Mina a pris une grande respiration. Elle se rappelait sans doute elle aussi un artiste de l’époque, disparu à cause de ses convictions, tandis qu’elle, elle peut pratiquer tranquillement son art. Travaille-t-elle le bois, le métal, le marbre, ses sculptures se rapprochent-elles de ce qu’on appelle des installations ? Je ne le saurai pas, je ne saurai rien de cette femme qui boucle ses fins de mois en organisant des visites guidées pour des touristes comme nous. Le professeur de Calgary a posé une question, réponse brève mais précise, puis elle a repris sa marche de son pas sautillant, un pas d’adolescente, malgré les pattes d’oie qu’accentuent sa jupe à carreaux et sa veste de cuir. Il fait froid, l’humidité s’infiltre jusqu’aux os, il pleut depuis notre arrivée, Same thing in England, a dit tout à l’heure l’étudiant en histoire. Docilement nous avons suivi Mina le long des rues, des places, des parcs où nous étions passés à plusieurs reprises ces derniers jours en ignorant ce qui s’y était joué sous Hitler. La visite s’achèvera ici, dans cette école supérieure de musique et de théâtre. Je continuerais à l’écouter toute la soirée, cette femme, toujours émue de visiter un collège ou une université. Déformation professionnelle, un médecin doit être ému quand il franchit le seuil d’un hôpital ou un avocat, celui d’un palais de justice. Dix-sept heures trente. Les cours sont sans doute terminés ou les vacances, déjà commencées. De rares étudiants traversent le hall, se dirigent vers la porte. Ils ressemblent à mes étudiants, j’aimerais pouvoir leur parler, connaître leur vision de l’art, leur vision du monde, de la vie, de l’avenir. Mais je ne comprends pas un mot d’allemand et je continue ma route, derrière le groupe. Mina nous entraîne dans un magnifique escalier au milieu d’un atrium qui occupe l’espace jusqu’au toit vitré. L’impression d’être dans un film d’époque. Elle a raison, notre guide, l’édifice est dépouillé, d’une élégance rigoureuse, tout engage la réflexion froide plus que la création, on n’imagine pas ici des étudiants donner des concerts ou monter un texte de Heiner Müller. Et je me dis que j’ai de la chance, moi, d’enseigner dans un édifice qui ressemble à un labyrinthe, entre les édifices culturels et les sex shops du centre-ville. Nous voici maintenant rendus au premier, face au grand escalier, sur la mezzanine autour de l’atrium. Une lumière tamisée filtre du toit, il y a quelque chose de doux et d’oppressant à la fois dans l’air, et la voix de notre guide se dépose lentement dans mon oreille, c’étaient les bureaux des hauts dirigeants nazis ici, imaginons l’atmosphère, tous ces hommes en uniforme qui circulaient dans le grand escalier. Nous fixons les marches de marbre, hallucinés, et l’image de la croix gammée se superpose à celle d’un étudiant qui descend avec son étui à violoncelle. Sait-il ce qui se passait ici, à cinq minutes seulement du quartier général de la Gestapo ? Aucune plaque sur les murs, pas la moindre allusion au passé, mais pourrait-on étudier la musique ou le théâtre si l’on était confronté tous les jours à cette période noire ? Et moi, est-ce que je me verrais donner des cours ici, dans des salles où Goebbels venait sans doute s’entretenir avec Himmler ? Notre guide se déplace de quelques pas, prend la poignée d’une lourde porte de bois derrière nous, elle la tourne doucement, fait un large sourire. Jour de chance, la porte n’est pas verrouillée, nous pourrons entrer dans la pièce, attendons quelques instants, il y a peut-être des gens, il ne faut pas se faire chasser. Presque …
Dossier
InéditLa porte fermée[Record]
- Louise Dupré
Online publication: March 18, 2009
An article of the journal Voix et Images
Volume 34, Number 2 (101), Winter 2009, p. 25–27
Louise Dupré
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