Chroniques : Poésie

Rhétoriques noires et rouges[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Deux éditeurs dynamiques, l’un de littérature générale et l’autre de poésie, nous invitent à une remontée dans le temps. Nota bene (de Québec) réunit pour la première fois en livre les poèmes de François-Xavier Garneau (1809-1866 ) et Le Noroît publie une anthologie de Louis-Honoré Fréchette (1839-1908). Dans l’un et l’autre cas, on reconnaît le louable souci de rendre accessible le corpus le plus valable de nos origines littéraires. On sait que l’auteur du « Dernier Huron » est avant tout le grand prosateur à qui nous devons ce monument de nos lettres qu’est l’Histoire du Canada. Quelques-uns des poèmes qu’il a publiés, dès l’âge de 21 ans, font tout de même de lui un inventeur de notre tradition poétique, après Michel Bibaud dont le classicisme, souvent bouffon et lourdement inspiré de Nicolas Boileau, n’a pas eu de postérité. François-Xavier Garneau est plus proche des romantiques, ou des préromantiques restés fidèles à quelques aspects de la composition classique. On trouve chez lui des expressions convenues comme « l’astre du jour » ou « l’astre des nuits » — parfois plus élaborées (« La douteuse clarté de l’astre du silence/Effleurant les coteaux, les bois, la mer immense » [29]) —, de la mythologie, des métaphores grandiloquentes, des formules strophiques recherchées, et surtout des sujets ou des personnages édifiants, empruntés à notre histoire. Sa poésie annonce par là son grand oeuvre d’historien. Le lecteur d’aujourd’hui devra passer par-dessus tout un fatras rhétorique. Toutefois, le paysage thématique nous sollicite encore, malgré ses côtés démodés. Par exemple, la dimension politique omniprésente dresse déjà de façon très alarmante le constat de la fragilité de notre petit peuple. Le poème intitulé « Au Canada » (ou « Pourquoi mon âme est-elle triste ? », dans la réédition qu’en fait le Répertoire national de James Huston), après avoir évoqué ce « peuple de héros, […] un peuple libre et fort » qu’appelle la nature grandiose, déplore plutôt une lamentable réalité : Le reste du poème reprend le même lamento : « Rien de lui ne dira son nom ni sa puissance », « Notre langue se perd… », « Déjà, l’obscurité nous conduit au naufrage », « Nous voyons sans souci venir notre ruine », « On dit : laissons tomber ce peuple sans flambeau,/Errant à l’aventure ;/Son génie est éteint et que la nuit obscure/Nous cache son tombeau. » (70) Ce Canada qui est mourant, c’est évidemment le Canada français, une trentaine d’années avant la Confédération qui voudra rendre toute renaissance impossible et qui confisquera même le nom du peuple pour le donner à l’ensemble qui l’écrase. Il y a une troublante continuité entre le sentiment génosuicidaire de Garneau et celui d’aujourd’hui, où la mondialisation fait de l’assimilation un horizon proche et, pour plusieurs, presque désirable. Garneau le disait bien : « Nous voyons sans souci venir notre ruine. » Sur le fond d’un tel désespoir, le poète se fait le chantre de valeurs très positives, en particulier de la liberté — la liberté des peuples avant tout, la liberté collective, telle que la Révolution française et la guerre de l’Indépendance américaine l’ont popularisée. Garneau appuie dans plusieurs poèmes la Pologne contre l’envahisseur russe ; il évoque dans « Louise » la bataille de la Monongahéla (« Monongahla », dans le texte) où les Français vainquent les soldats britanniques, mais perdent un grand homme, Edouard de Chambly, époux de l’héroïne éponyme. Les héros des poèmes ne sont pas de simples individus, comme dans la poésie confidentielle issue du romantisme et du symbolisme, mais les porteurs d’un destin plus grand qu’eux, et ce destin …

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