ainsi que 60 000 cultivateurs, entourés d’une innombrable population différente, conquirent la liberté constitutionnelle et le respect de leurs voisins. » (M, 129)

Il faudrait s’interroger plus longuement au sujet de cette figure de père sur laquelle se ferment les écrits de Robert, mais aussi sur cet autre père qui motive le fils à terminer l’inachevé et à livrer au public un texte composite, sans autre unité apparente que celle-là. Un peu partout Errol sème des remarques brèves sur le caractère artiste de son père et, dans le portrait qu’il insère au chapitre de conclusion, ce caractère apparaît comme le trait distinctif de Robert : « […] il s’était voué au culte du beau » (M, 118). Celui qui écrit une énième fois qu’il entendait « offrir au lecteur une page d’histoire, non pas un registre de famille » (M, 117) ne peut alors résister à l’idée de rappeler une anecdote parfaitement étrangère aux enjeux politiques des Mémoires :

On était en 1870, par un beau soir d’été. […] Bouchette, s’accompagnant sur la guitare, chantait la romance napolitaine Santa Lucia alors peu connue au Canada. […] Tout à coup, on entend au dehors comme un écho de la mélodie. Chacun prête l’oreille, mais Bouchette continue son chant et la musique invisible le suit et l’accompagne. La romance terminée, dames et messieurs s’élancent vers l’endroit d’où était venu ce mystérieux accompagnement. Ils trouvent trois musiciens ambulants qui se sont arrêtés pour écouter ces accents qui leur rappellent leur beau pays. Bouchette leur parle dans leur langue, les ramène avec lui et organise sur-le-champ un concert inoubliable. C’est ce soir-là que celui qui écrit ces lignes entendit pour la première fois l’opéra du Trouvère rendu impromptu par Bouchette, par madame Robert Lemoine et par ces trois pauvres Italiens. Jamais depuis les accents des plus grands maîtres ne lui ont causé une pareille impression.

M, 118-119

Il construit ainsi la figure paradoxale d’un homme qui, seul avec ses cartons à dessins et sa guitare, erre sur les mers du Nord (vers l’Angleterre) et sur les mers du Sud (vers les Bermudes), en quête de son père comme d’un port où accoster et qui, de retour au pays en 1845, terminera le dessin des frontières, mettra sur pied le Service des Douanes et jouera un rôle décisif dans l’organisation de la fonction publique canadienne.