Chroniques : Essais/Études

Trois livres en équilibre sur une époque[Record]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

Dans un curieux passage de Nombres, Philippe Sollers fait appel à une métaphore spatiale pour parler du rôle que chacun joue devant l’histoire : « il y avait à choisir entre l’est et l’ouest, et c’était comme si l’on avait à se décider pour un passé à faux visage de futur ou pour un futur encore figuré au passé  … » À l’est, le romancier dit apercevoir « la force invisible des mutations complètes », tandis que, tourné vers l’occident, son regard se laisse plutôt émouvoir par « la terre parlante et armée et comme se réveillant d’un sommeil calculé » (37). Entre ces deux pôles concurrents qui ne cessent d’évoluer, le sujet, à mi-chemin entre le présent et l’avenir, n’arrive plus à faire la part du « théâtre » qui continue de se jouer devant lui et le plus souvent de lui. Si l’opposition est-ouest ne s’applique plus de la même façon, quarante ans après la parution du roman de Sollers, la rupture problématique qu’elle laisse entendre doit bien encore fasciner notre époque. La littérature et les discours multiples auxquels elle donne lieu (dont celui-ci !) cherchent toujours à ranger les éléments épars de la culture, à la fois pour confirmer l’archivage nécessaire du passé et souligner la menace que poserait néanmoins son total oubli. En littérature québécoise, de nombreux écrits récents ont voulu tenir compte d’un ensemble complexe de notions qui ont déterminé le sens à donner à l’histoire, avec en premier lieu le puissant imaginaire de la révolution tranquille. « Parcour[ant] les ruines de ce passé s’obstinant à ne pas passer » (p. 70), les trois ouvrages dont il est question dans cette chronique soulèvent certaines conceptions figées liées à l’historiographie littéraire récente du Québec et évoquent ainsi un jeu d’équilibre à la fois précaire et lumineux. Dans les premières pages de son excellent essai sur la réception critique de trois oeuvres romanesques majeures des années 1960, Martine-Emmanuelle Lapointe nous met en garde contre toute lecture abusive de l’histoire littéraire : « Relire une histoire, tenter d’identifier ses auteurs et ses acteurs, témoigner de la diversité des voix et des accents qui la composent, une telle entreprise comporte des risques. Comment en effet pourrais-je prétendre à l’exhaustivité et à l’objectivité alors que ma propre parole est mise en jeu, précaire, fragile, datée, historique  ? » Il s’instaure alors un dialogue, parfois ironique, parfois simplement étonné, entre le présent et le passé, car cette histoire est archi-connue et nous lui sommes malgré tout redevables. Le retour que nous propose Lapointe sur la réception critique du Libraire de Gérard Bessette, de Prochain épisode d’Hubert Aquin et de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme nous entraîne bien au-delà du simple compte rendu de lecture, puisque nous sommes au coeur même de ce « grand récit » de la révolution tranquille sur lequel se fonde encore la modernité québécoise. Par son travail sur les « figures du recommencement » (40), l’essayiste cherche à comprendre les procédures de sélection, de classement et de censure qui ont contribué à marquer la fin de la culture canadienne-française et à produire la toute première histoire d’une littérature appelée québécoise. Dès sa parution en France et au Québec en 1960, Le libraire de Gérard Bessette est interprété comme une histoire de résistance, « transformant un être asocial, résolu à l’aphasie et à l’inertie, en un héros, liminaire le plus souvent sans doute, mais tout de même tourné vers l’action » (84). L’unanimité critique semble se former assez rapidement autour du personnage de Jodoin que chacun voit comme le témoin de la censure duplessiste et l’agent …

Appendices