Chroniques : Roman

Corde raide[Record]

  • Jean-François Chassay

…more information

  • Jean-François Chassay
    Université du Québec à Montréal

Depuis la Seconde Guerre mondiale et le développement de la cybernétique qui a permis le déploiement rapide d’un réseau de communication dense et complexe, le pouvoir a largement changé de visage et la perte de repères est devenue un élément récurrent de la fiction. On se souviendra que dans son texte « Engagement », en réponse à Qu’est-ce que la littérature ?, Theodor Adorno relevait la naïveté de Sartre dans sa manière de concevoir la fiction, en utilisant la propre pièce de l’auteur, Les mains sales, pour sa démonstration : « Remettre la décision à des hommes qui disposent du pouvoir et non à la machine anonyme, affirmer qu’il y a encore de la vie dans les hautes sphères sociales du commandement, c’est apporter sa pierre à l’édifice mystificateur de la personnalisation . » Ce qu’on a nommé « l’ère du soupçon » aura aussi été une manifestation de ce temps, le nôtre, où le pouvoir perd un visage reconnaissable pour disparaître dans l’ombre. Au coeur de la virtualité, les réseaux du pouvoir s’emmêlent de manière inextricable, et la notion même de culpabilité devient évanescente quand il suffit que quelqu’un (qui, dans la pyramide des puissants ?) appuie sur un bouton pour délocaliser une usine. Dans la littérature de l’époque postindustrielle (postmoderne, si on préfère), cet anonymat impitoyable est un phénomène courant, et le succès des romans d’un Don DeLillo ou d’un Thomas Pynchon tient sans doute au fait qu’ils apparaissent comme une manifestation idoine d’un monde où les hiérarchies se brouillent, le pouvoir se délite, les balises se perdent, provoquant des angoisses qui viennent fondre le privé et le public. Les individus sont souvent en quête d’une identité perdue qui s’efface dans un univers social instable, où ils se sentent toujours sur la corde raide. En ce sens, on pourrait dire, de manière générale (sans doute trop générale), que les fictions qui rendent compte d’une pareille perspective ne peuvent échapper à une dimension politique. Le politique s’inscrit dans cette absence d’ancrage du réel. Les deux romans dont il sera question ici, bien que très différents, répondent à cette hypothèse. Le moins qu’on puisse dire est que le parcours de Louis-Philippe Hébert est atypique. Il a d’abord publié dix titres entre 1967 et 1979, dix livres étranges dont la détermination générique pouvait sembler floue au lecteur : poésie, proses ou récits, pouvait-on lire sur les couvertures, ce qui ne suffisait pas toujours à clarifier les choses. Ces titres se signalaient surtout par l’originalité de la poétique d’un auteur dont on ne trouvait pas d’équivalent au Québec… et peu ailleurs. On pouvait tout de même, parfois, voir apparaître entre les lignes Lewis Carroll, Raymond Roussel, Borges, certains surréalistes peut-être, mais sans pour autant bien définir une écriture qui se refusait à tout classement. Voix et Images proposera d’ailleurs rapidement un dossier sur l’auteur . Puis, après la publication de Manuscrit trouvé dans une valise en 1979, un silence de… presque de trente ans. Cependant, depuis 2006, quatre nouveaux titres sont parus. Les frontières génériques sont plus claires et variées : roman, poésie, nouvelles. Le contenu semble correspondre à ces dénominations. Il aurait été surprenant qu’un hiatus aussi long ne provoque pas de changements. Et pourtant il y a, comme dans les années 1970, des effets de lecture déstabilisants, même (sans doute : surtout) s’ils diffèrent de ceux des productions précédentes. Ainsi en est-il de cet étonnant roman qu’est La séparation . Contrairement aux précédents textes en prose, pour la première fois le lecteur a droit à un cadre mimétique où il peut trouver, justement, des repères : nous sommes …

Appendices